CARTHAGE ROMAINE

 

LIVRE SEPTIÈME. — LITTÉRATURE

CHAPITRE IV. — LES PAÏENS.

 

 

On perdrait son temps à rechercher, depuis C. Gracchus jusqu'à César, les traces d'une littérature carthaginoise. Sans relations avec la mère-patrie, exilés au milieu des populations indigènes, tout ce à quoi réussirent les premiers habitants, ce fut de conserver tant bien que mal leur langue d'origine. Ils s'y virent aidés dans la suite par les Italiens que des causes très diverses amenaient vers eux, marchands établis à Utique, la capitale d'alors, fonctionnaires en tournée, vaincus des partis politiques, tels que Marius. Mais surtout les armées qui, durant les guerres civiles, traversèrent tant dé fois le pays, contribuèrent à y maintenir l'usage du latin. Etrange contraste ! Ces mêmes légions qui déchiraient la République faisaient pénétrer sa langue dans les provinces mal conquises.

Quand un sang nouveau eut régénéré la colonie, sous Auguste, quand le gouverneur y eut transféré sa résidence et Glue la sécurité du lendemain se trouva garantie, les esprits se dégagèrent peu à peu des préoccupations exclusivement matérielles. Alors commencent à éclore les premières velléités littéraires, qu'on me permette ce mot trop prétentieux, appliqué aux épitaphes métriques des nécropoles. Tantôt un employé des postes (tabellarius) raconte sa vie en termes alambiqués : grand marcheur, grand chasseur, grand buveur, il se vante de n'avoir pas perdu son temps ici-bas, sachant qu'il mourrait un jour, et, satisfait du beau monument qu'il s'est préparé de son vivant, il exhorte le lecteur à l'imiter[1]. Ailleurs un mari pleure la mort de sa femme : ils étaient de Rome tous les deux, ils comptaient bien la revoir un jour, le destin en a disposé autrement ; la chère défunte va passer le Styx, elle boira les eaux du Léthé et ne se souviendra plus des tendresses de son époux. Ah ! vraiment la fortune est bien cruelle[2] ! Voici des frères qui élèvent un tombeau à leur sœur, décédée à vingt-six ans, pour lui permettre d'habiter les Champs-Elysées[3]. Une jeune Romaine nous apprend qu'elle a bien vécu et qu'elle repose heureuse dans la terre de Libye[4]. Une pauvre esclave de vingt-cinq ans, morte peu de jours après avoir mis un fils au monde, se demande avec angoisse qui le nourrira, maintenant que le Styx l'a ravie à la terre[5]. Un enfant de condition servile est enlevé avant d'avoir pu obtenir l'affranchissement, mais il possède désormais la liberté sans fin ; c'est une pensée consolante pour ceux qui le pleurent[6].

Je n'ai signalé que les plus intéressantes parmi ces inscriptions, celles dont l'accent émeut parce que le sentiment semble vrai[7]. Elles sont pourtant l'œuvre de poètes de métier, tout farcis des expressions mythologiques à la mode ; il n'y est question que de Styx, de Parques, de Destin, de Champs Elysées, et l'on y voit traîner toutes les vieilles légendes infernales que le VIe livre de l'Enéide avait popularisées. Ecrivains dépourvus de talent, sans style, sans vigueur, les auteurs se perdent dans d'inutiles détails ; l'un d'eux emploie jusqu'à trois vers pour dire qu'une femme avait vingt-quatre ans, un mois et seize jours[8]. Ils fuient avec horreur le mot simple indigne de leur poésie, à peine pourrait-on faire exception pour un ou deux morceaux[9]. En revanche, ils possèdent un tour de main habile et manient l'hexamètre et le pentamètre, le sénaire iambique et le septénaire trochaïque, mêlant un peu à leur façon les mètres divers, mais faisant toujours preuve d'une réelle virtuosité. Presque tous ces poèmes minuscules sont païens[10], les meilleurs proviennent des cimetières des officiales, c'est-a-dire qu'ils remontent, en général, au IIe ou Ier siècle de notre ère, ou même à une époque un peu antérieure. Ils suivent d'assez près la restauration politique d'Auguste.

