HISTOIRE DE LÉON X

CHAPITRE XXXVIII. — LA RÉFORME. - 1518.

 

 

Famille, naissance et premières années de Luther. - Luther au cloître. - Il reçoit les saints ordres. - Son voyage à Rome. - Il prend ses grades en théologie. - Léon X publie les indulgences. - Albert, archevêque de Mayence, charge Tetzel de les prêcher en Allemagne. - Luther se déclare contre les indulgences. - Thèses qu’il affiche sur l’église de Tous les Saints à Wittenberg. - Bruit quelles excitent. - Luther cité à Rome refuse d’obéir au pape. - Belle conduite de Léon X envers le moine augustin. - Luther à Augsbourg devant le cardinal Cajetan. - Il quitte la ville après avoir fait afficher son appel au pape. - Bulle de Léon X. - Ce qu’en pense Luther.

 

§ I. LES INDULGENCES.

Martin Luther naquit le 10 novembre 1483, à Eisleben, petite ville de la haute Saxe. Hans, son père, était un pauvre paysan du village de Mœhra ou Mœrke, dans le comté de Mansfeld ; sa mère, Marguerite Lindemann, une servante de bains, l’un et l’autre gagnant leur vie, Hans à labourer la terre, Marguerite à porter du bois sur les épaules. Bonnes gens, disait Martin, qui ont eu bien du mal pour me nourrir, et dont la race va s’éteignant de jour en jour en Allemagne.

Bien jeune, Martin quitta Mansfield, où sa famille était venue s’établir, car elle mourait de faim à Mœhra. Le havresac sur le dos, le bâton de pèlerin à la main, le cœur gros de larmes qu’il avait répandues en embrassant ses parents, il prit le chemin de 1llagdebourg, ayant pour compagnon de route un autre enfant du même âge à peu près, et nommé Jean Reineck. Tous deux, confiés à la garde du bon Dieu, allaient fréquenter ces saintes écoles où l’écolier payait sa nourriture et son éducation, la vie du corps et de l’âme, à l’aide de petites aumônes qu’ils recueillaient, sous les fenêtres des riches, en chantant, deux fois par semaine, un de ces petits cantiques, tout empreints de chaste poésie, que l’Allemagne catholique garde soigneusement, mais que l’Allemagne réformée a malheureusement effacés de ses livres de prières. La charité des habitants de Magdebourg s’épuisa bien vite : c’était une ville de commerce. Martin chantait vainement de cette belle voix dont il fut longtemps si fier ; pas un petit grœschel ne tombait dans sa casquette. L’enfant dut se résoudre à quitter Magdebourg pour prendre le chemin d’Eisenach, petite ville de la Thuringe, et que sa mère avait autrefois habitée. Comme il entrait dans la cité, il voulut tenter la pitié des habitants, et, d’une voix que le besoin rendait pénétrante, il se mit à chanter un noël sous une fenêtre d’assez belle apparence. La fenêtre s’ouvrit tout aussitôt, et une femme parut qui fouilla dans son tablier, en tira deux ou trois pièces de monnaie qu’elle jeta, le rire sur les lèvres, au mendiant, qui les ramassa et pleura en signe de reconnaissance et de joie. A la vue de ses larmes, Cotta, c’est le nom de la femme charitable, se sentit émue, lit signe à l’écolier de monter et lui promit de ne pas l’abandonner. Cotta tint sa promesse : l’enfant eut donc son petit coin à la table de la veuve, du papier, des livres, des vêtements, et, pour se récréer, une belle flûte que lui donna la bonne dame. Luther, quand plus tard il eut pour adversaires le pape et l’empereur, n’oublia ni la petite fenêtre d’Eisenach, ni le sourire de la pieuse veuve, ni le liard qui tombe à terre, et dont il achetait, le soir, ce pain qu’il appelle éloquemment le pain du bon Dieu, panis propter Deum, le grain de millet du passereau, la manne de l’Israélite dans le désert.

L’université d’Erfurt jouissait d’une réputation méritée : elle avait à cette époque des maîtres célèbres, entre autres Jodocus Truttvetter. Martin avait obtenu de son père la permission d’achever ses études dans cette ville ; c’est là que l’écolier ouvrit une Bible pour la première fois. Ses yeux tombèrent sur l’histoire d’Anne et de son fils Samuel, qu’il lut avec un ravissement de cœur inexprimable ; mais d’autres avant fui, en Italie surtout, avaient lu ce livre inspiré que la réforme a la prétention d’avoir révélé aux chrétiens. N’avons-nous pas vu Savonarole, sous ses rosiers de Damas, en expliquer à ses frères les divins enseignements ? Mon Dieu, s’était écrié Luther à la vue de ce précieux volume, je ne voudrais pour toute fortune qu’un semblable trésor ! Mais tout l’argent que Hans, son père, gagnait en une année au travail des mines, n’aurait pas suffi pour en faire l’acquisition : c’était un de ces beaux manuscrits rehaussés d’or et de cinabre, ornés de miniatures coloriées ; l’œuvre d’un moine, ou d’un ange plutôt. Dès ce moment Luther se dégoûta du droit qu’il étudiait avec ardeur, et ne voulut plus dormir sans avoir feuilleté sa chère Bible. L’étude lui avait échauffé le sait-, il tomba malade tout à coup, se mit au lit, et fit sa prière comme si sa dernière heure était venue, lorsqu’un prêtre parut à son chevet pour le réconforter et lui dire qu’il ne mourrait pas. Alors l’âme malade reprit courage, le corps recouvra ses forces, et le mal s’enfuit. Dieu vous aime puisqu’il vous châtie, lui avait dit le bon prêtre.

