LA NOBLESSE  FRANÇAISE SOUS RICHELIEU

 

CHAPITRE IV. — Son esprit.

 

 

Ce que les nobles désirent, ce qu'ils redoutent. — L'honneur, la bravoure, la témérité. — La puissance brutale, son règne. L'esprit d'aventure, barbarie des mœurs. — Cruauté de la guerre et sa courtoisie. — Jeux souvent sanglants. — Énergie extrême. — Coups de bâton ; ils sont usuels et admis. — L'esprit guerrier qui utilise ces qualités ; il est général, les femmes mêmes le possèdent. — La morale de la noblesse. — Idées de l'époque sur le vol et l'assassinat. — Le patriotisme et la nationalité. — Les superstitions.

 

Mais ce qui subsistait encore, c'était l'esprit féodal. Bien qu'une transformation immense se fût opérée dans les faits, on sent encore dans les idées l'influence du moyen âge, comme on éprouve sur les côtes de Bretagne les effets affaiblis du gulfstream. L'empreinte semi-barbare n'est pas effacée. Sous les dehors d'une politesse poussée parfois jusqu'au raffinement, on retrouve les mœurs naïvement féroces de jadis. Le gentilhomme sous Louis XIII ressemble plus, à le bien disséquer, aux preux du temps de Philippe le Bel qu'aux talons rouges du règne de Louis XIV.

Souiller l'honneur de sa maison en ce monde, être damné dans l'autre, voilà les seuls dangers qu'il connaisse, les seules choses qu'il évitera. Ce qu'il ambitionne, c'est avant tout le renom de brave, ensuite celui de galant et de magnifique. Quant au reste, liberté entière. Une existence qui se meut entre des termes aussi larges est nécessairement exempte de préjugés. Un homme de qualité va au combat sans antre intention que celle de montrer son courage, son audace, l'adresse de son bras. Il cherche simplement la gloire. S'il y a quelques guerres entre deux peuples, il y court, non pas comme spectateur, mais comme acteur ; il prend parti sans préférence ni antipathie, seulement pour prendre parti. Quelquefois il en revient riche et honoré, souvent il y meurt. Grands seigneurs et soldats de fortune sont également aventureux ; et ce que les Français font à l'étranger, les étrangers le font en France ; de là un sentiment assez faible de la nationalité et du patriotisme.

Ce que la noblesse avait dû abandonner en matière de guerre privée, le droit de se faire justice soi-même et d'indépendance personnelle outrée, avait laissé des traces profondes dans les esprits. Certains actes qualifiés depuis longtemps de crimes par la loi, ne l'étaient pas encore par l'opinion du monde, au moins du monde aristocratique. Il faut se souvenir qu'au moyen âge la ligne de démarcation entre les souverains et les particuliers n'est pas nettement arrêtée comme aujourd'hui, que ce que les rois font les uns vis-à-vis des autres, les seigneurs grands et petits le faisaient aussi. Il faut donc les juger non selon les règles dut droit civil, mais selon celles du droit international. De nos jours, un prince attaque son adversaire après l'avoir prévenu, c'est une guerre ; un particulier fait de même, c'est un duel ; un souverain s'empare d'une province qui appartient à un de ses voisins, c'est un conquérant, on l'appelle Grand ; un particulier s'installe dans le château de son ennemi, et l'en chasse, c'est un voleur ; s'il le tue, c'est un assassin. Au début du XVIIe siècle, nous sortons d'un temps, où l'emploi de la force était jugé presque aussi légitime dans un cas que dans l'autre. L'occupation guerrière, violente, des biens d'autrui n'avait donc pas le caractère qu'elle a maintenant. Ou n'oserait déjà plus soutenir qu'elle est raisonnable, mais elle ne parait pas encore tout à fait exorbitante. On voit sans cesse des cadets se battre pour obtenir leur légitime ; des hobereaux en venir aux mains pour une succession privée, comme les souverains en appellent aux armes, pour la succession de Clèves et Juliers (1610), ou de Mantoue (1627). De là une morale toute différente de la nôtre.

Dans une société semblable, la bravoure, l'excès même de la bravoure, l'audace la plus folle, devient estimée autant qu'elle est nécessaire. Les rois la possédaient tous à un haut degré, c'était la qualité obligatoire. Les plus médiocres en politique, comme François Ier ; les plus légers, comme Henri II ; les plus dépravés, comme Henri III, étaient aussi valeureux que les sages, comme Louis XII, ou les hommes de génie, comme Henri IV. Louis XIII ne le cédait en rien à cet égard à ses prédécesseurs. La noblesse suivait son exemple ; c'était son amour-propre, c'était sa gloire. Elle acceptait les postes les plus périlleux, descendait dans les fossés d'une ville assiégée, mettait pied à terre sous le feu de l'ennemi. En un grand embarras, elle y allait tout autrement que les soldats ordinaires. Jamais elle n'eût osé dire qu'une entreprise était impossible ; l'honneur était en trop haut point entre les gens de guerre, pour, quand ils ont reçu commandement de donner, oser représenter la moindre difficulté qui fasse croire qu'ils ont peur. Le cardinal fait un procès à Manicamp, parce qu'étant malade il n'a pas été au combat, et lui demande s'il ne sait pas que la vie d'un gentilhomme, et particulièrement d'un homme de condition, consiste plus en l'honneur qu'en autre chose, et partant qu'il lui valait mieux mourir avec ses compagnons que vivre ailleurs. Gramont, empêché par le maréchal de Châtillon d'aller à l'ennemi, s'écrie : Monsieur, c'est une jalousie, vous me faites un affront de m'arrêter en cette occasion, je m'en plaindrai au roi. Le roi, durant le siège de la Rochelle, voulant donner avis aux reines de la retraite des Anglais, est contraint d'y envoyer un aumônier, personne n'ayant voulu partir tandis que les Anglais pouvaient encore attenter quelque chose. Quelques années plus tard, en Italie, on fut obligé de tuer des soldats, et de menacer les officiers, pour réprimer l'ardeur de l'armée qui voulait aller à la rencontre de l'ennemi.

