HISTOIRE DE LÉON X

CHAPITRE XXXIX. — LA RÉFORME. - 1519-1520.

 

 

Léon X charge Miltitz d’une mission auprès de Luther. - Leur entrevue à Altenburg. - Luther promet d’écrire au pape. - Lettre qu’il adresse à Sa Sainteté. - Comment il trompe Léon X et Miltitz. - Belle conduite de la papauté envers le moine révolté. - Dispute à Leipzig de Luther et d’Eckius. - Les doctrines de l’augustin sont réfutées par un grand nombre d’universités. - Emportements de Luther. - Sa lettre insolente au pape. - Il est condamné à Rome. - Bulle de Léon X. - Luther la fait brûler à Wittenberg, - La révolte est consommée.

 

§ II. RUPTURE DE LUTHER AVEC ROME.

Nous l’avouons : au tribun qui remue de sa parole enflammée l’Allemagne, nous préférons le moine en robe de bure agenouillé, à la lueur des étoiles, sur la tombe des martyrs : c’est que la prière a des parfums qui du cœur remontent à Dieu, et que la révolte dessèche l’âme. Et puis ce nouvel Arminius, comme on l’appelle à Wittenberg, malgré le trouble qu’il traîne après lui, n’est qu’un fils ingrat qui fait pleurer sa vieille mère, cette sainte Église, qui fut pour lui si bonne ; qui le nourrit de son lait le plus pur ; qui lui apprit à parler, à lire, à penser ; qui lui donna le pain des anges et l’onction divine.

Elle ne désespère pas de ramener son enfant égaré. Vous l’avez vue, dans son ingénieuse charité, épuiser, pour l’attirer à elle, tout ce qu’elle a de trésors maternels, les conseils, la prière, les supplications, les larmes même. La robe rouge du cardinal Cajetan a peut-être fait peur à Luther ; Rome va faire choix d’un autre négociateur. Léon X a confié une mission de réconciliation à Miltitz, justement parce que Miltitz a toujours été ennemi des disputes théologiques, et qu’il ne s’est jamais occupé de ce qui remue le monde catholique, l’indulgence. C’est un de ces Allemands tels que tes aime Luther dont on connaît bien le caractère à Rome, un Misnien aux gais propos, un joyeux convive, une sorte d’habitant des montagnes, vif, âpre parfois, mais d’une franchise à toute épreuve.

Miltitz et Luther se rencontrèrent plusieurs fois, d’abord à Altenburg, à la manière des vieux Germains, le verre en main. A table, on est bien plus sarde venir à bout du moine que sur un banc d’écolier. Le vin du Rhin, qu’il aime de prédilection, ou la bière d’Eimbeck, dissipe ses humeurs noires, le met en verve et en gaîté : dans cet état il est confiant et doux ; impossible à lui de voir un ennemi dans un convive qui lui rend raison, et boit à la santé de cette belle Allemagne qu’il préfère à tous les pays : or, Miltitz était un patriote exalté. On s’embrassa, on se fêta, et on sortit de table bons amis : Miltitz pleurait de joie. Luther venait de lui promettre de vivre en paix, de choisir pour juge l’évêque de Salzbourg, de ne plus prêcher désormais sur les indulgences, et d’écrire au souverain pontife une lettre de soumission. Luther ne demandait qu’une chose à Miltitz, c’était qu’on imposât silence à Tetzel ; Miltitz le promit.

Mais la table d’Altenburg est desservie ; le keller a emporté la bière mousseuse d’Eimbeck et le vin rosé du Rhin ; Miltitz a pris le chemin de Coblentz, et Luther celui de Wittenberg. Quelques jours se sont à peine écoulés depuis la rencontre des deux Allemands. Voyons donc ce que le moine pense du négociateur dont il a serré la main si affectueusement et qu’il a embrassé sur les deux joues : Miltitz, c’est un menteur, un trompeur, qui m’a dit adieu en me donnant un baiser de Judas, en versant des larmes de crocodile, que j’avais l’air de ne pas comprendre. Il venait armé de soixante-dix brefs apostoliques pour nie prendre et me conduire captif dans son homicide Jérusalem, la Babylone empourprée. Et Miltitz, sur toute sa route, faisait l’éloge de son compagnon de table : pauvre Misnien, tu n’étais pas né diplomate !

