LA NOBLESSE  FRANÇAISE SOUS RICHELIEU

 

CHAPITRE XIII. — Action du gouvernement.

 

 

I. — LE ROI PRODIGUE LA NOBLESSE.

Elle est livrée au pillage. — On est noble à prix d'argent. Écuyer devient banal ; Monseigneur devient ordinaire. — Aucun contrôle, sauf dans un but fiscal. — Empiétement général des nobles les uns sur les autres ; les plus grands n'y échappent pas. — Confusion qui en résulte.

 

Anéantir l'aristocratie sous Louis XIII était difficile, la maintenir dans son ancienne forme était impossible ; la réformer eût été sage, la déconsidérer fut impolitique et dangereux. On peut différer d'opinion sur l'utilité d'une noblesse héréditaire, mais tout le inonde conviendra que, tant qu'elle existe légalement dans l'État, tant qu'elle jouit de privilèges spéciaux, c'est une faute grave pour un gouvernement de la prodiguer et de la laisser envahir. En mettant la noblesse à la portée du premier venu, le souverain l'avilit, et en l'avilissant par insouciance ou par calcul, il porta préjudice à la monarchie elle-même, puisque cet ordre était censé y occuper la première place. Ceux qu'on y admit ne s'en trouvèrent plus honorés, ceux qu'on n'y admit pas s'en trouvèrent blessés. La masse de la nation l'estima moins, et la jalousa davantage.

Dans les projets de réforme du duc de Bourgogne, — projets que la mort prématurée de ce prince empêcha de se réaliser, — les anoblissements étaient défendus, sauf les cas de service signalé rendu à l'Etat. Tel avait toujours été le vœu légitime des états généraux, où les gentilshommes demandaient par la voix de leurs députés que les lettres de noblesse ne fussent accordées qu'aux plus dignes, et qu'aucun office ne pût de plein droit conférer de privilèges. En somme, rien n'était plus sensé ; on fit tout le contraire. Loin de restreindre le chiffre des privilégiés, déjà beaucoup trop considérable, on l'augmenta sans aucune mesure. Jusqu'alors les officiers de justice obtenaient la noblesse après l'exercice d'une charge pendant trois générations. On la leur conféra d'emblée après un exercice personnel de vingt années. On récompensa ainsi par un honneur dont leur postérité devait profiter à jamais, et qui procurait exemption de la taille à tous les membres de leurs familles, des magistrats qui aujourd'hui recevraient simplement le ruban de la Légion d'honneur.

On alla jusqu'à conférer à plusieurs d'entre eux une noblesse de quatre degrés en arrière, allant chercher leurs aïeux dans leurs tombes pour les anoblir, et tandis que les Nicolaï, qui depuis la fin du XVe siècle étaient de père en fils premiers présidents de la Chambre des comptes, obtenaient seulement après cent soixante ans d'exercice un marquisat, les propres fils des fermiers des aides se faisaient titrer haut la main. En faveur de l'avènement de Louis XIV à la couronne, on anoblissait moyennant finances deux personnes par généralité. Durant son règne, Louis le Grand eut souvent recours à ce moyen de remplir ses coffres ; il vendit à bas prix les lettres de noblesse, et si l'acheteur faisait défaut, il obligeait à les acquérir les bourgeois récalcitrants qu'il savait assez riches pour les payer ; — noblesse obligatoire, gentilshommes d'impôt : peut-il être rien de plus ridicule ?

On agit de même pour les distinctions aristocratiques : écuyer était la seule qualité que les seigneurs ordinaires ajoutaient jusqu'alors à leur nom. On voit même des descendants de très illustres maisons qui n'en prennent jamais d'autre ; ils n'avaient droit qu'à celle-là d'ailleurs, à moins d'être pourvus de quelque charge considérable qui leur donnât le titre de chevalier. Se dire écuyer c'était donc se dire de race noble. Louis XIII permet cependant pour quelques écus à ses valets de chambre, huissiers de chambre, portemanteaux et valets de garde-robe, de se qualifier et user du titre d'écuyer ; il donne le même droit aux chevaliers du guet et à leurs lieutenants, — simples agents de police, — aux gardes du corps français ou étrangers, aux commissaires des guerres, enfin à peu près à tous ceux qui peuvent le désirer. Son successeur l'étendit libéralement jusqu'aux porte-malles de la cour, toujours, il est inutile de le dire, à la condition expresse de passer aux bureaux du Trésor, et d'y acquitter les droits.

Dès la régence de Marie de Médicis, la noblesse réclamait vivement contre l'abus de certains titres honorifiques que l'usage commençait à répandre dans toutes les classes. Messire, madame, jadis réservés aux gens de condition, se vulgarisaient. Bien loin d'y mettre obstacle, le gouvernement songeait à donner, pour de l'argent, la permission de porter chaperon de velours, de prendre le titre de dame et demoiselle à tous ceux qui n'étaient de la qualité requise, et ne laissaient d'en prendre l'habit et le nom. Quand il n'en fait pas commerce, le souverain abandonne au pillage les attributs de la classe privilégiée. Chacun s'en empare selon sa fantaisie. Dès 1629 paraît un Mémoire sur l'abus des armoiries : Les non-nobles prennent et usurpent des armoiries timbrées, sommées, supportées, avec pennaches et lambrequins et autres différences singulières.

Cette manie devint générale dans les années qui suivirent le règne de Louis XIII ; tout le monde en fut atteint, et le souverain ne parut pas y prendre garde. Il n'exista plus de roture un peu heureuse et établie, à qui il manquât des armes, une devise, et peut-être le cri de guerre... quelques bourgeois n'allèrent pas chercher leur couronne fort loin, et la tirent passer de leur enseigne à leur carrosse. Si parfois le pouvoir s'inquiète de ces empiétements, et les interdit sévèrement par des lois qui ne sont pas exécutées, c'est à seule fin que ces gentilshommes improvisés proprio motu ne puissent se prévaloir de sa tolérance pour se dispenser du payement des tailles, ou de quelques autres impôts dont la noblesse est exempte. Ce sont de simples mesures conservatoires par lesquelles il interrompt la prescription ; et s'il trouble la possession tranquille des intrus, c'est dans un intérêt purement fiscal. — Les usurpateurs, au reste, n'ont-ils pas mauvaise grâce à s'attribuer gratis ce qu'on cherche à leur vendre si bon marché ? Il en coûte si peu pour être régulièrement anobli, qu'ils sont vraiment inexcusables de vouloir s'anoblir irrégulièrement.

Gaspillés comme à plaisir par le roi, pillés impunément par les sujets vaniteux, les attributs nobles et la noblesse elle-même perdirent bientôt de leur valeur. Les anciens gentilshommes dédaignèrent les anciens titres auxquels ils avaient droit, mais qui ne les distinguaient plus de la foule, pour se parer de titres nouveaux qu'ils jugèrent plus honorables, mais qui ne leur appartenaient pas. Les gens de qualité ambitionnèrent les prérogatives jusque-là réservées aux grands seigneurs, les grands seigneurs s'approprièrent celles des princes ; ce fut ainsi du haut en bas de l'échelle une longue suite d'usurpations, où le déclassement volontaire de chacun excitait les rancunes d'un petit nombre, et n'assouvissait les ambitions de personne. Voyant que noble homme, sieur ou écuyer étaient devenus vulgaires, le gentilhomme se qualifia de messire, de seigneur, de chevalier ; quand ces appellations elles-mêmes tombèrent dans le commun, il se fit traiter de très haut et très puissant seigneur, sur ses terres et par ses gens. La confusion fut telle vers la fin de l'ancien régime, les abus avaient poussé des racines si profondes, qu'il serait impossible de dire exactement quelles étaient alors les limites du-droit légal, de la tolérance mondaine et de la fantaisie individuelle.

C'est du règne de Louis XIII que date ce luxe des belles et bien sonnantes appellations ; il n'arrive pas du premier coup à son apogée, mais il se développa dès cette époque avec un rare succès et une rapidité singulière. La liste des députés de la noblesse, aux États généraux de 1576, comprend soixante-douze gentilshommes, sur lesquels trois seulement portent des titres : le vicomte de Polignac, le seigneur de Narbonne, baron de Cam-pandit, et noble François de Quincampoix, comte de Vignoris. A côté d'eux figurent, sans aucun titre, des personnages de la plus haute qualité, tels que les seigneurs de Senecey (Bauffremont), de Royan, de Thouars (La Trémoïlle), de Rochefort, de Saint-Géran (La Guiche), de Liencourt, etc. La même observation s'applique aux Etats de 1560 ; quatre ou cinq titres portés par des nobles ordinaires, tandis que des cadets de grande maison s'intitulent et signent simplement : le seigneur de Lévis.