Malheureusement l’écolier ne comprit pas le don de Dieu ; et parce que l’humanité lui avait vendu jusqu’à l’air du ciel, il se crut en droit de murmurer contre la Providence. II avait apporté en naissant le germe de deux mauvais penchants, l’orgueil et la colère, contre lesquels il n’essaya pas même de lutter. Sans la superbe, disait-il, on ne saurait rien faire de beau, et le Christ et les martyrs n’ont été mis à mort que parce qu’ils se posaient en contempteurs de l’ancienne sagesse. Pour excuser ses emportements, il renvoyait à Jésus, qui traitait ses ennemis de sépulcres blanchis. D’ailleurs, ajoutait-il, qu’est-ce que la parole divine ? le glaive, la guerre, la ruine, le scandale, le poison, l’ours du grand chemin, la lionne dans la forêt. Où étiez-vous, petite Bible d’Erfurt, quand Luther parlait ainsi ?

Il avait fait connaissance, en philosophie, d’un jeune homme nommé Alexis, qui fut un jour à ses côtés frappé de la foudre. Au bruit de ce tonnerre qui lui enlevait son ami, Luther s’épouvante, ferme ses livres, invoque l’assistance de sainte Anne, et fait vœu d’embrasser la vie monastique. La nuit venue, il quitte sa chambre sans rien dire à ses professeurs, et va frapper à la porte du couvent des Augustins. Il apportait avec lui un Plaute et un Virgile, dont il n’avait pu se séparer.

Au cloître, la vie de Luther est véritablement édifiante ; il veille, il jeûne, il prie, il se mortifie, il pratique les rigueurs cénobitiques jusqu’à compromettre sa santé. Il avait peur de tomber, comme Alexis, dans les mains de Dieu sans avertissement. Ses nuits étaient agitées par des visions funèbres : il croyait entendre la voix du mort qui lui commandait de faire pénitence. Il était aisé de s’apercevoir des tourments auxquels cette pauvre âme était en proie. Un jour qu’il entendait la messe au couvent, et que le célébrant prononçait ces mots de l’Évangile : Erat Jesus ejiciens dœmonium, et illud erat mutum, il se leva et s’écria : Ah ! non sum ego, non sum ego ! Les tentations de la chair, l’orgueil et la colère étaient revenus. Pour réprimer ces deux passions, ses maîtres l’obligeaient à balayer les dortoirs, à fermer les portes du couvent, à monter l’horloge, à mendier de porte en porte dans la ville une besace sur le dos. Il eut pour professeur de théologie Carlstadt, qu’il regarda pendant deux ans comme un savant incomparable, et pendant vingt ans comme un pédant de collège qui pour deux gouldes, dix francs de notre monnaie, conférait le grade de docteur.

Le 2 mai 1507, Luther reçut les ordres sacrés à Erfurt. Le prélat ordinant, Lasph, lui demanda s’il promettait de vivre et de mourir dans le sein de l’Église catholique, apostolique romaine, et de lui obéir comme à sa mère ; et Luther inclina la tête, et prononça à haute voix son serment d’amour et d’obéissance. Ce fut un beau jour que celui de son ornidation, à laquelle il s’était préparé par des prières ardentes. Il avait invité à cette cérémonie Jean Braun, prêtre du Christ et de Marie, vicaire d’Eisenach, et son vieux père, qui ne voulait pas que -Martin entrât dans les ordres, et qui résista longtemps aux sollicitations des frères du couvent et aux larmes de son fils. Dieu veuille, disait le mineur, que Martin ne se soit pas trompé sur sa vocation ! Même après le saint sacrifice, il avait conservé rancune à son enfant. On s’était mis à table, Hans à côté de Martin : tout à coup le père se leva, et s’adressant aux maîtres en théologie invités au repas : N’est-il pas écrit dans l’Écriture, demanda-t-il : Père et mère honoreras ?Oui, cela est écrit, répondirent les convives. Hans prenant alors son verre : Allons, trinquons, dit-il à son fils, et que Martin nous aime un peu mieux. Le soir la paix se fit ; Hans tira de sa poche vingt belles gouldes, fruit de ses épargnes, et qu’il remit, en signe de réconciliation, au fils désobéissant. En montant les degrés de l’autel pour célébrer sa première messe, Luther avait été saisi d’un tremblement dans tous les membres. Arrivé au canon, sa frayeur était si grande, qu’il fut sur le point d’interrompre le saint sacrifice. Quelle crainte agitait donc son âme ? S’il eût aimé, aurait-il été obsédé par de semblables terreurs ? C’est qu’il doutait déjà ; c’est qu’il savait bien qu’il ne tiendrait pas la promesse qu’il venait de faire à l’Église catholique. Nous avons toujours regretté que Marguerite Lindemann, sa mère suivant la chair, n’eût pas assisté à l’ordination de Martin. En Allemagne, le nouveau prêtre devait danser, après sa première messe, avec sa mère, au milieu des assistants formés en rond. Qui sait ? peut-être que l’enfant n’aurait pas voulu contrister de ses doutes celle qui l’avait nourri de son lait. Une autre femme manquait à cette auguste cérémonie, la pauvre veuve d’Eisenach : est-ce que Cotta était morte ? Nous aurions voulu la voir agenouillée dans l’église d’Erfurt : sa prière pour Martin fût montée au ciel comme un doux encens.

