LA NOBLESSE  FRANÇAISE SOUS RICHELIEU

 

CHAPITRE VII. — Transmission des biens.

 

 

Partages et successions. — Le droit d'aînesse, la légitime. Hérédité des bâtards, légitimés et adultérins. — Le droit du propriétaire noble. — Autres transmissions : aliénations à titre onéreux, donations, retrait féodal. — La confiscation ; le don du roi pour déshérence ou bâtardise. — Droit d'aubaine et des étrangers en France. — Le partage égal ou roturier ; de certains partages ruraux, le juveigneur.

 

Au point de vue d'une justice rigoureuse, toute restriction du droit absolu de tester est une atteinte au droit de propriété. Cependant le droit de propriété, bien qu'individuel, étant le fondement de l'état social, toutes les sociétés organisées ont songé à le réglementer, selon des tendances diverses, et avec plus ou moins de succès.

Le droit de l'État et le droit du particulier se rencontrent sur ce terrain de la propriété, comme sur tous les autres, s'y choquent et s'y contredisent. Leur entente, plus ou moins cordiale, le traité que ces deux adversaires signent ensemble sons le nom de loi, marque le degré de perfection des constitutions diverses. Combiner le libre exercice de l'un avec les nécessités d'ordre public de l'autre, trouver un modus vivendi qui les sauvegarde tous deux, doit être le but des recherches de l'homme d'État. Quelques-uns pensent que la transmission des biens doit être réglée par l'État, pour arriver à faire prévaloir une forme de gouvernement plutôt qu'une autre. Ils estiment qu'un État démocratique, qui tend à établir l'égalité, doit imposer le partage égal, ce qui semble, par une juste réciprocité, autoriser un État aristocratique à maintenir le droit d'aînesse, pour protéger des situations puissantes et exceptionnelles.

La liberté de tester, par nature, n'est ni aristocrate ni démocrate, mais elle devient l'une ou l'autre, suivant le tempérament du peuple qui en jouit ; témoin les deux nations contemporaines où cette liberté existe absolument, l'Angleterre et l'Amérique. Quant à la France, elle est aujourd'hui démocratique après avoir été aristocratique, bien que la liberté de tester n'ait pas plus existé pour la noblesse autrefois qu'aujourd'hui. L'ancien droit d'aînesse français n'était pas une faculté, mais une obligation. La liberté de tester n'a donc rien à voir avec le droit d'aînesse, puisque le second était précisément un obstacle à la première.

Aussi bien ne faut-il pas chercher l'origine de ce droit dans une pensée politique quelconque, mais dans l'histoire. Il s'établit, non parce qu'il était juste en théorie, mais parce qu'il était utile à tout le monde... Lorsqu'un fief était un petit État, tous les habitants du fief étaient intéressés à ce que le chef de l'État, c'est-à-dire le seigneur, demeurât puissant. Sa puissance était leur sécurité. La famille du suzerain, ses enfants et ses proches, devaient le désirer aussi. De là le régime qui conservait en une seule main la presque totalité du patrimoine paternel. Et cet usage était si bien justifié, que d'un bout de la France à l'autre, dans les pays de droit coutumier, il régna sans conteste. Longtemps nécessaire, il demeura encore respectable, quand l'aîné, bien que ne rendant plus de services effectifs, maintenait par sa résidence sur le domaine héréditaire les traditions de famille et l'honneur de la race ; tandis que les cadets, légers de biens, mais libres d'obligations, allaient chercher fortune au loin. Quand, au contraire, l'aîné, abandonnant sa terre, ne se servit plus de ses privilèges que pour aller faire figure à la cour, pendant que ses frères, faute de ressources pour paraître et d'occasions pour s'employer, languissaient autour de son château vide, le droit d'aînesse devint vexatoire. Cet inconvénient ne devait pas tarder à se faire sentir après le règne de Louis XIII.