Luther, aux yeux du monde, tenait à remplir la promesse qu’il avait faite à l’envoyé du pape ; il écrivit donc à Sa Sainteté, le 3 mars (les dates sont des arrêts) :

..... Que Votre Sainteté daigne prêter une oreille miséricordieuse à la pauvre petite brebis du troupeau du Christ, et comprendre mes bêlements.

Charles de Miltitz, le conseiller de Votre Béatitude, cet homme de probité, m’a formellement accusé, en votre nom, auprès de l’illustre prince Frédéric, d’irrévérence envers l’Église romaine... Ah ! très saint-père, devant Dieu et devant la création j’affirme que je n’ai jamais eu, ni autrefois ni maintenant, la pensée d’ébranler ou d’affaiblir l’autorité du saint-siège. Je confesse que la puissance de l’Église est au-dessus de tout ; au ciel, sur la terre, rien n’est au-dessus de l’Église, Jésus excepté. Que Votre Sainteté n’ajoute aucune foi à ceux qui parlent autrement de Luther.

On pourrait croire, en lisant notre récit, que c’est un roman contre la réforme, exhumé de la poussière de quelque couvent catholique, que nous reproduisons : il n’en est rien ; notre parole est sérieuse autant que nos textes sont vrais.

Nous venons de dire que Luther, sur la proposition de Miltitz, avait pris pour arbitre souverain l’évêque de Salzbourg ; mais il ne tarda pas à se repentir de la parole qu’il avait donnée. Voici ce qu’il pensait des évêques : Ils m’appellent superbe, audacieux, ces évêques ; mais que sont-ils donc, ces hommes-là, pour savoir ce qu’est Dieu ou ce que nous sommes ?

Prosterné jusqu’à terre, il a déclaré qu’il n’avait pas même voulu toucher du doigt à l’autorité du souverain pontife, et dix jours après, le soir, car la nuit lui porte malheur, il écrit à son confident habituel dont il a desséché le cœur : cFaut-il que je vous le dise à l’oreille ? en vérité, je ne sais si le pape est l’Antéchrist en personne ou son apôtre, tant le Christ, c’est-à-dire la vérité, est corrompu et crucifié dans les bulles papales !

Mais contemplons un moment cette grande image de la papauté, objet des sacrilèges insultes de Luther.

Il y a près de trois ans qu’un moine jette le désordre dans la société, trouble le sanctuaire, agite les consciences, désole les couvents, bouleverse l’Allemagne, arrête la marche de l’esprit humain. Et pourquoi ? A-t-il découvert une seule vérité ? Toutes les erreurs qu’il remue en chaire et dans ses livres sont vieilles de plusieurs siècles. Érasme le lui dira bientôt, en prenant la défense de la liberté humaine, et plus tard Henri VIII, en vengeant nos sacrements : seulement il a su parer l’erreur et lui donner un splendide vêtement. Averti à diverses reprises par l’épiscopat, le clergé, les ordres monastiques de l’Allemagne, il a feint de ne pas comprendre ce concert de murmures et de plaintes, et il a continué de marcher dans la révolte. Rome est alors intervenue, et nous sommes témoins de tout ce qu’elle a fait pour ramener Luther. Elle a réclamé l’intervention de l’archevêque de Mayence ; Albert a parlé, et n’a point été écouté. Elle a prié l’évêque de Brandebourg d’intercéder en faveur de la vérité outragée ; Scultet a fait partir pour Wittenberg l’abbé de Lenin, mais Luther s’est moqué de l’envoyé. Elle a donné à Cajetan pleins pouvoirs pour terminer la querelle, mais Luther a jeté de la boue sur la robe rouge du cardinal. Elle vient de faire partir pour l’Allemagne Miltitz, qui croit avoir triomphé du moine, mais Luther a livré à de poignants brocards le messager du pape. Elle est allée chercher jusque dans le fond de leur cellule des robes de la même couleur que celle que porte le grand agitateur ; mais Staupitz et Spalatin ont échoué complètement : tiare, diadème, hermine ducale, soutane blanche et noire, il a tout souillé de son encre corrosive. Que restait-il à faine à la papauté ? Au couvent de Jutterbock vivaient, dans la pratique de toutes les vertus, des moines franciscains qui, troublés dans leurs prières, et craignant pour le salut de l’âme de ce frère qui cherche le Seigneur dans le bruit, se rassemblent, et, après avoir imploré les lumières du Saint-Esprit, extraient des écrits du moine quatorze propositions qu’ils défèrent, comme hétérodoxes, à l’évêque de Brandebourg. Rome espère que la voix de ces hommes simples touchera le cœur de Luther : elle se trompait encore. Parmi les propositions qui avaient scandalisé ces candides intelligences, était celle-ci : Que l’autorité du laïque, se fondant sur l’Écriture, est supérieure à celle du pape, du concile et de l’Église elle-même. Citons le passage tout entier de la lettre de Luther aux franciscains ; on ne nous croirait pas sur parole, et on aurait raison : Oui, je le dis, au laïque armé de l’autorité il faut croire plus qu’au pape, plus qu’au concile, plus qu’à l’Eglise elle-même. C’est la doctrine des juristes, et de Panormita, c. Significasti ; c’est la doctrine catholique défendue par Augustin ; et jamais personne au monde n’a dit le contraire, à l’exception de ces téméraires hérétiques du couvent de Jutterbock, qui, avec un front de prostituée, déclarent coupables, absurdes, hétérodoxes, les sacrés enseignements des Pères qu’ils n’ont jamais lus. N’est-ce pas là blasphémer contre l’Esprit-Saint ?

