LA NOBLESSE  FRANÇAISE SOUS RICHELIEU

 

CHAPITRE PREMIER. — La noblesse à l'avènement de Louis XIII.

 

 

Le fief et le service du fief. — Comment la noblesse s'acquérait, s'augmentait ou se perdait. — Les anoblissements. — Rapports des nobles avec le roi ; ton, attitude, manière d'agir ; nouveautés de l'étiquette ; alliances avec la famille royale. Rapports des nobles avec les princes du sang. — Rapports des nobles entre eux. — Leurs rapports avec le tiers état et le peuple.

 

La seule puissance au moyen âge est la puissance militaire, celle de l'épée, et par conséquent de l'homme qui manie l'épée.

La société féodale représente une armée dont le roi est le général, les grands seigneurs les lieutenants, les nobles ordinaires les soldats. L'engagement qu'ils contractent est illimité, bien mieux héréditaire, les pères le transmettent à leurs enfants. Le droit à combattre est aussi pour eux le devoir de combattre ; droit et devoir sont inséparables l'un de l'autre. La solde de ces hommes n'est pas annuelle ni temporaire, mais perpétuelle comme le service promis. Elle ne consiste pas en argent, le général n'avait pas d'argent à sa disposition, il leur a donné la terre. La portion de terre dont ils jouissent est le payement de leur service : c'est le fief.

Ils en deviennent seigneurs, c'est-à-dire propriétaires à de certaines conditions. Ces conditions remplies, ils y exercent les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire, parce qu'en ce temps un propriétaire est toujours un souverain. La possession du sol emporte le gouvernement des hommes, l'un ne va pas sans l'autre. Ces hommes, à vrai dire, sont beaucoup moins que des sujets ordinaires : des serfs. Ce sont eux qui rendent productive la terre sur laquelle ils résident.

Entre eux et le seigneur intervient aussi un contrat, contrat civil, c'est-à-dire roturier, bien différent du contrat militaire ou noble. Dans le contrat noble, le vassal promet son sang ; dans le contrat roturier, le serf ou le bourgeois plus ou moins affranchi ne promet que sa bourse. Pour une société guerrière, il y a un abîme entre les deux. Le service militaire des vassaux constituant seul la fortune du seigneur, chacun s'était réservé exclusivement dans le principe le service de ses hommes. La discipline de cette armée, son code, c'était le droit féodal.

Il réglait les rapports de vassaux à suzerain. Dans cette hiérarchie, organisée par la coutume et sans cesse dérangée par la guerre, l'unique ambition de chacun était de tirer le plus possible de son inférieur, tout en rendant le moins possible à son supérieur. Les plus bas placés, lui n'avaient que des suzerains et point de vassaux, cherchaient à se soustraire à la domination souvent pesante de leur seigneur direct ; le plus haut placé, le roi, qui n'avait que des vassaux et point de suzerain, tendait à supprimer ces intermédiaires tout-puissants interposés entre le trône et la petite noblesse. Peu à peu les fiefs particuliers quittèrent leurs fiefs dominants, pour aller porter directement leurs aveux et dénombrements au roi. Les grandes seigneuries se trouvèrent ainsi dépouillées de tout leur vasselage. Toute la noblesse devint immédiate ; il n'y eut plus en France que des vassaux du roi.

Mais cette évolution, accomplie d'abord à petit bruit, ne se fit qu'avec beaucoup de lenteur et de fréquents temps d'arrêt. Par ordonnance d'avril 1315, le roi renonçait, par exemple, à acquérir dans les terres des barons, si ce n'était de leur consentement, et au cas qu'il lui vint, des terres dans leur mouvance, se soumettait au service du fief, à peine de souffrir la réunion des terres au domaine du seigneur. Philippe le Long, qui avait établi l'année suivante des capitaines royaux dans les villes, effrayé du mauvais effet produit par cette mesure sur les barons, écrit aussitôt à chacun d'eux, pour s'excuser et protester de la droiture de ses intentions, qui ne vont pas, dit-il, à empiéter sur les droits de ses nobles.