La forme poétique a toutes les préférences des petites gens ou de ceux à qui est confiée l'expression de leur tristesse, et c'est justice ; car la prose, quand ils y ont recours, ne semble pas leur porter bonheur. Je ne parle pas de ces éternelles formules que les lapicides savaient par cœur ou copiaient dans leurs manuels et qui n'ont rien de commun avec la littérature ; ils ont le bon sens de s'y tenir presque toujours. Mais quand, par hasard, le rédacteur s'en écarte pour tenter quelque chose de plus personnel, il s'embrouille misérablement et aboutit à tin pathos qui ne devait pas être plus clair, j'imagine, pour un Romain que pour nous-mêmes[11].

Si nous nous en tenions aux documents qui sont entre nos mains, à part ces quelques inscriptions métriques, Carthage n'aurait rien produit jusqu'au milieu du He siècle. Tout à coup surgit Apulée, brillant météore qui illumine soudain le ciel et dont aucun signe précurseur n'annonçait la venue. La réalité doit être différente, car toujours l'éclosion des grands esprits est préparée par une action lente et continue ; comme la nature physique, la littérature ignore les générations spontanées. Sans doute on n'a retenu aucun nom avant celui d'Apulée, et pourtant lui-même reconnaît qu'il a été précédé par d'autres rhéteurs et d'autres écrivains, quand il parle des écoles de son pays et de l'amour que beaucoup d'Africains professent pour les choses de l'intelligence. Ces dispositions favorables d'une partie du public expliquent d'ailleurs, avec son talent, la vogue dont il put jouir. L'isolement où il nous apparaît aujourd'hui le grandit peut-être ; toutefois cette figure originale n'a besoin ni des surprises de l'histoire, ni du recul du temps pour nous intéresser.

Il naquit, vers l'année 125, dans la petite cité numide de Madaura (Mdaourouch). Une fois ses études terminées dans la capitale[12], où se rendaient la plupart des étudiants africains[13], il se mit à voyager en Grèce, en Asie-Mineure, en Italie[14], et son esprit alerte, ouvert sur toutes choses, ne négligea en route aucune Occasion de s'instruire. Rentré dans sa patrie, la mémoire pleine d'observations de tout genre sur les contrées qu'il avait parcourues quand il décida de se fixer définitivement à Carthage, les histoires merveilleuses à raconter ne lui faisaient pas défaut. Les habitants d'une ville maritime sont blasés sur les récits des voyageurs ; pour être écouté d'eux, on est tenu de leur apporter du tout à fait nouveau ou de les séduire par de brillantes qualités personnelles. Rien de tout cela ne manquait à Apulée. Il était, suivant ses propres expressions, neque corpore, neque animo, neque fortuna pœnitendum[15], c'est-à-dire beau garçon, intelligent et riche, triple élément de succès pour un orateur ; il avait pénétré dans les sectes religieuses les plus secrètes et pouvait parler des cérémonies mystérieuses des pastophores ; peut-être les Métamorphoses avaient-elles déjà répandu son nom[16] ; en tout cas son procès d'Oea (Tripoli), le spirituel discours qu'il prononça pour sa défense, plus encore le soupçon de magie auquel il se trouvait en butte et qu'il ne dissipa qu'à moitié, devaient piquer la curiosité. Comme il possédait, en outre, un indiscutable talent, on fit fête à cet homme qui se présentait précédé d'une pareille réputation, qui avait aussi les travers et les qualités de sa race, avec ce vernis d'exotisme acquis dans les longues pérégrinations, qui empêche qu'on ne ressemble trop à tous ceux au milieu desquels on vit.