En proclamant la souveraineté du moi ou du sentiment intime, Luther a fait toute une révolution. La raison l’a pris au mot, et l’anarchie est entrée dans l’Église d’Allemagne. Carlstadt n’écoute déjà plus la voix de son disciple, il marche quand Luther lui dit de s’arrêter ; Mélanchthon hésite, a peur de l’avenir, et se couvre les yeux pour ne pas voir l’abîme que creuse son maître. Sur la montagne de l’Albis, un curé a répondu à l’appel de la révolte ; mais, pour renverser l’édifice catholique, Zwingli s’y prend d’une tout autre manière que le Saxon. Luther dit : Cette pierre doit être conservée, c’est le Seigneur qui l’a posée de ses mains ; Zwingli : Brisons-la, car elle a été apportée par Satan. La réforme n’a que trois ans de vie, et elle est déjà décrépite. N’est-ce pas un véritable esclavage que Luther a fondé sous le nom de cette raison individuelle, rayon de lumière qui prend sa source dans un misérable cerveau d’homme ! Voyez de quel poids il pèse sur la pensée ! A ces moines de Jutterbock dont il n’a pu mesurer l’intelligence, et qui veulent interpréter autrement qu’il ne l’a fait un verset des Écritures, il dit : Vous êtes des hérétiques, des blasphémateurs, des fils de perdition. Et comment donc ! s’ils procèdent dans leur interprétation en vertu du même principe, et surtout si ce qu’il vient de trouver dans le livre saint est vrai : que nous appartenons tous également au sacerdoce, et que l’Écriture ne fait aucune différence entre le laïque et le prêtre, que le prêtre s’appelle évêque ou pape ? Les princes se laisseront prendre les premiers à ces nouveautés, non pas qu’ils croient le moins du monde que le pape soit l’Antéchrist, mais parce qu’ils sont las de payer à la chancellerie romaine des redevances annuelles ; non pas qu’ils regardent les moines rebelles à Luther comme des blasphémateurs du Christ, mais parce qu’ils savent bien que la première conséquence du libre examen sera la sécularisation des couvents, qu’ils dépouilleront de leurs richesses. Érasme a trouvé l’une des causes des progrès de la réforme : C’est que le peuple, dit-il, aime à prêter l’oreille à des prédicateurs qui lui enseignent que la confession est chose inutile. Calcagnini en indique une seconde : Soyez tranquille, s’écrie Luther, le sang du Christ suffit pour obtenir le salut éternel. Mélanchthon signale la troisième : On ne s’est attaché à Luther, dit-il, que parce qu’il nous a délivrés des évêques. Et Luther, en riant, a trouvé la meilleure de toutes : C’est l’ostensoir, assure-t-il, qui a fait le plus de conversions parmi les grands. L’ostensoir, avec ses beaux rayons d’or, était la prime offerte à l’apostasie. Il est malheureux que le sanctuaire, en Allemagne, eût à cette époque autant de diamants ; car chaque pierre précieuse causait la perte d’une âme.