La réputation du frère augustin commençait à se répandre en Saxe : on le disait théologien habile ; il avait paru quelquefois en chaire, où sa parole avait été remarquée. Wittenberg voulut l’avoir pour professeur de philosophie. Nous ne comprenons pas l’empressement du moine à accepter l’offre de l’université wittenbergeoise, lui qui jusqu’à ce jour n’a pas caché ses dédains pour Aristote ; lui qui se rit publiquement de la scolastique ; qui compare l’argument à l’âne d’Abraham, et qui regarde la dialectique comme une science nuisible au théologien. Il partit d’Erfurt sans dire adieu à son ami Braun, qui se fâcha, et qu’il essaya d’apaiser en ternes de rhéteur : il disait que l’aquilon n’avait point éteint dans son âme le feu sacré de la charité.

C’est en 1510 qu’on place le voyage du professeur à Rome, où ses supérieurs l’avaient envoyé pour traiter certaines affaires de son ordre. Lisez la correspondance de Luther, nulle part vous ne trouverez une ligne sur cet événement de la vie de notre moine. Si dans les Propos de table (Tisch-Reden) il ne nous avait entretenus souvent de ce voyage, on pourrait douter de son séjour à Rome. Le moyen de croire à son récit, quand nous le voyons affirmer sérieusement qu’en fouillant les décombres d’un couvent de nonnes on découvrit enfouis en terre 6.000 crânes d’enfants nouveau-nés ; qu’un pape pour faire niche au diable, auquel il s’était vendu et qui venait réclamer sa proie, s’était fait couper en morceaux ; qu’Égidius de Viterbe, notre savant théologien, et un autre moine, avaient été trouvés un jour étranglés dans leur lit pour s’être moqués du pape ; que les Italiens possèdent des poisons si subtils, que leur émanation tue celui qui se regarde dans une glace ; que personne en Italie ne sait parler latin ; qu’à Rome on est athée ? Et où donc a-t-il passé son temps à Rome ? Dans les églises ? mais il n’a donc pas entendu les magnifiques prédications de Cajetan ? Au Quirinal ? mais il n’a donc pas demandé le nom de tous ces lettrés qui se rendent le soir chez Sadolet ? Au palais pontifical ? mais il n’a donc pas pris garde à ces robes rouges portées si glorieusement par Grimani, auquel Érasme dédia sa paraphrase de l’épître de St Paul aux Romains ; par Schinner, que notre Batave a si souvent loué ; par Vigerio, qu’on regarde comme un saint ? Au Vatican ? mais il n’a donc pas levé les yeux en haut pour admirer les peintures de Raphaël, ces gloires éternelles de l’art chrétien ? A l’ancien Agonale ? mais c’est là qu’habite un cardinal de vingt-sept ans, du nom de Jean de Médicis, qui jeûne plusieurs fois la semaine, et dont les mœurs sont celles d’un anachorète. Peut-être qu’il a voulu épier l’héroïque Jules II de retour de l’une de ces guerres qu’il a soutenues ou entreprises dans l’intérêt de la nationalité italienne : mais il ne l’a donc pas vu parcourant à pied les rues de Rome, visitant tes malades dans les hospices, les prisonniers dans leurs cachots, posant la première pierre d’édifices consacrés à recueillir les vieillards impotents, les femmes en couches, les pestiférés, les veuves et les orphelins ? Dans son amour pour les livres, il aura visité les bibliothèques : mais, à la Vaticane, Inghirami a dû lui montrer l’histoire d’Anne et de Samuel, écrite non pas en latin comme dans la Bible d’Erfurt, mais en langue vulgaire par le moine Malerbi, et avec l’approbation du saint-siège, qui n’a jamais caché la parole de Dieu. Que parle-t-il de ténèbres et d’athéisme ? de ténèbres dans un pays qui, depuis vingt ans, a produit seul plus de livres que l’Europe tout entière ? d’athéisme dans une ville où chaque maison est vouée à un bienheureux, où l’image du Christ, de la Vierge, d’un apôtre, d’un saint, orne la façade de tout édifice particulier ? Luther a répété jusqu’à trois fois qu’il n’aurait pas voulu pour mille gouldes n’avoir pas fait le voyage de Rome : et nous aussi nous ne voudrions pas pour tous les chefs-d’œuvre de sculpture et de peinture que les paysans, excités par ses doctrines, brisèrent dans la Souabe, qu’il n’eût pas visité la ville éternelle, parce qu’en nous racontant ce qu’il n’y a jamais vu, il nous a appris à nous délier de sa parole.