L'habile personnage n'omit rien, du reste, pour se faire bien venir de ses nouveaux concitoyens. Il les appelle sa vraie famille, ses premiers maîtres envers qui il a tant d'obligations ; à Athènes, il a seulement complété son instruction, elle était ébauchée, presque terminée déjà à Carthage[17]. Il s'est fait le cœur carthaginois ; il n'a d'autre pensée que d'accroître la gloire de cette ville, d'autre désir que d'honorer ses dieux[18]. Il vante l'illustre cité fonte pleine de savants et s'écrie dans un élan d'enthousiasme peut-être sincère : Carthago provinciæ nostræ magistra venerabilis, Carthago Africæ Musa Cælestis, Carthago Camœna togatorum[19]. Ceux à qui s'adressaient de tels compliments auraient en mauvaise grâce à ne pas être persuadés, comme Apulée l'était lui-même, qu'il surpassait tous les orateurs.

C'était au moins un parleur fort disert, jonglant avec les idées et les mots, éblouissant l'auditoire par des traits d'esprit, le captivant par l'imprévu de l'expression et sachant lui servir prestement un morceau à effet pour réveiller son attention. Un jour, il décrit en détail File de Samos qu'il a visitée ; une autre fois, il raconte la mort du poète comique Philémon ou une aventure du sage Thalès[20]. Ces anecdotes sont plaquées sur le discours plutôt qu'elles n'émanent du sujet. Mais le public n'y prend pas garde ; emporté par cette verve étourdissante, il sait gré à l'orateur de lui avoir fait applaudir quelque brillant développement habillé de jolies phrases. Nous n'avons aucune preuve qu'Apulée ait, à proprement parler, professé la rhétorique. Quand on prend le titre de Platonicien de Madaure, qu'on s'intéresse à tout, philosophie, histoire, science, musique, poésie, et qu'on se donne, non sans motif, comme très versé dans chacune de ces matières, on peut dédaigner les modestes occupations du rhéteur de métier. Apulée valait mieux que cela ; il voulait être et il fut conférencier, ou plutôt le conférencier de Carthage. Tous les endroits lui semblent bons pour prendre la parole : le plus souvent, c'est à Byrsa, dans la bibliothèque ou dans quelque dépendance du sanctuaire d'Esculape[21] qu'il convoque la société polie ; parfois à la curie, parfois en plein air[22] ; il est même obligé de la réunir au théâtre[23]. Alors, comme si pareil lieu ne convenait guère à la gravité philosophique, il s'excuse presque dans son exorde. Ce serait mal le connaître que de prendre ces mots au pied de la lettre ; ne s'est-il pas vanté quelque part qu'aucun de ses prédécesseurs n'ait rassemblé une telle foule à ses leçons[24] ? En réalité, il est heureux de cette affluence qui l'amène à se transporter dans la plus vaste salle de la ville, et aussitôt il en profite pour se livrer à une petite digression sur les représentations dramatiques.

Son activité oratoire nous est connue par un recueil assez disparate, qui est comme un bouquet formé des plus belles fleurs de sa rhétorique (Florida). L'auteur de cette anthologie, quelque ami ou admirateur, a cueilli ce qui lui semblait le plus agréable dans les discours ; ce choix, fait un peu au hasard, nous révèle cependant les aptitudes variées d'Apulée. S'il revient de préférence aux sujets de morale, il s'étend aussi sur quantité d'autres matières, en particulier sur tout ce qui a rapport à sa personne. Il plaît aux Carthaginois, il le sait, il en abuse pour nous entretenir de lui et vanter ses propres talents. Avec ma seule plume, dit-il, je compose des poésies de toute espèce, des vers lyriques pour la cithare et la lyre, des vers comiques et tragiques : satires et énigmes, histoires diverses, harangues appréciées des savants, dialogues loués par les philosophes, j'écris tout cela et bien d'autres œuvres encore, j'y emploie le grec tout comme le latin, avec autant de complaisance, d'ardeur et de facilité[25]. Une de ses manies est de se comparer aux plus grands auteurs, et l'on devine-sans peine à qui il accorde la supériorité : Empédocle fait des vers ; Platon, des dialogues ; Socrate, des hymnes ; Epicharme, de la musique ; Xénophon, de l'histoire ; Xénocrate, des satires ; lui seul votre Apulée s'exerce dans tous ces genres et cultive les neuf Muses d'un zèle égal. Le correctif qui suit — majore scilicet voluntate quam facultate — n'est là évidemment que pour la forme[26].