Quand on contemple les portraits nombreux du docteur peints par Lucas Cranach, et répandus dans tous les musées protestants de l’Allemagne, il est aisé de deviner les penchants de Luther. Cette figure empourprée, sur le front de laquelle se croisent deux ou trois veines toujours gonflées, dénote un caractère enclin à la colère. Luther aimait avec passion la dispute, parce qu’il trouvait moyen d’y briller par des audaces heureuses d’expression : de la langue il se moquait comme de son adversaire ; et quand, pour faire rire un auditoire, l’idiome populaire lui faisait défaut, il forgeait un barbarisme. A la vue des pleurs que répandait l’Église d’Allemagne, un docteur d’Ingolstadt, Eckius, se sentit ému jusqu’aux entrailles, et résolut, après avoir consulté ses supérieurs, et Rome d’abord, d’entrer en lice avec le Saxon. Ce mouvement de compassion est d’un bon cœur et fait honneur à Eckius. Le congrès théologique eut lieu à Leipzig : il dura plusieurs semaines. Mélanchthon lui-même a confessé que le moine catholique s’y montra splendide dans ses argumentations. La dispute finie, il avoue qu’il ne savait à qui donner la victoire. Eckius eut donc raison de se vanter de son triomphe ; car aujourd’hui le protestantisme est d’accord avec le docteur sur la plupart des points contestés par Luther. Dans quelle bourgade protestante trouverait-on, à cette heure, une âme assez malheureuse pour nier la liberté de l’homme ? Nous ne cachons pas notre bonheur : nous sommes heureux d’avoir exhumé de la poussière, où le protestantisme avait intérêt à les tenir ensevelis, les titres d’Eckius à l’admiration du monde catholique.

Les thèses déférées, comme il avait été convenu, aux quatre grandes universités européennes, furent solennellement condamnées. Luther avait déclaré qu’il s’en rapporterait au jugement des maîtres en théologie ; mais, l’arrêt prononcé, revinrent les colères du moine. Pendant plusieurs semaines, il n’est pas une de ses épîtres où l’on ne voie un de ces pauvres docteurs apparaître, tantôt affublé du bonnet de théologastre, tantôt de la peau d’un âne, tantôt des deux ailes velues de la chauve-souris, tantôt des défenses du porc-épic, ou des attributs d’un animal qu’on ne trouve pas même dans la fable, et dont il s’est fait le créateur.

Mais il a bien d’autres images à son service que ces mauvaises figures de rhéteur ivre : écoutez-le, c’est le rôle de prophète qu’il joue : Je ne veux pas que d’un glaive on fasse une plume : la parole de Dieu, c’est la tempête.... Le pape, c’est l’Antéchrist, le fils de perdition qu’attend le monde : tout ce qu’il fait, tout ce qu’il dit, tout ce qu’il prescrit sent l’Antéchrist... L’Esprit-Saint me pousse... je ressemble au Christ, qu’on pendit sur un gibet parce qu’il avait dit : Je suis le roi des Juifs... Il faut ou renoncer à la paix ou renier la parole divine : le Seigneur est venu apporter la guerre et non la paix... Malheur à la terre !

Eckius était parti pour nome après le duel de Leipzig. Miltitz l’y avait précédé, apportant aux pieds du trône pontifical les paroles de paix prononcées à Altenburg par Luther. Mais le pape avait appris de tous les points de l’Allemagne combien Miltitz avait été cruellement joué, et les fureurs de Luther contre l’autorité.

Et quelques jours après arrivait à Rome une lettre adressée par Luther au pape, et que ni Wiclef, ni Jean Hus, ni Jérôme de Prague, n’auraient osé tracer ; que deux hommes seuls alors pouvaient signer : Luther et Hutten. Citons-en quelques fragments. En les lisant, n’oublions pas que la main qui formait ces caractères, hier encore touchait celle de Miltitz en signe de bonne amitié, la pressait sur son cœur, et que les lèvres d’où va tomber tant de fiel prononçaient des paroles de soumission et d’obéissance au saint-siège

..... Vous ne sauriez le nier, mon cher Léon, le siége où vous êtes assis... surpasse en corruption et Babylone et Sodome. C’est contre cette Rome impie que je me suis révolté. Je me suis ému d’indignation en voyant qu’on se jouait si indignement, sous votre nom, du peuple de Jésus-Christ ; c’est contre cette Rome que je combats et que je combattrai tant qu’un souffle de foi vivra en moi. Non pas que je croie que mes efforts prévaudront contre la tourbe d’adulateurs qui règnent dans cette Babylone impure ; mais, chargé du soin de veiller sur mes frères, je voudrais qu’ils ne fussent pas la proie de toutes ces pestes romaines. Rome est une sentine de corruption et d’iniquité. Il est plus clair que la lumière que l’Église romaine, de toutes les Églises la plus chaste autrefois, est devenue une caverne fétide de voleurs, un lupanar de débauche, le trône du péché, de la mort et de l’enfer, et que la malice ne pourrait monter plus haut, quand l’Antéchrist y régnerait en personne.