Longtemps le droit moderne ou royal vécut ainsi côte à côte avec le féodal, le minant sourdement, mais n'osant le proscrire. A la fin du XVIe siècle on pouvait être encore sujet d'un prince, et homme lige d'un autre. Or l'hommage lige contenait le serment de servir le seigneur envers et contre tous, même contre le souverain. Sous Louis XIV, il fia interdit de faire ce genre d'hommage à d'autres qu'au roi. En même temps on déclara que le monarque ne pourrait être tenu de faire hommage au seigneur dominant d'un fief qui lui écherait, parce que tous les fiefs, étant originairement mouvants de lui, reprenaient leur première nature en revenant entre ses mains.

A l'origine, tout noble était soldat, mais aussi tout soldat devenait noble, par ce seul fait qu'il portait les armes. Tout le monde pouvait acquérir un fief, à la condition d'en rendre le service, de combattre soit seul, soit avec un certain nombre d'hommes, pendant un espace de temps convenu. Mais celui qui ne pouvait rendre le service personnel, qui demandait des abrégements ou des diminutions de fief, était voué d'avance à des tribulations sans fin, qui le faisaient renoncer à la possession de la terre. Il obtenait à la vérité de son seigneur immédiat la permission de payer en argent les journées de guerre qu'il ne pouvait fournir en nature. C'était le droit d'affranchissement, une sorte de remplacement militaire, quelque chose d'analogue au rachat des prestations rurales d'aujourd'hui. Mais en traitant ainsi du service militaire de son vassal immédiat, le seigneur fraudait son suzerain, et le suzerain de son suzerain à l'infini. Tout se tenait en effet du haut en bas de l'échelle féodale, et ce fief, en manquant désormais à l'appel, frustre quantité de droits respectables. Le jour où le seigneur dominant appellera au combat les nobles ses vassaux, l'un d'eux qui devait amener cinq ou six hommes d'armes n'en conduira plus que trois ou quatre. Le seigneur immédiat profite seul de l'argent que ce roturier lui paye pour ne point paraître à la guerre, tandis que tous les suzerains, jusqu'au roi, eussent profité de sa présence effective sous le drapeau. Si la dispense se généralisait, c'en était fait de l'armée féodale. Les barons et les comtes, dont la puissance était menacée, le sentirent, et demandèrent chacun à leur tour, à ces arrière-vassaux qui ne servaient pas, une redevance pécuniaire. Dans ces conditions, le non-noble n'avait d'autre parti à prendre que d'abandonner un fief qui aurait fini par le ruiner.

Au contraire, les roturiers qui voulaient et pouvaient rendre le service militaire, qui possédaient le fief à service compétent, étaient à même de le conserver librement. Pourvu que le chiffre de ses hommes ne diminuât pas, et que tous fussent braves, nobles ou roturiers, peu importait au suzerain. Toutes ces formalités, que les romans de chevalerie et l'histoire elle-même ont revêtues d'un caractère poétique et idéal, ces cérémonies, ces hommages, ces serments, ces aveux, étaient pour les hommes du moyen âge aussi prosaïques qu'un contrat signé aujourd'hui chez un notaire par un propriétaire et un fermier. La puissance féodale consistant, non dans la grande étendue des domaines, mais dans le grand nombre des vassaux, reposant non sur la terre, mais sur l'individu qui la détenait, un vassal qui refusait l'hommage ou qui manquait à la foi jurée, c'était bien pis qu'une maison incendiée ou une mauvaise récolte. Cet hommage était un billet à ordre que le chevalier payerait à échéance inconnue, en se rendant, lui et ses gens, à l'appel du seigneur, bien équipé, prêt à combattre. Si le suzerain avait donné les t'erres qui formaient le fief, c'était afin de rétribuer ce service personnel du vassal, qui assurait sa suprématie et garantissait au besoin sa personne, sa famille, sa fortune, téta ce qu'il était en ce monde.

