HISTOIRE DE LÉON X

CHAPITRE XXXIV. — PEINTURE. - RAPHAËL.

 

 

Bramante présente Raphaël à Jules II. - Le pape lui confie les chambres du Vatican. - La Segnatura. - Invention et exécution de l’institution du sacrement de l’Eucharistie (dispute du Saint-Sacrement). - L’école d’Athènes. - La Vierge au Donataire. - Le tableau d’Héliodore.

 

§ III. RAPHAËL SOUS JULES II.

Ce fut Bramante qui présenta Raphaël à Sa Sainteté. Le pape poursuivait alors une idée conçue déjà par Nicolas V. Du Vatican il voulait faire une ville assez vaste pour loger le pontife et sa maison, les cardinaux, les prélats, les fonctionnaires ecclésiastiques, les ambassadeurs étrangers, et les artistes de grand nom.

S’il faut en croire Pâris de Grassi, Jules refusa d’occuper les appartements qu’Alexandre VI avait habités. En vain son maître des cérémonies lui proposait de faire enlever les portraits de son prédécesseur, Jules resta sourd à toutes les objections de Pâris.

Force fut donc de disposer, pour la demeure du nouveau pape, les appartements de l’étage supérieur, dont les murs avaient été en partie peints, sous Nicolas V, par Pierre della Francesca, Bramantino da Melano, Luca Signorelli, Barthélemy della Gatta, et Pierre Pérugin.

L’appartement dit della Segnatura était alors presque nu, Antoine Razzi y avait peint seulement quelques scènes de mythologie. C’est là, comme on sait, que le pape signait les ordonnances relatives aux besoins spirituels de l’Église. Raphaël eut l’idée d’y représenter, en quatre compartiments, la théologie, la philosophie, la poésie, la jurisprudence, c’est-à-dire les quatre cercles où la vie intellectuelle s’agite le plus ordinairement. On dirait une conception de Dante ; l’idée en est magnifique, et l’exécution répond à la pensée.

Jetons rapidement un regard sur cette composition allégorique.

La scène se passe tout à la fois dans le ciel et sur la terre, mais l’action est une. Au ciel, le Christ est le centre ou le héros du poème, comme sur la terre ; au ciel, le Christ Dieu ; sur la terre, le Christ homme, mais en chair et en os dans les espèces du pain et du vin. L’artiste a voulu exprimer la Rédemption de l’homme par l’institution de l’Eucharistie. Il ne s’agit donc pas ici, comme on l’a trop souvent répété, d’une dispute sur le sacrement d’amour, mais bien de l’apothéose du sang versé sur le Golgotha.

Le ciel s’ouvre donc à vos regards, et dans toute sa gloire : Dieu le Père, Dieu le Fils, Dieu le Saint-Esprit ; la Vierge, les chœurs des anges et des séraphins. C’est le Christ qui, dans le tableau, attire et domine l’attention ; car il faut que le poète-peintre chante et dessine le sacrifice de la Croix, c’est-à-dire l’effusion du sang divin pour le salut de l’humanité. A côté du Christ, vous voyez Adam, notre premier père, dans l’attente du Rédempteur qui rachètera la faute du premier homme par une immolation volontaire ; à ses côtés, saint Jean le bien-aimé, qui doit raconter l’Incarnation du Verbe ; David, souche terrestre du sauveur du inonde ; la Vierge sa mère dans l’attitude de l’adoration ; Étienne, qui mourra le premier de la mort du martyre, pour attester la vérité du sacrement d’amour.

A gauche, voici saint Paul armé de son glaive flamboyant, souvenir de la mort qu’il subit pour confesser son maître, et symbole des armes spirituelles que le Christ lui donna pour frapper au cœur toute doctrine qui voudrait blasphémer ou nier le sang de Jésus ; Abraham, qui tient le couteau qui doit immoler Isaac, image de celui qui percera le flanc du Sauveur ; saint Jacques, l’un des trois témoins de la Transfiguration sur le Thabor, et qui représente l’Espérance, comme saint Pierre la Foi, et saint Jean l’Amour ou la Charité ; Moïse avec le livre de la Loi ancienne ; à ses côtés saint Étienne et saint Laurent, diacres martyrs de la nouvelle Loi.

