LA NOBLESSE  FRANÇAISE SOUS RICHELIEU

 

CHAPITRE X. — La noblesse d'église. Bénéfices ecclésiastiques.

 

 

Nominations aux bénéfices ; résignations, pensions réservées ; moyens de conserver la jouissance de ces biens. — Les évêchés ; par qui ils sont remplis ; situation pécuniaire et temporelle des prélats. — Leur vie mondaine. — Les curés primitifs ; gros décimateurs ; non résidents. — Ils se font remplacer par des vicaires à portion congrue. — Où allait la dîme. — Les abbayes en commende. — Système qui a pour résultat de dépouiller l'Église et de la déconsidérer. — Abbés laïques ou en nourrice. — Les Custodi nos. — Les religieux sont effectivement dans la misère.

 

Au temps de Louis XIII un clergé nombreux se trouve en face de biens ecclésiastiques considérables et, par un étrange abus, ces biens n'appartiennent que pour partie à ce clergé, et pour une infinie partie à ceux des membres du clergé qui remplissent des fonctions cléricales : dans cette ruche sainte ce sont les frelons qui mangent presque tout. Si bien que l'Église, être de raison, est riche et que les prêtres sont en majorité pauvres.

Outre le pouvoir spirituel, conféré par l'ordination, il fallait au prêtre un revenu temporel garanti

par la possession d'un bénéfice. Cinq autorités diverses disposaient des revenus du clergé et pouvaient en donner une part plus ou moins grosse : le pape, le roi, les évêques, les chapitres et autres dignitaires religieux, les seigneurs de fief et autres patrons laïques. Chacune de ces autorités, les trois premières surtout, disputaient constamment aux autres ses prérogatives. Celles du roi étaient de beaucoup les plus importantes, les meilleurs morceaux viennent de lui.

Aussi est-il assailli de pétitions de la part de la noblesse, grande ou petite, qui compte sur les revenus de l'Église pour faire vivre ses cadets et, si possible, les enrichir.

M. d'Oppède, premier président de Provence, dont un fils a été tenu au baptême par Louis XIII, apprend que l'archevêché d'Arles est vacant et écrit aussitôt à Richelieu, afin d'obtenir sur cet archevêché une pension pour entretenir ce petit au collège.

L'archevêque de Tours, au moment de la mort du grand prieur de Vendôme, se lamente sur ce qu'on a disposé de toutes les vacances, advenues en la personne de feu M. le grand prieur de France ; la moindre petite miette m'eût un peu soulagé... on m'a ôté les deux misérables mille francs que j'avais pour mon plat de premier aumônier. L'évêque du Mans (Lavardin) sollicite à genoux de traiter de la trésorerie de la Sainte-Chapelle, dont l'abbé du Dorat veut se défaire. Sans cesse on lit des lettres, signées par les plus grands personnages, et toutes conçues dans les mêmes termes : Un tel, qui a tel prieuré, est en extrémité de maladie, je vous supplie... ; ou, Je me vois forcé, par la nécessité de notre maison, de vous importuner si souvent pour un de mes frères ; je viens d'avoir présentement avis que M. des Yveteaux est mort, ce qui m'oblige à recourir à votre autorité, pour obtenir du roi les abbayes qu'il possédait... J'ai mon neveu sur les bras..., j'ai mon fils aîné à pourvoir... ; vingt mains se tendent, vingt plumes se mettent à noircir le papier, cent personnes se remuent pour atteindre le bénéfice vacant.

Comment faire pour ne blesser personne, comment faire surtout pour ne point sacrifier le service de Dieu à dés intérêts politiques ? Telle est la difficulté qui s'impose au monarque. Un saint ne saurait en sortir tout à fait à son avantage.