Vous, Léon, vous voilà comme un agneau au milieu des loups, comme Daniel au milieu des lions, comme Ézéchiel au milieu des scorpions.... Les jours de Rome ont été comptés : la colère de Dieu a soufflé sur elle. Elle luit les sages, elle craint la réforme, elle ne veut pas qu’on -nette un frein à sa fureur d’impiété. On dira d’elle ce qu’on a dit de sa mère : nous avons prévenu Babylone, elle ne peut être guérie, laissons-la...

Le siège de Rome n’est pas digne de vous : il devrait être occupé par Satan... N’est-il pas vrai que, sous ce vaste ciel, il n’y a rien de plus corrompu, de plus inique, de plus pestilentiel que Rome ? Vraiment Rome surpasse en impiété le Turc lui-même ; elle, autrefois la porte du ciel, est aujourd’hui la gueule de l’enfer...

Comme je ne veux pas venir à vous les mains vides, je vous offre un petit traité, gage de mon amour pour la paix : présent de peu de valeur, si vous considérez la forme de l’ouvrage ; bien précieux, si vous vous attachez à l’esprit du livre.

Ce petit livre avait pour titre : De Libertate christianâ. C’est là que Luther résume les points principaux de son symbolisme : la justification sans l’œuvre, et l’impossibilité même de la foi avec l’œuvre ; la sujétion de la créature au démon, même quand elle prie, pleure ou se repent ; l’esclavage du moi ; l’impeccabilité de l’âme qui n’a pas cessé de croire ; l’infusion du sacerdoce dans l’humanité, comme de l’esprit dans le corps, et d’autres doctrines aussi prodigieuses, et dont l’école protestante elle-même a depuis longtemps fait justice.

Maintenant que la révolte a son programme, nous conjurons, au nom de l’Esprit de vérité, toute âme chrétienne de nous dire si jamais sectaire se montra aussi violent que Luther ? Mais Jérôme de Prague, sur son bûcher, ne s’est pas permis de semblables insolences ! et nous n’en avons révélé qu’un petit nombre. Il en est d’enfouies dans la correspondance et dans les pamphlets du Saxon, que nous n’oserions reproduire, et qui souilleraient toute intelligence créée à l’image de Dieu. Encore si le moine marchait au soleil ; mais il se cache le plus souvent, pour murmurer à l’oreille de quelque complaisant des infamies qu’au grand jour il affirme sur son honneur n’avoir jamais écrites. Comment se fait-il qu’un ministre de Berlin, M. de Wette, ait eu le courage de réunir les nombreuses lettres du réformateur, véritable manifeste de violence, de mauvaise foi, de déloyauté ? On parle de réfuter Luther ; comment ? avec les armes ordinaires de la science théologique P litais à quoi bon ? Ses lettres sont là ; rapprochez-les, et Luther, mieux qu’on ne le fera jamais, mieux que Bossuet, réfutera Luther. A l’aide de cette correspondance, un écolier ferait au besoin, dans quelques heures, du moine saxon un père de l’Église.

La justice devait avoir son tour. Léon ouvrit l’Evangile : à chaque ligne la condamnation du moine était écrite en caractères inspirés. Le vicaire de Jésus-Christ parla : son langage fut magnifique, même sous le point de vue humain. C’est Accolti qui rédigea la bulle que le pape fulmina le 15 juin 1520.

Ce fut pour la Saxe révolutionnaire un coup de foudre que la publication de la bulle de Léon X. Luther ne la redoutait pas : il pensait qu’il aurait le bonheur d’endormir encore quelque temps la vigilance du saint-père, et de tromper le inonde catholique par ces beaux semblants de soumission à Rome qu’il affectait au dehors du couvent, et surtout dans sa correspondance avec les princes saxons, qui ne se croyaient pas si près d’une révolution. Au premier moment, Luther eut l’air de croire que la bulle colportée en Allemagne était apocryphe ; il s’était fait d’avance son thème : Je m’arrangerai, disait-il à Spalatin, comme si la bulle n’était qu’un mensonge, bien que je sache pertinemment que ce n’est rien moins qu’une fable. Et il ajoute ce vœu homicide : Ah ! si César était un homme, il se ruerait, au nom du Christ, contre tous ces Satans.