Sous Louis XIII, Béthune, frère du duc de Sully, et Soubise, frère du truc de Rohan, s'appellent : le sieur de Béthune, le sieur de Soubise. Déjà cependant le corps aristocratique sentait le besoin, pour mettre un frein aux velléités ambitieuses de quelques-uns de ses membres, d'avoir en chaque province un syndic élu, arbitre des doutes ou des litiges relatifs aux titres et aux blasons. Le roi ne jugea pas à propos d'intervenir en créant une institution de ce genre ; il était pour son compte si indifférent aux usurpations, que les seigneurs, en lui faisant foi et hommage de leurs fiefs, prenaient ouvertement des titres qu'ils n'avaient pas. Seule, la Chambre des comptes, tribunal roturier, se montre gardienne sévère de la règle. Elle décide qu'il ne sera délibéré sur les requêtes d'aucuns seigneurs prenant titre de ducs, comtes, marquis, qu'il n'apparaisse de leurs lettres d'érection registrées.

Elle refuse à Charles de Sévigné la qualité de marquis, et à deux membres de la famille de Rochechouart les titres de comte de Maure et de marquis de Chandenier. Elle donne six mois à Bautru, comte de Nogent, pour faire apparoir des pièces justificatives de sa qualité de comte sans approbation d'icelle. C'était un juste et dur contrôle, mais il atteignait seulement ceux qu'un procès ou une affaire administrative amenait à la barre de la Chambre ; ceux-là même demeuraient libres de prendre partout ailleurs le titre qui leur convenait. Nous vivons dans un temps, dit Scarron, où chacun se marquise de soy-mesme, je veux dire de son chef. Chavigny se fait marquis ; nos plénipotentiaires à Munster se font comtes de leur autorité privée ; Guébriant agit de même. Et lorsque des gens si haut placés en usent ainsi, de plus modestes les imitent ; si bien qu'en peu de temps les titres de comtes et de marquis furent moins estimés cil France que dans tout autre pays d'Europe.

Les titres portés par les rois eux-mêmes avaient changé depuis les siècles précédents : au moyen âge on les appelait, comme les simples gentilshommes, seigneur ou sire ; ce qui, dans le principe, était synonyme. C'est par une ignorance ridicule que certains modernes ont voulu restreindre la sirerie et la distinguer de la seigneurie. L'usage ayant cessé plus tard ; pour les nobles, de se qualifier de sire, le monarque garda cette appellation qui lui devint propre. On lui disait alors Votre Excellence. Le titre d'excellence, au contraire du titre de sire, se vulgarisa. Le roi prit celui d'Altesse et le garda fort longtemps ; le roi d'Angleterre s'en contentait également au XVIe siècle.

A cette époque la qualification de Majesté n'était pas en usage entre les souverains ; on ne se servit que du mot de Sérénité ou de Grandeur, depuis que l'Empire avait été joint à l'Espagne et qu'on avait recherché de nouvelles appellations honorifiques. Le nom de Majesté, qui n'était donné qu'à l'Empereur et seulement par ses sujets, fut pris par la maison d'Espagne. Nos rois, qui sont empereurs en France, dit Richelieu, s'en firent aussi traiter et ensuite les autres rois de la chrétienté, jusqu'aux moindres, en se parlant les uns aux autres. Les électeurs de l'Empire, sauf celui de Bavière, ne voulurent pas d'abord changer leur formule usuelle de Votre Royale Dignité. Quant à l'Empereur, il ne donnait que le titre de Sérénité à nos rois. Ceux-ci refusaient de leur côté de lui donner de la Majesté et se décidèrent seulement à le faire par espérance d'une réciprocité qui fut lente à venir.

L'Empereur s'efforça de rétablir la distance en se faisant appeler : Majesté sacrée ; en quoi l'Espagne encore l'imita. On ne peut prévoir où cette émulation se serait arrêtée si les souverains français ne se fussent contentés de la Majesté simple.

Ces changements successifs avaient toujours pour but de s'élever au-dessus des grands seigneurs qui, de leur côté, cherchaient à se surpasser les uns les autres.

Quand tout gentilhomme crut devoir se titrer en venant à la cour, les personnages de marque, pour conserver leur suprématie, cherchèrent quelque distinction nouvelle. De là l'usage immodéré du monseigneur, jadis réservé au roi, puis aux princes du sang et aux maréchaux de France ; que les cardinaux s'attribuèrent peu à peu, et qui se généralisa si bien qu'au milieu du XVIIIe siècle, les ministres, les ducs et pairs, les lieutenants généraux, les gouverneurs de province, les intendants, les ambassadeurs, les présidents de parlement, les évêques, enfin les membres de presque toutes les grandes familles, se faisaient traiter de monseigneur. Sur quoi monseigneur n'étant plus aussi relevé, ceux qui jadis y avaient droit cherchèrent autre chose et prétendirent à l'altesse. Sous le ministère de Richelieu, l'altesse était fort rare ; les électeurs, le duc de Savoie, quelques princes souverains d'Italie étaient seuls à en jouir. Le cardinal en gratifia le prince d'Orange, pour honorer les États de Hollande, nos alliés ; et les États l'en remercièrent solennellement. A la même époque, tous les princes francais, à qui jusqu'alors un homme de qualité n'avait jamais dit que Monsieur, en leur adressant la parole, eurent droit au même honneur, et après eux, tous les seigneurs d'origine princière. Sous Louis XIV, chacun se piqua d'émulation ; les Rohan, les La Trimoille, les Bouillon, et plusieurs autres, se firent donner le même titre. Il est vrai qu'en même temps, et par suite de la même marche ascendante, le duc d'Orléans, le duc de Savoie, le cardinal-infant (des Pays-Bas) passaient de l'altesse simple à l'altesse royale.

Ces remarques peuvent sembler puériles, elles ont leur importance pour un pays comme la Franco monarchique. De tout temps les hommes ont été sensibles aux distinctions honorifiques. Parures vaines des individus qui les obtiennent sans mérite, ou qui se les attribuent sans droit, ces distinctions deviennent nécessairement ridicules ; mais dignes récompenses des services rendus et de la gloire acquise, elles seront toujours, quoi qu'on dise et quoi qu'on fasse, honorables autant qu'honorées. Dans le premier cas, elles flattent une misérable vanité ; dans le second, elles satisfont un orgueil légitime. Le devoir et l'habileté du gouvernement royal consistaient à réprimer l'une et à contenter l'autre : il ne le comprit pas suffisamment.

 

II. — LA NOBLESSE DE ROBE.

Les parlements ; leurs membres ; autorité, attributions, immunités. — Devoirs et obligations. — Gages de magistrats ; prix des offices. — Positions sociale. — Nominations et réceptions. — Les palais de justice centres de vie locale. — Relations avec le Roi et le ministère. — Les emplois civils. — Ce sont les plus utiles. — Les gentilshommes les dédaignent. — Privés de l'éducation préalable, ils ne peuvent gouverner. — Haine éternelle des deux noblesses l'une pour l'autre. — Méfiance des rois envers la nouvelle aristocratie.

Juger, en France, jusqu'à Richelieu, c'était aussi administrer et presque légiférer. Exerçant à des degrés divers le triple pouvoir exécutif, législatif et judiciaire, soit qu'ils en fussent régulièrement investis, soit qu'ils l'aient usurpé, lés juges gouvernaient le pays. Cette confusion, contraire au bon ordre moderne, était le fondement d'une certaine liberté politique et civile. Des magistrats ne gouvernent pas de la même façon que des fonctionnaires, surtout si ces magistrats sont, sans exception, inamovibles, et presque tous héréditaires. L'absolutisme trouve quelque sorte de correctif dans sa durée même ; les traditions du corps formaient un contrepoids permanent à l'extrême autorité du juge. Cette autorité à son tour balançait naturellement l'arbitraire royal. De tout cela résultait une monarchie tempérée.

En étudiant la part de collaboration des Cours souveraines à la confection de la loi, l'histoire s'est trop préoccupée de certains édits politiques ou fiscaux que les ministres tenaient absolument à faire passer ; ce sont là des conflits, et en cas de conflit le souverain avait presque toujours le dernier mot. Mais, si l'on recherchait une à une la masse des ordonnances, déclarations et autres décisions royales, et que l'on vît ce qu'en pratique elles étaient devenues, on s'apercevrait que les parlements amendaient, abrogeaient et interprétaient à leur guise, sans que le pouvoir central intervint, soit qu'il l'ignora, soit qu'il laissât faire.