A de pareils caractères, la témérité était naturelle, elle avait nom ambition. Les Bayards se comptent par centaines ; des individus que la postérité connaît à peine accomplissaient tous les jours des actions héroïques. On voit couramment des maréchaux mettre pied à terre, une hallebarde à la main, et marcher à la tête d'un gros de troupes, se trouvant ainsi en plus beau lieu pour donner. Ce que nous nommons imprudence était appelé courage. En Lorraine, MM. de Mouy et de Cœusac, qui commandaient les compagnies de Richelieu, avaient tant de jalousie l'un pour l'autre, que, disputant à qui serait le dernier à se retirer, ils se firent tuer tous deux fort mal à propos.

La mode du temps étant d'aller partout sans armes défensives dans les sièges, on voit des gentilshommes qui, dans un danger évident, préfèrent la mort à la honte de revêtir seuls leurs armures, au milieu de camarades qu'ils auraient scandalisés.

Le mépris de la vie est poussé à ses plus extrêmes limites ; on s'expose sans cesse à se faire tuer ridiculement ; on court brutalement et comme les yeux bandés, partout où la mort est la plus visible. Ne savez-vous pas, disaient les Italiens, que les Français vont à la mort comme s'ils devaient ressusciter le lendemain ? Bassompierre se fait sans nécessité passer par les armes des ennemis, en marchant cent-vingt pas à découvert, tout près de leur feu, sans s'éloigner jamais, dit-il fièrement. Une balle porte dans le pommeau de sa selle, l'autre dans son manteau, mais il n'en persiste pas moins ; aussi avoue-t-il que jamais il n'a mieux cru mourir que cette fois-là. Des traits analogues ne sont certes pas rares dans les campagnes modernes ; mais ce qui les rend sublimes, c'est leur utilité ; inutiles, nous les jugerions fanfarons ou insensés. Il n'en était pas de même alors. En 1641, un Espagnol, au travers d'une grêle de mousquetades, met son épée nue sous son bras, avec une contenance hardie, et regardant le côté où étaient les Français, il étendit ses deux mains en se les frottant, disant tout haut que ce feu était venu bien à propos parce qu'il avait grand froid ; et après avoir essuyé mille coups de mousquet, il se retira au petit pas dans la contrescarpe. Montglat, qui raconte le fait, traite de remarquable cette action qui nous semblerait aujourd'hui celle d'un fou.

Cette bravoure était partagée par tous ceux qui portaient l'épée ; des gens de peu étaient aussi délicats sur ce chapitre que des seigneurs qualifiés. Binau, attaché au maréchal de Saint-Luc, se bat avec un nommé La Tuye. Il reçoit dans sa selle un coup de pistolet, et donne à son tour au travers du corps de son adversaire. Ce dernier chancelle, et son cheval l'emporte. Binau criait : La Tuye, tourne, tourne, tu fuis. La Tuye tomba et mourut le jour même, en disant que le seul déplaisir qu'il eût en mourant, c'était de ce qu'on avait dit qu'il fuyait. Au siège de Ré, ceux des soldats de la citadelle que leur faiblesse empêchait de combattre, chargeaient les mousquets de leurs camarades ; n'en pouvant plus, ils leur disaient : Ami, je te donne mes hardes, je te prie, fais-moi ma fosse ; et s'y retirant, mouraient.

Les femmes françaises, observait un Anglais, à propos d'un duelliste qui avait tué sept de ses adversaires, affectionnent par-dessus tout les braves, et pensent qu'elles ne peuvent pas en aimer d'autres sans compromettre leur réputation. A force de se montrer difficile et de raffiner la vaillance, on finissait d'ailleurs par ne considérer comme braves que les spadassins. Tallemant dit de Louis XIII qu'il n'était pas brave ; il dit la même chose de beaucoup d'autres, et notamment de M. de Rohan, reconnaissant cependant qu'il a fait la guerre toute sa vie, et qu'il y est mort. Mais aller à la guerre, Le n'était rien, tout le moufle y allait ; s'y bien comporter, c'était la moindre chose. Le beau, le distingué, c'était de tirer l'épée à tout propos, de se battre sans cesse, et avec des gens mieux armés, ou plus nombreux, de faire rengainer et baisser la tête à tout le monde. Voilà la bravoure, voilà le vaillant homme.