D'après la coutume de Paris — la plus libérale aux puînés — l'aîné prenait par préciput le château ou manoir principal, avec la basse-cour, communs, etc., et un arpent autour, ce qu'on appelait le vol du chapon ; puis la part avantageuse, c'est-à-dire les deux tiers s'il y avait deux enfants, la moitié s'il y avait plus de deux enfants. Si l'un des enfants renonçait à l'héritage, ce qui arrivait souvent pour les prêtres et les religieuses, sa part revenait à l'aîné. De plus, et c'était un point important, l'aîné ne concourait aux dettes que dans une proportion égale à ses frères. Pour les héritages nobles, en Boulenois, le fils aîné succède aux quatre cinquièmes du bien patrimonial. Le dernier cinquième se partage également entre tous les autres enfants, s'ils le réclament. Si l'un d'eux ne réclame pas, sa part est acquise à l'aîné. Pour les biens roturiers, l'aîné succède à tout, les autres sont complètement déshérités. Même chose dans la coutume de Ponthieu, dans la prévôté de Montreuil, dans le bailliage d'Amiens, et généralement dans tout le nord de la France. C'était là le droit de l'aîné, ce que son père ne pouvait lui enlever, lors même qu'il l'eût voulu ; mais il pouvait lui donner davantage. En pays de droit écrit, la légitime des descendants est le tiers des biens à partager entre les enfants, s'ils ne sont que quatre et au-dessous, et la moitié des biens s'ils sont plus de quatre. En pays de droit coutumier, le silence du défunt était interprété en faveur des cadets ; leur légitime était la moitié de ce qu'ils auraient eu ab intestat. Il faut remarquer que l'aîné entre, par la mort de son père, en jouissance de sa part ; pour lui seulement on peut dire que le mort saisit le vif ; les autres doivent être mis en possession par décret, et les procès auxquels donne lieu la délivrance de la légitime remplissent les registres des cours souveraines. On comprend que dans ces conditions, les cadets dès cadets arrivaient promptement au partage d'un pigeon, d'un lapin, d'une canardière et d'un chien de chasse.

Cette faible part n'était même que viagère en certains pays. En Bretagne, au pays de Caux, le tiers des biens était réservé aux puînés nobles, mais seulement à vie. Ailleurs ils ne jouissaient que du cinquième. La situation des filles était des plus variables. Profitant du droit d'aînesse dans l'Anjou et le Maine, elles ne pouvaient y prétendre à Paris, ni dans le plus grand nombre des provinces ; et dans quelques-unes, comme l'Artois, elles n'étaient pas admises à succéder, elles ne comptaient pas. Les filles en Poitou pouvaient, au moment de leur mariage, renoncer à la succession de leur père, à la condition que celui-ci leur donnât des biens présents et exigibles pendant sa vie. Recevoir une donation et s'abstenir de l'hérédité était la meilleure chance des cadets ; ils évitaient ainsi, puisqu'ils n'étaient pas tenus au rapport, de contribuer aux dettes. Les dettes, en effet, mangeaient souvent la légitime.

Les cadets n'étaient pas traités beaucoup mieux que les enfants naturels. Ceux-ci pouvaient hériter d'une part de cadet, et la seule différence entre eux, c'est que les bâtards, légitimés par lettres patentes, ne possédaient pas la successibilité ab intestat, à moins que ceux à qui il s'agissait de succéder n'aient donné leur consentement à la légitimation. Par testament, ils étaient capables de recevoir de leurs auteurs toutes sortes de dispositions universelles, legs ou donations. Les bâtards adultérins étaient simplement privés de succéder au préjudice des héritiers légitimes. Les autres succédaient presque partout à leur mère, et quelquefois à leurs parents maternels. M. de Poligny a un fils qui hérite de sa terre, et un bâtard à qui il donne le bailliage de' cette même terre. Cette égalité choquante ne disparut qu'au siècle suivant.