L'effort constant d'une famille tendait à ne pas laisser échapper un bénéfice, une fois qu'elle le possédait. Il existait dans ce but des procédures multiples : permutations frauduleuses, prises de possession lorsque le résignant était proche de la mort servaient à frustrer les indultaires munis des grâces expectatives, c'est-à-dire de promesses de succession. Une autre fraude consistait à laisser au résignant des pensions qui égalaient ou dépassaient le revenu ; c'était échanger le bénéfice contre une rente viagère. Par procurations antidatées, par révocations secrètes, on arrivait du reste à rendre les titres des biens d'Église tellement incertains, entre le résignant et le résignataire, qu'ils ne pouvaient vaquer par la mort de l'un ni de l'autre. Les tiers ripostaient en s'interposant par d'autres combinaisons : ils se faisaient nommer coadjuteurs de l'abbé, du chanoine ou du curé qu'ils voulaient remplacer. La sœur du marquis d'Uxelles sollicite l'abbaye de Sainte-Menehould, en reçoit le brevet, mais craint que l'abbesse vivante ne la résigne à une autre ; Bouthillier, le secrétaire d'État, a beau lui dire que cette résignation serait nulle et non avenue, elle se croit plus assurée en obtenant la coadjutorerie. Il y a ainsi pour grand nombre de postes, deux titulaires, l'un présent, l'autre futur.

Le titre d'évêque que saint Jean Chrysostome estimait un fardeau redoutable aux forces des anges, est un fardeau, dit Balzac, que les plus faibles désirent porter, dont il n'y a point de petit docteur qui ne veuille qu'on l'accable et auquel Balzac lui-même, qui en parle ainsi, a visé. Dans son Testament politique, Richelieu déclare qu'il faudrait ne choisir que ceux qui auront passé un temps considérable à enseigner dans les séminaires, n'étant pas raisonnable que le plus difficile métier du monde s'entreprenne sans l'avoir appris. Voilà une belle phrase, mais qui n'empêche pas.son auteur d'avoir, pendant son ministère, toléré, provoqué même des choix indignes. On peut dire que le souverain était bien moins difficile pour la nomination des évêques que pour celle des généraux, par exemple, et qu'il se souciait bien plus de savoir qui mènerait ses sujets à l'ennemi que de savoir qui les conduirait au ciel.

Entre les évêchés, ceux qui avoisinaient Paris étaient fort recherchés, comme le sont aujourd'hui les places administratives. Ils se mesuraient aussi au revenu ; on voit des prélats transférés d'un diocèse qui nous paraît fort important, en un autre qui nous semble infime ; c'est-pourtant un avancement, parce que le second rapporte plus que le premier. Par suite de ces inégalités, tel officie avec des chapes de superbe drap d'or et des gants violets couverts de pierreries étincelantes ; tel autre n'a pas de quoi se payer une dalmatique ; tel doit recourir au Parlement pour se faire octroyer, par les consuls de sa ville épiscopale, un logement commode. Bien que les évêques eussent droit, en principe, aux mêmes honneurs que les gouverneurs de province, un pauvre prélat crotté, comme s'intitulait Richelieu à Luçon, ne peut marcher du même pas que les archevêques ducs et les évêques comtes pairs du royaume ; il ne peut non plus se comparer aux archevêques comtes de Lyon, aux évêques princes.de Grenoble, aux évêques comtes d'Uzès, comtes de Valence et Die, vicomtes de Paris. La position humaine et mondaine de ceux-ci est si belle, que plusieurs en perdent de vue la mission religieuse qui devrait demeurer l'occupation principale du titulaire, comme elle fut la base de la richesse de ses prédécesseurs. Ce M. de Marcillac que ses chanoines de Mende supplient de coucher en son seing la qualité d'évêque, et non pas seulement celle de comte de Gévaudan, comme il fait, n'est pas un mauvais ecclésiastique ; mais le soin de ses fiefs innombrables et de ses possessions territoriales situées dans quarante paroisses, — les huit barons du Gévaudan, ceux d'Alais, les comtes de Rodez et même les rois d'Aragon sont ses vassaux, — l'absorbe complètement, et obscurcit à sa vue son titre clérical. Cette paire d'éperons que tel chapelain lui doit à son entrée solennelle, ce sceptre de vermeil qu'on porte devant lui dans les cérémonies, et qu'on dépose sur l'autel pendant les offices, sont des vanités éminemment profanes pour un successeur des apôtres, surtout quand au lieu d'arriver au siège épiscopal par l'acclamation des fidèles, ou par le vote raisonné de ses confrères, comme au moyen âge, il doit souvent son élévation à l'entregent de sa famille, ou aux compensations de la politique.

