HISTOIRE DE LÉON X

CHAPITRE IX. — SAVONAROLE - 1498.

 

 

Chute du crédit de Savonarole. - Il est dénoncé nu pape Alexandre, qui refuse d’abord de lui interdire la chaire. - Partis nombreux que le dominicain suscite à Florence. - Pierre, à l’aide de ces divisions, tente de rentrer dans sa patrie, et échoue devant la vigilance du moine de Saint-Marc. - Arrestation et supplice de cinq citoyens accusés de conspiration en faveur de Pierre, et qui en appellent au peuple. - Refus de Savonarole de porter l’appel au grand Conseil. - Les haines éclatent. - Savonarole est de non veau dénoncé à Alexandre, qui le cite à Rome. - Le moine refuse d’obéir à Sa Sainteté. - Savonarole ; excommunié, continue à prêcher. - Dominique de Pescia propose le jugement du feu pour prouver la vérité de la doctrine de Savonarole. - Le défi est accepté par Fr. de la Pouille. - Conduite des deux champions. - Le peuple se soulève contre Savonarole et attaque le couvent de Saint-Marc. - Jugement et mort de Savonarole. - Quelle opinion on doit se former du moine.

 

Les joies de Savonarole allaient être bientôt cruellement atteintes. Sa parole commençait à effrayer de graves esprits, entre autres l’archevêque de Florence ; non pas qu’elle eût jusqu’à ce jour offensé le dogme catholique, mais parce qu’elle prenait contre Rome des libertés que messer Violli, qui les recueillit, et que frère Luca Bettini, qui plus tard les fit imprimer, n’ont pas même pris soin d’adoucir ou de voiler. Déjà plus d’une fois Alexandre VI s’était plaint du moine, et avec raison ; car, quand il montait dans sa chaire, pour lui véritable trépied sibyllin, Savonarole répandait ses colères sur toutes les têtes, sans en excepter celle du pontife romain. Trop souvent il soulevait, comme la fille de Loth, le pan de la robe de son père spirituel, pour découvrir aux yeux de ses auditeurs les nudités qu’elle cachait. Des moines noirs, qui assistaient au sermon du frère, avaient, en l’écoutant, retenu des propositions qui, isolées de leur encadrement, paraissaient blâmables aux théologiens. C’est ainsi qu’on pourrait trouver le Terme de l’étrange doctrine de Luther sur l’œuvre, dans ce passage de l’un des discours du prieur de Saint-Marc :

Confessons donc qu’en cette vie nous n’avons jamais pu opérer le bien : tout acte humain est un péché, parce que toute bonne œuvre qui nous semble produite par l’homme n’est, à dire vrai, produite que de Dieu. Et comme le marteau ne peut se glorifier aux dépens du forgeron, en disant : C’est moi qui ai fait ce clou, parce que ce n’est pas l’ouvrage du marteau, mais bien du maître ; ainsi ne peux-tu te glorifier aux dépens de Dieu, en disant : J’ai fait de bonnes couvres, parce que ce n’est pas toi qui les as faites, mais Dieu par toi.

En 1494, ses supérieurs, justement alarmés de la hardiesse de son langage, avaient cru prudent de lui retirer la permission de prêcher le carême, qu’il avait obtenue d’Alexandre VI ; ce pape, dit ici Violli, qui protégeait si vivement ceux qui se distinguaient dans la chaire catholique. Plus tard, un moine d’un beau nom, qui longtemps avait étudié à Florence la parole de Savonarole, fra Mariano da Genazzano, de l’ordre des augustins, dans un sermon qu’il prêchait à Rome devant le sacré collège, s’était tourné vers le pape en s’écriant : Abscinde, abscinde hoc monstrum ab Ecclesiâ Dei ; mais le pape n’avait point écouté les conseils de l’orateur.

Mais le grand reproche qu’on lui faisait, c’était de transformer trop souvent cette chaire, où il était si beau quand il ne s’occupait que d’annoncer la parole de Dieu, en tribune où il frappait de ses anathèmes ceux qui ne partageaient pas ses idées politiques. Homme d’État plus encore que prêtre, il cherchait à mettre ses opinions sous la sauvegarde de celui qui n’a cessé de dire que son règne n’est pas de ce monde.

Plusieurs citoyens honorables, dit un contemporain, le repreindrent pour ce que desvoiant de la religion contemplative, il vaquoit trop ambitieusement aux affaires de la république. Quand je le vois, au sortir de cette cellule où longtemps il est resté en prière, monter en chaire, sa voix pénètre jusqu’au fond de mon cœur, parce qu’entre l’orateur et moi qui l’écoute il n’y a de place que pour une image, celle de Dieu même ; mais quand de la seigneurie il s’en vient à l’église, alors ses accents, quelque beaux qu’ils soient, n’arrivent pas à mon âme, parce qu’entre le prédicateur et moi qui l’écoute je ne vois plus qu’une figure tout humaine, armée de pied en cap, et qui se nomme Valori, un des tenants du frère dans son duel avec Pierre de Médicis le prétendant. A Dieu ne plaise que nous voulions amoindrir le rôle que le prêtre peut jouer dans la société ; mais à l’homme d’État écrivant, avec la plume de Machiavel, un projet de constitution, il nous est bien permis de préférer l’humble ermite commentant Amos ou Ézéchiel sous ses rosiers de Damas.

Il est certain que Savonarole était l’âme des frateschi, parti puissant dans le gouvernement de Florence, et auquel appartenaient des hommes de foi, de cœur et d’intelligence. Fr. Valori et P.-Ant. Soderini, qui passaient pour en être les chefs visibles, ne prenaient aucune mesure d’ordre public sans avoir consulté le dominicain. Les frateschi étaient des républicains qui avaient pris la place, aux divers conseils, des créatures des Médicis. Après la chute de Pierre, de nombreux partis s’étaient formés dans le sein de la république. Les Arrabiati ou enragés, que frère Jérôme a mal définis en les désignant sous le nom de aboyeurs dont les jappements finiront par amuser jusqu’aux petits enfants, étaient en général des jeunes gens de famille, amoureux des plaisirs, gais compagnons, Compagnacci, comme on les appelait, dépensant assez follement leur santé et leur or à table, au jeu et chez les femmes, et réduits trop souvent, pour vivre, à recourir aux usuriers, qui ne leur prêtaient qu’à de gros intérêts. Les Bigi ou les gris, qu’on nommait ainsi à cause de la couleur de leurs armes, rêvaient dans l’ombre aux moyens de rappeler les Médicis, dont ils étaient les partisans. Les six-fèves ou les Vingt, auxquels était remise la création des seigneurs, des gonfaloniers, des compagnies du peuple, et contre qui Savonarole invoquait l’emploi du bâton, étaient des hommes de l’ancien régime qui penchaient pour la forme monarchique et se moquaient des révélations du moine de Saint-Marc. Julien Salviati, un des Vingt, abdiqua le premier sa magistrature ; les autres finirent par suivre son exemple.