Tout cela était dit d'un ton si assuré, avec tant de brio et d'entrain que, loin d'en être choqués, les Carthaginois s'attachaient de plus en plus à leur orateur favori. Entre eux et lui s'était établi comme un échange intime d'idées et de sentiments. Dans ses discours, il les interpelle, les interroge, devine leurs pensées et leurs désirs ; c'est un vrai dialogue qui se poursuit. Eux, d'autre part, si complaisants envers cet enfant gâté, regrettent toujours que ses harangues soient trop courtes, et veulent l'avoir toujours à leur disposition[27]. Quand on ne l'a pas entendu depuis quelque temps, on ne se gêne pas pour le prier d'improviser, contrairement à ses habitudes ; pris au dépourvu, il se tire d'affaire au moyen de phrases générales sur la difficulté d'une pareille épreuve, et amène dans son développement la fable du corbeau et du renard, afin de mettre les impatients en belle humeur[28]. Quelques rivaux, jaloux de ses succès, cherchent à le rabaisser dans l'estime publique, c'est en vain ; on se précipite toujours avec ardeur à ses conférences, on les recueille séance tenante par la sténographie, on les relit, on les commente dans les cercles lettrés[29], à la grande satisfaction de ceux qui n'ont pas pu y assister. Puis les honneurs arrivent : il est nommé prêtre provincial du culte impérial[30] et, à cette occasion, il offre des jeux au peuple ; j'imagine qu'il prononça aussi quelque beau discours, sans quoi la fête n'eût pas été complète. Deux statues lui sont dressées sur les places de la ville, l'une, par le consulaire Æmilianus Strabon, son ami, l'autre, par l'ordo decurionum. La joie qu'il en éprouva le guérit soudain d'une entorse qu'il soignait aux Aquæ Persianæ (Hammam Lif)[31]. Ces statues, érigées de son vivant dans de pareilles conditions, étaient la suprême consécration de son talent. Apulée est désormais l'orateur officiel ; admis dans l'intimité des proconsuls, il les complimente[32], ou bien, quand ils quittent la province, leur exprime les regrets de leurs administrés[33]. Il règne vraiment à Carthage par son éloquence.

Pour tracer ce portrait, je ne me suis servi que des Florida. Elles donnent une idée incomplète de l'auteur, car le virtuose seul y paraît ; on n'aurait l'orateur tout entier qu'en y joignant l'Apologie ou De magia[34]. Mais je n'ai cherché dans ce bref croquis qu'à montrer comment ce vrai magicien de la parole ensorcela ses concitoyens. Or, si les ouvrages composés avant son arrivée dans la capitale (vers, Métamorphoses, De magia) plus encore ceux qu'il écrivit pendant qu'il y résidait (De deo Socratis, De dogmate Platonis, De mundo)[35] y contribuèrent dans une large mesure, c'est surtout par ses discours qu'il exerça sur ce peuple une action directe et recruta des adeptes au néoplatonisme et au pythagorisme. Ajoutons-y ses allures de grave philosophe, sa science qui affectait le mystère, ses hymnes à Esculape, ses dialogues grecs et latins[36], son esprit, la séduction de sa personne, et nous ne nous étonnerons plus de l'espèce de fascination qu'il fit subir pendant de longues années à son public. De la rhétorique et de la dévotion ! du latin et du grec ! de la prose et des vers ! dit M. Boissier[37], il n'en fallait pas tant pour enflammer ces natures ardentes. L'engouement dura même après sa mort, nous en avons pour garants les nombreux écrivains qui l'ont imité[38] ; deux au moins d'entre eux, Tertullien et Martianus Capella, étaient ses compatriotes.