A son retour de Rome, Luther prit à Wittenberg ses grades de docteur en théologie. Un moine d’Erfurt, M. Jon. Nathin, se plaignit, au nom de son couvent, de l’ingratitude de Luther, qui répondit au reproche de ses frères dans deux lettres amères dont il ne tarda pas à se repentir. Le voyage en Italie ne l’avait pas guéri de son penchant à la colère : il en revint la tristesse et le doute dans le cœur ; et, pour montrer qu’il avait vu nome, il ne trouva rien de mieux que de la calomnier. Ainsi avait fait avant lui le chevalier Ulrich de Hutten ; ainsi Érasme à son tour, et Rodolphe Agricola : c’est le Nord qui décrie le Midi, et, après quatorze siècles, un peuple vaincu qui se venge de ses anciennes défaites en déchirant son oppresseur : le vainqueur s’était servi de l’épée ; le vaincu se sert de la plume. La guerre va donc recommencer : de l’encre d’abord, puis du sang.

Jules II était mort : Léon X, son successeur, publia en 1516 des indulgences qu’il permit de prêcher en Allemagne, et dont le produit devait être employé à l’achèvement de l’église de Saint-Pierre, cette merveille de Bramante que Raphaël avait ordre de terminer. On a dit que l’or des pardons était destiné à la sœur du pontife ; c’est une calomnie dont s’est spirituellement moqué l’homme qui eut le plus d’esprit après tout le monde, Voltaire. On ajoute que Léon X avait enlevé aux Augustins, pour la donner aux Dominicains, la promulgation des indulgences ; comme si Jules II ne l’avait pas déjà confiée aux frères mineurs. Enfin un écrivain réformé, que nous avons peut-être trop loué, Ranke, prétend qu’Alexandre VI avait le premier déclaré officiellement qu’au pape appartenait le droit de délivrer les âmes du purgatoire ; or qui ne sait que Jean VIII en 878, et Jean IX en 900, avaient publié des indulgences in suffragium defunctorum ? Mabillon est une autre autorité que Ranke. N’oublions pas de remarquer avec M. de Maistre cette belle loi qui a mis deux conditions indispensables à toute indulgence ou rédemption secondaire : mérite surabondant d’un côté, bonnes œuvres et pureté de conscience de l’autre ; sans l’œuvre méritoire, sans l’état de grâce, point de rémission de peines.

Albert, archevêque de Mayence, commissaire pontificat du saint-siège, délégua pour prêcher les indulgences en Allemagne un moine de l’ordre de Saint-Dominique, Jean Tetzel, homme de vive foi, de mœurs exemplaires, amoureux des disputes théologiques, nais qui pour triompher de son adversaire n’employait jamais que l’argument aristotélicien, qu’il laissait tomber comme du plomb sur toute intelligence rebelle, et de l’image et de la couleur faisait fi encore plus que Luther du syllogisme. C’était, dans un corps de moine, la scolastique sèche et aride et ne s’adressant qu’à la raison. Sa thèse était belle, il prêcha donc avec succès. Dans ses discours il vantait l’œuvre et glorifiait le libre arbitre. Or à cette époque Luther ne se cachait pas : il enseignait que toute œuvre, quelque pure qu’elle soit, l’aumône elle-même, est une offense à Dieu, un péché digne des feux éternels. Il soutenait encore que la créature, clouée par la chute d’Adam au mal comme le galérien à son boulet, reste esclave de ses, sens déréglés, et ne peut opérer que l’iniquité : ver de terre qui, en voulant sortir de la fange, son berceau et son sépulcre, pour chercher le soleil, insulte à son Créateur. Voilà les désolantes doctrines qui percent à chaque ligne de sa correspondance longtemps, avant son duel’ avec Rome. Ce qui apparaît encore, et sans voile, dans les premières épîtres du moine, c’est un insigne mépris pour ce qu’il appelle, dans son langage novateur, les romanistes ; une colère insultante pour ces maîtres en théologie que l’école nommait ses anges ; un besoin immense de nouveautés ; le doute avec son cortége ordinaire de petites passions criailleuses ; une incessante aspiration vers l’inconnu ; une volonté fixe de sortir à tout prix, même par la révolte, de l’obscurité du cloître ; l’orgueil de l’ange déchu sous les dehors de l’humilité de Job. Avec de telles dispositions, toute question portée publiquement en chaire pouvait servir à Luther de signal ou de prétexte pour s’insurger contre l’autorité. Aussi, à peine Tetzel a-t-il prêché, que le Saxon se prépare au combat la lutte va donc commencer. Il nous faudra, dans le peu d’espace qui nous reste, décrire fidèlement ce drame si varié, que Luther a pris soin lui-même de raconter, mais à sa manière. Ce ne sera pas notre faute si notre héros ne ressemble pas à celui dont un éloquent écrivain a publié les Mémoires : ruse et violence, voilà ce que nous trouverons le plus souvent sous cette robe noire d’augustin.