Aussi faut-il, pour parler de l'état légal du pays, savoir, non pas la loi, mais la jurisprudence. Grande difficulté, parce que si la loi est simple et générale, l'usage est multiple et changeant. Les lois n'étaient pas toutes appliquées ; celles qui l'étaient ne l'étaient pas partout, ni dans leur entier. On observait tel article et non tel autre. Par contre, des usages qui n'étaient codifiés nulle part avaient force de loi en beaucoup de tribunaux. Comme il n'était pas d'endroit où la justice ne pénétrât, pas de choses dont elle ne se mêlât, pas de gens sur lesquels elle ne prétendît avoir juridiction, elle remplissait le rôle de ce qu'on nomme aujourd'hui : l'Administration.

Ainsi l' officier de justice d'autrefois, depuis nos seigneurs du parlement de Paris, jusqu'au bailli seigneurial enfoncé dans les boues du plus modeste village, ne ressemble guère que par la robe au magistrat actuel, dépouillé par l'institution du jury de la justice criminelle, étroitement borné en matière civile par des textes précis, dépendant d'un ministre qui distribue l'avancement, et, s'il appartient aux parquets, simple agent soumis aux fluctuations des partis. L'œuvre de la monarchie absolue consista à retirer aux juges presque tout pouvoir législatif, pour le maintenir au roi seul, et à les dépouiller de l'autorité administrative, pour la roulier à des serviteurs amovibles : les intendants. Quant aux attributions judiciaires, Richelieu, sans porter la main sur l'organisation existante, créa une justice à côté : les commissaires. Par cette révolution peu bruyante mais très profonde, le pouvoir royal, sans se modifier dans la forme, se trouva au fond tout autre...

Malgré les imperfections de sa procédure, l'exagération de ses châtiments, l'impuissance de sa police et l'anarchie de ses juridictions, la haute magistrature s'offre à nos yeux, au XVIIe siècle, avec une dignité qui commande le respect. Les hommes qui la composent ont un vif sentiment de la sainteté de leur profession. Il s'en faut peu que la religion et la justice n'aillent de pair, et que la magistrature ne consacre les hommes comme la prêtrise. L'homme de robe ne saurait guère danser au bal, paraitre aux théâtres, renoncer aux habits simples et modestes, sans consentir à son propre avilissement. La soutane qu'il porte est celle du clergé, avec, cette nuance que souvent le clergé la délaisse, tandis que le plus frivole des jeunes conseillers ne peut s'en affranchir. Qu'il soit de robe longue ou courte, tout autre costume est pour lui indécent. Le bon magistrat doit être intègre et sobre, ne point jouer ni chasser, n'être ni parfumé ni teint, ne point rire d'une manière immodérée, ne point parler de choses légères. Il est impossible d'ailleurs, conclut celui qui trace ces préceptes, de trouver un parfait magistrat. Néanmoins plus d'un personnage ressemble au modèle, et monte à son siège comme à un autel.

En retour de tout ce qu'on exige d'eux, les membres du Parlement jouissent d'une situation hors de pair : Commis par le roi, dit au Dauphin le premier président de Rouen, et assis en son lieu pour exercer sa principale fonction, qui est de rendre la justice, nous portons ses robes, ses manteaux et ses mortiers, habillements et couronnes des anciens rois ; nous séons en ces places si respectées que les princes du sang même, enfants des souverains dont nous sommes les très humbles sujets, nous les cèdent par honneur... Ceux qui prononcent les arrêts sont assis au-dessous de l'image de Dieu. Ils sont inviolables ; leurs actes font preuve ; ils s'anoblissent eux et leurs familles par leurs charges ; ils ne peuvent être jugés que par leurs pairs. A Aix, ceux du Parlement sont respectés comme des rois ; selon l'ancienne coutume qu'ils conservent de se faire conduire au palais par leurs clients, tel conseiller sera parfois accompagné de cinq à six cents personnes. A Dijon, les magistrats sont qualifiés dans les actes d'Etat civil de hauts et puissants seigneurs. Les présidents, en voyage, sont complimentés par les corps de judicature partout où ils s'arrêtent ; les simples conseillers sont salués par les autorités locales, on leur offre le pain et le vin d'honneur. Quant à Monsieur le premier, qui tient dans la province le timon de la justice, c'est tambour battant et enseignes déployées que les jeunes gens vont au-devant de lui ; c'est au bruit des canonnades, et en passant sous des arcs de triomphe à ses a nues, qu'il se rend à son hôtel. Et ces honneurs qui l'accueillent à son arrivée dans sa capitale, lorsqu'il vient prendre possession de son poste, se renouvellent, quoique avec moins de pompe, lorsqu'il revient après une absence un peu longue ; on lui fait la petite entrée.

Pécuniairement la situation était moins brillante ; les charges coûtaient citer et les gages étaient modestes. Comparons le capital représenté par les offices aux appointements, pensions, profits directs ou indirects qu'on en retirait, nous verrons qu'ils ne l'apportent pas plus de à 0 p. 100 dans les parlements ; par conséquent le magistrat n'était pour ainsi dire pas payé, puisque s'il était rentré dans la vie privée, le prix de vente de sa charge lui eût procuré le même revenu qu'auparavant une place de conseiller au Parlement qui valait 40.000 écus en 1635 et 55.000 vers 1656, était de 2.000 livres d'appointements ; la même place en province achetée 30.000 à 50.000 livres ne donnait que 1.000 à 1.200 livres de gages, quelquefois moins : les conseillers d'Aix n'ont que 600 livres par an. A ce principal s'ajoutent, il est vrai, des accessoires : les épices — sorte de casuel, — l'exemption des tailles et parfois de tous impôts, la dispense du logement des gens de guerre, de la garde des portes ; le sel au rabais, quelques meubles et vêtements fournis chaque année par l'État, la jouissance de la buvette du palais, restaurant gratuit, que les conseillers ruinés n'ayant plus d'autre ordinaire que celui-là font tenir sur un bon pied. Les présidents reçoivent en outre des pensions sur le trésor royal, le traitement de conseiller d'État (2.000 livres) et des gratifications pour leur faciliter les moyens de tenir leur rang. Le premier président, à Paris, touche ainsi une vingtaine de mille livres par an, les avocats généraux 5.000, le procureur général 4.000. Mais que l'on rapproche de ces chiffres le prix qu'ils ont payé leurs charges : des 2, 3 et 400.000 livres, et les dépenses auxquelles ils sont astreints, ils font un marché médiocre. Au dernier voyage que j'ai fait à Metz, écrit le P. P. Le Jay à Richelieu, j'ai avancé et fourni 32.000 livres ; juste ce qu'il a reçu depuis deux ans qu'il est en fonction.

Les menues indemnités qu'on leur alloue — à Gassion, président de chambre en Béarn, 100 livres pour s'acheter une robe rouge — ne les enrichissent pas. Il faut que le fils d'un commerçant ait hérité 100.000 écus de bien, au moins, pour oser acquérir une charge de conseiller, et y subsister avec honneur. Si Nos Seigneurs de la cour souveraine, dit une satire de la Fronde, ne vont plus au palais :

Comme au temps passé sur des mules,

Avec un clerc, et sans laquais... ;

si, dès le début du ministère de Richelieu, il n'y a juge qui n'ait sa porte cochère, un ou deux carrosses, six chevaux à l'écurie, doubles palefreniers, deux valets de chambre, outre le train de Mademoiselle (sa femme) qui est égal ; ce n'est pas que les emplois judiciaires soient devenus plus lucratifs qu'ils ne l'étaient jadis, c'est que leur obtention à prix d'or est le but de presque tous les détenteurs roturiers de la fortune publique. Les Parlements, sauf celui d'Aix, où figurent les grands noms de Provence, les Forbin, Grimaldi, Foresta, Villeneuve, Coriolis, Sabran, etc., et celui de lionnes, où les plus vieilles races du pays étaient représentées, et où l'égalité entre la toge et les armes avait existé dès le début, les Parlements se composaient exclusivem.ent des familles de haute bourgeoisie : Faucon de Ris à Rouen, de Gourgues à Bordeaux, Le Goux de la Berchère à Dijon, Frère à Grenoble, Le Mazuyer à Toulouse, et les autres premiers présidents appartenaient tous à ces couches supérieures du tiers état qui gouvernèrent pendant deux siècles.