Les biens destinés à l'aîné étaient en général substitués, en totalité ou en partie ; ils étaient ainsi à l'abri des confiscations et des saisies réelles. Ils étaient aussi à l'abri des aliénations et des prodigalités d'un héritier peu soucieux de l'avenir. La substitution était un correctif au droit d'aînesse, elle faisait de l'aîné un usufruitier perpétuel, et lui rappelait que les avantages dont il profitait n'avaient pas été créés pour satisfaire l'amour-propre d'un seul homme, mais pour conserver la grandeur de toute une maison. Bien des coutumes, et celles-là mêmes qui faisaient à l'aîné la plus large part, avaient institué une substitution générale, ne permettant au propriétaire de donner ou aliéner l'héritage à lui venu par la succession de ses prédécesseurs, que par consentement exprès de l'héritier apparent, ou par nécessité jurée par le vendeur et approuvée par deux témoins. Pauvreté jurée, consentement d'héritier ou remploi, étaient les conditions légales de toute vente en certains pays. Souvent le seigneur était libre de disposer du revenu de toutes ses terres, pour les trois années qui suivaient son décès ; on le voit aussi laisser par testament à un étranger le cinquième de ses biens féodaux ; mais la législation était notoirement opposée au transport des fiefs d'une famille à l'autre, puisqu'elle avait grand égard à l'origine des biens dans le partage des successions, et qu'elle autorisait les parents à racheter ces mêmes biens à l'étranger qui s'en serait rendu acquéreur, en lui remboursant le prix principal, avec les frais et loyaux coûts.

Ainsi, le droit de propriété de l'individu était assez restreint, tandis que le droit de propriété de la famille était fort étendu. Il était de plus fort respecté, on en voit une preuve dans l'emploi, fait par le roi, des confiscations. On sait que la confiscation était un châtiment légal, corollaire presque obligé de la peine capitale, de l'exil et de l'emprisonnement perpétuel ; très usité, et particulièrement inique, puisqu'il dépouillait toute une lignée pour le crime d'un de ses membres. L'État le sentait si bien, qu'il n'osait s'approprier la fortune de ceux qu'il proscrivait, pour ne pas ressembler à un juge qui s'enrichirait aux dépens de ses victimes. La sentence qui réunissait solennellement les biens d'un condamné au domaine de la couronne n'était rendue qu'officiellement. Quelques jours après, des lettres patentes, délivrées sans bruit, gratifiaient un parent du mort ou de l'exilé de l'ensemble de la confiscation. Charles d'Angennes, comte de La Rochepot, eut la confiscation de sa mère, Mme du Fargis, exécutée en effigie ; Mme de Talleyrand eut celle de son fils, le comte de Chalais ; Jean Gontaut de Biron, sieur de Saint-Blancard, jouit des rentes possédées par le maréchal duc de Biron. La confiscation du marquis de Châteauneuf fut donnée au maréchal de La Force, son oncle ; une partie de celle de Bussy d'Amboise fut donnée au président de Mesmes, son beau-père, une autre partie à sa sœur. Ceux-ci, à vrai dire, n'en eussent pas hérité. En effet, ces largesses bénévoles du trésor royal ne respectaient généralement pas l'ordre des successions, mais elles s'adressaient toujours à un membre de la famille, témoin le prince de Condé, qui eut la totalité des biens de son beau-frère Montmorency, ce qui lui valut, avec le duché de ce nom, les domaines de Chantilly, Creil, Écouen et les autres fiefs des anciens connétables.

Lors même que le roi eût voulu ruiner une famille, le sentiment public s'y fût opposé ; aucun gentilhomme non parent n'eût pu, sans forfaire quelque peu à l'honneur, conserver ces biens confisqués. Au contraire, un ami demandait la confiscation du condamné pour la rendre à ses proches ou à lui-même ; le maréchal d'Estrées en usa ainsi avec La Vieuville. Le roi donnant à Puységur la confiscation de Bouchavane, lui fait jurer qu'il ne la donnera pas, mais la vendra. Celui-ci le promet, et pour éluder sa promesse, la cède en payement d'un chien couchant. On voit une donation faite en Parlement à la duchesse de Guise de tous les biens de son mari, à la charge qu'ils ne pourront être donnés aux héritiers dudit seigneur duc de Guise, mais seront laissés par elle à l'un de ses enfants mâles qu'elle jugera bien affectionné au service du roi.