Luther avait annoncé qu’il prêcherait ‘à son tour sur les indulgences. Il monta donc en chaire, et avec lui le rire y monta pour la première fois. Ce n’était plus la prédication ancienne, mais une conversation entre l’orateur et l’assistant, de l’ironie, du sarcasme, de l’esprit, des jeux de mots, des bouffonneries même ; une langue particulière et qu’on n’avait jamais encore parlée dans le lieu saint, toute remplie d’images prises dans la vie commune du peuple et jusque dans l’atelier de l’ouvrier ; enfin, des insolences contre l’enseignement catholique que J. Huss sur son bûcher se serait à peine permises.

As-tu de l’argent de reste, disait-il, donne à celui qui a faim, cela vaudra beaucoup mieux que de donner pour élever des pierres.

Je te dis que l’indulgence n’est ni de précepte ni de conseil divin.

Que les âmes soient délivrées du purgatoire par la vertu de l’indulgence, c’est ce que je ne sais pas, c’est ce que je ne crois pas.

Ce que je te dis fera tort à leur boutique, que m’importent leurs bourdonnements ? Cerveaux creux qui n’ont jamais ouvert la Bible, qui n’entendent rien aux doctrines du Christ, ne se comprennent pas eux-mêmes, et s’abîment dans leurs ténèbres.

Comme il descendait de chaire, un frère tira le prédicateur par le pan de sa robe, et en hochant la tête : — Savez-vous, lui dit-il, que vous avez été bien hardi ; n’allez pas nous faire un mauvais parti avec les dominicains.

— Cher père, répondit Luther, si cela vient de Dieu, cela ira ; si cela ne procède pas de son saint nom, cela tombera.

Or celui qui parle ainsi magistralement contre l’enseignement séculaire de l’Église n’a cessé de répéter qu’au début de la lutte il ne savait pas au juste ce qu’on appelait indulgence.

Voici quelque chose de plus hardi que le discours -même, c’est la publication de l’œuvre en langue vulgaire, sans l’approbation de l’évêque ; l’effet parmi les populations en fut si prodigieux, que l’évêque de Brandebourg effrayé envoya l’abbé de Lenin pour le conjurer de ne pas réimprimer le sermon, et de renoncer à publier les thèses qu’il avait l’intention de soutenir contre Tetzel. Luther, tout confus, répondit à l’envoyé de Sa Grâce qu’il préférait obéir plutôt que de faire des miracles. Et le soir même il adressait à Lang, de l’ordre des augustins, à Erfurt, de nouveaux paradoxes : dans sa lettre, il traitait ceux qui le blâmaient, de, piètres critiques, de Miles, de niais et d’imbéciles, et déclarait formellement qu’il se moquait de leurs arrêts, et qu’il passerait outre, puisqu’il avait Dieu pour lui.

Ces thèses, véritable programme de révolte, devaient être affichées sur l’un des piliers de l’église de Tous les Saints à Wittenberg, le 31 octobre 1517. L’intention de Luther était de publier ses propositions en langue allemande, afin que le peuple lui-même prît part au débat ; tout ce qui on put obtenir de lui, ce fut qu’il les écrirait en latin. Le 31 octobre donc, le portier du couvent des Augustins affichait le manifeste de frère Martin, et le lendemain ; jour de grande solennité dans l’Église catholique, tout ce qui porta9t une robe de bure, c’est-à-dire qui entendait la langue de Virgile, put lire :

Que le pape au purgatoire n’a pas d’autres pouvoirs que le simple curé de village ;

Que les prêcheurs empochent la pièce qui tinte dans le bassin et en font leur profit ;

Qu’il faut envoyer au diable quiconque croit qu’avec une indulgence on peut compter sur son salut ;

Que les trésors de l’Évangile sont des filets où l’on pêchait autrefois des hommes de richesse ;

Que le trésor des indulgences est un filet où l’on pêche aujourd’hui la richesse des fidèles.

Cependant, sur mon salut, disait plus tard Luther, je ne savais pas plus ce qu’était en ce temps-là une indulgence, que le pauvre diable qui venait me consulter. Alors, pourquoi tout ce bruit qui émeut l’Allemagne, contraste son évêque, trouble les âmes, et effraye l’empereur lui-même ? Au fond, Luther sait bien ce qu’il fait ; c’est une révolte qu’il veut, mais il dissimule. A son évêque, qui montrera la lettre aux dignitaires de l’Empire, et à tous ceux qui ont une puissante épée à leur côté, il écrit : Mais que Votre Grâce ne s’y trompe pas, je dispute et n’affirme pas ; que l’Église prononce, et je me soumets. Mais à Spalatin, qui se gardera bien de le répéter, il dit : A vous, mon cher, et à nos amis, je déclare d’avance que l’indulgence n’est qu’une jonglerie ; c’est mon opinion, et en la soutenant je sais bien que j’ameute contre moi six cents Minotaures, Rhadamanthotaures, Cacotaures.