Celui-là affectionne les excentricités périlleuses ; il est de bon ton de jouer avec la mort. Le point d'honneur fit chez une nation nerveuse et ardente ce que le fatalisme fait à peine chez des peuples dégradés par l'inaction et abrutis par l'opium. Le comte de Grandpré buvait à la santé de sa maîtresse dans un pistolet chargé, bandé et amorcé dont il tenait la détente, et après avoir achevé, il le tirait en l'air. D'autres buvaient deux à la fois, chacun dans un pistolet, tenant chacun la détente du pistolet de l'autre. Les femmes aussi se donnent cet acre frisson d'un danger mortel, froidement encouru pour leur plaire. Une dame force Bussy à aller requérir son gant, qu'elle a laissé tomber dans la loge d'un lion aux Tuileries. Il y va, l'épée à la main, le reprend, et se borne à dire en le rendant : Tenez, et une autre fois, n'engagez point des gens de cœur mal à propos.

La société qui rend un semblable culte aux vertus physiques est exposée à en voir les débordements. La force brutale s'impose et règne. Quiconque a au côté trois pieds de fer est roi et fait ce qu'il veut. Un bon cavalier sur un bon cheval est aussi supérieur à lui-même et aux autres qu'on peut l'être en ce monde. Un gentilhomme, enfermé dans son château avec des arquebuses à croc et quelques fauconneaux, tient tête à n'importe qui. Rien n'est impossible à un hardi soldat. Toiras dit à Casal avoir eu de grands desseins de se faire souverain. L'esprit aventureux est partagé par des favoris sans conséquence comme Luynes, qui rêve la principauté d'Orange ou un chimérique royaume d'Austrasie, et par des hommes d'Etat comme Richelieu, qui fait faire des démarches diplomatiques pour devenir électeur de Trèves.

Des faits que nous nommerions meurtres, assassinats, séquestrations, sont relatés par les contemporains avec quelque blâme, mais surtout comme l'indice d'une humeur fâcheuse ou incompatible. Pontis dit d'un jeune gentilhomme qu'il avait cette inclination malheureuse, et tout à fait indigne de sa naissance, d'aller le soir au coin d'une rue attendre quelqu'un qui passât, prenant un singulier plaisir à lui allonger un coup d'épée et à le blesser par pure malice. Créqui met sa belle-mère en prison et l'y laisse plusieurs années ; M. de Castelmoron, qui soupçonne sa femme, l'enferme dans un vieux château, et, pour s'en débarrasser fait sauter, au moyen d'une mine, tous les planchers du corps de logis où elle était. Les entreprises les plus hardies étaient tentées en plein Paris. En 1620, on avait résolu d'enlever Madame, sœur du Roi ; il y avait dans ce but cinquante chevaux dans la capitale, on devait la surprendre aux Tuileries... Aussi, écrivait Anne d'Autriche au roi, je ne mène Madame que dans les rues de la ville, et quand je sors du Louvre, je laisse en sa chambre quatre des gardes que vous m'avez donnés ; mais ce nombre ne serait pas assez grand si l'on se résolvait de l'enlever au Louvre.

M. d'Oradour, amoureux de mademoiselle Ferrier, assemble cent cavaliers, entre par force suivi de vingt-cinq hommes dans la maison où elle habitait avec sa mère, rue du Temple, enlève la fille malgré ses cris, et la conduit dans un carrosse jusqu'à Beauvais, pendant que madame Ferrier, rouée de coups, n'a d'autre ressource que de se plaindre au cardinal. La violence est tellement dans les mœurs, qu'on l'emploie pour les motifs les plus futiles. Un gentilhomme, réduit en si pitoyable état qu'il ne peut pas payer un valet, appelle chaque soir l'oublieur — marchand d'oublies — qui passe dans la rue, pour se faire débotter, et l'oblige, le pistolet à la main, à lui rendre ce service. La moindre querelle entre particuliers devient une bataille. En Béarn, toute la noblesse monta à cheval et pensa se couper la gorge pour trois oisons qu'un gentilhomme avait enlevés à un autre. A Aix, un conseiller au Parlement ayant tué le paon d'un de ses collègues dans son jardin, toute la ville prend parti ; le propriétaire de l'animal, avec cinquante de ses amis, enfonce une porte du jardin de l'agresseur, et le saccage de fond en comble. Vingt appels se font de part et d'autre. Le beau-frère d'un des conseillers, habitant du Dauphiné, se met en chemin avec si grand nombre de noblesse que le comte d'Alais, gouverneur de Provence, est obligé, pour l'empêcher de venir, de faire garder tous les passages de la Durance. La contrebande ne s'exerce pas nuitamment, ni avec ruse ou adresse, mais au grand jour, à main armée. Les voitures des fraudeurs qui refusent d'acquitter les entrées du vin sont escortées par des soldats de divers régiments, qui passent la barrière mèche allumée ; en sorte que les commis intimidés n'osent exiger le payement des droits. Les fermiers augmentent le nombre de leurs agents, les font soutenir, et pour l'introduction de quelques demi-queues d'eau-de-vie, ou de deux ou trois muids de vin, on voit s'engager des luttes où les commis tirent tant qu'ils peuvent sur les chevaux des coups de carabine et de pistolet.

