HISTOIRE DE LÉON X

CHAPITRE XXXVI. — GUERRE CONTRE LES TURCS.

 

 

La papauté, tout en favorisant l’art, ne néglige pas les intérêts du christianisme. - Ses divers appels aux princes catholiques pour se croiser contre les Turcs. - Æneas Sylvius (Pie II). - Léon X prêche la sainte croisade.

 

La papauté, en se faisant homme dans l’intérêt de l’art, qu’elle traitait en grand seigneur, ne négligeait pas la cause des peuples dont Dieu lui confia la conduite.

Nous ne connaissons pas de plus beau spectacle que celui qu’elle donne au monde chrétien pendant plusieurs siècles, en convoquant tous ceux qui reçurent le saint baptême, empereurs, rois, ducs, princes, peuples, à se croiser contre les Turcs. Il ne se passe pas un jour sans que sa voix dénonce les conquêtes de l’islamisme menaçantes pour la religion du Christ. A tous ceux qui voudront combattre l’infidèle, soit l’épée, soit l’obole à la main, elle promet toutes les récompenses spirituelles qu’elle peut accorder. On peut dire que la papauté fait en quelque sorte l’office de journaliste : grâce à cet œil qu’elle tient toujours ouvert sur l’Orient, dès que le Turc avance d’un seul pas, la chrétienté en est avertie.

A tous les chrétiens elle ne dit pas seulement : Ne laissez pas perdre ce sang précieux qui coula sur le Golgotha ; l’infidèle est à vos portes, renversant la croix du Sauveur, le sanctuaire sacré, la tombe de vos évêques ; mais : Si le croissant triomphe, c’en est fait de la civilisation, de l’humanité, de l’art ; la barbarie sera votre tombeau. La papauté a ses pontifes qui prient du haut de la chaire de saint Pierre ; ses missionnaires qui parcourent le monde ; ses saintes filles qui pleurent ; ses ambassadeurs qui négocient ; ses portes mêmes, comme le Mantouan, qui appellent aux armes dans la langue de Virgile. On dirait que le monde catholique est frappé de vertige et de cécité ; il laisse venir les Turcs, et affecte de ne pas croire aux prophéties de la papauté. Les Turcs marchent, et cette fois ils sont à Constantinople (1453). Seule, crie l’évêque de Sienne aux monarques germains rassemblés à Francfort, seule au milieu des cités grecques, Constantinople était restée debout, asile des lettres, séjour de la sagesse antique, forteresse de la philosophie : la voilà couchée à terre.

Les princes daignent à peine jeter un regard de pitié sur la pauvre esclave.

Les Turcs marchent : la papauté ne perd pas courage. Elle fait convoquer une diète à Augsbourg ; ses ambassadeurs gémissent, et attendrissent ceux qui les écoutent ; mais les pleurs sont bien vite séchés : nul ne veut partir pour la sainte expédition ; le peuple dit que ses maîtres cherchent à le voler.

Æneas Sylvius vient d’être élu pape, après la mort de Calixte III, qui, comme ses prédécesseurs, a prêché la croisade. il sait que les contrées par où pénètrent les Turcs sont le chemin qu’avaient pris autrefois les hordes barbares pour envahir l’Italie. Il convoque une diète à Mantoue. Cette fois les oreilles des princes et des peuples ne sont plus sourdes : la Hongrie promet quatre mille hommes, l’Allemagne quarante mille, la Bourgogne six mille, les Italiens une belle marine, les prélats le dixième de leurs revenus, les séculiers le trentième, les juifs le vingtième.

Bessarion est chargé de presser l’envoi des secours promis par l’Allemagne ; mais il arrive au moment où les princes sont malheureusement divisés par des querelles intestines.

Les Turcs marchent. Alors Pie II rassemble ses cardinaux : Frères, leur dit-il, le moment de mourir est arrivé ; ne disons plus aux princes : En avant ! disons-leur : Venez. Quand ils verront le vicaire de Jésus-Christ, vieux et infirme, partir pour la guerre sainte, ils rougiront de rester chez eux. Allons mourir. Notre place sera sur la poupe d’un vaisseau, sur le sommet d’un rocher : nous lèverons les mains vers Dieu ; en face de nous, nous placerons le corps de Jésus-Christ ; nous lui demanderons la victoire. Vous viendrez avec nous, mes frères, à l’exception des vieillards.

Et les cardinaux s’inclinent en signe d’assentiment.

Et à l’heure dite, le pape, après avoir fait sa prière au pied de l’autel des saints Apôtres, remontait le Tibre dans une barque, et arrivait à Ancône, où l’attendaient un grand nombre de croisés, trente mille environ, tous hommes du peuple, pauvres, déguenillés, sans pain et sans armes. Et qui donc en prendra le commandement ? Le pape regardait tristement le cardinal Carvajal, qui, comprenant Sa Sainteté, s’inclina en s’écriant : Me voici ; je suis prêt à suivre l’exemple du souverain pontife, qui va donner sa vie pour moi comme pour les autres. Le pape souriait de joie et de pitié ; car le malheureux Carvajal n’avait plus qu’un souffle de vie ; ses dents claquaient continuellement, par l’effet du froid qu’il avait souffert dans la guerre contre les Turcs.