C’est un homme habile que Luther : pour perdre ses adversaires dans le inonde allemand, il se sert du rire et de la calomnie. Il ne se contente pas de changer Tetzel en animal fabuleux ; il écrit à l’archevêque de Mayence que le dominicain enseigne que les âmes sont arrachées des flammes du purgatoire dès que le grœschel est tombé dans le bassin du quêteur ; que la contrition est inutile à quiconque achète des pardons ; enfin, il prête à son adversaire une proposition effrontée, où Marie, l’essence de la pureté, sert de compare son pour établir la miraculeuse vertu de l’indulgence. Cherchez dans les écrits de Tetzel cette phrase scandaleuse, vous ne la trouverez nulle part. N’est-il pas malheureux que des catholiques naïfs se soient eux-mêmes chargés de répandre la calomnie de Luther ?

Mélanchthon raconte que le dominicain fit allumer, sur la grande place de Jutterbock, un brasier où il jeta le sermon de l’augustin : cela n’est pas non plus. Et la preuve que Mélanehthon nous trompe, c’est que Luther n’a parlé nulle part de cet exploit de son adversaire : or, les belles colères que cet incendie lui aurait fournies ! Ce que nous pouvons affirmer, c’est que Tetzel essaya de réfuter Luther dans un écrit que Bossuet n’aurait pas avoué sous le rapport du style, mais qu’il eût signé comme enseignement dogmatique. Pour en finir, Tetzel proposait fièrement à Luther la double épreuve de l’eau et du feu ; Luther n’accepta ni l’une ni l’autre. Il répondit au dominicain : Je me moque de tes cris comme des braiments d’un âne ! Au lieu d’eau, je te conseille du jus de la vigne ; au lieu de feu, hume le fumet appétissant d’une oie rôtie ; viens à Wittenberg, si le cœur t’en dit. Moi, docteur Martin Luther, à tout inquisiteur de la foi, à tout mangeur de fer rouge, à tout pourfendeur de rochers, savoir faisons qu’on trouve ici bonne hospitalité, porte ouverte, table garnie, soins empressés, grâce à la bienveillance de notre due et prince l’électeur de Saxe !

Cherchez donc, dans tous les couvents d’Allemagne, un moine qui osât répondre à un semblable défi.

A la lecture de ce cartel, les écoliers de Wittenberg se prirent d’un grand éclat de rire, et, ayant rencontré sur leur chemin un frère qui apportait dans sa besace huit cents Contre-Thèses de Jean Tetzel, ils se jetèrent sur le malheureux commissionnaire, lui arrachèrent les feuilles fraîchement imprimées, puis, au son d’une trompe, annoncèrent dans les rues qu’à deux heures après midi on brûlerait en place publique les propositions de maître Tetzel, inquisiteur de la foi, bachelier en théologie, et prêtre de l’ordre de Saint-Dominique. A deux heures, la flamme brillait sur la place de l’Université, et un écolier, coiffé d’un bonnet doctoral, la figure couverte d’un masque, jetait les thèses au feu en criant : Vivat Luther ! pereat Tetzel ! Pendant plus d’une semaine on n’entendit dans les rues de Wittenberg que let mêmes cris. Tout ce peuple d’écoliers imberbes et à cheveu’ blancs croyait avoir conquis la liberté, parce qu’il avait brûlé une feuille de papier noircie d’encre d’imprimerie. Le temps n’est pas éloigné où mettre en doute à Wittenberg l’infaillibilité de Luther sera puni de l’exil ; Carlstadt, qui répète vivat Luther, pereat Tetzel, le premier éprouvera les colères de ce dieu nouveau que des enfants viennent de donner à l’Allemagne.

Les thèses du Saxon, et le bruit douloureux qu’elles excitaient, traversèrent bientôt les Alpes et allèrent émouvoir Rome. Ce fut un maître du sacré palais, un théologien à cheveux blancs, Priérias ou Mazzolini, né à Priéro dans le Montferrat, qui jeta le premier cri d’alarme en Italie contre les doctrines nouvelles. On a dit, en invoquant quelques quolibets de l’augustin, que le rustique Priérias (il avait reçu le nom de Sylvestre au baptême) n’était pas fait pour se mesurer avec un homme de la force de Luther, bien que des protestants aient reconnu les talents de l’écrivain. Mais Priérias, eût-il possédé l’éloquence de Démosthène, n’aurait pu triompher de son adversaire. Comment venir à bout d’un moine qui, pressé trop vivement, et pour éviter de répondre aux plaintes des catholiques, fait comme la taupe, rentre dans son trou, se cache sous son capuchon, et, d’une voix emmiellée, murmure à Spalatin : Comprenez-vous, père en Dieu, qu’ils ont le courage de soutenir que dans mes disputes j’ai offensé l’autorité du pape, moi qui n’aime par goût que les petits réduits ; moi qui sais par expérience qu’il ne faut pas lever la tête au soleil plus haut que le mouron ? Ali ! de grâce, mon père, servez-moi de colombe, et portez mes folies aux pieds de Léon X, ce pontife si bon ; je le prends pour juge : que le saint-siège prononce !