S'il se soucie peu de maintenir la coutume vieillie, par laquelle les quatre barons de l'évêché, — les quatre pairs, — doivent le porter sur une chaire, depuis la porte de la ville jusqu'à la cathédrale, soit en personne, soit par suppléants ; s'il se contente, dès le seizième siècle, d'un simulacre, se bornant, au moment où les barons s'apprêtent à le soulever sur leurs épaules, à en prendre acte, et déclarant qu'il veut aller à pied ; en revanche, il part pour les États de la province avec son aumônier, ses deux valets de chambre, son maître d'hôtel, ses chefs de cuisine et d'office, leurs garçons, ses quatre laquais, son suisse et ses deux porteurs. Ces sieurs évêques ne surmontent pas leurs armes d'une couronne comme de nos jours ; on ne les appelle pas monseigneur comme ceux d'aujourd'hui ; mais s'ils ne jouissent point de ces prérogatives qui nous plaisent, parce qu'elles contrastent avec la rude et modeste vie de nos prélats contemporains, ils méritent ces reproches que le bon Camus, évêque de Belley, leur adresse en chaire sur leur extérieur et leur costume. Avons-nous pudeur de paraître, par notre tonsure, cette couronne cléricale que l'on porte bien peu et qui rappelle la couronne d'épines, les sacrés esclaves du Rédempteur ? Quoi ! nous sommes si rigoureux là-dessus en nos petits clercs, choristes ou novices, et si relâchés en notre regard ! Pour les habits, c'est de même... je parle à vous, messieurs les prélats, que dis-je ? mais à moi-même qui prêche. Que faisons-nous avec ces habits laïques, où sont nos soutanes, nos camails violets ?... Le port de la croix d'or, combien est-il, je n'ose dire négligé, mais délaissé par plusieurs, de peur d'être, ce semble, reconnus parmi les gens de dévotion.

Si l'on jette les yeux sur la liste des hauts dignitaires du clergé, sous le règne de Louis XIII, on est frappé du don presque exclusif des évêchés aux membres des familles en faveur. L'évêque d'Orléans est l'Aubespine, frère du garde des sceaux ; celui de Nîmes est Thoiras, frère du maréchal ; celui de Tours est Bouthillier, frère du surintendant ; celui de Mende est Sublet, frère du secrétaire d'État de la guerre ; ceux de Chartres, de Nantes, de Bordeaux, de Toulouse, sont MM. d'Estampes, de Beauvau, de Sourdis, de La Valette, tous confidents du cardinal de Richelieu, employés par lui dans les armées ou les ambassades ; l'archevêque de Lyon est son frère, le cardinal Alphonse ; et du plus grand au plus petit, chacun case ainsi sa parenté. A Marseille est un Loménie, à Beauvais un Potier, à Vienne un Villars, à Grenoble un Scarron, à Maillezais un Béthune, à Auxerre un Séguier, à Senlis un Sanguin, fils du premier maître d'hôtel du roi, à Saint-Malo et à Rouen deux Harlay, à Noyon un d'Estrées, à Luçon un Bragelogne, frère du trésorier de l'Épargne, à Saint-Flour un Noailles, à Gap un Lionne, à Agen un Daillon du Lude, à Coutances un Matignon, à Rennes un La Mothe-Houdancourt, à Sens un Bellegarde ; à Paris, les Gondi se succèdent d'oncles en neveux pendant un siècle. Il n'y a de notre part dans cette énumération, que nous pourrions faire beaucoup plus longue, aucune intention de satire ; aussi bien les faits dont nous indiquons le détail, sont connus dans leur ensemble. Ce que nous tenons à mettre en lumière, c'est qu'avec l'usage fait par l'État de son droit de nomination, la dignité épiscopale, le revenu qu'elle procurait, ne semblaient obliger l'ecclésiastique à aucun devoir spécial envers la portion de territoire qu'on lui confiait. L'intègre et savant. du Vair, premier président du parlement de Provence, résidant à Aix, est en même temps évêque de Lisieux, en Normandie, où il ne va jamais ; tout le monde trouve la chose très naturelle, lui tout le premier, sans doute, puisqu'il conserve ces deux postes.