Maintenant, si de ces hautes sphères où le sang divin est si poétiquement glorifié, vous jetez les yeux sur cette terre qu’il purifia de ses souillures, vous le verrez recueilli dans un ciboire d’or placé sur l’autel de la Nouvelle-Alliance. Des deux côtés, de lumineuses figures s’inclinent dans une contemplation d’amour et de foi : c’est d’abord saint Jérôme, traducteur des livres saints ; puis, à ses côtés, saint Ambroise, qui composa le Te Deum, l’œil et la main levés sur saint Augustin, qui dicte à son disciple vraisemblablement quelques pages de la Cité de Dieu. En face du docteur, Grégoire Ier est assis dans une chaise épiscopale, et revêtu de ses ornements pontificaux. Le Père de l’Église tourné vers saint Jérôme, c’est, assure-t-on, saint Bernard qui montre des deux mains le saint ciboire. En face de saint Ambroise, ce théologien à longue barbe, dont le geste a quelque chose de magistral, se nomme Pierre Lombard, le maître des sentences, qui a si doctement écrit sur le sacrement de l’autel. Plus loin sont Scot et Thomas d’Aquin, les deux lumières de l’ordre des Franciscains et des Dominicains. Derrière Innocent III, qui tient dans la main gauche son livre sur la messe, on aperçoit Dante, que Raphaël, fidèle à la tradition, a placé parmi les docteurs en théologie. Il y avait bien longtemps que Benozzo Gozzoli avait déjà représenté le Florentin dans le chœur de l’église des Franciscains de Monte Falbo, avec cette inscription : Theologus Dantes nullius dogmatis expers. Jules II permit à Raphaël de peindre au milieu de ce sénat de théologiens la grande et noble figure du frère Jérôme Savonarole, non point comme martyr de la vérité, et en haine d’Alexandre VI, mais parce que Jules II savait avec quel amour le frère parlait du sacrement eucharistique, et que, sur le bûcher, il avait mangé le pain des anges avant de mourir dans les flammes.

Comme art divin destiné à traduire aux regards, à l’aide de la couleur, l’amour ineffable du Sauveur dans la sainte Cène, la peinture ne pouvait être oubliée par Raphaël. Elle est représentée, dans le cercle théologique, par Fra Angelico de Fiesole, le dominicain, qui priait avec son pinceau comme d’autres avec leurs lèvres.

Il faut lire dans M. Passavant, l’ingénieuse explication qu’il donne de chacun des cercles symboliques où le peintre a mis en action la théologie, la philosophie, la poésie, la jurisprudence, ces quatre reines du monde intellectuel. On croirait entendre un professeur padouan du quinzième siècle, dévoilant en chaire les mystères enfermés dans Ies poèmes de Dante. Non plus que le Florentin, Raphaël n’a dit à personne le mot de quelques-uns de ses emblèmes.

Ce qui ressort des savantes études de M. Passavant sur Raphaël, c’est que ce peintre était doué d’un esprit philosophique que nous ne lui aurions jamais soupçonné. On ne comprend pas que cet adolescent qui voyage, à la manière de Pic de la Mirandole, sur les grandes routes, et qui n’a dû, dans cette vie nomade, que chercher à reproduire les phénomènes naturels qu’il avait sous les yeux, le coucher du soleil, les jeux lointains des ombres et de la lumière, l’étoile du ciel, la fleur du buisson, le plumage de l’oiseau, la transparence de l’eau, quelque type inconnu de beauté virginale, conçoive une suite d’allégories philosophiques aussi belles que celles qu’il a produites dans ses stanze. Faut-il croire, avec M. Delécluse, à quelque inspiration céleste ? mais Raphaël ressemble à tous les jeunes gens de son âge, et vous le surprendrez bien plus souvent un pinceau qu’un livre d’heures à la main. Il est vrai de dire pourtant qu’il a passé plusieurs mois à la cour d’Urbin, dans la société de Bembo, de Castiglione ; qu’il était un des membres les plus assidus de cette académie où, plusieurs fois pendant la semaine, on discutait de omni re scibili. Qui donc nous empêcherait de croire qu’une nature si richement organisée a recueilli soigneusement et s’est ensuite approprié tous ces beaux enseignements de philosophie, d’archéologie, d’histoire, de peinture de mœurs antiques, qu’on faisait passer sous ses yeux dans ce Sunium italique ? Si vous l’avez remarqué, nul en peinture n’a été pins soucieux de se former une couronne de tous les diamants qu’il trouvait sur celles des anciens maîtres : il en doit à Fra Angelico, à Léonard de Vinci, à Fra Bartolomeo, à Michel-Ange, au Pérugin, à Santi, à Masaccio. Pourquoi donc ne se serait-il pas assimilé les connaissances philosophiques de Bembo, l’érudition de Castiglione et la science biblique de Sadolet ? Pour Raphaël, écouter c était apprendre.

Du reste, ce qu’on ignore, c’est qu’il était poète. Il s’est avisé de griffonner sur le dessin d’une de ses figures de la Théologie un sonnet, et ce sonnet, sans valoir l’esquisse, ne manque pas de grâce.