Savonarole, quelle que fût sa puissance, n’était pas assez fort pour étouffer tous ces partis, expression de passions souvent matérielles, et que la populace, du reste, prenait sous sa protection comme un contrepoids à la menaçante théocratie du moine, et comme une garantie contre la tyrannie des frateschi. Il était impossible que ces diverses factions, presque chaque jour en présence, ne donnassent pas quelques-uns de ces spectacles tristes ou ridicules dont la liberté a trop souvent à gémir.

Les enfants mêmes étaient divisés et se battaient à coups de pierres dans la rue du Cocomero. Parfois des hommes graves, des docteurs, des magistrats, venaient prendre part à ces folles querelles. Un jour on vit Baptiste Ridolfi, un des sages de l’époque, sortir des Lorini le baudrier sur l’épaule, criant : Viva Cristo ! et frappant comme un furieux, du bout de sa lance, sur le dos des fuyards, qui jetaient leurs armes en criant de leur côté : Pazzo ! Pazzo !

Les enfants avaient raison en vérité : mais les frateschi se faisaient gloire de ce titre de fous que leur donnaient les arrabiati imberbes ; et Benivieni, le chanoine du Dôme, ne craignait pas d’entrer en lice avec ces adversaires au berceau, et disait gravement :

Devenir fou par amour de Jésus, c’est un bonheur ineffable. Allons ! criez comme moi : Toujours fou, fou, fou !

Pierre de Médicis, de Rome où il était alors, épiait ces luttes intestines, dont il allait profiter pour tenter de reprendre le pouvoir.

On était au mois de février 1496. Bernard del Nero venait d’être nommé gonfalonier. C’était un homme de probité, qui ne cachait pas ses sympathies pour l’exilé, et qui avait pour amis quelques jeunes arrabiati dévoués aux Médicis. L’occasion était favorable ; mais tout dépendait d’une prompte détermination : il fallait se présenter avec une force suffisante aux portes de Florence, que le gonfalonier aurait ouvertes. Malheureusement Pierre perdit un temps précieux : on devina ses projets ; on sut que Nero avait rassemblé secrètement des armes dans sa maison, et l’on se tint sur ses gardes. A Nero succéda, l’année suivante, comme gonfalonier, Pierre degli Alberti, fratesque fanatique.

Pierre résolut de tenter la fortune. Au mois d’avril 1497, un an trop tard, il se mettait en marche pour Florence, emmenant avec lui quelques centaines de cavaliers dont il avait remis le commandement à d’Alviane. Arrivé près des Tavernelle, à seize milles de la ville, il fut surpris par une pluie d’orage qui l’obligea de faire mettre pied à terre à ses hommes d’armes. Pendant cette halte, un paysan gagnait Florence à travers des sentiers détournés, et venait donner l’éveil à la seigneurie.

Benivieni avait épousé, avec toute l’ardeur d’une âme poétique, les intérêts des frateschi. Au bruit qui se répand à Florence de l’apparition du proscrit, il se hâte d’aller trouver Savonarole.

Le frère était en prière. Qu’y a-t-il ? demande-t-il à Benivieni.

Pierre est aux portes de Florence, répond le chanoine effrayé.

Eh bien ! reprend Jérôme, modicæ fidei, quid dubitasti ? Dites de ma part à la seigneurie que je vais prier Dieu pour la ville, et que Pierre s’avancera jusqu’aux portes et n’ira pas plus loin.

L’historien ajoute : L’événement justifia la prophétie.

Il est permis de croire qu’en ce moment Savonarole était illuminé de lumières toutes naturelles ; qu’il connaissait les projets du prétendant, dont Rome entière parlait, et qu’avec ses amis il avait tout disposé pour les déjouer.

En effet Pierre, après être remonté à cheval avec sa suite, était à deux heures du matin au monastère de San-Gaggio, puis s’était avancé jusqu’à la porte de San-Pier Gattolini, qu’il avait trouvée fermée et garnie d’artillerie, grâce aux soins de Paul Vitelli, général des troupes florentines, arrivé la veille au soir.

Pierre n’avait plus à prendre d’autre parti que de s’éloigner : il s’enfuit à Sienne.

La comédie devait finir en véritable drame, c’est-à-dire dans le sang.

Deux mois après la folle tentative du grand rebelle, Lambert dell’ Antella, exilé florentin dont on avait remarqué les fréquents voyages de Rome à Sienne et de Sienne à Rome, est saisi et mis en prison. Le gonfalonier réunit la pratica pour l’interroger. Lambert a peur des tourments, et révèle les noms des conspirateurs. Aussitôt on arrête Bernard del Nero, Nicolas Ridolli, Laurent Tornabuoni, Jean Cambi, Giannozo Pucci. La justice va vite : interrogatoire, torture, condamnation à mort, c’est l’affaire de quelques jours. Une ressource restait aux malheureux, l’appel au conseil général, consilio grande, en vertu d’une disposition de la loi que Savonarole avait fait adopter en 1494. Mais Valori eut la triste gloire, dans une harangue à la seigneurie, d’étouffer la voix des condamnés, sous prétexte que la voix du salut public criait encore plus fort. Ce consilio grande était l’œuvre du moine de Saint-Marc, qui mettait, il y a peu de temps, sur le compte des anges, la prodigieuse rapidité avec laquelle la salle où bientôt on devait se rassembler avait été construite. En vain les parents des condamnés se jetèrent aux genoux de Savonarole et de Valori, pour demander l’appel au peuple : le frate et le magistrat furent inexorables. Et le soir même on décapita dans les prisons les cinq conspirateurs, dont les corps, le lendemain, furent exposés aux regards des passants ; mais le sang, en coulant, laissa sur la soutane du dominicain une tache que trois siècles n’ont point effacée. L’histoire a flétri, par la bouche de Guichardin, cette monstrueuse iniquité d’un prêtre violant une loi par lui faite peu d’années auparavant, comme fort salutaire et presque nécessaire pour le salut de la liberté. Pour nous, nous voudrions, au prix de tous ces prodiges d’éloquence, de piété et de conversion qu’il opéra dans Florence, au prix même d’un de ses plus beaux titres de gloire chrétienne, son Triumphus crucis, que nous pussions arracher cette page de la biographie de Savonarole ! Pauvre del Nero, vieillard de 75 ans ! pauvre Tornabuoni, helléniste dont Politien a vanté les belles qualités ! pauvres jeunes gens à la fleur de l’âge, qui ne peuvent trouver grâce devant leurs juges terrestres ! Sans doute, quand il repoussait cette mère qui venait implorer la justice humaine, celle qu’il avait faite, lui le législateur de Florence, Savonarole fermait l’oreille à la voix de ces anges qui s’étaient faits maçons, in luogo di muratori, pour édifier plus vite sa grande salle du conseil.