Le même mépris du droit apparaît en pleine paix dans les relations internationales. La tête de notre ambassadeur en Allemagne fut luise à prix pour 40.000 rixdales par les Espagnols, parce qu'il leur était devenu odieux. Des hommes si peu scrupuleux sur le choix des moyens sont terribles en pleine guerre, alors que le droit des représailles autorise toutes les cruautés. On voit fréquemment les vaincus passés par les armes. Bassompierre parle de huit cents hommes qui, après s'être rendus de leur plein gré, sont tués de sang-froid par le vainqueur, parce qu'ils embarrassent l'armée. Richelieu plaisante agréablement à propos de deux cents soldats que le marquis de Sourdis a fait pendre, après les avoir reçus à capitulation : Votre cher frère (l'archevêque), écrit-il au marquis, est extrêmement fasché de ne s'estre pas trouvé là pour confesser ceux que vous avez contraints d'aspirer au ciel, lorsqu'ils étoient plus attachés à la terre. Par contre, les habitants de Nègrepelisse, après avoir juré de demeurer dans l'obéissance, n'hésitent pas à couper la gorge en une seule nuit à quatre cents hommes du régiment de Vaillac, qu'on avait envoyés en garnison chez eux.

Avec cela des courtoisies étranges : le général français s'efforçant, dans un bombardement, de préserver un lavoir public, par égard pour les femmes de la ville, qui l'ont prié de ne pas incommoder leur blanchissage ; les assiégés faisant dire aux assiégeants. qu'ils baisent les mains au chef de l'armée ennemie, et causant ensemble en toute privauté ; ou bien des ironies narquoises et délicates : Buckingham envoyant une douzaine de melons à Toiras, qu'il croit affamé par un long blocus, et Toiras, pour prouver qu'il n'était pas réduit encore à cette extrémité, ripostant par l'offre de six bouteilles d'eau de fleur d'oranger et d'une douzaine de vases de poudre de Chypre.

Les jeux mêmes se terminent souvent par l'effusion du sang : une troupe de seigneurs, au carnaval, fait partie d'en attaquer une autre ; la lutte de ces deux troupes masquées devient une mêlée sanglante, le tout dans le but de se divertir ; comme en ces tournois du siècle précédent où l'on rompait des lances pour se distraire, et où l'on finissait par se tuer sans mauvais vouloir. Les mains démangent si fort à notre jeunesse, dit la Gazette, que depuis un mois elle s'assemble en armes, étant venue des pierres aux poignards, épées, pistolets et carabines, de sorte que le 16 courant il s'en trouva deux gros, chacun de plus de trois mille hommes, entre le village de Pincour et un moulin à un quart de lieue de la porte Saint-Antoine, où il y en eut cinq de tués le premier jour. Vrai est que quelques potences plantées sur le champ de bataille ont ralenti leur ardeur (1634).

Il fallait aux personnages de ce temps des qualités physiques en rapport avec l'existence qu'ils étaient appelés à mener. Ils ne négligeaient rien pour les acquérir. Pour faire de l'exercice, le marquis de Sourdéac se faisait courre par ses paysans, comme on court un cerf. Marches forcées, longues étapes à cheval, maladies, infirmités, rien ne les arrête, rien ne peut vaincre leur énergie.

Quand Voltaire, au XVIIIe siècle, reçut des coups de bâton de la part du chevalier de Rohan, l'affaire fit un tapage immense ; une voie de fait semblable passionna l'opinion ; elle choqua prodigieusement une société policée. Ces coups de bâton semblèrent le défi insultant de la force à l'intelligence, ils devinrent historiques. Cent ans plus tôt, on en eût à peine fait mention ; Voltaire eût riposté par une satire, peut-être eût-il rendu avec usure au grand seigneur la bastonnade qu'il en avait reçue, et tout serait tombé en oubli. De pareils changements dans l'appréciation d'une même chose marquent la différence des mœurs aux deux époques. Sous Louis XIII, chacun se venge à sa manière, un auteur par des vers, un noble à coups de main, un praticien en faisant coûter de l'argent. On est dans l'usage de fouetter pour des fautes légères les laquais et les pages. Le fouet est employé dans l'armée, il figure parmi les peines criminelles légalement appliquées par les tribunaux. Le châtiment corporel était loin de soulever alors la réprobation qu'il soulève aujourd'hui ; par conséquent la vengeance brutale d'un particulier paraissait moins odieuse. On fait volontiers attaquer son ennemi par deux ou trois hommes, qui lui cherchent une querelle dont il a peu de chances de sortir sain et sauf. Le comte de Montsoreau a vingt satellites qui rançonnent tout le voisinage. Le duc d'Epernon a ses donneurs d'étrivières attitrés, que l'on nomme les Simons.

Boissat, l'académicien, reçut des coups de canne, et fut blessé à la tête par des gens de la comtesse de Saulx, pour s'être moqué d'elle au carnaval dans les rues de Grenoble. Bouchard de Fontenay fut également étrillé par le maréchal d'Estrées, pour s'être mêlé de dire quelque chose contre lui, durant sa brouillerie avec le pape Urbain.

Le prince de Conti fustigeait M. de Sarrazin, quand il se repentait d'avoir épousé la nièce de Mazarin, parce que c'était lui qui avait fait ce mariage. Mais si les hommes de lettres étaient souvent bâtonnés par les gentilshommes, ils n'hésitaient pas à jouer à leur tour des mêmes armes contre eux. Dulot, l'inventeur des bouts-rimés, donna des coups de bâton au marquis de Fosseux, l'aîné de la maison de Montmorency, et s'en vanta publiquement. Balzac administra pareille volée à un cavalier nommé Saverzac, qui avait écrit contre lui et critiqué ses ouvrages. Les coups d'ailleurs étaient ordinaires entre gentilshommes, voire même entre grands seigneurs. Le duc de Nevers et le cardinal de Guise plaident pour la collation d'un prieuré auquel ils prétendent nommer tous deux une de leurs créatures ; se rencontrant chez le rapporteur de leur procès, ils se frappent sans se marchander, et l'enquête prouva que c'était le cardinal qui avait commencé.