Les terres ou les biens mobiliers, acquis au souverain par droit de bâtardise ou par droit d'aubaine, ne demeuraient pas davantage en sa possession, soit qu'il les remit aux parents du mort, soit qu'il en fit don, faute de parents, à quelque courtisan. Il était permis à un étranger d'acquérir en France tous les biens meubles et immeubles, les vendre, troquer, et en disposer par contrats entre-vifs. Mais s'il mourait sans avoir été naturalisé, ses biens étaient adjugés au roi par droit d'aubaine. Ce droit, qu'on a qualifié de barbare, ne l'était pas plus que l'organisation dont il dérivait. Le particularisme est le caractère du moyen âge ; par tous les moyens possibles on cherchait à éloigner l'étranger, jamais les barrières ne semblaient trop hautes pour l'empêcher de prendre pied sur le sol national et de s'y fortifier. Ce sentiment était poussé si loin, que les enfants d'une. Française épousant un étranger avaient besoin, pour être admis à hériter des biens de leur mère en France, d'une autorisation toute spéciale, que l'on n'accordait pas volontiers. Notre pays n'était pas le plus rigoureux à cet égard, puisque les Suisses, les Écossais aux gages du roi, les habitants de Cambrai, de Calais et du comtat Venaissin, ainsi que ceux de Flandre, de Milan, de Savoie, de Luxembourg et des Pays-Bas, étaient exempts du droit d'aubaine.

La législation était bien plus sévère chez nos voisins. En Italie, en Bohème et dans plusieurs villes d'Allemagne, il n'était pas permis à l'étranger de posséder un pied de terre. A Milan, les étrangers ne pouvaient même jouir d'un usufruit. Ils ne pouvaient faire saisir les immeubles de leurs créanciers italiens qu'à la condition de les revendre dans l'année. En Angleterre, en Suisse et dans les Grisons, il était même défendu d'hypothéquer sa terre à des non-régnicoles et nos ambassadeurs avaient souvent à aplanir les difficultés qui survenaient à cet égard.

Toutes étranges qu'elles paraissent dans les temps modernes, ces coutumes avaient eu leur raison d'être au moment où elles furent établies. Leur malheur est de n'avoir pas disparu en France, avec la nécessité qui les avait fait naître. Le droit d'aubaine servait à protéger le pays, le droit d'ainesse était destiné à sauvegarder la noblesse. La preuve, c'est que les biens des roturiers se partageaient coutumièrement et également, et que les fidéicommis et substitutions étaient interdits aux personnes rustiques. Le partage égal, dans les pays où il fut pratiqué, anéantit les plus illustres maisons, et toute l'aristocratie s'appauvrit de bonne heure.

Dans les campagnes, entre paysans, le partage égal n'était pourtant pas toujours de règle. Les besoins de l'exploitation agricole avaient fait imaginer, en Bretagne, comme dans quelques districts d'Angleterre, une sorte de droit d'aînesse à rebours, où le dernier-né — juveigneur — héritait seul de ses père et mère. D'après l'usement du fermage (dit Quevaise), le dernier des enfants mâles, et, à défaut de male, la plus jeune des filles du tenancier défunt, entrait en possession de la tenure, à l'exclusion des autres frères ou sœurs, qui ne pouvaient prétendre à aucune compensation. Le juveigneur partageait seulement avec eux les meubles de la succession. Mais pour recueillir cet héritage, il fallait qu'il eût demeuré sur la ferme depuis un an et un jour au moins sans intervalle ; et par cette sage précaution on prévenait une interruption funeste à la culture.