A cette lettre il avait joint une belle épître au pape, qu’il terminait par ces lignes, que Priérias aurait volontiers signées

Très saint-père, me voici prosterné aux pieds de Votre Béatitude, moi et tout ce que je suis, et tout ce que j’ai : vivifiez, tuez, appelez, rappelez, approuvez, réprouvez : votre voix, c’est la voix du Christ qui repose en vous, qui parle par votre bouche. Si j’ai mérité la mort, je suis prêt à mourir.

Eh bien, oui, nous l’avouons, Léon X se laissa prendre à ces douces paroles ; il crut à l’amour filial de Luther, à l’obéissance de son enfant, au repentir du petit moine, et il s’endormit un moment. Qui donc oserait blâmer ce sommeil ? II est certain que Léon X n’avait pas le don de secondé vue. Si Dieu le lui avait accordé, le pape aurait surpris Luther interrompant sa lettre au père des fidèles pour composer un petit livre ascétique sur la mort d’Adam et la résurrection du Christ dans l’homme, où il parle insolemment du pouvoir des clefs ; puis montant en chaire pour dénigrer l’excommunication. il faut l’entendre, ce moine superbe, quand le bruit se répand à Wittenberg que le pape, dont les yeux se sont dessillés, va le citer à Rome ! Il joue le martyr, il rêve un bûcher, et écrit à Venceslas Linck : Je suis prêt, que la volonté de Dieu soit faite ! Que m’enlèveront-ils ? un corpuscule frêle et brisé ; c’est une ou deux heures au plus qu’ils me déroberont ; mais mon âme, elle est à moi, ils ne me l’ôteront pas !... La mort, c’est le lot du chrétien qui proclame la parole de Dieu : le Christ notre époux est un époux de sang. Mais ce courage fastueux tombe bientôt, et, pour désobéir à la citation avec toutes les apparences d’une soumission filiale aux ordres du souverain pontife, il imagine un subterfuge indigne d’un homme de cœur. Spalatin, son ami, demandera un sauf-conduit à l’électeur Frédéric, que Sa Grâce refusera, et alors, disait Luther, mon excuse est toute trouvée : et cela se fit comme il le demandait. Rassuré désormais sur ce voyage à Rome, Luther n’a plus peur du pape. En même temps qu’il proteste de son respect pour l’autorité hiérarchique dans les lettres qu’il écrit aux prélats allemands et à ses maîtres temporels, il met sous presse deux pamphlets en réponse à Priérias : dans l’un, il déclare que si la doctrine enseignée par le maître du sacré palais, et mise sous les yeux de Léon X, est avouée par Rome, Rome est la Babylone en écarlate, et la cour romaine la synagogue et l’école de Satan ; dans l’autre, il s’écrie : Puisque nous avons des cordes, des glaives et du feu pour châtier les voleurs, les meurtriers et les hérétiques, eh bien ! pourquoi ne les emploierions-nous pas pour châtier le pape, les cardinaux, les évêques et toute la racaille de la Sodome romaine, empoisonneurs de l’Église de Dieu ? pourquoi ne baignerions-nous pas nos mains dans leur sang, afin de nous sauver nous et nos neveux ?

N’avons-nous pas raison de regretter que Luther n’ait jamais eu près de lui sa mère : comment aurait-il osé lever les yeux sur Lindemann après avoir écrit d’aussi horribles paroles ?

L’électeur Frédéric, alors à la diète d’Augsbourg, et l’université de Wittenberg, demandèrent à Léon X. que l’affaire fût jugée en Allemagne. Le pape y consentit par une bulle du 23 août 1513, et délégua pour examiner les opinions nouvelles le cardinal de Saint-Sixte, Thomas de Vio, si connu sous le nom de Cajetan, et alors légat du saint-siège près de la diète germanique. Si Luther se repent, disait le pape à son ambassadeur, pardonnez-lui ; s’il s’opiniâtre, interdisez-le.

Mous avons dit ce qu’était Cajetan : un des oracles de la science théologique en Italie, un exégète habile qui toute sa vie avait médité l’Écriture, un homme de cœur, par-dessus tout ennemi de la violence. Il devait échouer, car, deux jours avant de paraître devant le légat, Luther avait formellement déclaré qu’il préférait la mort à la rétractation.

Luther s’était mis en route pour Augsbourg, accompagné de Wenceslas Linck, docteur en théologie et prédicateur de l’église conventuelle des Augustins à Nuremberg. Le 13 octobre 1517, il se présenta chez le légat, suivi du prieur de Sainte-Anne, de Wenceslas Linck et de trois religieux ale son ordre. Le cardinal vint au-devant du moine, qu’il embrassa tendrement. Luther se jeta aux genoux du nonce, en protestant qu’il était prêt à désavouer les paroles qu’on lui reprochait, si on pouvait lui montrer qu’elles étaient coupables.

Cajetan le releva : — Mon fils, lui dit-il, mon intention n’est pas de disputer ; je vous demande, par ordre de Sa Sainteté, que vous rétractiez vos erreurs.

— Montrez donc, répondit Luther, en quoi j’ai péché. — Encore une fois, reprit Cajetan, je ne suis pas votre juge ; vous avez promis de vous en rapporter, en enfant soumis, au jugement de Sa Sainteté : le pape vous condamne, rétractez-vous !