D'autres prélats figurent dans des scènes pareilles, non comme agresseurs, mais comme victimes. Le duc d'Épernon, un peu haut à la main, selon le mot de Richelieu, bailla trois coups de poing dans la poitrine et le visage de l'archevêque de Bordeaux, et lui donnant plusieurs fois du bout de son bâton dans l'estomac, lui dit que sans le respect de son caractère, il le renverserait sur le carreau. Le même archevêque reçut en plein conseil de guerre un coup de canne du maréchal de Vitry, sans qu'il se fût dit aucune parole entre eux.

Le marquis de Rouillac bâtonna l'abbé Ruccelaï ; Beauregard, capitaine des gardes du comte de Soissons, bâtonne le baron de Coppet pour le compte de son maître. Pontac, maître des requêtes, fut contraint de descendre de son carrosse et outrageusement battu par les soins de M. de Termes, son rival en amour. L'opinion quelquefois s'indignait de ces violences, mais le plus souvent celui qui avait reçu des bastonnades devenait la fable de la cour, parce qu'après un tel affront, un homme ne peut éviter d'être ridicule et méprisé.

Un État où la force intervenait si souvent dans les rapports sociaux, où les ressentiments engendraient si aisément des coups de canne et des coups d'épée, était un État fait pour la guerre. L'esprit querelleur engendrait l'esprit guerrier ; de son côté, l'esprit guerrier utilisait l'esprit querelleur. Ils étaient la conséquence l'un de l'autre. Aussi ne comprenait-on pas la guerre de la même façon que de nos jours. Ceux qui la faisaient ne la considéraient pas comme une triste et passagère nécessité, mais comme un plaisir et un état normal. Quand la paix se prolongeait trop longtemps, les gentilshommes s'ennuyaient de ce qu'on ne faisait rien. Un prince de cœur, disait Montluc, ne doit jamais être content... faut pousser sa fortune, la terre est grande, il y a prou à conquérir. Et il demandait naïvement qu'on supprimât tous les emplois civils, pour contraindre les bons cœurs, nobles et généreux, à porter le mousquet. Pour les uns, la guerre, c'était le pain ; pour les autres, c'était la gloire. Bassompierre à dix-neuf ans va s'offrir au pape contre don César d'Este, qui, dit-il, retenait au mépris du droit Ferrare, guerre aussi juste et sainte que possible. Le pape lui ayant fait peu d'accueil, il passe sans hésitation à l'adversaire, se disant qu'il doit aller s'offrir à ce pauvre prince — don César d'Este, — que l'on voulait injustement spolier d'un État possédé par une si longue suite d'ancêtres. Il raconte cette volte-face en quelques lignes avec une bonhomie qui déroute la critique. Peu lui importait le drapeau, pourvu qu'il prît part à la bataille. Des généraux animés de ces sentiments conduisent les opérations en dilettanti ; ils vont bride en main, pour voir les événements, redoutant une victoire trop décisive presque autant qu'une défaite, comme des chasseurs qui craindraient, en abattant trop de gibier, de dépeupler la forêt qui leur procure un agréable délassement.

Cet esprit guerrier est général. Brienne, quoique secrétaire d'Etat, fait campagne en volontaire ; les magistrats font souvent de même, ils allongent et accourcissent leur robe quand ils veulent ; les conseillers au Parlement, en Provence, font deux ou trois expéditions sur les galères avant de prendre une charge. Il en est dont la soutane ne tient qu'à un bouton, et qui ne laissent pas de se battre.

Les femmes aussi, contre l'ordinaire de leur sexe, possèdent ces allures belliqueuses. Je vous avise que si on veut mettre garnison céans, écrit la marquise de La Force à son mari, j'aime mieux souffrir le siège de toutes les communes de Guyenne, que de la recevoir. Madame de Montravel dispute un château, les armes à la main, à son frère, M. de Créqui. Celui-ci fait occuper le château par ses soldats. Sa sœur fit alors soulever les villages voisins ; Créqui, de son côté, envoya deux cents hommes de renfort, mais madame de Montravel se porta sur le pont-levis, et dit aux soldats qu'ils ne passeraient pas sans lui marcher sur le ventre. Mademoiselle de Navailles, ne pouvant avoir sa légitime, s'empare d'un manoir appartenant à son neveu, le futur duc de Navailles ; la sœur de M. de Navailles, mademoiselle de Saint-Geniez, fait le siège de ce manoir, le force, et met sa tante en prison, en même temps que deux gentilshommes de son parti. Madame de Château-Guy mourut en chargeant, seule avec son écuyer, trois seigneurs de son voisinage avec qui elle avait querelle. Madame de Bonneval, fort habile à moucher des chandelles à coups d'arquebuze, appela son mari en duel, et en reçut trois ou quatre bons coups d'épée. Madame de Saint-Balmont, dont le mari était mort au service du duc de Lorraine, n'avait pas de pareille pour la vaillance. Elle tua ou fit prisonniers de sa main plus de quatre cents hommes durant sa vie. Dans les guerres, elle attaqua trois cavaliers allemands qui dételaient les chevaux de sa charrue, et les arrêta. Elle eut plus d'un duel, cela va sans dire ; et cette vie peu édifiante ne l'empêchait pas d'être pieuse, lettrée, et de faire imprimer des exercices spirituels. La violence du siècle se retrouve dans les amours : un galant fait sauter avec un pétard la porte de sa belle, celle-ci l'attend de pied ferme, armée de deux pistolets, à l'ouverture d'une trappe de cave. Un amant méprisé porte une épée à sa maîtresse en lui disant (style connu) de lui percer le cœur avec ce fer ; la princesse le prend, et lui en donne tranquillement deux coups au travers du corps !