Il est curieux d’assister aux transformations successives de ce génie merveilleux. D’abord, c’est un peintre de madones, qui ne se plaît qu’à reproduire la même figure. Partout où il passe, on vient à lui pour lui commander une vierge. L’artiste se met à l’ouvrage, et, quelques jours après, la vierge est finie. Mais on ne connaît pas Raphaël, lui-même s’ignore peut-être ; il a besoin qu’un pape le devine. A Jules II il faut une épopée toute chrétienne, que le peintre écrira sur les murailles du Vatican. Raphaël obéit, et de chacune de ses figures il fait un type que les peintres qui viendront après lui devront nécessairement reproduire. Et cette couvre, nous ne parlons encore que du tableau de la Théologie, brille non seulement par la riche variété des airs de tête, par la beauté des figures, par l’agencement harmonieux des groupes, par la simplicité des attitudes, par une ineffable poésie répandue sur l’ensemble comme un rayon céleste, mais encore par la richesse des tons. Il est des têtes, celle de saint Grégoire entre autres, aussi chaudement coloriées qu’aucune des figures du Giorgion ou de Rubens.

Le progrès se manifeste plus glorieusement dans l’école d’Athènes. Cette fois encore on dispute à l’artiste l’idée du tableau : on veut qu’elle ait été connue et indiquée à Raphaël par son illustre ami le comte de Castiglione, qui se trouvait alors à Rome. Cela peut être ; Castiglione, dans tous les cas, n’a pu fournir au peintre qu’un thème décoloré : il a donné l’argile que Raphaël a pétrie et animée. Dites à un artiste de présenter le développement successif des anciennes écoles de philosophie ; il vous répondra sans doute que par la parole seule on pourrait en tracer l’histoire ; et s’il a étudié l’antiquité, il vous donnera sur-le-champ l’analyse de chacune des doctrines professées par les maîtres anciens. Raphaël avait une tâche bien plus difficile : il devait, à l’aide de la couleur, vous faire percevoir tout à la fois par la chair et par l’esprit, c’est-à-dire par l’œil et par l’âme, la personnalité intellectuelle de chaque sage ; pose, figure, vêtements, doivent vous offrir une idée de l’homme intérieur. Il ne s’agit pas ici d’un procédé mécanique, au moyen duquel tout ouvrier, pour peu qu’il ait une médaille, établira la ressemblance du personnage. L’image véritable gît ailleurs que dans les traits, elle repose dans l’âme ; test un portrait moral qu’il doit produire, suivant la méthode des maîtres anciens. Ainsi que l’observe judicieusement M. Passavant, Raphaël a matérialisé l’idée. Le génie de chacune des puissantes individualités qu’il a rassemblées dans son cadre, son intelligence, son âme, son moi enfin, sont indiqués admirablement dans leurs traits divers ; c’est de la peinture historique et philosophique, parlant à la fois à l’esprit et aux sens : à l’esprit, par la connexion idéale des caractères des personnages qui il a voulu représenter ; aux sens, par la l’orme extérieure dont il les a revêtus. Comme œuvre technique, jamais la peinture n’a rien produit d’aussi beau.

Il est vrai que cette fois Raphaël a profité de la contemplation du plafond de la Sixtine. Il avait été introduit dans l’atelier de Michel-Ange peu de temps avant que cet artiste eût achevé son œuvre immortelle.

Quand on suit Raphaël au sortir du Vatican, pour l’accompagner dans le monde romain, on ne sait s’il mérite plus d’être admiré qu’aimé. La gloire qu’il s’est faite par ses œuvres ne l’enivre pas : dans ses moments de loisir il a toutes sortes de doux souvenirs pour Urbin, sa patrie ; pour son vieil et bon oncle Simon Ciarla ; pour son admirable maître, le Pérugin, dont Michel-Ange eut le malheur de méconnaître le génie ; pour François Francia, son compagnon chéri, qui lui envoie son portrait comme on ferait à un frère. Raphaël veut lui donner le sien à son tour, et lui annonce cette nouvelle dans une lettre charmante :

Je reçois à l’instant, mon cher Francesco, votre portrait, que m’apporte Barzotto, et dans un état parfait de conservation : je vous remercie du cadeau. L’ouvrage est admirable ; on dirait qu’il vit : en le voyant, je crois être près de vous et vous entendre. Ayez un peu de patience, et ne me grondez pas si je tarde tant à vous envoyer le mien. C’est que la besogne dont je suis surchargé m’a empêché de le terminer plus tôt. J’aurais bien pu, pour aller plus vite, le faire exécuter ; mais je ne le veux pas. Vous me pardonnerez, j’en suis sûr ; car vous savez bien ce que c’est que d’être esclave, comme nous le sommes, des grands seigneurs.... Continuez de m’aimer comme je vous aime, de tout cœur.