Luther s’obstinait et demandait qu’on lui signalât les propositions condamnables qu’il avait enseignées. Cajetan en cita deux que le moine voulut défendre. L’entretien dura plus d’une heure : malgré lui le cardinal disputait. A la fin il se ressouvint de la promesse qu’il avait faite, et la rappelant en riant à Luther :

— Finissons, ajouta-t-il : voulez-vous vous rétracter, oui ou non ?

Luther demanda trois jours pour répondre. Mais, le lendemain la, il retourna chez le cardinal, accompagné de Staupitz, de quatre conseillers impériaux et d’un notaire, et remit au nonce une note où il protestait de son respect pour l’Église romaine, désavouait toute parole imprudente qu’il aurait pu prononcer, et se soumettait, lui et ses écrits, au jugement du saint-père et des universités de Bâle, de Fribourg, de Louvain, et de Paris surtout, mère et patronne des bonnes études.

— Vous rétractez-vous ? répéta Cajetan.

Luther resta muet. Alors Staupitz s’approcha du cardinal, et demanda comme une grâce que Luther pût se défendre par écrit.

— Et devant témoins, ajouta le moine.

Le cardinal hocha la tête en signe de refus ; mais Staupitz insista.

— Eh bien, soit, reprit le nonce, je vous entendrai.

Luther apporta le lendemain une thèse qu’il avait passé la nuit à rédiger, et où, s’appuyant de l’autorité de Panormita (Tudeschi), il soutenait qu’en matière de foi le simple fidèle est supérieur au pape, s’il a pour lui l’autorité et la raison. Amère dérision qui fit hausser les épaules au cardinal... — Soyez donc, disait Cajetan en montrant du doigt le passage de Panormita cité par Luther : votas voudriez que je misse sous les yeux de Sa Sainteté de si odieuses paroles !

— Mais, reprit Luther avec un dépit marqué, qu’on lise donc : après tout, je n’affirme pas, je dis que je m’en rapporte au jugement du pape.

— Frère, frère, comme vous vous emportez ! reprit Cajetan... Puis se rapprochant du moine dont il prit les deux mains : Allons, ajouta-t-il, il en est temps encore, j’intercéderai pour vous auprès de Léon X..., rétractez-vous. Luther garda le silence. — Eh bien, dit le nonce, tout est fini, ne revenez plus.

On se sépara : mais après le souper Cajetan eut un entretien avec Staupitz et Linck, qu’il décida, au nom de Léon X et du repos de la Saxe, à tenter de ramener Luther. En entendant ces voix amies, le moine fondit en larmes, et promit d’écrire au cardinal une belle lettre, bien affectueuse, toute filiale ; et il l’écrivit en effet, mais après avoir déclaré, en termes formels, dans un billet à Spalatin, qu’il préparait un appel au futur concile, qu’il ne se rétracterait pas d’une syllabe, et qu’il allait publier sa réponse au cardinal pour le confondre aux yeux du monde chrétien, s’il continuait de procéder par la violence, comme il l’avait fait jusqu’à cette heure.

Puis, de la même plume dont il s’était servi pour tracer ces lignes incroyables, il écrit à Cajetan :

Je reviens à vous, mon père ; je suis ému, mais je n’ai plus de crainte ; ma crainte s’est changée en amour : vous auriez pu employer la force, vous n’avez eu recours qu’à la charité.... Je l’avoue maintenant, j’ai été violent, hostile, insolent envers le nom du pape... Je suis affecté, repentant, et je vous demande pardon ; je dirai mon repentir à qui voudra m’entendre... Quant à la rétractation, mon révérend et doux père, ma conscience ne me permet en aucune manière de la donner. Je vous supplie en toute humilité de porter cette question sous les yeux de Sa Sainteté, afin que l’Église prononce.

Et le 20 octobre, de grand matin, Luther sortait d’Augsbourg par une petite porte qu’un des conseillers impériaux lui fit ouvrir ; et un portier du couvent des Carmélites affichait sur les murs de la cathédrale l’appel du pape niai informé au pape mieux informé ; et le moine arrangeait d’avance un autre appel, l’appel au futur concile, dans le cas où le pape, de sa pleine puissance ou tyrannie, le condamnerait sur le premier appel.

Le 30 octobre, Luther rentrait à Wittenberg. A Nuremberg, il connut d’avance la bulle où le souverain pontife exposait la doctrine de l’Église touchant les indulgences ; le nom du moine augustin n’y était pas même prononcé. Alors, oubliant tant de promesses si souvent réitérées, il se décide à jeter le gant à Léon X lui-même, et le langage dont il se sert pour formuler sa déclaration de guerre n’est pas moins prodigieux que sa conduite :

Quel que soit le polisson, dit-il, qui, sous le nom de Léon X, essaye ainsi de nie faire peur, qu’il sache bien que je comprends la plaisanterie. Si la bulle émane de la chancellerie, je leur ferai savoir bientôt leurs impudentes témérités et leur impie ignorance.

Auriez-vous pensé que ce pauvre petit enfant qui mendiait à Magdebourg le pain du bon Dieu écrirait jamais de ce style ?