Les chanoines de Soissons réduisent sensiblement (1189) les taxes qu'ils percevaient sur le chevalier de Chelles, à la condition expresse que chacun des descendants mâles de ce vassal, non impotent, sera chevalier à l'âge de trente ans, et que chacune de ses filles, avant l'âge de vingt-cinq ans, devra épouser un chevalier, s'il n'y a empêchement manifeste. Sa postérité, pour un motif quelconque, viendrait-elle à tomber en villenage, les avantages stipulés disparaîtraient. Si ce chapitre tient à conserver ainsi ses vassaux dans leur condition noble, c'est dans une vue d'intérêt tout simplement : pour qu'ils lui rendent des services militaires à défaut de services financiers.

L'interdiction du commerce aux gentilshommes n'eut d'autre cause, en ces temps-là que de les empêcher à tout prix de se laisser distraire du métier militaire par n'importe quelle autre occupation, surtout par une occupation qui, au lieu de leur faire rechercher la guerre, la leur eût fait redouter.

L'idée de conférer la noblesse comme une distinction ou une récompense à des gens qui ne se battaient pas, eût paru tout à fait anormale aux hommes des XIe et XIIe siècles. Cela leur eût certainement produit le même effet que si un gouvernement moderne accordait à un chimiste le grade de colonel pour prix d'une découverte utile. Le mot anoblissement n'aurait eu aucun sens. Tout vilain qui devenait homme de guerre devenait noble ipso facto, et dans tout pays un brave pouvait être fait chevalier, quelle que fût son origine. Ce titre de chevalier était lui-même un grade à conquérir, non un héritage à recueillir. Nul n'échappait à cette règle, fût-il prince ou roi de France. Les plus hautes fonctions civiles de ce temps, la charge même de chancelier de France, n'anoblissaient pas leur possesseur.

Puis l'essence de l'institution changea. En 1280, le roi défendit au comte de Flandre de faire chevalier un vilain, ce qui prouve qu'on en avait fait jusqu'alors, et l'on sait qu'un chevalier en valait un autre, que chacun pouvait à son tour donner l'accolade et créer d'autres chevaliers. La noblesse chevaleresque était donc éminemment ouverte et accessible, mais seulement aux guerriers. La chevalerie était la dignité militaire, comme le doctorat était la dignité littéraire ou médicale, comme la maîtrise était la dignité commerciale et ouvrière.

La royauté lui enleva ce caractère. Au moment où le roi défendait à ses vassaux de faire chevalier un soldat sans naissance, il accordait lui-même la noblesse à des roturiers qui n'étaient pas soldats. Le premier anoblissement eut lieu sous Philippe le Hardi en 1270. Dans la suite, les anoblissements par lettres patentes, par l'exercice de certaines magistratures, furent innombrables. En même temps, l'anoblissement par la possession des fiefs fut regardé comme usurpation de noblesse, et avec raison, puisque les nouveaux propriétaires n'en rendirent plus le service, tandis que la profession des armes continua à anoblir jusqu'au commencement du XVIIe siècle ceux qui l'exercèrent, même sans posséder de terres nobles.

De charron soldat,

De soldat gentilhomme,

Et puis marquis,

Si fortune en dit...

disait un adage du siècle précédent. Malgré le changement des mœurs, noble resta tellement synonyme de guerrier, que jusqu'à la Révolution l'opinion publique continua à distinguer la noblesse d'épée de l'autre noblesse, comme si la première eût été plus glorieuse, plus méritée, plus enviable.

Mais le service des fiefs étant aboli à la guerre, les fiefs perdirent leur ancienne utilité, les devoirs et les droits féodaux finirent par être regardés comme des pratiques abusives, illégales, tout au moins insignifiantes. Les rapports de la noblesse avec le roi se modifièrent aussi sensiblement.

Il n'y a point de prince, dit Richelieu, qui prenne plaisir de voir dans son État une grande puissance qu'il pense n'avoir pas élevée, et qu'il croit être indépendante de la sienne. C'est là le motif de cette guerre impitoyable que les souverains déclarèrent à l'aristocratie. L'opiniâtreté qu'ils y déployèrent servit à leur assurer la victoire, mais la disparition successive de leurs adversaires principaux la leur facilita singulièrement.