Devant une réputation si éclatante tous les noms pâlissent, l'histoire littéraire n'a conservé la trace d'aucun des contemporains d'Apulée. Lui-même fait mention du poème épique d'un certain Clemens, sur les exploits d'Alexandre. Il l'appelle meus Clemens, eruditissimus et suavissimus pœtarum, et déclare que l'ouvrage est admirable[39]. Ces formules de politesse ne tirent pas à conséquence, la postérité ne les a pas ratifiées.

Un siècle après, Carthage faillit voir éclore une épopée ; Némésien la lui promettait[40]. Vainqueur du futur empereur Numérien dans un concours littéraire, il avait gardé de lui le meilleur souvenir et il s'apprêtait à célébrer ses exploits et ceux de son frère Carinus (284).

Mox vestros mediore lyra memorare triumphos

accingor, divi fortissima pignora Cari,

atque carmin nostrum sub finibus orbis

litus et edomitas fraterno numine gentes,

quæ Rhenum Tigrimque bibunt Ararisque remotum

principium. Nilique bibunt ab origine fontem[41].

La mort prématurée des deux princes l'empêcha de réaliser son dessein ; il dut se contenter de sujets moins grandioses, la pèche, la chasse, la navigation, les occupations des champs.

Le goût des sports et de la nature semble avoir été très développé en Afrique, je n'en veux, d'autre preuve que les innombrables mosaïques oh sont représentées des scènes de chasse, de pèche, de canotage ; nous en connaissons plusieurs à Carthage même. Elles constituent en quelque sorte l'illustration, le vivant commentaire des écrits de Némésien ; elles aussi, à leur manière, chantent les mille genres de chasse[42] usités dans le pays. Il ne manquait donc pas de lecteurs disposés à comprendre les détails minutieux sur le dressage des chevaux, l'éducation des chiens, la préparation des engins, le soin des armes, que renferment les Cynegetica, et si les allusions mythologiques dont ces vers sont hérissés leur échappaient souvent, quelques fraîches peintures les en reposaient. Je doute néanmoins que ces citadins aient beaucoup apprécié les exhortations qu'on leur prodiguait de tout quitter, le barreau, les occupations fiévreuses du commerce, le bruit de la ville, le trafic maritime, pour suivre dans les bois le poète enflammé[43]. Il avait pris à tache, dans ses Bucoliques, de leur faire aimer la campagne ; en s'inspirant de Virgile et de Calpurnius, il décrit en termes précis la vie rustique et trace des tableaux vrais des vendanges et de la fenaison. Ses vers étaient lus, on écoutait avec agrément les plaintes de ses bergers malheureux en amour, et on ne se décidait pas à mettre ses conseils en pratique. Peut-être, comme de nos jours, passait-on une partie de la saison chaude dans quelque villa près de la montagne ou à l'ombre des palmiers, mais on ne s'y attardait pas. Il faisait si bon vivre dans la capitale, et c'était un si doux passe-temps que d'aller aux nouvelles sur le forum, de voir débarquer les personnages importants et les étrangers, d'interroger les marins du port sur ce qu'ils avaient appris dans leurs courses lointaines[44] !