Ne nous étonnons pas que l’aspect de ces cinq corps fixés sur des pieux, comme à Constantinople ; que cette transgression de lois protectrices de la société ; que cette insensibilité pour les larmes de femmes demandant la grâce de leurs enfants, aient soulevé les esprits, et irrité la justice divine. Machiavel a fait un chapitre tout exprès pour blâmer Savonarole.

Et voyez comme la violation des lois de la logique est bientôt suivie d’une chute encore plus éclatante. Savonarole vient de se désobéir à lui-même, il va désobéir à celui qui, aux yeux de tout catholique, est le représentant de Dieu sur cette terre, qu’il s’appelle Alexandre VI, Nicolas V ou Innocent `’III, car le chiffre ne fait rien ici, pas plus que le nom.

Cette fois ce ne sont pas des usuriers, des banquiers, des vendeurs d’or et d’argent, des marchands de laine, des compagnacci enfin, qui se plaignent de Savonarole ; c’est l’archevêque de Florence, ce sont ses grands vicaires, c’est le clergé, ce sont tous les ordres religieux de la ville. On l’accuse de jouer le rôle de prophète en chaire, de parler de ses visions, de se vanter de révélations célestes.

On lui reproche, dans ses invectives contre Rome, d’offenser à la fois et la pudeur et la vérité : on dit même qu’il enseigne des erreurs contre la foi catholique, ‘et c’est de toutes les accusations, il faut l’avouer, celle que le frère repousse avec le plus d’indignation.

Des plaintes nombreuses arrivent de tous côtés au pape. Le pape veut faire taire le moine : il le cite à comparaître à Rome.

Nous nous rappelons la conduite que tint autrefois Pic de la Mirandole, ce beau jeune homme de vingt-quatre ans, qui avait reçu du ciel les dons les plus merveilleux. Lui aussi était accusé, et il part sans murmurer pour aller se justifier.

Savonarole n’imita pas son ami. A la lettre d’Alexandre il répondit par un refus, mais poli.

Il disait au pape : J’ai reçu votre lettre avec tout le respect qu’elle mérite ; elle témoigne du zèle dont Votre Sainteté est animée pour l’Eglise et le salut des âmes... Mais je suis malade, infirme, et vraiment je ne pourrais sans danger de mort me mettre en route.

Et Savonarole reste en chaire. Le pape le somme encore une fois de comparaître à Rome ou devant le vicaire général de Bologne : le moine refuse en invoquant les mêmes raisons pour colorer sa désobéissance. Alexandre VI lui défend alors de prêcher. Savonarole obéit d’abord ; mais il s’aperçoit bientôt que la chaire, c’est pour lui l’air, la parole, la vie, et que sans la chaire il meurt, et avec lui son œuvre, et le voilà qui remonte sur son trépied.

Le pape alors l’excommunie ; le 18 juin 1497, la sentence est lue dans six églises, il Duomo, Santo-Spirito, Santa-Maria Novella, la Badia, Santa-Nunziata, San-Francesco al Monte. Au Dôme, la lecture a lieu au son des cloches, l’autel tout illuminé, en présence du clergé, des frères de Santa-Croce, de Santa-Maria Novella, de Santo-Spirito, de la Badia, et d’Ognissanti.

Il faut voir Savonarole, sous le coup des foudres du Vatican, entrer en lutte avec le pontife romain. II a des insolences à lui qui ne ressemblent à celles d’aucun autre ; il rapetisse cette grande image papale devant laquelle tous s’inclinent, et s’amuse à jouer avec elle comme avec une figure monacale. Écoutez bien :

Il y avait à Brescia un singulier podestat. Un créancier venait à lui avec son débiteur, en disant : Seigneur, cet homme me doit, et refuse de me payer. Et le podestat de se tourner vers le débiteur : Allons, paye, et tout de suite. Le débiteur répondait : Mais, seigneur, je ne dois rien. Et le podestat de se tourner vers le créancier : Mais que me dis-tu donc ? il ne doit rien. Le créancier répliquait : Seigneur, je vous jure qu’il me doit. Et le podestat de se tourner vers le débiteur : Veux-tu bien payer, maraud ! Et le débiteur répétait : Je vous jure que je ne dois rien. Et le podestat de se tourner vers le créancier : Il dit qu’il ne doit rien. Ainsi fait le pape, donnant toujours raison à qui lui parle le dernier. »

Du reste, il traite l’excommunication tout comme il a traité le pontife.

Quoi donc ! dit-il ailleurs, un mauvais pape à son gré pourra bouleverser l’Église, et ses excommunications injustes vaudront quelque chose ? On sait le prix qu’elles ravalent aujourd’hui à Rome, où, pour quatre livres, vous pouvez vous donner le plaisir d’excommunier qui bon vous semble ; on trouve à ce prix-là de ces excommunications tant qu’on en a besoin.

En vérité, cela est aussi faux qu’insolent. Pourquoi n’être pas juste, même envers Alexandre VI ? De tous les papes, c’est celui qui certainement a fait le moins usage de l’excommunication.