Les nobles, dit Richelieu, ne reconnaissaient liberté qu'en la licence de commettre impunément toutes sortes de mauvaises actions ; il leur semblait qu'on les gênait, de les retenir dans les équitables bornes de la justice. Pour ne pas s'exagérer la portée de cette accusation, il faut se souvenir que la morale de l'époque autorisait bien des actes que la nôtre défend. La morale humaine change selon les temps, selon les lieux ; l'étude de l'histoire offre le spectacle de ses variations incessantes. Elle change même selon les individus. Si la morale des seigneurs nous révolte, la morale personnelle du Cardinal nous indigne. L'une et l'autre ont trop de respect pour la force, trop d'égards pour le fait accompli. Sous le règne de la force, la vigueur, le courage et l'agilité sont des titres suffisants à l'acquisition des biens. De là cette légitimation du vol, au moins du vol apparent, audacieux, commis sur le grand chemin, et qui ressemble un peu à une bataille. De là cette situation particulière du brigand en Espagne, du bravo en Italie, du pirate en tous pays ; cette sympathie voisine de l'estime, que le peuple éprouve pour le contrebandier, le braconnier, qui paraissent non pas voler, mais se battre, et pour qui les dangers de la lutte en font oublier le mobile.

Il n'y a pas loin, sous Louis XIII, du guerrier au brigand. L'homme de guerre est déjà un peu brigand, le brigand est encore un peu guerrier. Beaucoup, dit-on, cherchent plutôt du profit dans la guerre que le péril.

Ces grands seigneurs qui levaient des troupes, menaçaient la cour et la rançonnaient pour obtenir, l'un une grosse somme, l'autre une forte pension, le troisième la perception d'un impôt, ressemblent assez à ces bandes de malfaiteurs superbes et bien posés qui arrêtaient jusqu'à ces derniers temps les diligences en Sicile ou dans les Abruzzes. Les cadets n'ont que la guerre ou la filouterie pour se tirer de la misère, et plus d'un se vante de n'avoir pas eu recours à cette ressource de filouterie et escroquerie, sur un ton qui attend et provoque pour cette belle conduite l'admiration de la postérité. Un gentilhomme de Champagne, après avoir volé sur les grands chemins, se jeta dans le parti impérial, et eut la conduite d'un corps d'armée. La paix revenue, ces capitaines reprenaient leur ancienne occupation. Le Mercure raconte l'histoire de trois frères Guillery, d'une maison noble de Bretagne, qui avaient suivi le parti de la Ligue sous le duc de Mercœur et s'y étaient comportés en vaillants et braves soldats. Le cadet Guillery, voyant par le calme ses espérances évanouies, court d'argent et de moyens, comme sont d'ordinaire les cadets de bonne maison, se laisse gagner au désespoir, prend pour retraite les bois, et fait la guetise sur les grands chemins... Pour ce qu'il était robuste il se trouva en peu de temps fort redouté, plusieurs soldats qui s'étaient mis à voler se rendirent sous sa troupe, et il se trouva accompagné de plus de quatre cents hommes. Il choisit pour lieu de retraite une forêt sur les marches du Poitou et de la Bretagne, où au plus profond il bâtit une forteresse, qu'il rendit avec le temps bien pourvue de vivres et de munitions de guerre, avec un moulin à bras, des petites pièces de campagne, force mousquets, arquebuzes, picques, grenades, pétards et autres engins, tant pour l'offensive que défensive. Cette forteresse était aussi entourée de bons fossés avec un pont-levis enclos d'une palissade.

Ces brigands faisaient des incursions jusqu'en Normandie, Lyonnais et Guyenne, et affichaient sur les arbres, dans les grands chemins : Paix aux gentilshommes, la mort aux prévosts et archers, et la bource aux marchands. Personne n'osait plus trafiquer en Bretagne ni au bas Poitou. Il fallut lever une armée pour les combattre. Le gouverneur de Niort réunit une vingtaine de prévôts et leurs gens, on lit une levée en masse des communes ; quatre mille cinq cents hommes assiégèrent la forteresse de Guillery. Pris dans une sortie, ce dernier mourut à Xaintes sur la roue, suppliant les assistants de ne pas bailler du blasme à la maison dont il était sorti.