L'histoire s'est montrée sévère pour la noblesse. On s'étonne de ce que, depuis l'origine de la monarchie capétienne jusqu'à Louis XIV, ce corps n'ait cessé de s'agiter contre le souverain, et l'on condamne volontiers cette caste, brusquement passée de la rébellion au servilisme. A examiner les faits sans parti pris, on voit que le monarque de la troisième race se trouvait vis-à-vis des grands seigneurs dans une situation bien différente du roi de la dynastie carolienne. Ce dernier avait, sur les ducs et les comtes auxquels il avait accordé leurs fiefs, l'avantage de l'ancienneté et du bienfait ; l'autre ne l'avait pas. C'était un compagnon, un cornes, devenu tout à coup un maître. La maison parisienne de Hugues Capet n'étant ni d'origine aussi illustre, ni de puissance territoriale plus grande que beaucoup de celles qui existaient alors, et s'étant prétendue suzeraine par une simple usurpation, il n'y avait aucun motif pour que ces autres races se soumissent sans discuter. Les ducs de Normandie ou d'Aquitaine, les comtes de Flandre, de Champagne ou de Toulouse, auraient pu, tout aussi bien que le duc de France, s'approprier la succession de Charlemagne, s'il s'était trouvé à la tête de l'une de ces familles un seigneur plus habile que Hugues Capet. Comment s'étonner ensuite que l'héritier de Rollon, tenant son fief des Caroliens, tout aussi régulièrement que l'héritier de Robert le Fort, refusât de lui en faire hommage ? Jusqu'à l'extinction de ces dynasties princières de la première période, le roi capétien ne fut vraiment roi que de nom. En 1444, le chef de la maison d'Armagnac s'intitulait encore comte par la grâce de Dieu.

On ne saurait, à ce point de vue, comparer la noblesse anglaise à la nôtre. Les nobles anglais, tous Normands au début, étaient tous par conséquent vassaux de Guillaume. Il y avait, dès l'origine, une ligne de démarcation entre le souverain et la noblesse. Tout autre est la situation de l'aristocratie française, puisque, en somme, si elle faisait valoir des prétentions mal fondées, les monarques, de leur côté, revendiquaient une autorité imaginaire.

Il n'y eut pas un moment, en six siècles, où souverain et nobles fussent d'accord sur les limites de leurs droits respectifs, décidés à les défendre, sans les dépasser. Ils cherchèrent constamment à se spolier ; pour mettre fin à cette hostilité, il fallait que l'un des deux rivaux anéantît l'autre. Trois couches successives de grands vassaux s'éteignirent, sans que le roi parvint à marcher sans lisières. Après les maisons d'origine carolienne, vinrent les puissants cadets de Bourgogne, d'Alençon, de Bourbon, de Vendôme, les rois de Navarre, les comtes de Valois et d'Artois ; après eux vinrent des gentilshommes qui, tenant toute leur grandeur des souverains, montèrent assez haut pour devenir redoutables. Tels, à l'avènement de Richelieu, les ducs de Guise, d'Elbeuf, de Chevreuse, de Nevers, de Nemours, de Longueville, de Bouillon, de Rohan, de Montmorency.

Quarante ans plus tard, sous Louis XIV, les ducs de Luxembourg, de Mortemart, de Créqui, de Noailles sont des gentilshommes riches, de races anciennes, mais sans pouvoir. Avant Richelieu, le roi demandait la fidélité ; après, il exigera la soumission ; il y a là une nuance importante.

Avant lui, les grands seigneurs, quand ils voulaient manifester leur mécontentement, s'éloignaient de la cour. C'était une déclaration d'hostilité ; sortir de la cour, suffisait à un homme d'une certaine condition pour faire un parti. Sous Louis XIV, c'est une disgrâce au contraire, une punition, que d'être éloigné de la cour. On est admis à y reparaître, au lieu d'être supplié d'y revenir.