Noblesse de robe, très accessible et plus élastique que la noblesse militaire. Cette caste nouvelle ne se recrutait — c'était son défaut — que de familles ayant fait dans la richesse ou l'aisance un stage d'une génération au moins ; elle n'acceptait qu'avec une extrême répugnance un ancien marchand, et repoussait tout net les fils de personnes viles et abjectes comme sergents, bouchers ou ravaudeurs, quoique plusieurs papes et empereurs, remarque gravement un magistrat du temps, n'aient pas été de meilleure extraction. Socialement parlant, les gens de robe formaient un monde à part, supérieur à la ville, inférieur à la cour, où du reste ils ne tiennent pas plus à aller qu'on ne désire les y voir. Courtisans et parlementaires ont peu de contact ; dans les rares occasions où ils se rencontrent, au bal chez le chancelier par exemple, ces derniers sont mal à l'aise ; leurs femmes, par l'absence de ce je ne sais quoi de grâce et d'entregent que donne le grand monde, par l'air et par l'allure seraient prises volontiers pour les filles de chambre des dames de la cour.

Deux abus monstrueux en eux-mêmes : la vénalité des charges d'abord, leur hérédité ensuite, firent la force et la grandeur des corps judiciaires pendant deux cents ans. Pour la vénalité il est certain que durant cent ans — de 1515 à 1615 — elle fut honnie ; le roi qui l'inventa, François Pr, se défendait toujours de vendre les offices ; c'était, disait-il, un prêt qu'on lui faisait, et qu'il rembourserait plus tard. Le remboursement ne fut opéré qu'en 1790 avec la banqueroute. Par la Paulette, déclarait Richelieu, la justice est faite domaniale à des personnes particulières, la porte de la judicature est ouverte à des enfants desquels nos vies et nos biens dépendent. Ici la moralité des hommes tempéra le vice de l'institution contrairement à ce qui a pu se passer en d'autres temps sous des institutions plus parfaites ; l'esprit traditionnel, la force de la durée, furent assez puissants pour compenser dans la magistrature ainsi constituée l'anomalie de sa base. Bien que les charges judiciaires fussent vénales, en fait il y en avait très peu sur le marché. Une fois entrées dans le patrimoine de certaines races, elles n'en sortaient guère, comme ces valeurs rares, classées dans des portefeuilles opulents, sur lesquelles il n'est pas souvent donné au public de mettre la main. Le fils succédait au père, le neveu à l'oncle, le gendre à son beau-père.

Le parlement devient une vaste famille ; trois ou quatre frères y siègent ensemble dans la même chambre et des parents de tous degrés à l'infini. C'était un inconvénient : la loi sur les incompatibilités ne fut jamais observée. De plus il est hors de doute que l'on entrait trop jeune au prétoire, et que l'on en sortait trop vieux. Sans cesse des lettres patentes autorisent un père à continuer gratuitement ses fonctions, nonobstant la résignation par lui faite à son fils, à la condition qu'ils ne pourront opiner concurremment dans la même affaire. La Gunpagnie dut inviter un conseiller à se reposer, ne pouvant souffrir sa décrépitude, laquelle donnait occasion aux Parisiens de dire que ledit sieur, son clerc, et sa mule avaient deux cents ans, tant tous étaient vieux. Mais il était de bons côtés ; ces gens-là se tenaient fortement liés, le gouvernement ne les entamait pas à son gré ; les cours souveraines, entre ces générations qui se substituent si doucement les unes aux autres, prennent le goût d'une stabilité quasi perpétuelle qui ne messied pas à la justice.

L'examen auquel étaient soumis les fils de juges reçus en survivance, aussi bien que les acquéreurs étrangers, était, il faut en convenir, une chose tout à fait nulle. Déjà l'Hôpital remarquait que l'on n'interrogeait que sur des choses triviales. On faisait mainte plaisanterie au sujet de ces examens ; l'un fut reçu, dit-on, grâce à ce seul vocable : Quanquam, qu'on lui avait appris, l'autre dut son succès à l'emploi judicieux du mot distinguo. Bien qu'il fallût répondre en latin, bien que l'on pût être interrogé sur une foule de matières à la fortuite ouverture du livre sur chaque volume du droit, le candidat pipe assez ordinairement la loi, c'est-à-dire qu'il choisit en présence de M. le Premier président celle sur qui il paraît tomber par -hasard. La satire s'applique assez bien aux membres des tribunaux inférieurs, médiocrement instruits pour la plupart ; mais elle n'atteint pas la haute magistrature, peuplée de personnages dont l'érudition aussi profonde qu'étendue, attestée par un grand nombre de travaux, défie presque l'émulation de leurs modernes successeurs. Jamais on n'était refusé pour incapacité-on n'en trouverait pas trois exemples sous Louis XIII, — mais on l'était parfois pour défaut de moralité ou d'âge. On se moqua beaucoup des trop jeunes conseillers, nommés au Parlement de Metz lors de sa création (1633). Jodelet, l'acteur du Marais, vendit des barbes à leur usage à la grande joie de la galerie.

L'opinion exige que l'on ait fait quelque temps fonction d'avocat, porté la robe au palais, avant d'être admis à un office, de même qu'elle tient à ce qu'on ait manié le mousquet comme volontaire, avant de commander une compagnie. Avocat à vingt et un an, d'Expilly est substitut à vingt-quatre, procureur général à la Chambre des comptes de Dauphiné à trente-quatre ans. Il devient avocat général à quarante ans au Parlement de cette province, et président à cinquante-six ans. C'est le type d'une belle carrière d'homme nouveau. L'héritier d'une grande charge est mis en possession beaucoup plus jeune, mais jamais absolument novice. Un président à mortier demande, à titre de faveur, de résigner à son fils, qui a huit ans de service comme conseiller. En principe, il fallait dix ans d'exercice avant de prétendre à une présidence. Quand le roi, pour les seules places dont il disposât : les premières présidences, violait cette règle, la compagnie refusait carrément de recevoir un chef qui ne lui semblait pas être encore digne d'elle.

Les premiers présidents, en effet, étaient les seuls magistrats nommés par le L'usage autorisait quelques cours à dresser une liste de trois noms ; mais, pour la plupart des ressorts, pour Paris notamment, le ministère désignait à sa guise. La politique et les influences jouaient naturellement grand rôle dans ces nominations, mais on comptait avec l'opinion publique. On ne pouvait confier au premier venu le soin de diriger une assemblée de juges héréditaires, à laquelle obéissait une province. Plus le poste est grand, plus est restreint le nombre des candidats possibles. Quelle affaire que de choisir le premier président du Parlement de Paris : il faut contenter le barreau, le parquet, les anciens collègues, les gens de lettres, la ville et la cour ! Celui-ci est d'entière probité, cet autre d'éminent savoir, celui-là a bruit d'être de très bon sens, mais non de grande littérature. Comme ces premiers de cours souveraines, quoique représentants de la volonté royale, sont inamovibles on ne citerait en plusieurs siècles que trois ou quatre premiers présidents interdits de leur fonction, — ils n'ont pas de peine à reprendre, une fois installés, la portion de leur indépendance qu'ils avaient peut-être aliénée pour parvenir. L'histoire de leurs rapports avec le gouvernement le prouve assez.

Quant à ceux que l'on nommait les gens du roi : les deux avocats généraux, et un peu au-dessous d'eux le procureur général, leur élévation toute récente — un siècle avant, le greffier en chef lés précédait encore aux cérémonies publiques— ne va pas jusqu'à les mettre sur la même ligne que les présidents aux enquêtes ou requêtes, lesquels ne sont eux-mêmes rien de plus, comme rang, que les conseillers de la grand'chambre. Souvent rivaux, en tout cas indépendants les uns des autres : procureur général pour la plume, avocats généraux pour la parole, les membres des parquets d'alors ne ressemblent en rien à la magistrature dite debout, et effectivement peu stable, d'aujourd'hui, ils sont propriétaires de leurs charges comme leurs collègues assis, et, comme les avocats ordinaires, plaident si bon leur semble pour les particuliers. Quoique le premier avocat général passe pour le maître du parquet, la charte des gens du roi est que quand l'un d'eux parle, ses collègues se lèvent en même temps que lui, et se découvrent avec lui, pour marquer que son avis doit être regardé comme leur avis commun.