A mesure qu'on avance vers la basse époque et que le christianisme se répand, les écrivains païens se font de plus en plus rares. Encore peut-on croire que la foi nouvelle en toucha plusieurs dans un âge déjà mûr, et qu'ils consacrèrent, sur la fin de leur carrière, à la défense de la doctrine chrétienne, leurs facultés jusqu'alors réservées à d'autres sujets. Tel fut le cas du philosophe Fonteius. Saint Augustin nous a conservé de lui une belle page sur la nécessité de purifier son âme pour apercevoir Dieu[45] ; elle est d'une si haute allure qu'on pria l'évêque de l'insérer dans un de ses livres, elle ne le dépare pas. Les questions morales dont s'occupait habituellement Fonteius avaient préparé sa conversion. Nous ignorons s'il en fut de même de Favonius Eulogius et de Tullius Marcellus. Bien qu'il se qualifie d'orator almæ Karthaginis, le premier, disciple de saint Augustin et commentateur de Cicéron, ne s'éleva pas, semble-t-il, aussi haut que Fonteius ; du moins la discussion scientifique qu'il a écrite sur un passage du songe de Scipion décèle un esprit plus subtil que profond[46]. C'est sans doute sous le même aspect que nous devons nous figurer le philosophe Tullius Marcellus. Cassiodore, en effet, qui cite de lui sept livres sur les catégories et les syllogismes hypothétiques, dit qu'il avait traité son sujet breviter subtiliterque[47].

Martianus Capella ne parait pas s'être jamais soumis à la loi du Christ. Né à Madaura, comme Apulée, il fut loin d'obtenir à Carthage un succès comparable à celui de son illustre compatriote, bien qu'il s'inspirât souvent de lui, espérant peut-être lui dérober son secret pour enthousiasmer à son tour la population. Ni Apulée, ni Varron, ni Pline, ni aucun de ceux dont il suit les traces ne pouvaient lui donner ce qui lui manquait, le talent. Malgré les préoccupations et les dangers du moment — Capella écrivait entre 410 et 439, quand déjà, peut-être, les Vandales avaient passé la mer[48] —, on aurait prêté attention à son livre s'il en avait été digne. Mais commuent vouloir que d'honnêtes bourgeois prissent intérêt aux Noces de Mercure et de Philologie ? Au lieu des éloges dont Apulée était prodigue envers leur belle cité, une ou deux allusions si brèves, si insignifiantes, qu'on a pu se demander si l'ouvrage n'avait pas été écrit à Rome[49] ; au lieu des harangues piquantes, habiles, pleines de feu et de verve du Platonicien, une lourde et interminable satura où toutes les connaissances du temps sont passées en revue. L'étrange hymen qu'il célèbre n'est qu'un prétexte pour faire défiler les abstractions les plus inattendues ; nous sommes dans le domaine de l'allégorie, voire de la fantasmagorie. Philologie est fille de Réflexion, elle est accompagnée des Vertus Cardinales et d'Immortalité, elle reçoit en cadeau de noces les Sept Arts Libéraux sous la forme de jeunes esclaves. Cette œuvre bizarre, fruit d'une imagination malade et d'une érudition gloutonne, eut, pendant le moyen âge, le plus grand succès auprès des érudits. Bien qu'elle résumât les tendances des lettrés et des savants du pays[50], je cloute qu'elle ait beaucoup plu aux Carthaginois en dehors d'un petit cercle de pédants ou de curieux. Capella, avocat besogneux, ne s'enrichit pas à ce métier ; les clients le laissaient à ses abstractions, et force lui était de courir après eux pour obtenir à grand'peine de quoi vivre[51].