Le 14 août 1464, on vit un beau spectacle sur la mer Adriatique : douze galères vénitiennes s’avançaient à pleines voiles sur une seule ligne. Pie Il est heureux ; encore un peu de temps, et du haut de son navire il bénira ceux qui viennent au secours de la chrétienté menacée. Mais la nuit il se sentit suffoqué ; le lendemain, tous les cardinaux entouraient le lit du moribond, qui récitait le Symbole des Apôtres, demandait aux assistants pardon des fautes qu’il avait pu commettre, attirait doucement à lui le cardinal de Pavie, lui passait les bras autour du cou, et d’une voix éteinte murmurait : Mon fils, fais le bien, prie pour moi..... et mourait.

Les Turcs marchent. Sixte IV fait prêcher contre eux une croisade. Puis vient Innocent VIII, qui assigne à cette sainte guerre tous les revenus de l’Église de Roue, n’en retenant que la plus petite partie pour l’entretien de sa maison ; puis Alexandre VI, puis Jules II, qui prient et exhortent, et ne sont pas écoutés.

Un jour le soleil, en se levant, éclaira l’étendard du prophète sur les rivages italiens. Alors les monarques chrétiens croient avoir assez fait pour l’honneur du Christ, en prêtant à son vicaire quelques lances ou quelques sequins.

Les Turcs marchent. Il faut entendre Egidius de Viterbe, au commencement du concile de Latran, sous Jules II, pour se faire une idée des terreurs des peuples de la Péninsule. Entendez-vous, Pierre ? entendez-vous, Paul ? entendez-vous, protecteurs de la ville de Rome ! Voici venir le Turc, qui va désoler l’Enlise fondée par votre précieux sang ; voyez-vous cette terre sacrée qui, cette année, a été arrosée de plus de sang que de pluie !

Alors Egidius pleure, prie, implore la pitié de la chrétienté, et, comme ceux qui sont venus avant lui, prophétise la ruine de l’homme et de l’humanité, si sa voix n’est pas entendue. Iules II, ainsi que Nicolas V, Calixte III, Pie II, Sixte IV, Innocent VIII, Alexandre VI, promet des indulgences, car il n’a pas d’autres trésors à donner à qui se croisera contre le Turc.

Comment croit-on que répondent à cet appel quelques-uns de ces Teutons qui sont venus en Italie, s’échauffer au soleil des splendides intelligences que cette terre produit ? Ulrich de Hutten appelle un autre Brutus pour frapper un autre Jules ; car, dit-il dans son langage d’énergumène, Rome est menacée de mort toutes les fois qu’elle a pour maître un Jules.

Et, pour effrayer ses compatriotes, il se met à tracer le portrait du pontife romain. Ne dirait-on pas d’un Sarmate ? Poitrine recouverte de fer, barbe touffue, chevelure ondoyante, œil louche, caché sous un front protubérant, lèvres d’où tombent des paroles de flammes tartaréennes.

Point d’or, dit-il ailleurs, pour combattre le Turc ! Ah ! oui, il faut se croiser, nais contre Rome ; Rome, où l’on ne trouve qu’avocats, auditeurs, notaires, procureurs, bullistes, juristes, gens aux nombreux domestiques et qui, s’engraissent de nos sueurs et de notre sang.... Brisons leur joug insolent, brisons nos chaînes, Teutons !

Les plaintes qu’exhala plus tard la papauté, toujours dans ce même concile de Latran, semblent reproduire l’angélique douceur de celui qui en est le représentant. Léon X fait un appel tout à la fois au patriotisme et à la piété des princes ; il voudrait les voir s’unir dans une pensée commune de charité, pour refouler au loin ces hordes barbares qui vont bientôt effacer de la terre la religion du Christ, c’est-à-dire la civilisation elle-même.

Parmi les Pères du concile, l’archevêque de Matras attirait tous les regards. Aaron, dans l’antiquité judaïque, n’avait pas une barbe plus belle de blancheur. Ne lui demandez pas de ces mouvements oratoires qui entraînent et qui subjuguent ; sa parole est éloquente de douceur ; c’était une âme tendre qui, ayant beaucoup souffert, avait trouvé d’ineffables ravissements dans sa piété envers Marie. II parla contre les Turcs, mais sans emportement. II voulait qu’on eût recours à la Reine des Anges, et pour la fléchir il lui offrait les larmes que tant de mères privées de leurs enfants par la cruauté des infidèles avaient répandues devant Dieu. Il parlait à l’assemblée de sa cithare qui ne savait plus que gémir ; il se comparait à Job, qui ne pouvait plus que pleurer.