Henri IV recommandait à la reine, quelque temps avant sa mort, d'avoir soin de contenter les grands, de peur que quand ils verraient qu'il n'y aurait rien à espérer pour eux, il n'y eût beaucoup à craindre pour l'État. Malheureusement les grands n'étaient pas aisés à satisfaire. Toujours prêts à se révolter à la première piqûre de mouche, ces seigneurs faisaient leur paix chaque fois qu'ils avaient besoin d'argent, quittes à reprendre la campagne à la première occurrence. Ils étaient si forts dans leurs villes et dans leurs provinces, que le roi n'aurait osé les en déposséder ouvertement. On voit en pleine paix le souverain chercher à faire révolter ses sujets contre leur gouverneur, afin de chasser celui-ci d'une place ; on le voit traiter avec des bourgeois influents pour surprendre une citadelle que le représentant de Sa Majesté ne lui aurait sans doute pas rendue volontiers. Le plus étrange est que de semblables procédés étaient employés contre des personnages qui n'avaient donné aucun sujet de plainte, mais qui ne paraissaient pas sûrs. Le gouverneur ainsi menacé appelait alors des gens de guerre, qui l'aidaient à défendre contre le roi la cité que le roi avait confiée à sa garde.

Mais sous le cardinal, quand le noble rebelle vint à être battu, le monarque ne signa plus un traité, il accorda une grâce. Le gentilhomme ne fut plus seulement en danger de perdre la vie sur le champ de bataille, mais encore sur la place de Grève s'il était pris. Il vit le bourreau en même temps qu'il affronta l'ennemi : la partie n'était plus égale.

Les rapports sociaux entre le roi et l'aristocratie changèrent autant que les rapports politiques. Nos princes, disait-on au XVIe siècle, ne naissent ni de l'Eglise ni du peuple, mais de la seule noblesse, de laquelle ils sont les premiers gentilshommes. Les rois, plus d'une fois, mirent quelque affectation à dire : Nous ne sommes pas davantage. Cette parité originelle était ce qui tenait le plus au cœur de la noblesse. Le souverain ne l'ignorait pas, et le Roi-Soleil lui-même n'aurait pas cru pouvoir battre un gentilhomme sans se faire tort. Mais c'était vraiment le seul privilège des nobles vis-à-vis de lui, qu'il ne se crût pas en droit de les rosser selon son plaisir.

Au moyen âge, les rois épousaient les filles des seigneurs français, et, ce faisant, ne croyaient pas déchoir ; de même, les princesses s'alliaient à des gens de qualité. Plus tard, de semblables unions firent l'effet de mésalliance ; les anciennes races s'étaient éteintes, et les rois, si petits au début, étaient devenus avec le temps les premiers princes de l'Europe. La grande Mademoiselle exprimait ce sentiment dans toute sa naïveté, quand elle disait, à qui lui parlait de sa grand'mère la duchesse de Guise : Elle est ma grand'maman de loin, elle n'est pas reine. Louis XIII estimait faire grand honneur à l'archiduchesse de Toscane, en l'appelant dans une lettre : Ma tante. — Elle l'était pourtant — et Richelieu écrivait à notre ambassadeur à Florence : Vous le ferez valoir. On vit bien, à la vérité, le père du Grand Condé épouser une Montmorency, et d'autres princes s'allier avec des filles de maisons nobles ; mais une princesse n'aurait pu, sans froisser les idées reçues, se marier avec un simple gentilhomme. Ces termes : Mon cousin, dont le roi usait avec les ducs, les cardinaux et les maréchaux de France, étaient un protocole sans importance, et ceux qui jouissaient de ce titre auraient été mal inspirés en cherchant à' lui donner quelque réalité.

Il faut voir combien le ton des seigneurs, leur attitude, leur manière d'être avec la famille royale, sont différents avant et après Louis XIII. Fontenay-Mareuil parle des vieilles coutumes qui subsistaient encore sous le ministère de Luynes, de cette ancienne manière de vivre des rois avec leurs sujets par laquelle ils paraissaient plutôt leurs pères que leurs maîtres.