L'archevêque de Bordeaux se plaignait que les curés pour se dispenser de la résidence prenaient prétexte de divers procès se procuraient eux-mêmes, et se faisaient faire à plaisir sous des noms empruntés ; d'où ils tiraient comme conséquence la nécessité d'aller les solliciter aux sièges mêmes des Parlements. Les évêques d'Angers, de Senlis et autres, plaident contre les chanoines pour les obliger à quitter les cures qu'ils ne peuvent desservir ; longs procès qu'il fallait bien du courage pour entamer, et pour mener à bonne fin. Les curés obtenaient à Rome des bulles qui les dispensaient de résider ; l'évêque en appelait de ces bulles au Parlement comme d'abus ; les curés aussi en appelaient comme d'abus, contre les ordres de leur évêque. Toujours les tribunaux donnaient raison aux prélats ; les curés perdaient leurs procès toujours, mais ne résidaient pas davantage ; de façon que le mal paraissait sans remède.

Dans la pratique, les populations s'estimaient encore heureuses d'obtenir des non-résidents l'entretien d'un de ces vicaires, à portion congrue, que le gros décimateur, les poches pleines, envoyait faire avec les poches vides un ministère de charité. La portion congrue avait été fixée sous Charles IX à 120 livres ; congrue voulait dire suffisante et convenable. Pour prouver qu'elle ne l'était guère, il suffit de voir le sens donné dans les derniers siècles à ce terme de portion congrue, pour exprimer un état de gêne à peine supportable, une misère décente.

Bien fréquentes sont les instances judiciaires intro- duites par les municipalités en vue de forcer le curé titulaire, non résident, de leur envoyer un prêtre en son lieu et place. Le clergé même, aux états de 1614, exigeait en cas de congé illimité des titulaires, l'installation d'un desservant à leurs frais. Une commune de Bourgogne, qui ne peut en entretenir un vu sa pauvreté, demande aux décimateurs de lui en fournir ; procès-verbal est dressé (1645) par un notaire royal, à la requête des habitants de Changé, en Anjou, de l'abandon de tout service régulier dans leur église. En Picardie, plusieurs prêtres doivent dire deux messes parce qu'ils ont plusieurs paroisses à desservir. Cependant tous ces fidèles payent exactement la dîme, et les clercs ne manquent pas ; l'injustice à leur égard est donc considérable.

Une autre injustice, non moins flagrante et singulière, c'étaient les abbayes en commende. Si un Persan ou un Indien venait en France, dit Montesquieu, il faudrait six mois pour lui faire comprendre ce que c'est qu'un abbé commendataire qui bat le pavé de Paris. Chef honoraire d'une abbaye où il ne réside pas, mais dont il perçoit les deux tiers au moins du revenu, le commendataire n'a qu'un but : celui de tirer le plus possible de cette sinécure ecclésiastique. Il s'embarrasse peu de la défense expressif faite par le dernier concile aux bénéficiers, d'enrichir eux-mêmes ou leurs parents, avec ces biens dont ils ne sont qu'usagers ; s'il ne vend pas, comme on en a des exemples, le plomb ou l'ardoise de son église, pour la recouvrir en tuiles et empocher la différence, il entretient le moins possible les bâtiments monacaux. Sourdis, obligé de dépenser 3.000 livres, pour le dortoir de son abbaye de Royaumont qui tombe en ruine, fait tous ses efforts pour la troquer contre une autre, afin d'esquiver les réparations ; puis se répand en injures contre le prieur claustral, qu'il traite d'escroc, et qu'il accuse de lui jouer un tour de moine.