Mais Dieu s’est enfin laissé fléchir ; les prières de la papauté ont été entendues : c’est qu’elle a prié dans les larmes, à travers les rues de Rome, sur la tombe des martyrs, les pieds nus et la corde au cou. Maximilien, l’empereur, s’est attendri et vient d’appeler l’Allemagne aux armes.

Que fait Hutten ? Couché sur son lit de douleur par la maladie qu’il a contractée dans les camps, il se soulève, demande une plume, et écrit au peuple qui se pressait pour apporter son obole : Ne donne pas cette obole ; n’écoute pas, je t’en prie, ces légats que Rome envoie dans les quatre parties du monde pour demander l’aumône : c’est le lait des nations qu’elle veut tarir ; c’est à la mamelle des rois qu’elle veut s’enivrer.

Alors la papauté va frapper, comme une mendiante, à la porte de tous les palais : Ouvrez-moi, dit-elle, au nom de Jésus, et donnez-moi un homme ou une obole.

Léon X écrit au roi d’Angleterre :

Le moment va venir où vivre ne sera pas un poids insupportable : mon cœur est dans la joie, car j’apprends que Maximilien, empereur d’Allemagne ; François Ier, roi de France ; Charles, roi d’Espagne, s’entendent pour faire la guerre aux Turcs. Le Turc jusqu’à cette heure a mis à profit nos dissensions ; de jour en jour il devenait plus formidable : enfin, grâce à Dieu, il est sur le point d’être arrêté dans sa marche. Je vais envoyer aux princes chrétiens des légats, tous revêtus de la dignité de cardinal, de grands et nobles personnages, pour presser l’envoi du secours que les princes nous ont promis... Vous ne serez pas le dernier à prendre part à cette glorieuse croisade ; il y va de votre gloire. Que vous dirai-je encore P Dieu, notre maître à tous, vous parle pour lui : écoutez sa voix.

Non, non, crie un moine saxon, n’écoutez pas la voix de Léon X... Moi, Martin, je m’adresse à tous mes chers enfants dans le Christ, je les conjure de prier pour nos pauvres princes allemands : ne nous engageons pas dans cette croisade contre les Turcs, et ne donnons pas au pape un seul denier. Plutôt mille fois le Turc ou le Tartare que la messe ! Faut-il vous le dire à haute et intelligible voix P je ne conçois pas plus la guerre faite à un Turc qu’à un chrétien.

Léon X ne se décourage pas ; il ordonne de nouvelles prières pour que Dieu touche le cœur des rois, et il écrit à François Ier :

Les Turcs ne discontinuent pas leurs préparatifs ; s’ils ne peuvent cet été, comme on le pensait, mettre en nier leur grande flotte, nous savons qu’ils se préparent a infester nos mers de leurs pirates... Je vous en conjure, équipez au plus tôt votre flotte, afin que vos vaisseaux réunis aux miens et à ceux du roi d’Espagne puissent donner la chasse à nos ennemis communs...

Et un docteur en théologie monte en chaire, et parle ainsi :

Point de guerre au Turc, je vous en conjure, mes bien-aimés : le Turc peuple le ciel de bienheureux, et le pape peuple l’enfer de chrétiens. Mais les cloîtres et les universités dans le royaume papiste valent beaucoup moins que les Turcs ! Voulez-vous faire la guerre au Turc ? soit, mais commençons par la papauté : ma foi, si le Turc s’avisait de prendre le chemin de Rome, je ne pleurerais pas.

Léon X lève de nouveau les yeux au ciel, il prie encore ; il faut que le Seigneur se laisse fléchir : c’est à François Ier qu’il adresse de nouveau ses supplications :

Prenons garde, lui dit-il, qu’au jour du jugement le Seigneur ne nous condamne comme des serviteurs indignes qui ont abusé des dons qu’il nous fit, et qu’il ne nous accuse d’insouciance et de lâcheté, nous à qui il confia le soin de son troupeau.

Voici venir le loup chassé par la faim, qui a soif de cette sainte rosée dont les pauvres brebis furent baignées au baptême ; il sort de sa tanière ; attention, veillons là la garde du troupeau évangélique !

Alors un prêtre se lève, qui, d’une voix qu’il dit inspirée, crie à tous les chrétiens :

Faire la guerre aux Turcs, c’est faire la guerre à Dieu.

Je n’ai jamais regardé Mahomet comme l’antéchrist ; le pape, c’est autre chose, voilà le véritable antéchrist.

Qui a des oreilles, entende ! et se garde de s’enrôler contre les Turcs, tant qu’il y aura un pape sous la voûte du ciel.

Le moine, le théologien, le prêtre, c’était Martin Luther. Les Turcs marchent ; ils seront bientôt sous les murs de Vienne : la papauté continue de prier.