Sans faire toujours, comme ceux dont je viens de rappeler les noms, profession ouverte de littérature, d'autres personnages contribuèrent à développer en Afrique le goût des choses de l'esprit. Je veux parler de ces magistrats érudits qui gouvernèrent à mainte reprise la province jusqu'à l'arrivée des Vandales. Le proconsulat fut en effet géré, à la fin du Ier siècle[52], par l'illustre jurisconsulte Javolenus Priscus, et son glorieux élève, L. Salvius Julianus, l'obtint vers 164[53]. Claudius Maximus, devant qui Apulée prononça son apologie, cultivait la philosophie stoïcienne[54]. Son prédécesseur, Lollianus Avitus, est qualifié dans le même discours de vir bonus dicendi peritus, et son éloquence exaltée peut-être à l'excès[55]. Le vieux Gordien, que la folie populaire éleva malgré lui à l'Empire, avait eu de beaux succès oratoires ; on vantait ses vers de jeunesse et surtout son Antoniniade, imitée de l'Enéide et consacrée à la louange d'Antonin et de Marc-Aurèle ; enfin, nous dit son biographe, il passait sa vie dans la compagnie de Platon, d'Aristote, de Cicéron, de Virgile et de tous les anciens auteurs[56]. Symmaque et Macrobe, qui administrèrent le pays en 373[57] et en 410[58], sont trop connus pour que j'ajoute rien à leurs noms. Voilà les exemples les plus fameux ; ne perdons pas de vue toutefois que la biographie de beaucoup de proconsuls nous échappe, comme aussi que la liste de ces fonctionnaires présente bien des lacunes. Javolenus, Salvius Julianus, Claudius Maximus, Lollianus Avitus, Gordien, Symmaque et Macrobe durent avoir des émules parmi leurs devanciers et leurs successeurs. Entre leurs mains, peut-être sans qu'ils y prissent garde, le pouvoir devenait un puissant instrument de propagation des idées littéraires parmi le peuple de Carthage.

 

 

 



[1] C. I. L., VIII, 1027add ; Anthol. lat., II, 484 ; fin du IIe siècle ou commencement du IIIe.

[2] C. I. L., VIII, 12792 (Bir el Djebbana) ; Anthol. lat., II, 1187.

[3] C. I. L., VIII, 13110 (ibid.) ; Anthol. lat., II, 1188.

[4] Bull. Ant., 1896. p. 346 (Bir el Djebbana).

[5] Bull. Ant., 1896, p. 347 = Rev. arch., XXXI, 1897, p. 147, n° 43 (ibid.).

[6] Bull. Ant.. 1893, p. 209 ; Anthol. Lat., II, 1331.

[7] D'autres épitaphes versifiées sont encore au C. I. L., VIII, 1012, 1069, 1072-1074, 13473, 13535.

[8] Bull. Ant., 1896, p. 346.

[9] Par exemple, C. I. L., VIII, 12792.

[10] Sauf C. I. L., VIII, 13474 et 13535.

[11] L'inscription 13134 du C. I. L., VIII en est un modèle achevé ; je dois dire pourtant que M. Buechcler (Anthol. lat., II, 1606) y reconnait des traces de rythme.

[12] Flor., 18, 86.

[13] Je n'ai à signaler ici que quelques traits du caractère d'Apulée ; les études de M. Boissier (Afriq., p. 228-255) et de M. Monceaux (Afr., p. 265-339) suppléeront à tout ce que je suis forcé d'omettre.

[14] Il se peut que ces voyages aient été coupés par un premier séjour de courte durée à Carthage ; Boissier, Afriq., p. 234 ; Monceaux, Afr., p. 270.

[15] De magia, 92, 584 sq. Apulée parle longuement de sa pauvreté ; il indique de quelle manière il avait dépensé le million de sesterces (environ 250.000 francs) hérité de son père (ibid., 23, 443 sq. ; puis 18, 432 ; 21, 438 sq.) ; mais, lorsqu'il revint à Carthage, il avait à sa disposition la fortune de sa femme Pudentilla.

[16] Sur la date de cet ouvrage, voir Teuffel, p. 922 ; Boissier, Afriq., p. 233, n. 1 ; Monceaux, Afr., p. 309, n. 1.

[17] Flor., 18, 86 sq.

[18] Flor., 18, 91.

[19] Flor., 20, 98. Parfois cependant il ne ménage pas les Africains ; il va même jusqu'à dire (De deo Socratis, 22, 170 sq.) qu'ils sont, au milieu de leur opulence, horridi, indocti, incullique. Ces reproches rendent moins certaine l'opinion de M. Monceaux (Afr., p. 283) que le De deo Socratis fut une conférence : remarquons, d'ailleurs, que le préambule (prologus) ne tient en rien au reste.