La légèreté avec laquelle on risquait sa personne, et la morale en faveur, enlevaient en quelque sorte au meurtre son caractère de gravité. Un brave cavalier, cornette de la compagnie du Dauphin, prit une querelle au Louvre, et devant les yeux de Sa Majesté qui était aux fenêtres, tua un gentilhomme sur le bord du fossé. Lorsque Marsillac, écuyer de la reine, eut été assassiné par Rochefort, domestique de M. le prince, ce dernier avoua hautement et publiquement son protégé devant le Parlement, bien qu'il ne pût faire valoir en sa faveur que des griefs imaginaires. Quant à l'assassinat politique, loin d'en rougir, on se faisait gloire de l'avoir tenté. Tous les seigneurs français, ligués contre le maréchal d'Ancre, complotent de le faire mourir un jour qu'il dînerait chez le prince de Condé. Montrésor, racontant son projet d'assassinat sur la personne de Richelieu, ajoute que ceux qui font une particulière profession d'honneur, doivent avoir une extrême aversion des intrigues et des démêlés de petite conséquence. Et Retz, qui trempa dans la conspiration, s'en vante en disant que cela est consacré par de grands exemples, justifié et honoré par le grand péril.

Ces gens de qualité qui, ne croient pas souiller leur blason en se servant du poignard contre un rival politique, n'estiment pas non plus forfaire à l'honneur en se liguant avec les ennemis de leur pays, et en portant les armes contre la France. Sous Louis XIII, beaucoup sont toujours prêts à ceindre l'écharpe rouge d'Espagne. L'appel à l'étranger est chose fort habituelle et fort admise, sinon très régulière. Chacun, du plus petit au plus grand, en jugeait ainsi. Quand la Reine Marie fut brouillée avec son fils, en 1619, on lui suggéra d'épouser le roi d'Angleterre, afin d'avoir un appui dans cette nation. L'intendant du chancelier Séguier lui proposant d'acheter le comté de Bigorre (durant la Fronde), faisait valoir la position séduisante de cette terre, d'où il y avait commodité de pouvoir être rendu en Espagne en quatre heures. L'avantage d'être secouru en cas de besoin par des troupes étrangères était hautement prisé par les gouverneurs de provinces frontières, comme Vendôme, d'Epernon ou Lesdiguières, et par les seigneurs demi-souverains, comme le duc de Bouillon à Sedan.

Le noble était sujet du roi bien plus que sujet du royaume. Le dévouement à la patrie était subordonné à la fidélité au monarque. On ne craignait pas de servir contre son pays, on n'aurait osé porter les armes contre son prince. Le service en effet était dit au chef de la France, non à la France elle-même. C'était la pensée féodale, l'attache ancienne du vassal au suzerain, et non l'attache moderne de l'habitant au sol natal. Les rebelles avaient grand soin de faire cette distinction, qui fut plus tard tout à fait vaine, qui déjà était bien subtile sous Richelieu, mais qui au moyen âge était légitime.

Ce que nous appelons aujourd'hui la France a Connu, depuis les temps historiques jusqu'en 1790, cinq divisions successives : celle des peuples gaulois, celle des provinces romaines, celle des royaumes barbares, celle des comtés et duchés du moyen âge — devenus les provinces — qui furent à l'origine d'arbitraires délimitations de Charlemagne et de ses successeurs, enfin celle des généralités de la monarchie moderne, améliorées par l'institution des départements actuels. Aucune de ces circonscriptions ne concordait avec les précédentes, toutes furent sans exception des découpages artificiels du sol, non la consécration de frontières physiques qu'un fleuve ou une chaîne de montagne aurait tracées, ni la reconnaissance d'agglomérations humaines que le commerce et l'agriculture avaient formées et que les mêmes motifs devaient plus tard diminuer ou détruire, mais simplement des créations politiques ou administratives : des souverainetés en somme, non des nationalités.

Ce mot même de nationalité n'a du reste qu'un sens tout à fait conventionnel et relatif. Il n'y a pas un peuple, en Europe ni ailleurs, qui soit complètement homogène ; pas un qui, tantôt accru, tantôt resserré, n'ait, à travers les siècles, combattu à outrance ou étroitement fraternisé avec d'autres peuples, qu'il a successivement traités d'éternels ennemis de sa race ou de propres enfants de son sang. Les nations ne sont donc pas, comme elles s'en flattent, les filles naturelles du hasard, mais bien le produit de mariages, précédés le plus souvent de rapts, et conclus entre des chefs puissants (rois, empereurs ou directeurs de républiques) et les territoires qu'ils réunissaient sous leur domination.

Le temps cimente ces unions ; il se charge de transformer ces mariages de raison en mariages d'amour, surtout quand la position géographique vient en aide au lien politique. A vivre sous le même sceptre, suivant les mêmes règles, obéissant aux mêmes lois, on contracte des habitudes communes, on se crée des intérêts communs, on finit par s'attacher les uns aux autres ; l'esprit national, le patriotisme naît de là Le patriotisme est, en effet, comme les neuf dixièmes des sentime.nts humains, un sentiment acquis ; il n'est pas naturel à l'homme d'affectionner comme parents et amis des millions d'individus qu'il ne connaît pas ; il ne lui est pas naturel de s'attacher, comme à sa demeure privée, à des milliers de kilomètres de terres qu'il ne verra jamais. C'est pourquoi, lorsque le lien politique qui réunit un empire un peu vaste se relâche, l'idée de patrie disparaît assez rapidement, ou plutôt la patrie se restreint au morceau de territoire amoindri dont on se sait dépendre exclusivement.

C'est ce qui arriva au début de l'époque féodale ; c'est ce qui fut sur le point d'arriver encore à la fin du XVIe siècle, où le droit dynastique sembla s'obscurcir, et à la fin du XVIIIe quand la France et la royauté, brusquement, divorcèrent.