On comprend assez que la comédie jouée par Luther n’avait qu’une chance éphémère de vie et de succès : l’Allemagne n’était pas une imbécile frappée de cécité intellectuelle ; elle savait à quoi s’en tenir sur le rôle que le moine essayait de jouer. Ulrich de Hutten, qui parlait du moins franchement, venait de pousser un cri de fureur qui avait retenti dans tout le pays germanique. Il s’était pris à Léon X lui-même, dans sa sauvage colère, et il avait attaqué le caractère de Sa Sainteté en style de lansquenet. C’est toi, X, écrivait-il en s’adressant au pape, qui as volé la Germanie ; l’Evangile t’a toujours déplu, tyran que tu es : tu as avalé l’Allemagne ; tu la rendras, Dieu aidant. Tu as soufflé, extorqué notre argent... Qu’appelles-tu la liberté de l’Église ? la faculté de nous voler. Il n’y a que toi d’hérétique. Leo X, n’oublie pas que mon pays nourrit contre toi des lions, si ses aigles ne suffisent pas : Leo, tu es devenu lion, tu voudrais nous dévorer... Le reste ne peut se traduire. Nous le donnerions, si notre plume, comme nos doigts et notre intelligence n’obéissaient en toute soumission aux conseils d’une sagesse supérieure.

Hutten, du reste, il faut lui rendre cette justice, voulait qu’au lieu de paroles sonores, on aiguisât contre Rome une épée à large poignée, et qu’on en finît avec Léon X et Albert de Mayence par une croisade armée. Cet Albert, archevêque de Mayence, avait prêté à diverses fois, au poète malheureux, 400 ducats, que le poète n’avait jamais payés qu’en remercîments.

Luther ne pouvait garder le silence : il le rompit, et avec éclat. Pendant plus de trois mois, la bulle de Léon X le tourmente, au couvent, à Wittenberg, la nuit et le jour. Il ne parle que de la bulle, il ne voit que la bulle ; ce fantôme l’empêche de dormir.

Enfin, dit-il, il m’a été donné de la voir, cette chauve-souris, et dans toute sa beauté.... Qui a écrit cette bulle je le tiens pour l’Antéchrist. Je la maudis, cette bulle, comme un blasphème contre le Christ, fils de Dieu. Amen. Je reconnais, je proclame, en mon âme et conscience, comme autant de vérités les articles que la bulle condamne. Amen. Je voue aux flammes de l’enfer tout chrétien qui la recevra. Amen. Voilà comme je nie rétracte, bulle, fille d’une bulle de savon. Mais dis-moi donc, ignare Antéchrist, tu es donc bien bête pour croire que l’humanité va se laisser effrayer ! S’il suffisait, pour condamner, de dire : Ceci me déplaît ; non, je ne veux pas : mais il n’y a pas de mulet, d’une, de taupe, de souche, qui ne pût faire le métier de juge. Quoi ! ton front impudique n’a pas rougi d’oser ainsi, avec des paroles de fumée, se prendre aux foudres de la parole divine !

Le 10 décembre 1520, s’élevait à Wittenberg, près de la porte orientale, un vaste bûcher ; tout autour étaient des échafauds de bois, disposés en gradins comme à l’amphithéâtre antique. A dix heures du matin se mirent en marche, d’un rendez-vous convenu, une foule d’écoliers, de membres de l’université, de frères du couvent des augustins, de moines noirs et de marchands de la cité : multitude joyeuse qui venait par ordre de Luther assister au spectacle que le docteur avait annoncé publiquement plusieurs jours d’avance. Bientôt on vit venir Luther revêtu des insignes universitaires, tenant sous le bras la bulle de Léon X, diverses décrétales de papes, et les constitutions nommées extravagantes. Quelques disciples suivaient le maître tenant en main les écrits d’Emser, de Priérias, d’Eckius et de tous ceux qui étaient entrés en lice avec le Saxon. A la vue de Luther, le peuple poussa de longs cris de joie. Le moine imposa silence de la main et de la voix à la multitude, et fit signe à un bedeau d’allumer le feu. Quand la flamme brilla, il prit la bulle, qu’il montra aux spectateurs, et la jeta sur le brasier, en criant : Tu as troublé le saint de Dieu ; que le feu éternel te trouble. — Amen, répondit en chœur la voix du peuple. Et le moine se retira, accompagné de maîtres et d’écoliers nombreux, qui criaient : Vive Luther !