Ailleurs il veut excuser sa désobéissance au pape, et il `imagine entre l’Église et l’homme qui gouverne l’Église une distinction dont un janséniste eût été jaloux au dix-septième siècle.

Une parole maintenant à l’Église romaine, à l’Église catholique. Je parle ainsi : Tu es Petrus, et super hanc petram ædificato Ecclesiam meam, etc. Par là j’entends que l’Église catholique est gouvernée par l’Esprit-Saint, et que l’Esprit-Saint ne lui manquera pas jusqu’au jour du jugement. Mais quelle est cette Église catholique ? Les théologiens ont là-dessus diverses opinions (son tra teologi diverse opinioni). Mais laissons-les débrouiller ces querelles, et disons, nous, que l’Église catholique se compose proprement de tous les chrétiens qui vivent bien et qui ont la grâce de Dieu. Cette Église-là ne faillira pas jusqu’au jour du jugement. Allais quelle est cette Église catholique ? Je m’en rapporte, pour le savoir, au Christ et à l’Église romaine.... Donc, tout ce que j’ai prêché, je le soumets à la censure de l’Église romaine. Je l’ai dit à Rome : Si j’ai jamais écrit ou prêché quelque chose d’hétérodoxe, et qu’on me le montre, je suis prêt à m’amender ici publiquement ; mais comme on n’a rien trouvé, on ne m’a rien répondu..... Je me soumets à tous les commandements de l’Église romaine, et je soutiens qu’il est damné celui qui n’obéit pas à l’Église romaine. Tu diras : Comment, frère, n’as-tu pas prêché contre le commandement du pape ? Moi, je te dis que je n’ai reçu aucun commandement. Oh ! comment ? Mais non : s’il en est un, ce n’est pas à moi qu’il s’adresse ; tu t’es trompé, c’est à un autre portant le même nom que moi ;à celui-là, est-il dit, qui à semé la zizanie et le trouble, enseigné des hérésies et affligé la société. Or, moi je n’ai rien fait de tout cela : que la bulle aille à son adresse, elle ne me regarde pas. Donc, comme je te l’ai dit, je suis prêt à obéir à l’Église romaine, quand pourtant elle ne me commandera pas quelque chose contre Dieu ou la charité. Je ne crois pas qu’elle le fasse jamais ; mais si elle le faisait, oh ! alors je lui dirais : Tu n’es pas l’Église romaine, tu es un homme, tu n’es pas le pasteur..... Ainsi je me soumets à tout ce que pourrait me commander l’Église romaine, excepté à ce qu’elle pourrait me commander contre Dieu ou la charité, chose que ne peut pas faire l’Église romaine, mais bien un homme de l’Église romaine. Sais-tu bien que je ne suis pas obligé d’obéir au pape, s’il me commande quelque chose de contraire à ma profession ; verbi gratiâ, si le pape m’ordonnait de posséder des terres, je ne serais pas tenu de lui obéir, ayant fait vœu de pauvreté. Sais-tu bien que s’il voulait pour cela nie donner des dispenses, je ne serais pas forcé de les accepter, parée qu’il ne peut pas m’en donner si je n’en veux pas. De même, si mon évêque me commandait quelque chose de contraire à nos règles,. je ne serais pas tenu de lui obéir. Ainsi disent tous les docteurs. Je suis donc prêt à déférer à l’Eglise romaine : soyez-en tous témoins.

Assez parlé à l’Eglise romaine ; un mot au pape maintenant, qui en est la tête.

On a écrit à Rome que je parlais mal de Sa Sainteté cela est faux. Il est dit : Principi populi tui non maledices. Ô toi qui as écrit cela à Rome, ajoute ces mots de ma part : Le moine dit qu’un fléau terrible menace Rome, que celui qui fuira une épée en rencontrera une autre, et que le pape seul peut éloigner le fléau par ses prières et ses bons exemples.

Mais le dominicain n’attaque pas seulement Alexandre VI ; il lui faut d’autres victimes, et, dans un autre sermon, il ne rougit pas de mettre en scène le diable et Boniface VIII : le diable qui dit à Boniface : Je veux que tu détruises l’ordre des prédicateurs, et le pape qui l’essaye et meurt comme un chien.

Il y a ici une allusion dont le sens, caché à celui qui lit ce sermon après trois siècles, était facilement saisi par les frateschi. lis savaient qu’Alexandre venait tout récemment d’incorporer la congrégation des frères dominicains de Florence a la congrégation des frères de la Lombardie, qui ne devaient plus former qu’un ordre sous la conduite du père Turriani de Rome, que le pape élevait à la dignité de général de l’ordre.

Maintenant on comprendra l’émotion que la parole de Savonarole jetait dans les esprits ; les larmes de l’archevêque, qui voyait son troupeau divisé ; les emportements des moines noirs, les menaces du Vatican et la peur de la seigneurie. Pierre Delfini, ce camaldule d’une vie si pure, jadis enthousiaste de Savonarole, disait à Guid. Antonio, religieux augustin de Florence : Vraiment ! comment, quand on se dit éclairé de l’esprit de Dieu, désobéir au vicaire de Jésus-Christ ? Ah ! quand je rencontrerai frère Jérôme, je ne lui dirai plus Ave.

II se trouva qu’un pauvre moine, à Florence, voulut être plus puissant que le pape, et faire taire celui qu’Alexandre n’avait pu réduire au silence. Ce moine, de l’ordre des franciscains, s’appelait Fr. de la Pouille. Un jour qu’il prêchait à Sainte-Croix, il dit à ses auditeurs : La doctrine que vous annonce frère Jérôme est une doctrine mortelle pour l’âme : au nom de Dieu, je vous dis que Jérôme ment et vous trompe. Frère Dominique de Pescia a dit en chaire que, pour prouver la vérité des enseignements de frère Jérôme, il était prêt à entrer dans le feu : eh bien ! moi aussi je suis prêt à y entrer, mais avec Savonarole.

Deux jours après, Dominique de Pescia montait en chaire à son tour, à Saint-Marc, et disait à ses auditeurs : Frère Fr. de la Pouille veut en appeler au jugement de Dieu : Amen, ecco io. Alors, malgré la sainteté du lieu, le peuple cria d’une seule voix : Amen ! ecco io ; et le soir, les dominicains, au nombre de trois cents, des hommes, des femmes, des enfants, des jeunes filles, des prêtres et des moines, allaient frapper à la porte du prieur, réclamant l’honneur de monter sur le bûcher.