L'autorité des parlements est collective, en individuelle ; la conduite des affaires appartient à la communauté. Ces premiers présidents qui vont par la ville en robe rouge, s'agenouillent à l'église sur tin coussin d'écarlate, et font placer après eux, en séance, les fils du roi eux-mêmes, écrivent à leurs collègues en corps : Messeigneurs, ou Nos très honorés seigneurs et frères, tandis que le Parlement leur répond : Monsieur ou Notre très-cher sieur et frère. C'est le Parlement en effet : les fiers présidents à mortier dont on prend l'avis tête nue, les respectables conseillers de la grand'chambre à laquelle les autres doivent porter révérence et honneur, les maîtres des requêtes inspecteurs des justices secondaires, les ardents et jeunes membres des enquêtes, qui possèdent en commun cette juridiction, contestée peut-être, mais si vaste, dont jouit la cour souveraine.

Le chancelier, premier magistrat du royaume, n'eût jamais pensé gouverner ses confrères, comme un ministre de la justice, depuis le premier Empire, mène son personnel. Duvitir et Marillac prient les parlements de Rouen et d'Aix de les assister de leurs sages avis et conseils, ce sont des rapports de président à collègues, non de chef à subordonnés. Et pourtant ce garde des sceaux qui donne aux actes de la puissance royale, par l'apposition de la cire verte ou jaune, le caractère authentique dont aucune signature ne saurait tenir lieu, est le pivot de toute l'administration. Le conseil d'État se réunit indifféremment au Louvre ou chez lui, sa rue est sans cesse obstruée de longues files de carrosses influents, à la portière desquels s'accrochent des grappes de tenaces solliciteurs.

Le prétoire — le plaid — n'est pas seulement le centre de la vie politique, commerciale et mondaine, il est le foyer d'un sentiment généreux : l'amour de la loi, la volonté de rendre tous les citoyens égaux devant elle. Dans l'enclos du palais toute distinction cesse, toute juridiction étrangère disparaît ; ici, l'évêque doit cacher sa croix et le gentilhomme ôter ses éperons. Tout individu qui introduirait des gens armés dans cette enceinte commettrait un crime. Devant les magistrats un prince de maison souveraine déposait comme un simple particulier. Le prince de Condé, quoique chef du conseil royal, est forcé, dans une instance qu'il soutient au Parlement, de subir un curateur, parce qu'il n'a pas encore atteint sa majorité. Le comte de Sault, lieutenant de roi en Dauphiné, ayant comme tel séance au-dessus du doyen du Parlement, est obligé, pour exposer sa plainte, en un procès, d'aller se confondre à la barre dans la foule des justiciables. Sont-ils accusés ? les plus grands personnages sont ouïs sur un escabeau, tels que les prévenus ordinaires ; et que leur posture soit modeste, qu'ils ne mettent pas le poing sur la hanche, et n'avancent pas un pied plus que l'autre ! les juges ne souffrent aucune affectation d'insouciance. Ils envoient à la conciergerie, pour lui faire abattre les cheveux et la barbe, un seigneur qui durant son interrogatoire avait plusieurs fois retroussé sa moustache. Les reines, dans leurs affaires privées, sont soumises aux formes de la justice ; leurs créanciers peuvent les poursuivre ; ceux de la reine Marguerite ne s'en firent pas faute, et l'esprit gouailleur d'alors s'en amusa. Marie de Médicis, étant régente de France, plaida contre divers particuliers tant à la Chambre des comptes que devant le Parlement.

Quand La Bruyère insinue plaisamment : Qu'il n'est pas absolument impossible qu'une personne qui se trouve dans une grande faveur perde un procès, sa raillerie s'applique aux juges de tous les siècles autant qu'à ceux du sien. Les modernes pas plus que les anciens, les pays démocratiques pas plus que les aristocratiques ne sont à l'abri de la pression ni de la séduction. Celui que l'on nommait, en langage juridique, le sieur cardinal de Richelieu usa plus d'une fois de l'une ou de l'autre, dans ses procès privés : J'entretiens de mon mieux, lui écrit Bouthillier, tous vos serviteurs de la grand'chambre ; celui qui préside va très bien, et l'ai assuré que vous ferez tout ce qu'il sera possible pour lui. Cependant ils n'étaient pas rares les juges incorruptibles, comme ce M. de Turin que Henri IV fit appeler au sujet d'un procès dont il était rapporteur, et qui intéressait le duc de Bouillon : Monsieur de Turin, lui dit le Roi, je veux que M. de Bouillon gagne son procès. — Eh bien, Sire, il n'y a rien de plus aisé ; je vous l'enverrai, vous le jugerez vous-même. — Et il s'en alla : Sire, dit peu après l'un des assistants, vous ne connaissez pas le personnage, il est homme à faire ce qu'il vient de dire. Le roi envoya chez lui sur-le-champ ; on le trouva occupé à charger les sacs de procédure sur le dos d'un crocheteur pour les faire conduire au Louvre.

Il est une autre vertu qu'on ne peut refuser aux parlements : l'esprit de bon ordre, le loyalisme ; ils sont vraiment nationaux et conservateurs. Quelle ardeur contre les ennemis de l'État ! Louis XIII s'adresse à eux avec confiance pour obtenir des arrêts contre les États de Languedoc qui ont trempé dans la révolte de Montmorency, contre l'archiduc au sujet de la mouvance du comté de Saint-Pol, contre le duc de Lorraine pour ce qu'il nomme le rapt commis en la personne du duc d'Orléans, à l'occasion de son second mariage. Le même souverain n'a-t-il pas mauvaise grâce ensuite à menacer quelques magistrats qui lui résistent de les envoyer dans une compagnie de mousquetaires pour y apprendre l'obéissance ? Ces parlementaires dont la doctrine politique se peut résumer en cette phrase d'une harangue de l'un d'eux : Sire, votre peuple vous doit tout, et vous lui devez justice ! idée qui revient sans cesse dans leurs rapports avec le pouvoir royal, ces parlementaires n'avaient peut-être pas la piété monarchique de Richelieu, qui ôtait son bonnet toutes les fois qu'en public il prononçait le nom de Sa Majesté, mais tout en critiquant le gouvernement, ils ne cessaient de l'aimer.

Qu'on nous permette, sur cette opposition si dynastique, l'observation suivante : les historiens indulgents aux parlements du XVIIe siècle sont précisément les amis de la royauté. Les plus sévères pour les cours souveraines sont les adversaires déclarés de la forme monarchique, qu'ils ne veulent pas voir améliorer mais détruire.

A un État moderne dont l'idéal doit être de vivre en paix, il faut des magistrats, des professeurs, des administrateurs, des financiers, des commerçants. Les principaux de ceux qui occupent ces emplois civils, qui s'adonnent à ces occupations pacifiques, sont vraiment les Grands — optimates — dans le sens logique de ce mot. Ils devront donc composer le patriciat politique, où les chefs de l'armée ne figureront qu'en minorité. Ce patriciat comprendra des personnages plus ou moins brillants : dans un état-major il n'y a pas que des généraux ; dans une assemblée délibérante il n'y a pas que des orateurs, et c'est justice. Aux chefs et aux leaders qui tiennent la tête et donnent le mot, il faut des lieutenants habiles et expérimentés. Au discours éloquent, le vote obscur et sage vient servir tantôt de sanction, tantôt de contrepoids. Chacun dans le corps aristocratique payerait sa dette à la patrie selon ses facultés. C'est dire que tout noble ne sera pas tenu d'être une gloire nationale, mais qu'il pourra être une utilité locale.

Si la noblesse avait répondu à ce programme, elle existerait encore ; si elle fut détruite, c'est qu'elle n'y répondit pas. Sire, disaient ses représentants à Louis XII, nous avons été privés de l'administration de la justice, des finances, et de vos conseils... La noblesse est au plus pitoyable état qu'elle fut jamais, et il nous serait malaisé de représenter sans larmes la pauvreté qui l'accable, l'oisiveté qui la rend vicieuse, et l'oppression qui l'a presque réduite au désespoir. Ils demandaient que le tiers des nominations dans les compagnies souveraines fût réservé à la noblesse ; que les baillis, sénéchaux, prévôts généraux, grands maîtres des eaux et forêts fussent pris exclusivement dans son sein ; ils désiraient que tous les trésoriers de France fussent gentilshommes, ainsi que les maires et premiers consuls des villes, à peine de nullité de l'élection. Le gouvernement ne donna suite à aucun de ces vœux ; y eût-il déféré, la noblesse n'aurait pas fourni de sujets pour remplir les places qu'elle faisait semblant d'ambitionner. En veut-on un exemple ? Les baillis étaient presque tous nobles, parce qu'à l'époque où les bailliages avaient été institués, la noblesse, encore toute-puissante, s'était attribué ces emplois. Mais ceux qui possédaient ce titre n'en firent pas les fonctions ; ils s'en abstinrent même si généralement, que l'usage — et comme on sait, un usage alors devenait une loi — leur interdit peu à peu de les remplir. L'autorité effective passa tout entière aux mains de leurs lieutenants généraux, qui furent les véritables magistrats. Ainsi les baillis se trouvaient sous Louis XIII dans la situation de présidents amateurs d'un tribunal qui était censé les avoir à sa tête, mais où ils n'avaient pas le droit de siéger.