Tous les amis, et ils sont nombreux, que Raphaël s’est faits à Rome, ont part à ses libéralités : pour Paul Jove, l’évêque de Nocera di Pagani, dans le royaume de Naples, il peint la madone connue sous le nom de la Maison d’Albe ; pour un inconnu, la Vierge au diadème ; pour un de ses Mécènes, la madone dite d’Aldobrandini. Raphaël excelle à célébrer l’amour maternel, amour chaste, ineffable, qui remplit le cœur de Marie. S’il est vrai, selon la pieuse tradition des orientaux, que saint Luc ait manié le pinceau, nous doutons qu’il ait jamais pu mieux faire que Raphaël, à moins qu’il n’ait peint comme il a parlé, sous l’inspiration du Saint-Esprit.

Mais un homme plus heureux que Jules II, dont Raphaël, à cette époque, reproduisit si magnifiquement les traits, c’est Sigismond Conti de Fuligno : et personne ne saurait lui envier son bonheur, car il en est digne, d’abord parce qu’il était de cette famille des Conti d’Agnani, qui donna au monde catholique Innocent III ; ensuite parce que c’était un docte écrivain dont Santi a célébré le talent littéraire ; enfin parce que, camérier ou secrétaire intime de Jules II, il aimait les arts comme son royal maître. Raphaël fit donc pour Sigismond cette Vierge au Donataire, chef-d’œuvre (lue les trois épithètes imaginées par Voltaire pour célébrer le talent poétique de Racine ne loueraient qu’imparfaitement.

Jules II, heureux et fier de l’œuvre de la Segnatura, mit un autre appartement du Vatican à la disposition de Raphaël : c’est la salle d’Héliodore. Il y avait là des fresques de Bramantino da Melano et de Pierre della Francesca, que le pape ordonna d’effacer. Raphaël fit prendre par ses élèves des copies de quelques portraits d’hommes célèbres, que Jules Romain offrit plus tard à Paul Jove.

Le premier sujet exécuté par Raphaël est l’expulsion d’Héliodore du temple de Jérusalem, dont, par ordre de Séleucus, il venait dérober les trésors. C’est un drame qui saisit l’âme du spectateur, étranger même à la connaissance de l’Ancien Testament. Onias, le grand prêtre, est prosterné dans le sanctuaire, implorant la protection céleste contre le spoliateur ; le peuple, campé dans le lieu saint, s’émeut et tremble, quand tout à coup apparaît. sur un coursier rapide, un cavalier à l’armure d’or, qui marche droit à l’impie ; le renverse et le foule aux pieds : des messagers célestes le suivent à travers les airs, brandissant leurs armes vengeresses ; Héliodore, couché par terre avec ses trésors, semble, par sou regard, s’humilier sous le coup qui le frappe ainsi subitement, tandis que plusieurs de ses gardes, incapables de deviner ce qui se passe dans les hauts lieux, lèvent leurs armes pour frapper les hérauts de la colère divine. La figure d’Héliodore, tout à fait dans la manière du Giorgion, est chaudement colorée.

Le tableau d’Héliodore, quelque beau qu’il soit, est inférieur au Miracle de Bolsena. Un prêtre qui doutait de la présence réelle célébrait la messe (1263), quand, au moment de la communion, l’hostie consacrée se couvre de sang. Les fidèles qui assistent à ce prodige témoignent, par leurs attitudes diverses, leur religieux effroi. Quatre soldats suisses agenouillés près de la chaise du pape Jules II, que l’artiste a placé dans son tableau, restent seuls étrangers et insensibles à ce grand coup du ciel : leur figure toute tudesque forme, par l’insensibilité dont elle est empreinte, un contraste dramatique avec la physionomie si différemment émue des autres spectateurs. Toutes les têtes sont autant de magnifiques portraits qui vivent et respirent : la parole même ne leur manque pas ; vous la saisissez dans leurs regards, sur leurs lèvres et dans leurs gestes. Du sang, il y en a partout, jusque sur les mains. Mengs a dit, en parlant du Titien : Sa chair paraît être composée de sang, d’humeur vitale, de muscles et de veines. Raphaël lutte ici contre tous les prodiges de coloris opérés plus tard par l’école vénitienne, et il en triomphe. Les fresques de la Scola de San-Antonio, peintes à Padoue par le Titien, ne peuvent supporter aucune comparaison avec la fresque du Miracle de Bolsena.

A cette époque, Raphaël fut obligé d’interrompre un moment ses travaux : Jules II venait de mourir. Si l’on eut écouté la voix d’Ulrich de Hutten, qui conseillait à l’empereur de dépouiller la papauté de sa souveraineté temporelle, le monde n’admirerait aucune des merveilles qu’étalent si glorieusement les murs du Vatican : sans la papauté, nous ne connaîtrions qu’imparfaitement Raphaël et Michel-Ange.