Savonarole mettait une condition à ce duel en plein feu c’est que ses adversaires, ceux de Rome surtout, déclareraient prendre pour second le franciscain ou tout autre moine. La condition acceptée, il était prêt à tenter l’expérience, à s’asseoir dans la fournaise ardente comme Sidrac, Misach et Abdenago, certain qu’il en sortirait vivant sous le bouclier, non pas de ses mérites, mais de la Providence divine.

Du reste, il indiquait un autre moyen pour discerner le véritable serviteur de Dieu : c’était de ressusciter un mort. Le comte de la Mirandole, certain qu’une tombe allait s’ouvrir, demandait sérieusement à Savonarole de dire à Jean Pic, décédé quelque temps auparavant : Lève-toi et marche.

Le feu fut préféré. Dominique de Pescia tenait à jouer le premier rôle dans ce drame funèbre : Savonarole dut céder. Fr. de la Pouille, qui n’acceptait pour second que le prieur, retira sa parole et fut remplacé par André Rondinelli. Qu’on ne s’inquiète pas : André était une âme d’un merveilleux courage, car il savait le sort qui l’attendait. Je brûlerai, disait-il ; mais qu’importe, si je sauve les âmes qu’a séduites la parole du dominicain ?

Voici quelles étaient les thèses posées par Savonarole, et dont la flamme devait prouver la vérité ou le mensonge L’Église de Dieu a besoin de réforme.

Elle sera fustigée.

Elle sera renouvelée.

Florence sera fustigée et renouvelée.

Les infidèles se convertiront.

La conversion approche.

L’excommunication de Jérôme est nulle.

Le peuple, qui se faisait un jeu d’assister à un jugement de Dieu, car c’était Dieu lui-même qu’on mettait en cause, n’avait qu’une peur, c’était que la seigneurie refusât l’épreuve ; mais elle l’accepta, et nomma quatre commissaires pour la représenter à l’expérience : Jacques Salviati et Alex. Acciaiuoli, du parti de Savonarole : Pierre Alberti et Benoît Nerti, du parti de Rondinelli. La seigneurie consentait à l’épreuve pour se débarrasser de Savonarole, si le dominicain mourait dans les flammes, ou pour avoir raison du pape et pour crier au miracle, si la flamme l’épargnait. Lors de cette judaïque décision, dit Burlamacchi, Savonarole aperçut le démon au palais de la seigneurie. Le 7 avril fut choisi pour le jour de l’épreuve, la place du Palais pour le lieu du sacrifice, et Rondinelli le franciscain et Dominique de Pescia le dominicain pour champions. Des deux côtés, dans les couvents de Saint-Marc et de Saint-François, les pauvres frères, à genoux matin et soir, demandaient à Dieu de changer en douce rosée ces flammes qu’un de leurs frères allait défier.

Mais, pour Florence la païenne, c’était un spectacle qui lui donnerait des émotions nouvelles, que cette vaste fournaise où s’apprêtaient à descendre des moines noirs et des moines blancs. Avant l’épreuve, il est certain que ses sympathies étaient pour la robe des dominicains. Donc le peuple, jeunes et vieux, femmes et enfants, était avant l’aube du jour à son poste, c’est-à-dire juché sur les toits, grimpé sur les cheminées, suspendu sur la plate-forme des fenêtres, collé à quelques colonnes, afin de ne perdre aucun incident de cette tragédie qui devait finir par un peu de cendres ; car il comptait bien sur la combustion au moins de l’un des deux rivaux.

Les ouvriers travaillaient depuis deux jours au théâtre funèbre : par ordre de la seigneurie, ils avaient construit sur la place du palais une plate-forme haute de quatre brasses, large de six, longue de quarante, qu’ils avaient pavée en briques et recouverte de matières enduites de poix, de soufre, d’huile et de résine. En avant du bûcher étaient deux loges, l’une pour les frères, l’autre pour la seigneurie, communiquant de l’une à l’autre par un couloir. A l’heure convenue, le frère Rondinelli vint avec un de ses compagnons s’asseoir sur le tabouret qui leur avait été désigné, puis on vit descendre du palais les seigneurs, juges du tournoi, qui prirent place dans la loge réservée. Bientôt on entendit le bruit de voix d’hommes blancs chantant en chœur le psaume Exsurgat Dominus, magnifique insulte’ qu’ils jetaient en passant aux Arrabiati. Le cortège s’avançait lentement, précédé de Dominique de Pescia, qui portait un crucifix à la main, et de Jérôme Savonarole, qui tenait une boîte d’argent où reposait la sainte eucharistie. II y eut en ce moment parmi les spectateurs un silence d’angoisse inexprimable.

André Rondinelli se leva, et s’adressant à la seigneurie : Magnifiques seigneurs, dit-il, me voici prêt, comme je l’ai promis, à entrer dans les flammes qui me dévoreront, pécheur que je suis ; mais je vous en prie, quand mon corps aura brûlé, que frère Dominique ne chante pas victoire, mais qu’il entre aussi dans la fournaise. Si le feu l’épargne, qu’il soit proclamé vainqueur : alias non.

Les juges se consultèrent, et répondirent à Rondinelli qu’il serait fait comme il le demandait.

Mais comme quelques-uns des magistrats craignaient que sous la robe des moines on n’eût pu cacher quelque charme qui les préservât des flammes, on apporta deux robes dont devaient se revêtir les frères.

Le franciscain ne fit aucune difficulté de changer de vêtement ; le dominicain tenait à conserver le sien.

Qu’à cela ne tienne, dit Rondinelli à Dominique en souriant : votre robe est de bure, elle brûlera comme le corps.

Le dominicain gardait dans sa main le crucifix : on voulut qu’il le quittât ; il s’y refusa.

Les juges se consultèrent.

Qu’il le garde, dit le franciscain impatient ; il est de bois, il brûlera comme la robe.

Dominique prit alors des mains de Savonarole la boîte d’argent.

Mais André l’arrêta en disant que la combustion de la sainte hostie pourrait scandaliser les faibles.