Henri IV, qui venait à Paris sans équipage, dînait chez un président au Parlement, soupait chez un prince, et autres gens de toutes professions dont il pouvait avoir affaire, seulement pour les honorer de sa visite, ce qui ne s'est point pratiqué depuis. On connaît la camaraderie de ce prince avec Bellegarde, avec le jeune Bassompierre, avec ses vieux compagnons Sully et d'Aubigné. Tout le monde lui parle familièrement. — Sire, lui dit du Haillan, en lui demandant un bénéfice, vous faites du bien à des traîtres, et pas à vos véritables serviteurs. — Pardieu, dit le roi en colère, je fais du bien à qui me plaît. — Il est vrai, Sire, mais il doit vous plaire d'en faire à des gens comme moi. Les anecdotes et les reparties de ce genre se comptent par centaines ; il faudrait des volumes pour contenir celles qui ont trait à Louis XII, François Ier et leurs successeurs. Tous, dans les cérémonies officielles, ôtaient le chapeau à tous les gentilshommes qui leur faisaient la révérence.

Les nobles conservaient sous la régence de Marie de Médicis la liberté de langage dont ils usaient auparavant. Le duc d'Épernon, à qui l'on ordonne de demeurer à Metz pour assurer les communications avec l'Allemagne, répond assez lestement qu'il ne se croyait pas si peu estimé de Sa Majesté, qu'elle voulût se servir de lui pour faire passer plus sûrement des paquets. Bassompierre demande à Louis XIII, qui le recevait froidement : Sire, me faites-vous la mine à bon escient, ou si vous vous moquez de moi ? — Et ce n'étaient pas seulement les grands seigneurs, mais Pontis, Fabert, Puységur, d'obscurs capitaines, lieutenants ou mêmes anspessades (caporaux) aux gardes qui parlaient ainsi.

De même avec la reine. Anciennement la coutume était qu'elle baisât tous les officiers de la couronne ; Louis XIII fut le premier qui le défendit. Quelque temps avant la naissance du Dauphin, avant que la grossesse fût déclarée, le ministre Loménie s'adresse en ces termes à Anne d'Autriche : Madame, une pensée que j'ai que vous seriez enceinte serait-elle vraie ? Le duc de Bellegarde, en 1621, par manière de plaisanterie et pour faire peur à la reine, s'avance derrière elle aux Tuileries, sans qu'elle sans doute, et laisse tomber dans les cheveux de Sa Majesté quelques menues dragées qu'il avait dans sa poche. Ce fait, ajoute l'ambassadeur d'Angleterre, qui en fut témoin, lui parut curieux et étrange ; sans doute les spectateurs français n'en furent nullement surpris.

C'est qu'il n'y avait guère eu d'étiquette en France jusqu'alors ; du moins celle qui existait était-elle moins sévère que chez nos voisins. En Angleterre, nul ne pouvait être assis en présence du roi, que le chancelier. En Espagne, personne, pas même le garde des sceaux, ne pouvait s'asseoir devant le souverain ; les députés et officiers aux États demeuraient debout près de son trône. On sait au contraire qu'aux lits de justice des parlements français tout le inonde était assis et couvert ; qu'aux audiences des ambassadeurs, les princes du sang, les princes étrangers, quelques grands personnages, tels que le connétable, se couvraient devant le roi.

Entre Louis XIII et Louis XIV, il y a à cet égard autant de différence qu'entre Napoléon premier consul ou empereur. Ces familiarités royales ne sont plus à la mode, dit Choisy, à la fin du grand règne, et je ne sais si les rois ont bien fait de les abolir.

A l'ancienne cour, les grands vassaux de la couronne passaient immédiatement après le roi ; son fils aîné seul avait le pas sur eux, encore fallait-il qu'il fût sacré, ou revêtu d'une principauté qui le mît au pair des grands vassaux. Dans une ordonnance de Philippe Auguste, tous les ducs de France, et même Guillaume de Ponthieu, sont nommés avant Robert de Dreux et Pierre de Bretagne, petit-fils de Louis le Gros. Même en 1538, le duc de Guise précéda le duc de Montpensier. Henri III est le premier qui, par une ordonnance de 1576, ait donné la préséance aux princes du sang.