Ces prieurs claustraux étaient les abbés effectifs. Élus librement par les religieux, ou nommés par les généraux des Ordres, ils gouvernaient le monastère et faisaient, pour quelque 100 livres par an, la fonction dont le titulaire mondain se contentait de toucher la rente. Là où la règle est tout à fait austère, on construit au commendataire une maison, hors du cloître, où il descend lors de ses voyages, afin de ne pas troubler le bon ordre du couvent. Cet abbé n'est jamais plus heureux que si le nombre des religieux diminue ; c'est autant de bouches de moins à nourrir. Il s'oppose de son mieux au recrutement. Tribunaux, conseils de ville ou États de province luttent sans cesse avec ces abbés, pour les obliger à recevoir gratuitement dans leurs monastères le chiffre de moines qui y doit être, suivant les fonda/ions, pour le service divin. On les somme de repeupler leurs bénéfices clans de courts délais, sous peine de saisie du temporel. Malgré tout, bien des prieurés sont abandonnés et déserts ; dans un seul bailliage de Picardie on en citerait une douzaine, en 1610. Les constructions délabrées s'en vont par morceaux ; une seule est soigneusement entretenue : la grange, qui souvent, comme à Saint-Médard-lez-Ponthieu, d'un revenu de 2.400 livres, n'est autre que l'ancienne chapelle, affectée désormais à cet usage.

Au personnel restreint qui habite le couvent, l'abbé, réformateur intéressé du temporel des moines, se charge de faire observer les vœux de pauvreté et d'abstinence ; c'est en cela qu'il se souvient d'avoir été institué par la Providence divine, comme il s'intitule dans ses arrêtés. L'abbé de Saint-Germain d'Auxerre (qui n'est autre que le prince de Conti, puis le cardinal Mazarin) passe un contrat avec ses religieux : Ceux qui sont élevés au sacerdoce recevront la pitance de trois sous et demi par jour, en chair ou poisson, deux pains et deux pintes de vin, plus trente livres par an pour le vestiaire. Les novices se contenteront d'un sou neuf deniers, d'une chopine de vin, et d'une robe de deux en deux ans ; plus une paire de souliers et une de sandales. C'est ce qu'on appelait la manse conventuelle ; elle est ici de 1.200 livres, — sur 15.000 peut-être ; — tout le reste est pour l'abbé. L'usage semblait si naturel qu'un vertueux prélat, comme le cardinal de la Rochefoucauld, commendataire de Sainte-Geneviève, permet aux religieux d'élire un abbé, mais garde pour lui le revenu. Il en faisait des aumônes, mais n'avait pas l'idée de le laisser à l'abbaye à qui il appartenait. La postérité, témoin de ces procédés, s'étonne que l'on refusât d'écouter les plaintes des États généraux, réclamant que les bénéfices fussent accordés en titre aux religieux profès de chaque Ordre.

Dans le principe, une abbaye ne devait pas être possédée en commende plus de six mois ; celles où ce système vicieux fut introduit y demeurèrent soumises pendant trois siècles. Or, ce système eut le double résultat de dépouiller l'Église, et de la déconsidérer.

Que l'on regarde comment et à qui les bénéfices sont distribués, que l'on écoute madame de Pontchâteau, qui prie un de ses voisins de venir la voir pour résoudre avec elle si on fera son second fils d'église ou d'épée, que l'on suive le Roi à la foire Saint-Germain, où il gratifie un inconnu endormi d'un bon prieuré vacant, envié par plusieurs compétiteurs, afin qu'il se puisse vanter que le bien lui est venu en dormant ; on s'étonnera seulement du petit nombre des scandales. A ces cadets qui viennent en l'Eglise sans y être appelés, et qui, comme Sichem se résolvant à la circoncision pour l'amour de Dina, se portent au service du ciel pour les commodités de la terre, à ces cadets une famille prévoyante assure d'abord une part des fonds cléricaux ; la vocation viendra plus tard.

Abbés en bas âge, abbés en nourrice, ne sont pas rares ; à plus forte raison les chanoines écoliers, à qui l'on donne pension sur la prébende qu'ils doivent desservir un jour.

L'évêché de Troyes n'est-il pas donné au petit Vignier âgé de dix ans, dont la maman administre le temporel du diocèse ? On conteste au fils de la duchesse de Guise, jeune humaniste de dix-sept ans, la paisible possession de l'abbaye de Saint-Denis. Misérable chicane, dit son précepteur : Mon, seigneur de Saint-Denis jouit, comme vous savez d'autres bénéfices plus importants ; par conséquent son habileté à posséder celui-ci ne peut être révoquée en doute. Argument péremptoire, on doit en convenir. Son cousin de Lorraine, qui avait trouvé l'évêché de Verdun dans son berceau, le conservait, quoiqu'il vécût en laïque, n'ayant pas seulement voulu prendre le degré de sous-diacre.