La seigneurie tout entière et ce qui se trouvait là de prêtres et de dignitaires de l’Eglise criaient : Il y aurait scandale, profanation ; point d’hostie. Savonarole résistait, et déclarait que Dominique n’entrerait point dans le feu sans les divines espèces.

Le peuple impatient commençait à murmurer ; des groupes se rompirent, et vinrent heurter le banc de la seigneurie : gestes, paroles, figure, tout exprimait la menace. Alors Salviati, tirant son épée et traçant un cercle autour de Savonarole, jura de tuer quiconque oserait toucher au moine ; la foule s’arrêta en grondant. Heureusement Dieu fit son miracle : par un temps clair et serein, un orage épouvantable, accompagné d’éclairs et de tonnerre, éclata sur Florence, et la flamme du bûcher s’éteignit sous une pluie abondante.

Le ciel n’avait pas voulu que l’homme lui fît violence.

Arrêtons-nous ici un moment pour saluer Rondinelli. L’historien, qui ne doit faire acception pas plus de couleur que de personne, avoue que frère André, ce jour-là, fut digne de la robe qu’il portait.

Désormais la cause de Savonarole était perdue ; il ne pouvait plus compter sur les sympathies du peuple florentin, qui, au lieu de ces prodiges qu’on lui promettait depuis si longtemps, n’avait été témoin que d’une misérable comédie dont quelques gouttes de pluie avaient mis en fuite les acteurs. Il faut avouer que la déception était grande,

Ce qu’il lui faut à ce peuple, c’est un drame, et il l’aura le lendemain dimanche, où tous les moines sont au cloître à prier. Le trouble commencera à la cathédrale, après vêpres. Aux armes ! crie le peuple, à Saint-Marc ! Les magistrats, émus de pitié, et se rappelant tout ce que Florence devait à Savonarole, voulurent l’arracher à la fureur populaire en le forçant de quitter le couvent ; mais la foule entourait le monastère, demandant qu’on lui livrât le prieur mort ou vivant. Pendant que la voix du peuple grondait ainsi, Savonarole, impassible, les saintes reliques en main, faisait processionnellement le tour de l’intérieur du cloître, et venait ensuite s’agenouiller au pied des autels. En ce moment la cloche de Saint-Marc sonna pour appeler du secours ; cet appel fut entendu.

Un grand nombre d’hommes courageux, entre autres Valori, s’introduisirent dans le couvent pour prêter secours aux frères, quand un ordre de la seigneurie enjoignit aux séculiers d’en sortir sur-le-champ. Valori obéit ; il gagnait son habitation, lorsqu’il fut reconnu par quelques parents ou amis de Tornabuoni : Luc Pitti et Vincent Ridolphi, qui se mirent à crier : A l’assassin ! en dégainant l’épée, et Valori tomba mort sur les marches extérieures de l’église de San-Brocolo (Procolo). Les apologistes de Savonarole ont raison de déplorer l’assassinat de Valori, noble et pieux vieillard, victime de son dévouement héroïque ; mais pourquoi restent-ils froids ou muets quand la mère du malheureux jeune homme vient se jeter aux pieds de Valori, non pas pour implorer un pardon, mais pour demander que la voix de son enfant soit, comme le veut la loi, entendue au conseil général, et que Valori la repousse sans pitié P Sang pour sang, telle est la loi monstrueuse des partis. C’était un jeune homme de cœur que Tornabuoni, qui lui aussi était resté fidèle au malheur, qu’il avait appris à vénérer à l’école de Politien, son ami et presque son maître.

Le sang est de la nature du vin, il porte au cerveau. Aux assassins de Valori il fallait d’autres têtes, ils étaient retournés en chercher au couvent. Les portes du monastère furent bientôt attaquées et brûlées ; le peuple, à l’aide d’échelles, escalada les murs. Les frères, abandonnés, prirent le parti de se défendre ; mais ils ne savaient pas aussi bien manier l’épée que la prière. S’ils eussent suivi les conseils de Savonarole, ils seraient morts à leur poste, c’est-à-dire au pied de quelque crucifix, d’une image de la Vierge ou du grand saint patron du monastère ; mais Dominique de Pescia, à ses frères accourus pour lui demander s’il fallait qu’on fit usage des armes, avait répondu : Défendez-vous. Dominique regardait les assaillants comme des assassins, et il avait raison : on se battit pendant plusieurs heures.

Parmi ceux qui avaient répondu à la cloche d’alarme de Saint-Marc pour voler au secours de Savonarole, était un jeune artiste, peintre de son état, qui s’appelait Baccio della Porta, parce qu’il travaillait dans un atelier situé près de la porte San-Pier-Gattolini. Il était armé de toutes,pièces comme un véritable chevalier, prêt à donner son sang pour le frère Jérôme, qu’il révérait comme un saint ; mais, quand il entendit le bruit des détonations, il eut peur, s’agenouilla, et fit vœu, si Dieu lui conservait la vie, de prendre l’habit de dominicain. Le ciel l’entendit et l’exauça, et Baccio della Porta revêtit bientôt la robe blanche, et devint le premier coloriste de son siècle.

Cependant Savonarole, la tête couverte de son capuchon, les mains jointes, priait avec Dominique de Pescia dans la salle de la bibliothèque, où ils s’étaient réfugiés quand la porte s’ouvrit. Trois commissaires délégués par la seigneurie venaient leur intimer l’ordre de les suivre.

Ils obéirent. A la porte extérieure du couvent étaient deux compagnies armées de piques et de lances qui devaient les conduire au palais et les protéger contre les insultes de la populace.

Ils avaient besoin de cette protection armée, car le peuple faisait entendre sur leur passage des cris de mort ; les deux prisonniers continuaient de prier.

A dix heures du soir le silence le plus complet régnait dans le couvent ; les frères avaient balayé le sang qui souillait les dalles intérieures, et, après s’être recommandés à Dieu, étaient allés se coucher. Le père Sylvestre Maruffi s’était caché pendant l’attaque du monastère. Quand il sortit de sa cachette et qu’il apprit que Savonarole n’était plus au monastère : Et moi aussi, dit-il, je veux être de la fête ; et il alla se constituer prisonnier : âme candide, qui croyait à Savonarole comme à un saint, et voulait monter au ciel avec lui ; car c’était le martyre qu’il cherchait.