[20] Flor., 15 ; 16, 62 ; 18, 87.

[21] Flor., 18, 85.

[22] Flor., 16, 67, cum impedita esset imbri recitatio.

[23] Flor., 5, 18, 84.

[24] Flor., 9, 29.

[25] Flor., 9, 36-37.

[26] Flor., 20, 98.

[27] Flor., 17, 18.

[28] De deo Socratis, prologus.

[29] Flor., 9, 28-31.

[30] Flor., 16, 73.

[31] Flor., 16.

[32] Flor., 17.

[33] Flor., 9, 37, 40.

[34] Monceaux, Afr., p. 289.

[35] Voir les autres fragments dans l'édition Hildebrand, II, p. 636-640.

[36] Flor., 18, 91.

[37] Afriq., p. 239.

[38] C. Weyman, Studien zu Apuleius und seinen Nackahmern (Silzungsber. der phil. hist. Classe der Akad. der Wissensch. zu Muenchen, 1893, II, p. 321-392). Il ne cite pas moins de quatorze imitateurs d'Apulée, parmi lesquels Tertullien, Ammien Marcellin, Ausone, Martianus Capella, Sedulius, Claudianus Mamertus, Porphyrion. Cf. Nœldechen, Tert., p. 10, n. 1 : Van der Vliet, Tertullianus, I, p. 13 ; Lejay, Rev. crit., 1894, II, p. 156 sq.

[39] Flor., 7, 24.

[40] Sur la patrie de Némésien, voir Teuffel, p. 977 ; Monceaux, Afr., p. 375 sq.

[41] Cynegetica, v. 63-68.

[42] Cynegetica, v. 1 : Venandi cano mille vias.

[43] Cynegetica, v. 99-102.

Huc igitur mecum, quisquis percussus amore

venandi, damnas lites, avidosque tumultus,

civilesque rugis strepitus, bellique fragores,

nec prædas avidus sectaris gurgite ponti.

[44] M. Monceaux (Afr., p. 375-385) a parlé en détail de Némesien. Je ne suis pas aussi convaincu que lui qu'il soit l'auteur du Pervigilium Veneris.

[45] Retract., I, 26 ; De diversis quæstionibus, 42 (P. L., XI, col. 14).

[46] Cicéron, édit. Orelli (1833), VI, p. 397-407 ; Augustin, De cura pro mortuis gerenda, 13.

[47] De artibus ac disciplinis liberalium litterarum, 3 (P. L., LXX, col. 1173).

[48] Voir la préface de l'édition Eyssenbardt, p. III-X ; Teuffel, p. 1156 sq. ; Monceaux, Afr., p. 445-458. 

[49] 6,669 ; 9,999 ; voir Eyssenbardt, loc. cit. 

[50] Monceaux, Afr., p. 445.

[51] 9,999 :

Beata alumnum urbs Elissæ quem videt

jugariorum murcidam viciniam

parvo obsidentem vixque respersum lucro,

nictante cura somnolentum lucibus.

[52] Pallu, Fastes, I, p. 164-168.

[53] Gauckler, C. R. Inscr., 1893, p. 361-374 ; Bull. arch., 1899, p. CLXXXIX sq.

[54] Pallu, Fastes, I, p. 193-201 ; Teuffel, p. 900, § 4.

[55] Apulée, De magia, 94, 588 sq. ; Pallu, Fastes, I, p. 197-199 ; Teuffel, p. 913, § 6.

[56] Capitolin, Vita Gord., VII, 1 ; Pallu, Fastes, I, p. 276-279 ; Teuffel, p. 951, § 2.

[57] Teuffel, p. 1079-1085.

[58] Cod. Theod., XI, 28, 6 ; Teuffel, p. 1141-1144.