Richelieu parle un instant de faire servir de sages gentilshommes par quartiers, dans les conseils royaux, parmi plusieurs de messieurs de robe longue, afin de former leur esprit aux affaires, et les rendre capables de servir dans de plus hauts emplois. Il abandonna aussitôt ce projet. Cependant les gentilshommes manquaient surtout de cette éducation préalable, sans laquelle le mieux doué ne peut réussir dans le maniement des affaires publiques. On le vit bien à la mort de Louis XIII, durant ces premiers j ours de réaction où la Régente, accablée sous le fardeau inopiné qui lui incombait, chercha tout d'abord un guide et un conseil parmi les ennemis du défunt cardinal. Pas un dans toute cette cabale de grands seigneurs n'avait l'étoffe d'un ministre. Tous se bornent à demander à la reine de s'entourer de gens dont ils puissent espérer de l'amitié et de l'appui, mais ils n'osent solliciter les places pour eux-mêmes, parce qu'ils ne se sentent pas capables d'en faire le travail. Pendant que les grands se contentent d'être gourmets ou coteaux, d'aller chez Thaïs ou chez Phryné, de parler de la meute ou de la vieille meute, de dire combien il y a de postes de Paris à Besançon ou à Philipsbourg, des citoyens s'instruisent du dedans et du dehors d'un royaume, étudient le gouvernement, deviennent fins et politiques, songent à se placer, se placent, deviennent puissants. La haute noblesse ne prend part aux affaires que par le soin d'intérêts mercantiles et particuliers, c'est pour elle question d'honneurs ou question d'argent ; de droits politiques, elle n'en réclame pas. Ce qu'elle réclame, c'est l'exemption des tailles pour ses fermiers, afin d'affermer ses terres à meilleur compte ; c'est l'exemption du logement des gens de guerre, c'est l'interdiction aux roturiers de certains monastères nobles... Quelle différence avec l'aristocratie anglaise, où l'on trouve toujours quelque homme d'un grand nom ou d'une grande existence, à la tête de tous les mouvements utiles, de toutes les questions d'avenir ! Étroitement retranchée dans son individualisme, la noblesse française était condamnée à périr d'inanition et d'orgueil stérile.

Petit à petit les nobles sont évincés de partout ; la noblesse se trouve — comme ordre — sans objet dans l'État, par conséquent en dehors de l'État ; l'ordre entier eût pu se concerter au même moment pour abandonner tout service public, le pays n'en eût éprouvé aucun dérangement. On n'entend pas sans ironie le duc et pair prêter sous Louis XIV le serinent traditionnel de bien et fidèlement servir le roi dans ses très hautes, très grandes et très importantes affaires, de rendre la justice au pauvre comme au riche, tenir les délibérations de la cour secrètes, garder fidélité au souverain. Politiquement parlant, ce duc et pair n'est rien de plus que le premier Français venu.

Il est vrai qu'une nouvelle aristocratie venait de naître, celle des fonctions civiles : la noblesse de robe. Elle enleva à l'ancienne le peu d'influence qui lui restait, mais ne parvint pas à tenir la place et à jouer le rôle qui convient à un corps dirigeant dans une grande nation. La haine de la noblesse d'épée, vaincue, mais non disparue, le despotisme niveleur du roi, l'en empêchèrent toujours. Je ne sais, dit La Bruyère, d'où la robe et l'épée ont puisé de quoi se mépriser réciproquement. Leur antipathie datait de loin, et leur séparation fut éternelle. Il est impossible, en étudiant l'histoire du Parlement, de fixer d'une manière précise le moment Où il cessa d'être composé de barons et où il commença à être composé de légistes. La transformation se fit graduellement. Mais on sait que le seigneur quitta de bonne heure le Parlement, dédaigna le domaine du légiste, et lui ferma tant qu'il le put les portes de l'aristocratie ; le légiste, de son côté, prit le seigneur en aversion, lui suscita mille embarras, et quand il entra dans la caste privilégiée, loin de devenir le confrère de son ancien rival, il demeura son adversaire. Les nouveaux venus ne prirent pas l'esprit traditionnel, les anciens ne prirent pas l'esprit logique. Les deux noblesses vécurent côte à côte, sans se mêler, sans se comprendre, chacune s'indignant des privilèges de l'autre. Les chefs de familles illustres de la féodalité parlementaire, même lorsqu'ils possédaient des titres égaux à ceux de la féodalité militaire, affectaient de porter leur nom patronymique, en le faisant précéder seulement de leur grade judiciaire. Il semble qu'ils tiennent à peine à ces vains ornements dont leurs prédécesseurs eussent été si flattés un siècle plus tôt. Un historien énumère avec joie les noms des ministres presque tous plébéiens de Louis XIV ; avant Louis XIV, il y en avait eu bien d'autres aussi modestes d'extraction, mais jusqu'alors les secrétaires d'État ne pouvaient rien ou peu de chose, et à cette époque, ils pouvaient tout ou presque tout.

Aussi n'est-ce plus l'égalité qu'ils ambitionnent, mais la prééminence. Les nobles d'épée peuvent leur dire, selon le mot du due d'Épernon : Vous autres, messieurs, vous montez, et nous descendons. Il n'y a plus seulement morgue d'une part et susceptibilité de l'autre, comme aux états de 1614, il y a lutte ouverte. Les officiers des présidiaux s'émancipent tous les jours de précéder la noblesse aux assemblées ; rien ne leur parait plus juste, puisqu'ils ont juridiction sur elle. En effet, les gens de loi ont depuis longtemps dépouillé les nobles du droit d'être jugés par leurs pairs ; ils les ont amenés à leur barre, et se sont attribué à eux-mêmes cet ancien privilège. A leur tour les magistrats ne comparaissent au criminel que devant leurs collègues, dans l'assemblée dont ils font partie.

Les ducs essayèrent vainement de disputer la préséance au chancelier : l'intérêt des robes longues, dit mélancoliquement l'un d'eux, l'emporta par-dessus les pairs de France. Un peu plus tard, les présidents à mortier refusèrent aussi de céder le pas aux pairs ; ils le contestaient même aux princes du sang. On juge de ce que devenait la noblesse moyenne en face de ces parlements, qui ne voulaient reconnaître que le roi au-dessus d'eux. Les choses sont arrivées à ce point que le plus grand seigneur ne peut être bon à personne, et qu'en mille façons différentes il dépend du plus vil roturier. Les agents du gouvernement, petits et grands, qui sont à Paris et en province le gouvernement lui-même, sont animés de l'esprit le plus malveillant vis-à-vis de cette aristocratie, privilégiée pourtant dans l'État. Celle-ci, il faut le dire, déteste profondément les magistrats de toute classe. Bassompierre conseille à Créqui, mécontent du Parlement de Grenoble, de tourmenter cette cour, et de se servir de son pouvoir pour la mettre à la raison ; il lui suggère l'idée de mille vexations odieuses que son autorité de gouverneur lui permettra de faire subir impunément aux conseillers. A ces hommes de robe, les hommes de cour reprochent d'être sales, crasseux, d'avoir la mine basse ; nourris dans le palais, ils ne peuvent connaître que la chicane, et point du tout le monde. Le peuple, lui, n'avait pas été long à prendre parti ; il aimait le Parlement pour son hostilité perpétuelle contre la noblesse. Celle-ci n'a pas su identifier sa cause avec celle du peuple, elle en porte la peine ; on la redoute, on n'en attend plus rien désormais. Nous n'avons que faire des querelles des grands, dit la petite bourgeoisie ; qu'ils s'accordent s'ils veulent, ou s'ils peuvent, mais qu'ils ne nous y mêlent point... Nous en avons mangé, du chien, du chat et du cheval, et nous ne sommes point d'avis d'y retourner pour le prix.