Le lundi saint 1498 commença l’interrogatoire des accusés, en présence de douze examinateurs, on dit qu’au premier tour de corde Savonarole sentit son courage faiblir, et qu’il fit les plus complets aveux, qu’on recueillit soigneusement pour montrer aux incrédules que Florence avait été le jouet d’un faux prophète. Ambroise Catharin, dominicain, et depuis évêque, dit avoir vu de ses yeux cette confession signée de la main même du frère ; il donne jusqu’à la formule dont le prisonnier s’était servi. Ce n’est pas la première fois, du reste, qu’une âme qui accepterait sans sourciller le feu ou l’épée comme juges de la vérité de sa doctrine, aurait pâli devant quelques liens destinés à lui briser les membres.

On n’a rien dit de plus beau contre la torture que les trois mots de l’évêque Scanarolo : Torquere est extorquere.

Les commissaires avaient été pris dans les divers pouvoirs du gouvernement : dans les gonfaloniers de la compagnie du peuple, on citait Charles Canigiani et Gianozzo Manetti ; parmi les douze buoni uomini, Jean-Ant. Canaeci et Bernard Brunetti ; parmi les dix nuovi di liberta e pace, Pierre deli Alberti et Ben. di Tanai de’ Nerli ; parmi les huit nuovi, Dosso d’Agnolo Spini. Il y avait deux chanoines de la cathédrale, Simon Rucellai et Th. Arnoldi. De cesjuges, quelques-uns étaient des hommes de probité, comme les deux chanoines ; d’autres des hommes de désordre, comme Bernardo Brunetti ; d’autres des ennemis jurés du frère, comme Tanai de’ Nerli.

Le 19 avril, l’instruction terminée, les accusés comparurent, pour entendre la lecture du procès, devant une assemblée formée des juges, des vicaires généraux de l’archevêque de Florence, de plusieurs chanoines de la cathédrale, des principaux citoyens de la cité et de six religieux de Saint-Marc. La lecture achevée, Cioni, notaire public, demanda à Savonarole si tout ce qu’il venait d’entendre était vrai : Ce que j’ai écrit, répondit le frère, est vrai. On ne put en obtenir d’autre réponse. Les six religieux de Saint-Marc signèrent le procès-verbal. On reconduisit les accusés en prison, et le soir même la sentence fut rendue. Les trois frères étaient condamnés à mort : sentence inique, s’il faut en croire les apologistes de Savonarole ; sentence rigoureuse mais juste, s’il faut ajouter foi au témoignage de ses adversaires. Et parmi ceux qui condamnent ou absolvent sa mémoire, il est des noms chers à la religion.

On vint annoncer aux condamnés qu’ils eussent à se préparer à mourir : la veille de l’Ascension était fixée pour le jour du supplice. Dès ce moment ils appartenaient aux membres de la compagnie du temple, qui ne devaient plus les quitter.

Savonarole et ses compagnons, qu’on avait séparés, implorèrent l’assistance d’un prêtre, qui leur fut accordée.

Leur confession achevée, Jérôme demanda, comme une grâce, qu’il lui fût permis de passer quelques instants avec ses deux amis.

Le prêtre s’en vint à la seigneurie porter la prière du prisonnier.

Que vous en semble ? lui dit-on.

Seigneurs, répondit le confesseur, les condamnés, avec les fers aux pieds et les mains liées, n’ont aucun moyen d’échapper. Je crois que, par pitié, vous pouvez leur accorder la triste consolation qu’ils réclament.

Eh bien donc ! dirent les seigneurs, faites ce que la prudence vous dictera.

Le geôlier alla chercher frère Dominique, frère Sylvestre et frère Jérôme ; qu’il conduisit dans une petite salle à peine éclairée.

Tous trois restèrent un moment sans pouvoir parler : Savonarole rompit le silence.

Frère, dit-il à Dominique de Pescia, il m’a été révélé que vous désiriez mourir dans les flammes pour souffrir plus longtemps. Vous ne savez donc pas qu’il n’est pas permis de se choisir son genre de mort : il faut recevoir avec soumission et joie celui que Dieu nous prépare.

Dominique baissa la tête.

Et vous, frère Sylvestre, continua Savonarole, il m’a été révélé que vous vouliez parler au peuple, et lui crier que vous mourez injustement. Gardez-vous-en bien : vous pécheriez grièvement ; Jésus-Christ sur la croix n’a pas voulu proclamer son innocence.

Sylvestre baissa la tête.

Et tous deux se jetèrent aux genoux du père, lui demandant sa bénédiction. On les sépara après qu’ils se furent donné le baiser d’adieu.

Alors Savonarole eut soif et demanda à boire : le geôlier lui apporta un verre qui n’était pas nettoyé et que le frère repoussa du coude : un cittadino le prit, alla le laver, et l’offrit au prisonnier plein jusqu’aux bords d’une eau fraîche. Savonarole le but d’un seul trait, et remercia l’âme compatissante de la voix et de l’œil. Pas un historien n’a pu nous dire le nom de ce bon chrétien : que ce nom soit à jamais béni dans cette vie, car, dans l’autre, Dieu n’aura pas laissé sans récompense ce verre d’eau pure !

Ces gouttes d’eau firent sur le corps brisé du pauvre moine l’effet de l’opium ; elles l’endormirent. Pendant quelques moments il sommeilla, après qu’il en eut obtenu la permission, sur les genoux de son confesseur. Celui-là nous savons son nom : il s’appelait Jacques Niccolini. En se réveillant, Savonarole se tourna tendrement vers son confesseur : Merci, mon Jacopo, dit-il ; cela m’a fait du bien.

Le lendemain, les prisonniers entraient dans la chapelle du palais, pour assister encore une fois au saint sacrifice avant de mourir. Tous trois communièrent. Savonarole avait obtenu la grâce de prendre dans ses mains le pain de vie qu’il avait si souvent administré aux autres. Au moment où ses doigts touchèrent la sainte hostie, une prière d’ineffable parfum s’exhala de ses lèvres ; il y avait dans cette oraison tout ce qui peut sauver une âme : la foi, l’espérance, la charité. Quand il eut fini, il se tourna vers les assistants et leur dit : Je vous demande pardon à tous ; priez Dieu qu’il me fasse miséricorde aussi, qu’il m’accorde la force nécessaire au dernier moment, afin que l’ennemi du genre humain n’ait aucune puissance sur mon âme.