Louis XIV décida plus tard que ceux-ci étaient pairs-nés, et donna à ses bâtards la préséance sur les autres ducs. Son père n'avait pas osé aller jusque-là Il avait rendu tous les grands égaux, et n'avait reconnu entre eux d'autre prééminence que celle de l'âge.

Au commencement du siècle, on voit le connétable de Montmorency refuser de marier son fils avec Mlle de Verneuil, fille naturelle de Henri IV ; à la fin, on voit les enfants naturels de Louis XIV épouser le duc d'Orléans et le prince de Conti. Sous Louis XIII, M. le Prince ayant dit au cardinal de Sourdis qu'il avait la tête bien légère : Je n'irai pas chercher du plomb dans la vôtre, riposte le prélat. Sous Louis XIV, le cardinal de Bouillon ayant fait dire à Monsieur qu'il ne pouvait plus être autant son serviteur que par le passé, Saint-Simon raconte qu'on passa outre, à cause de la grandeur du châtiment d'une pareille offense, si elle était prise comme elle le méritait !

La noblesse savait défendre sa dignité vis-à-vis des princes de la famille royale. Le comte de Soissons s'étant permis de battre le baron de Coppet, gentilhomme de son gouvernement, celui-ci envoie à toute l'aristocratie de la province une circulaire. Elle s'assemble et résout, puisque le rang de ce prince le met à l'abri du ressentiment, qu'elle s'empêcherait de le voir, et que celui qui contreviendrait à cette ordonnance serait réputé pour un homme plein de lâcheté. Il fallut des années au comte de Soissons pour se faire pardonner cette incartade.

En revanche, un seigneur de quelque importance avait autour de lui une clientèle qu'il entretenait avec soin. Tout marquis veut avoir des pages, dit La Fontaine. Sous Louis XIII, les pages ne sont pas seulement une question de vanité, mais un moyen d'influence. Les pages d'un grand seigneur étaient pour sa maison une pépinière, non de courtisans, mais de créatures, de domestiques, comme on disait alors, ce qui était bien différent. Ces domestiques, le grand seigneur les poussait, les mariait, faisait leur fortune. En retour, ils le servaient aveuglément, étaient à lui avant tout. S'il se révoltait, ils le suivaient dans la révolte ; s'il faisait sa paix, il stipulait pour eux et les comprenait dans son traité : sous une forme adoucie et modernisée, c'était encore le vasselage d'autrefois. Des familles secondaires vivaient ainsi à l'ombre de races plus puissantes, apportant à l'association, les unes leur service, les autres leur protection. On appelait cela se donner à quelqu'un. Toiras, qui devint plus tard gouverneur d'Auvergne et maréchal de France, avait commencé, au sortir de page chez M. le Prince, par se donner au marquis de Courtenvaux, vivant de son pain, montant ses chevaux et faisant chasser ses chiens. Ce fut le début des plus illustres fortunes.

Luynes ne commença pas autrement chez le comte du Lude. Un gouverneur de province s'attachait avant tout à faire donner les principales places à des capitaines à sa dévotion. Quelques-uns ne dédaignaient pas les petits moyens de popularité ; il était de tradition dans la maison de Guise de saluer beaucoup et sans distinction de personnes ; ils n'avaient pas oublié la Ligue.