Beaucoup de gentilshommes ou de gens de cour jouissent du temporel des bénéfices par confidence ; ils les font mettre sous le nom d'un homme de paille, d'un custodi nos ecclésiastique, gratifié par eux d'une pension, et qui encaisse pour leur compte comme un honnête régisseur. La place de custodi nos de M. le comte de Soissons, détenteur de plus de 100.000 livres de rente d'Église, est tenue par un prieur, aux gages de 1.000 écus par an. Ce ne sont pas seulement les princes, Condé, Carignan et autres, qui en usent ainsi, mais les simples particuliers. De 1523 à 1680, les Grossoles-Flamarens possèdent le prieuré de Buzet ; la belle comtesse de Guiche, Coriande d'Andouins, tint jusqu'à sa mort l'abbaye de Châtillon. Sully a quatre abbayes, et il n'est pas le seul protestant dans ce cas ; telle famille réformée jouit pendant un siècle de Fontgombaut, en Berry ; tel huguenot, gouverneur d'une citadelle en Bresse, est commendataire d'une abbaye voisine. Tout cela ne choque pas trop.

Richelieu, qui plus tard récompensait le violon Maugars par le don d'un monastère, et payait d'autres artistes de sa musique de la même monnaie, ne se montra pas lui-même extrêmement scrupuleux, Peu à peu des revenus qui continuent de figurer à l'actif de l'Église, cessent de lui appartenir en fait ; dans de grands chapitres, comme Saint-Martin de Tours, les maires et les prévôts sont toujours des laïques ; et parmi ces prévôtés il en est qui rapportent plus de 10.000 livres de rente.

A défaut du titre, un obtient des pensions payables sur les revenus. Ces pensions, enchevêtrées dans les bénéfices, sont accordées par le roi à qui il lui plaît. L'archevêque de Tours en a une sur les évêchés de Navarre ; des chevaliers de Malte, la Motte-Houdancourt, en ont sur l'évêché de Mende ; le cardinal de la Rochefoucauld touche ainsi 10.000 livres de rente pour récompense de la grande aumônerie de France, qu'il a cédée au frère du premier ministre. Tout Français puissamment recommandé, tout étranger précieux pour la politique française, peuvent en recevoir. Les plaintes des États généraux ne furent pas plus écoutées en ceci qu'en tout le reste. Ces pensions étaient importantes : Luçon en devait pour 4.400 livres ; l'évêque de Pamiers demandait à être déchargé de celles qui foulaient ce pauvre et désolé évêché ; ses pensionnaires venaient le persécuter jusque dans les montagnes, où les violences des guerres l'ont relégué.

Les prélats, par compensation, obtenaient, selon leur degré d'ambition ou de faveur, un lot de bénéfices qui leur rendait l'aisance ou la richesse ; les chanoines, à leur exemple, s'efforçaient d'arrondir leur budget par une cure rurale, par un prieuré de rapport. C'est dire que la pluralité des offices ecclésiastiques, abus toujours combattu par les décrétales des papes, et plus d'une fois sur le point de disparaître, fleurira désormais jusqu'à la fin.

Le cardinal de La Valette avait huit abbayes, et les autres à proportion. Un prêtre fort recommandable termine un petit billet au ministre en le suppliant de se souvenir qu'il lui a demandé une petite abbaye pour avoir un carrosse, et d'autres commodités qui deviennent des besoins en vieillissant. Qu'on ne se hâte pas de sourire ; on n'est sévère que pour les désordres du passé. Les contemporains finissent par s'habituer aux singularités de leur temps, au point de ne pas les apercevoir.

Seulement il est clair que l'Etat, bien avant la Révolution, s'était emparé des trois quarts du revenu de l'Église et en disposait à sa volonté, en faveur d'individus laïques ou clercs, le plus souvent nobles, qui n'exerçaient aucun ministère et ne rendaient aucun service à la religion. De sorte que la part de ceux qui desservaient les paroisses et de ceux qui priaient ou travaillaient dans les monastères — moines cloîtrés et curés portionnés n'était sans doute pas supérieure, pour eux tous, à la somme que reçoivent nos prêtres contemporains.