Tout en contestant en principe l'autorité du parlement quand il leur opposait une trop grande résistance, les prédécesseurs de Louis XIII avaient respecté son pouvoir. Ils supportaient péniblement son contrôle, ils ne songeaient point à l'abolir. Soit par affection, soit par crainte, ils préféraient négocier et transiger avec lui.

Il est curieux de voir les sentiments que Richelieu professait à cet égard, quand il était dans l'opposition. Il parle ainsi de la cour souveraine sous le ministère de Luynes et, plus tard, jusqu'à ce qu'il entre lui-même au conseil, en 1624 : L'espérance commença à renaître aux gens de bien, quand on considéra le mécontentement du parlement de Paris, qui avait parlé avec courage... obligé, par le devoir de sa charge de dire son sentiment au roi, sur le honteux abaissement des affaires... Lorsque les gens de parlement se sont mêlés de faire voir comme on abusait de l'autorité des rois, non seulement ils n'ont jamais été repris de l'avoir fait, mais plutôt blâmés de ne l'avoir pas assez souvent entrepris.

Le cardinal dit alors du Parlement : il ne faut pas violer l'autorité de ce grand sénat, qui, en beaucoup d'occasions importantes, est nécessaire à la manutention de l'État... il n'est pas de peu d'importance que le parlement vérifie les Édits de soi-même, ces grandes et souveraines compagnies étant les premiers motifs des contentement et mécontentement des peuples...

Richelieu, qui parlait ainsi avant son arrivée au pouvoir, fait dire au grand sénat, en 1636, qu'il n'a le droit que d'administrer la justice entre le tiers et le quart, n'en de se mêler des affaires d'État. Il écrit en 1638 à Chavigny : quant au parlement, il ne faut que fermeté et ne point faire de négociation avec eux. Pour une déclaration qu'ils refusent de vérifier en 1637, il fait menacer les magistrats de leur faire leur procès. Ce fut par l'interdiction des charges, par l'exil, par la prison, qu'il les fit obéir. Chaque année, se renouvelèrent les mesures tyranniques. Heureux encore les conseillers récalcitrants, quand on se contente de leur faire vendre leurs offices ou de les soumettre à quelques-unes de ces humiliations bizarres auxquelles Louis XIII trouve un étrange plaisir.

Il y aurait eu dans ces familles parlementaires les éléments d'une aristocratie solide, populaire, appropriée aux temps modernes. La robe comptait des noms qui avaient plus d'un siècle de noblesse prouvée. Les de Mesme, les Séguier, les Molé, les Brûlart, les Roschard, les d'Alligre, les Potier, sans parler de personnages moins en évidence, comme Faucon, Rragelogne, Maupeou, Amelot, Nesmond, Ganav, Paris, Sublet, Bellièvre etc., formaient un noyau compact de maisons déjà puissantes, auquel venaient s'adjoindre chaque jour des races hier bourgeoises, aujourd'hui anoblies : les Le Tellier, les Dreux, les Catinat, les Talon, les Le Gras, vers le commencement du XVIIe siècle ; les Sainctot, les Le Rret, les Mandat, les Beauharnais, les Le Tonnelier, vers le milieu du règne de Louis XIII.

Leurs arbres généalogiques, encore jeunes pour la plupart, se ramifient dans toutes les branches de l'administration. De plus, ils étaient riches : le président de Mesmes jouissait de 100.000 livres de rente en terres, presque autant que le duc de Rohan ; son frère d'Avaux avait un hôtel dont le terrain seul valait 250.000 livres ; les présidents Tambonneau, Le Jay et de Chevry possédaient de splendides demeures, dont l'une devint le palais Mazarin. On voit les fils d'un intendant ou d'un conseiller avoir leurs carrosses, leurs gens et leurs chasses, aussi souvent que les fils d'un grand seigneur.

Si la royauté avait su réunir les plus illustres de cette noblesse civile aux plus marquants de l'aristocratie militaire, leur conférer des droits en rapport avec leurs services ; protéger le corps ainsi constitué contre les empiétements, le renforcer sans cesse par l'adjonction de tous les hommes de valeur, elle eût fondé un patriciat à la fois fidèle au trône, et dévoué au peuple. Dans les luttes formidables que suscite le mouvement de la civilisation, ce patriciat eût pu être utile.

Louis XIII et ses successeurs ne le voulurent pas, parce qu'ils n'aimaient pas plus la nouvelle noblesse que l'ancienne, qu'ils n'affectionnaient pas plus la robe que l'épée. Ils n'aimaient aucune espèce d'aristocratie, parce qu'ils n'admettaient aucune sorte de supériorité sociale. Louis XIV a pris soin de nous faire lui-même connaître les motifs de sa conduite. S'il emploie des hommes de petite naissance, c'est afin qu'ils lui doivent tout, et qu'ils dépendent entièrement de lui. Louis XV professa les mêmes maximes ; aussi verra-t-on la noblesse de robe haïe du prince au XVIIIe siècle, autant que la noblesse d'épée avait pu l'être dans les siècles précédents ; tandis qu'au contraire le gentilhomme de cour semblera recouvrer les faveurs royales à la fin de la monarchie, en raison même de son impuissance politique.

 

III. — CONCLUSION.

Il fallait renforcer les institutions. — Les grands jours de Poitiers, sans influence. — Le rasement des forteresses. — La noblesse logique et idéale. — La noblesse anglaise et la nôtre. — Isolement de la royauté.

 

A la mort de Henri IV, les grands étaient matés ; ils ne pouvaient rien. Vint la régence de Marie de Médicis ; elle fut faible, ils redevinrent forts, et l'on s'étonna de leur pouvoir. Une conclusion bien simple peut se tirer de cette comparaison entre deux époques : c'est que le roi, pour peu qu'il fût dans la force de l'âge et suffisamment habile, était personnellement assez puissant pour dominer les nobles ; mais que les institutions gouvernementales n'étaient pas assez fortes par elles-mêmes pour contre balancer l'influence des seigneurs rebelles, si le roi était enfant, s'il était fou, prisonnier, ou seulement trop maladroit. Ce n'était donc pas le pouvoir personnel du roi, mais les institutions permanentes du pays qu'il fallait renforcer.

Transformer la noblesse guerrière en noblesse civile, contenir l'esprit factieux, développer l'esprit public, discipliner sans détruire, réformer et non démolir, tel était le problème difficile que pouvait résoudre un ministre tout-puissant. La destruction, en effet, se faisait toute seule ; Richelieu employa peu de moyens actifs contre la masse de la noblesse.

L'histoire a beaucoup parlé des grands jours de Poitiers, tenus en 1631. Elle a dit que par ce tribunal extraordinaire, où bon nombre de gentilshommes — et des plus notables — furent condamnés, le cardinal imprima à l'aristocratie un salutaire respect de la loi. Il faut se souvenir que la Cour des grands jours n'avait d'autre ressort que celui du Parlement de Paris, auquel le Périgord fut ajouté pour la circonstance. Les débuts de sa procédure furent, il est vrai, des plus pompeux. Ordre avait été donné aux magistrats d'instruire et de juger tous les procès le plus sommairement et brièvement que faire se pourrait, et de punir les contumaces par le rasement de leurs maisons. Le roi s'était engagé à n'accorder aucune grâce, avait annulé les évocations au conseil, et déclaré que nul ne serait excepté, de quelque qualité et condition qu'il pût être. La Cour enjoignit aux évêques et aux curés de faire des monitoires en chaire, afin de contraindre toutes personnes venir à révélation sur les faits relatifs aux usurpations de bénéfices et de dixmes, à la fausse monnaie, aux corvées et devoirs non dus, aux levées illicites... Ils furent tenus d'envoyer les révélations qui leur seraient faites au substitut du procureur général du roi, à peine de la saisie de leur temporel.

Et, comme la justice ne serait qu'un vain mot si le gendarme ne venait pas assurer la prépondérance du juge, la Cour invita en même temps les sénéchaux, baillis, prévôts des maréchaux, à prendre tel nombre d'archers qu'ils jugeraient nécessaires pour faire les captures, et à faire mener le canon devant les places et châteaux de ceux qui tiendraient fort contre leur autorité.

Mais tout cet appareil n'aboutit à rien, ce beau zèle demeura sans résultat, et, de lassitude, la Cour se sépara quelques mois plus tard sans avoir rien fait de sérieux. Du reste parmi les deux cents condamnations qu'elle prononça par défaut, il n'y en a pas un quart rendues contre des nobles, et, sur ces nobles, il en est à peine une douzaine jouissant d'une légère notoriété.