Il était midi, l’heure du dîner en Allemagne. Le repas fini, un chariot parut, tiré par des bœufs, et portant des bacheliers en habit de théâtre. Le cocher tenait une pertuisane longue de quatre coudées, à laquelle était attachée, en guise de fouet, la bulle du pape, dont il se servait pour exciter l’attelage ; un héraut d’armes portait un bouclier où la cédule pontificale était traversée d’outre en outre par la lame d’une épée. Devant le char marchaient des trompettes qui faisaient retentir l’air de leurs fanfares. On apporta des fagots pour renouveler la flamme ; mais comme le brasier n’était pas assez ardent, quelques enfants escaladèrent la toiture d’un marchand de tuiles, et en arrachèrent les bardeaux, qu’ils jetèrent dans la fournaise ; la flamme eut bientôt pins de six pieds de hauteur. Alors les assistants se forment en rond, dansent autour du bûcher, et, à un signal donné, jettent la bulle dans le feu, pendant que le cercle des spectateurs criait d’une voix nasillarde : Une messe pour la pauvre bulle.

L’électeur de Saxe, le sénat, les bourgmestres, nul ne vint inquiéter cette farce sacrilège, que le docteur eut le courage d’annoncer au monde comme une victoire glorieuse :

L’an de Notre-Seigneur Jésus-Christ 1520, le 10 décembre, à neuf heures du matin, ont été brûlés à la porte orientale de Wittenberg, en face de l’église de la Sainte-Croix, tous les livres papistes, les rescrits, les décrétales de Clément VI, les extravagantes et la nouvelle bulle de Léon X, afin que les papistes sachent qu’il ne faut pas un grand courage pour brûler des livres qu’on ne peut réfuter.

Le lendemain, l’Erostrate monte en chaire et jette ces mots à ses nombreux auditeurs : Hier je fis brûler en place publique les œuvres sataniques du pape : il vaudrait mieux que ce fût le pape qui eût rôti, je veux dire le siège de Rome. Abomination sur Babylone !

Nous connaissons un beau cantique qu’on chantait, avant la venue de Luther, dans toute l’Allemagne catholique ; en voici quelques strophes :

Dans la vallée de Sarnen croissent çà et là de belles fleurs où se jouent les couleurs les plus variées : là s’élève, au milieu de prairies verdoyantes, la cabane du pasteur ; on l’aperçoit, riante et paisible, au milieu de taillis ombragés...

Écoute le chant merveilleux de l’oiseau sur le tilleul ; vois-le voltiger gaîment dans le feuillage : la flèche du chasseur va le percer ; adieu ses chants, adieu ses plaisirs !

Dans les montagnes de Sarnen règne un air pur ; l’alouette y chante avec l’aurore ; maintes sources d’eaux vives y jaillissent : dans leur gaîté, les bergers ornent de fleurs leurs chapeaux ; ils poussent des cris de joie : Ah ! tout va bien pour nous !

Allemagne infortunée ! tu ne rediras plus ce cantique. Un de tes enfants vient de percer au cœur, de l’une de ses flèches, tout ce qui chantait chez toi de si beaux hymnes au Seigneur. la cloche dans le campanile gothique appelant à la prière du soir ; la croix placée comme un phare lumineux sur le sommet de l’église ; la vierge de bois dans un cadre de feuillage sur le bord du chemin ; l’encens qui s’exhalait à la grand-messe avec la prière et montait jusqu’au trône de l’Éternel ; le portrait du saint patron que le paysan plaçait eu sentinelle à l’entrée de ses champs ; le bénitier où la jeune fille trempait son doigt avant de s’endormir ; la couronne d’immortelles que l’enfant posait sur la tombe de son père ; les statues de nos saints rangées en forme de bataillon céleste autour du chœur de nos temples ; la verrière coloriée cachant sous ses demi-jours à tout œil profane l’âme qui voulait prier en silence, et jusqu’à l’image du Dieu fait homme qui tombera bientôt sous les coups des iconoclastes pleins de l’esprit de Luther, leur apôtre.

Oui ! la parole nouvelle que le moine vient de faire entendre est une parole de mort, puisqu’elle a brisé l’unité et desséché toutes les sources de la vie spirituelle !