Avec de pareilles tendances, on n'aurait eu garde de renier la moindre parenté. Les petits-cousins pauvres, loin d'être une charge, devenaient une force pour le gentilhomme qui savait s'en servir. Il les accueillait avec une amabilité parfaite. Pontis, jeune cadet de Provence, fraîchement débarqué à Paris, va aussitôt saluer M. de Lesdiguières dont il a l'honneur d'être parent, et est reçu par lui avec beaucoup de bonté. Les membres d'une même famille arrivaient, par suite de cet esprit de cohésion, à former une véritable armée. On voit en 1637 le marquis de Mirepoix et le seigneur de Monssolens tenir la campagne, chacun avec cinquante de leurs parents et amis. Au siège de la Rochelle, le duc de la Rochefoucauld, alors gouverneur du Poitou, eut ordre d'assembler la noblesse de son gouvernement. En quatre jours il réunit quinze cents gentilshommes, et dit au roi : Sire, il n'y en a pas un qui ne soit mon parent. Il est vrai que le cardinal, l'été suivant, lui fit ôter son gouvernement pour le donner à un homme moins apparenté.

Ce respect des liens du sang, fondé sur l'usage et maintenu par l'intérêt commun, se retrouvait dans toutes les familles. La supériorité de l'aîné y était établie sans conteste ; son autorité s'y exerçait même parfois avec despotisme, mais la constitution de la race, le maintien du nom étaient à ce prix. Il y avait sur les sujets graves des réunions de famille, où tous les parents délibéraient. Ils émettaient ce qu'on nommait un avis de parents. Ces avis étaient, de par la coutume, obligatoires pour celui ou ceux qui en étaient l'objet. On voit des avis de parents pour des arbitrages et accommodements ; on en voit pour contraindre un des membres de la famille à se marier, à se séparer, ou à se battre en duel.

La noblesse allait s'isolant de plus en plus comme corps politique, entre le roi qui, malgré elle, s'élevait si fort au-dessus d'elle, et le tiers état qui l'envahissait de boutes parts, mais qu'elle repoussait avec une énergie désespérée. Entre le tiers et l'aristocratie, il 'n'y eut pas, comme il arrive souvent entre le peuple conquérant et le peuple conquis, un état passager d'hostilité. Leur destinée fut de demeurer séparés. Il se forma dans les mœurs et dans tout l'esprit public une fermentation secrète et un état permanent de guerre.

Le baron du Pont-Saint-Pierre, aux états de 1614, portant la parole au nom de la noblesse, dit que les membres du tiers état s'en faisaient accroire sous couleur de quelques charges, mais que le roi reconnaîtrait quelle différence il y avait entre les deux ordres. Le président de Mesmes, parlant au nom du tiers état, déclara que la France était mère des trois ordres, que l'Église était l'aînée, la noblesse puînée, et le tiers état le cadet et le dernier ; mais qu'il se rencontrait quelquefois aux familles que tels derniers relevaient les maisons, que les aînés avaient ruinées. Le baron de Senecey se plaignit hautement au roi de ce langage Ils comparent votre État, dit-il, à une famille composée de trois frères... en quelle misérable condition sommes-nous tombés, si cette parole est véritable ! Eh quoi ! tant de services signalés rendus d'un temps immémorial, tant d'honneurs et de dignités auraient-ils, au lieu de l'élever, tellement rabaissé la noblesse, qu'elle fût avec le vulgaire en la plus étroite sorte de société qui soit parmi les hommes, qui est la fraternité ?...

La distance n'existait pas seulement en matière politique, la société en offrait aussi le spectacle. La cour et la ville formaient deux mondes nettement tranchés ; les bourgeois, sauf de rares exceptions, ne pénétraient pas dans le monde, ou n'y pénétraient qu'avec une position inférieure, à moins d'agir comme Mme Pilou, qui disait qu'on ne saurait être trop lier avec les grands seigneurs, en un lieu comme Paris. La distance subsistait partout, même au bal, où le gentilhomme choisi par une bourgeoise craignait de compromettre son rang en dansant avec elle.

Un publiciste du XVIe siècle disait que l'on doit donner courage et espoir aux gens de bas état, de parvenir par vertu et par industrie au plus haut degré. La classe élevée oublia trop ce conseil, formulé par Montesquieu d'une manière si profonde Les familles aristocratiques doivent être peuple autant qu'il est possible. Plus une aristocratie approchera de la démocratie, plus elle sera parfaite.