Il en fut de même d'une autre mesure dont on fit grand bruit : le rasement des forteresses privées. Depuis longtemps déjà les châteaux forts ne servaient plus, ni aux populations rurales qui jadis s'y réfugiaient en temps de guerre, ni aux propriétaires qui s'y défendaient contre les armées étrangères ou nationales. L'opération ordonnée par le premier ministre se fit en général au moyen d'exempts commissionnés à cet effet, et investis du droit de requérir main-forte. On rasa non seulement la plupart des maisons-fortes, mais aussi beaucoup d'habitations qui étaient en bonne assiette. Quelques propriétaires, en fort petit nombre, reçurent des indemnités ; la plupart réclamèrent en vain contre ces destructions. Ma maison ne fait mal à personne, disait le maréchal de La Force.... c'est une grande conséquence que de s'attaquer aux maisons particulières. Celle-là n'est point une maison de guerre, et n'est que pour le plaisir. Les forteresses disparaissaient une à une sous l'influence du goût nouveau et de l'architecture nouvelle ; si l'on en bâtissait quelques-unes, c'était en miniature, et par une fantaisie identique à celle d'un amateur du style moyen âge qui orne aujourd'hui son château de créneaux et de tourelles. Depuis Richelieu jusqu'à la Révolution, le seigneur haut justicier conserva le droit de bâtir sur sa terre une citadelle sans lettres du Roi, et néanmoins on n'en connaît aucun qui ait usé de cette licence.

Il est vrai que les petites murailles de six pieds d'épais portaient ombrage à beaucoup de gens. Ces démolitions, comme tous les actes par lesquels Richelieu dépouilla la noblesse d'une force matérielle surannée, obtinrent l'assentiment de l'opinion publique. Le pouvoir fut en cela d'accord avec les mœurs : Toute la mauvaise humeur des gentilshommes se passera à l'avenir dans leur cabinet et contre leurs domestiques. Mais l'opinion aussi aurait soutenu la royauté, dans une réorganisation qu'il ne plut pas à celle-ci d'entreprendre.

D'une part, l'absence de la noblesse des sphères gouvernementales créait un vide qu'il fallait combler ; d'autre part, son existence sans but causait un encombrement auquel il était urgent de porter remède. Puisqu'elle ne gouverne plus, à quoi sert-elle ? Et si elle ne sert à rien, pourquoi existe-t-elle ?

Ce sera en vain que, pendant un siècle et demi, l'aristocratie française continuera à prodiguer son sang sur tous les champs de bataille de l'Europe, que l'on verra des centaines, voire des milliers de familles anciennes, vingt fois décimées par la guerre, s'éteindre sous le feu de l'ennemi ; que d'obscurs mais héroïques gentilshommes de province, après une vie passée au service du roi, rentreront dans leur manoir avec une fortune amoindrie, et une croix de Saint-Louis pour toute récompense ! La nation ne leur en saura aucun gré.

C'est qu'une noblesse militaire est absolument insuffisante dans l'État moderne. Logiquement, une noblesse doit contenir toutes les supériorités sociales, sans exception ; elle ne doit pas contenir autre chose. Hâtons-nous d'ajouter qu'une pareille sélection est invraisemblable, qu'elle n'a jamais existé et qu'elle n'existera jamais, dans aucun pays du monde. Toutefois, dans presque tous, même dans les plus démocratiques, il subsiste ou se constitue quelque sorte d'aristocratie. C'est que le plus déterminé démocrate ne peut pas faire qu'un nom illustre ne soit pas un nom connu, et qu'un ancêtre estimé ne procure à celui qui en descend une certaine dose de considération. D'un autre côté, nul ne peut voir sans mécontentement les héritiers d'un homme de valeur occuper de grands postes et jouir de grandes situations, lorsqu'ils ne les méritent pas. L'opinion est donc accueillante au descendant d'un personnage glorieux, prête à le favoriser s'il en est digne, mais prête aussi il le faire rentrer dans la foule s'il ne l'est pas. Telle ôtait du moins la pensée de la France éclairée à l'époque du règne de Louis XIII. A mérite égal, elle préférait le gentilhomme au roturier ; c'était quelque chose. Il est certain que ni le génie, ni le talent, ni la vertu ne se transmettent de père en fils ; devait-on, pour ce motif, proscrire toute aristocratie héréditaire ? La fortifier, la corriger n'était-il pas un impérieux devoir ?

Au XVIIe siècle, de semblables combinaisons, plus tard impraticables, pouvaient s'offrir à la pensée des hommes d'État. Ce qui devait au reste les frapper, c'était le nombre immense des membres de la noblesse française (des centaines de mille), tout à fait disproportionné avec les services qu'ils pouvaient rendre et les emplois qu'ils pouvaient occuper. En Angleterre, où la high court of Parliament, partie du même point que la nôtre, n'avait plus avec elle de commun que le nom, la pairie, par un admirable mécanisme, refoulait dans le gros de la nation toutes ses branches collatérales, qui, à partir des petits-fils puînés d'un pair, demeuraient confondues avec le reste des citoyens, sans aucune marque distinctive, sans aucun titre ; et attirait en même temps à elle toutes les notabilités, sans souci de leur origine plus ou moins populaire. En France, au contraire, on a vu comme l'organisation était défectueuse en elle-même, et comme les rois contribuaient à la relâcher encore et à l'affaiblir.

Sur cette œuvre de la monarchie deux jugements ont été portés, deux écoles historiques sont en présence. L'une et l'autre reconnaissent qu'en travaillant à détruire toute entrave au pouvoir royal, Richelieu contribua grandement à rendre possible, puis nécessaire, la Révolution de 1789. Mais la première lui en fait honneur et la seconde lui en fait reproche.

Il existe ce qu'on pourrait nommer des révolutionnaires de droit divin, esprits si absolus, que c'est pour eux une satisfaction de vois le roi confisquer pendant 150 ans toute liberté, parce qu'il amène ainsi ses sujets à la conquérir par la violence. Plaisant raisonnement que celui qui consiste à dire : il est heureux que la monarchie française soit devenue despotique, parce qu'ainsi elle s'est détruite ; tandis que si elle n'avait pas été telle, nous n'aurions pas eu la Révolution de 1789, et t'eût été dommage.

Ceux au contraire qui croient en même temps à la tradition et au progrès, pensent qu'il était possible de passer graduellement, de l'inégalité sous la sanction de la coutume à l'égalité devant la loi, sans recourir à tin régime qui ne savait préserver le peuple du désordre, qu'en le refoulant dans le néant. L'autorité personnelle du souverain était déjà énorme avant Louis XIII ; depuis, elle n'eut d'autre limite que celle qu'elle voulut bien se donner elle-même.

Une préoccupation évidente de Richelieu fut d'anéantir tous les droits, plus ou moins fondés à la vérité, mais fondés autant que le droit royal et, comme lui, traditionnels, qui, se contrepoussant les uns les autres et s'enchevêtrant autour du trône, faisaient le régime antérieur assez libéral dans la pratique.

Toutefois, si l'on ne peut dire d'un gouvernement qu'il est bon par cela seul qu'il a duré longtemps, on ne peut nier qu'un gouvernement qui dure a de certaines qualités qui le font maintenir ou accepter par ceux qui vivent sous lui. Cette approbation tacite du pays, le cardinal la possédait-il pour l'exécution de sa politique intérieure ? Il est difficile de connaître la pensée d'une nation qui ne parle pas, du moins officiellement.

A voir la Fronde pourtant, comme à lire le récit des séditions fréquentes du bas-peuple à cette époque, il est permis de douter de la satisfaction des classes bourgeoises ou rurales. Le sujet français, noble ou roturier, profondément attaché à sa dynastie, protesta et se soumit. Il eut des institutions qui ne valaient rien, appliquées par des hommes qui les rendaient tolérables, et auxquels nous dûmes, en deux siècles, de sérieux progrès dans l'ordre matériel.

Plus dégagé que personne de préjugé, en fait de diplomatie, hors de France, Richelieu, une fois la frontière repassée, apportait quelque mysticisme dans son amour pour la royauté. Il y croyait presque autant qu'à la divinité. Quand la monarchie devient une religion, l'incrédulité devient une révolution. Le caractère dogmatique fit peut-être la force de ce régime, mais le fit aussi, plus tard, tomber d'un seul coup.

 

FIN DE L'OUVRAGE