A ces deux dernières dates le lien politique était déjà ou tout à fait solide, ou suffisamment fort pour résister à des menaces passagères de dissolution ; il subsista, et la France, lentement construite par les rois, demeura la France, même après le départ des rois, comme une maison de commerce qui continue à fonctionner tout en changeant de raison sociale. La clientèle ne se dispersa pas, la nation ne se liquida pas, comme elle avait fait aux premières années du Xe siècle. Il est vrai qu'en ce temps-là elle n'existait guère que de nom, et que les historiens allemands voient en Charlemagne un Allemand qui a conquis la France, pendant que les historiens français le représentent comme un Français qui a conquis l'Allemagne.

Quoi qu'il en soit, des fragments de cet empire se cassant et se recassant à plusieurs reprises, s'étaient formés cinquante peuples autonomes avec tout ce qui constitue la vie sociale : gouvernement, lois, juges, monnaie, force armée, pouvoir religieux. Ce fut alors qu'aux bords de la Seine une famille merveilleusement persévérante s'appliqua à rassembler ces morceaux épars ; non sans les disperser parfois elle-même de nouveau, en les partageant entre ses cadets. A l'avènement de Richelieu au ministère, nous la voyons en plein travail de reconstitution, de collection de provinces ; et l'œuvre patiente ne s'arrêtera que lorsqu'elle rencontrera en face d'elle d'autres collections, faites par d'autres familles dont la puissance balancera la sienne.

Le système assez artificiel des Etats européens au XVIIe siècle n'avait donc pas une assiette bien stable. Il faut s'en souvenir pour comprendre des mœurs déjà si loin de nous. C'est ainsi que plus d'un brave à bout de ressources n'hésitait pas à prendre le turban, comme un commerçant ruiné passerait aujourd'hui en Amérique. Mme de Rohan conseillait, après la prise de la Rochelle, à son fils cadet, Soubise, de se joindre aux corsaires mauresques et de se retirer en Barbarie. Et dans ce cas extrême, ce qui préoccupait le plus n'était pas la question de patrie, mais la question de religion.

Dans tous les cas, personne parmi les meilleurs citoyens de ce temps ne comprenait le patriotisme avec l'excessive délicatesse de nos jours. La nationalité n'avait pas ce caractère de susceptibilité extrême, et d'exclusivisme rigoureux, qu'elle a pris dans la suite. M. de La Boderie, résident de France près du landgrave de liesse, était en même temps colonel d'un régiment de cavalerie dans ses troupes. Un avocat général au Parlement était conseil de beaucoup de princes étrangers. Le ministre de Suède à Paris était un Français, fils d'un médecin de Saumur. Les étrangers, dit Brienne, sont généralement bien traités en France, pourvu qu'ils aient du mérite. Les lettres de naturalisation, ne s'obtenaient pas aisément. Mais, sauf le titre, les étrangers jouissaient des mêmes avantages que les nationaux. L'armée, par exemple, était extrêmement cosmopolite, et un bon soldat, quelle que fût son origine, y trouvait toujours un favorable accueil.

Un dernier détail achève de nous faire connaître l'âme de cette société : ces hommes d'une énergie outrée, si courts de principes et si calmes devant la mort, étaient profondément superstitieux. Les légendes les plus naïves, les inventions les plus bizarres et les plus folles ne sont pas au-dessous de leur crédulité. Bodin, dans un ouvrage de haute politique, parle sérieusement du nombre nuptial de Platon, du nombre parfait de 496, et de son influence sur le changement des républiques ; du nombre 63, dangereux aux vieillards, de la force des nombres septénaires, et de la proportion des planètes aux peuples. Le maréchal de Biron, quand on vint le trouver pour lui apprendre sa condamnation, était occupé d'astrologie judiciaire. Il comparait quatre almanachs, étudiant la lune, les jours et les signes célestes. L'abbé Arnauld croit à la chiromancie et à l'astrologie. La chambre de justice, en 1631, condamne aux galères perpétuelles, comme criminels de lèse-majesté, des particuliers qui avaient fait des pronostics et nativités sur la vie du roi. Anne d'Autriche, voyant tomber un des mulets qui portaient sa litière, envoie immédiatement demander à un Italien nommé Nerli, qui se mêlait de faire des horoscopes, ce que signifiait la chute de son mulet. Puységur raconte l'histoire d'un soldat dans le corps duquel l'épée ni les balles de mousquet ne pénétraient point, parce qu'il avait un caractère. On finit par l'assommer d'un coup derrière la tète, et une fois mort, on lui trouva son caractère, et ses compagnons dirent qu'il avait été religieux. Richelieu estime fort naturel que la maréchale d'Ancre ait fait bénir des coqs et des pigeonneaux, pour les appliquer ensuite sur sa tête à titre de médicaments. Le grand ministre prit au sérieux bien d'autres bourdes, et crut fermement, comme beaucoup de ses contemporains, à la pierre philosophale. Il juge qu'il y a grande apparence que Luynes se servit de charmes (pour plaire à Louis XIII), par les relations qu'il eut avec cieux renommés magiciens, qui lui donnèrent des herbes pour mettre dans les souliers du roi, et de la poudre pour mettre dans ses habits. Quelques années avant, Pontchartrain, secrétaire d'État, homme grave, consigne dans ses mémoires le bruit que plusieurs personnes sont accusées de magie ou de sortilège, et de s'être voulu servir de moyens exécrables pour s'attirer l'amour et la bienveillance de quelques dames.