Alors, les yeux noyés de larmes, il approcha ses lèvres de la sainte hostie et communia. Le chef de garde lui dit qu’il fallait partir.

Comme il descendait les degrés du palais, il rencontra Sébastien Buontempi, prieur de Santa-Maria Novella, des conventicules, qui l’arrêta en lui disant : Par ordre du père général, je dois vous dépouiller de votre scapulaire. — Le voici, dit Savonarole. Ô saint vêtement que j’ai conservé pur de toute souillure jusqu’à cette heure, adieu, puisqu’on veut que je me sépare de toi ! Adieu !

L’agonie des patients n’était pas finie. Avant de mourir, ils devaient paraître devant trois tribunaux dressés sur la place de’ Signori : le premier, près de la porte du palais, et où siégeait Mgr l’évêque de..... Benoît de Pagagnoti ; le second, au milieu de la colonnade, où se trouvaient Mgr Fr. Romolino, clerc espagnol, et qui depuis fut cardinal de Sorrente, et Joachim Turriani, général des dominicains ; le troisième, à côté du Lion d’or, occupé par les huit magistrats dits de garde, vêtus d’écarlate.

La dégradation sacerdotale devait avoir lieu sur la dernière marche du premier tribunal : un prêtre les revêtit d’habits ecclésiastiques, dont il les dépouilla pendant que l’évêque, tenant par la main Savonarole, prononçait la formule : Sois retranché de l’Église de Dieu, militante et triomphante.

Jérôme leva la tête, et regardant fixement son juge : militante, oui, révérendissime seigneur ; mais triomphante, non vous n’en avez pas le droit.

Ils montèrent les marches du second tribunal, où Romolino dit aux patients : il a plu à Sa Sainteté Alexandre VI de vous libérer des peines du purgatoire et de vous accorder pleine et entière rémission de vos péchés : l’acceptez-vous ?

Tous trois inclinèrent la tête et dirent : OUI.

Alors on les conduisit au tribunal des Huit, où le secrétaire fit lecture de la sentence de mort : l’agonie était terminée ; le bourreau parut.

La veille, le bourreau de la ville, assisté de ses valets, de femmes, d’enfants du peuple, qui voulaient l’aider, et de frateschi même, qu’on arrêtait quand ils passaient sur la place, avait dressé un bûcher, formé de couches diverses de combustibles jusqu’à la hauteur des loges. Au milieu s’élevait, semblable à nos mâts de vaisseau, une énorme pièce de bois que surmontait, en forme de croix, une poutre où les corps des trois condamnés pouvaient être accrochés sans se toucher. Derrière se dressaient trois escabeaux liés l’un à l’autre par une large planche où devait se promener le bourreau. En face s’allongeait un escalier à jour, où quelques enfants du peuple parvinrent à se loger, armés de pointes de bois effilées au couteau, dont ils s’amusaient à percer la jambe des patients. Le père Maruffi monta le premier, l’œil humide de larmes qu’il ne pouvait ni réprimer ni cacher ; le père Dominique gravit le second l’échelle, le front haut, l’œil serein, la figure impassible.

Au moment où le père Savonarole mit le pied sur le premier échelon, une voix cria : Savonarole, c’est le moment de faire un miracle. Jérôme, pendant qu’on lui attachait le collier de fer, récitait le Credo. On entendit un craquement, c’était le pied du bourreau qui poussait le corps du pendu dans les flammes ; puis les râlements d’une voix étouffée qui murmurait Giesù ! Giesù ! c’était celle de Savonarole, qui vivait encore quand il tomba dans le brasier.

La veille du supplice, Dominique de Pescia, prieur des dominicains de Fiesole, écrivait à ses frères : Mes bien-aimés dans les entrailles du Christ, comme la volonté de Dieu est que nous mourions, vous qui nous survivez, priez pour nous. N’oubliez pas nos recommandations : vivez dans l’humilité, dans l’amour, occupés sans cesse à de pieux exercices ; priez pour nous dans les jours de solennité, surtout quand vous serez tous réunis au chœur. Vous ensevelirez mon corps non pas dans l’église, mais à la porte. Vous célébrerez pour nous la messe..... Embrassez nos frères de Saint-Marc, et, pour moi particulièrement, nos frères de Fiesole, nos chers frères, dont les noms sont gravés dans mon cœur. Adieu. Prenez les sermons de frère Jérôme, qui sont dans ma cellule ; faites-les relier : un exemplaire restera dans notre bibliothèque, l’autre au réfectoire, où vous le lirez pendant le repas.

La seigneurie, qui connaissait la dévotion superstitieuse d’un grand nombre de citoyens à Savonarole, donna l’ordre de jeter dans l’Arno tout ce que le feu n’aurait pu dévorer du corps des trois suppliciés. Pic de la Mirandole, le neveu du polyglotte, se promenait sur les bords du fleuve, prêt à recueillir les restes qui pourraient échapper aux fureurs sacrilèges de la populace. Le flot apporta quelque chose qu’il prit pour le cœur du martyr, car il croyait à l’innocence de son glorieux ami ; à l’entendre, l’Esprit-Saint, sous la forme d’une colombe, était venu plus d’une fois se poser sur l’épaule du prisonnier. Benivieni, le poète néoplatonicien, rassemblait pendant le supplice tous les prodiges attribués à Savonarole, qu’il jetait plus tard dans le monde incrédule de Florence, en disant à son livre : Va, pauvre petit, affronter les rires, les morsures et les sifflets.

Tel est le résumé, décoloré sans doute, mais impartial, de l’histoire de Savonarole. La vie du moine a deux époques remarquables à divers titres : l’une qui se passe au couvent, l’autre à la seigneurie. Quand Jérôme évangélise ses frères sous les rosiers de Saint-Marc, qu’il monte en chaire pour s’attaquer au paganisme ; quand, de retour de ses prédications, il écrit en face du crucifix quelques-unes des pages de son Triumphus Crucis, il est d’une angélique beauté, et nous concevons l’enthousiasme qu’il excite alors, et qui dure encore après trois siècles écoulés. Niais quand il dit un éternel adieu à ces roses de Damas dont sa parole a presque le parfum, qu’il descend sur cette terre, qu’il se mêle parmi les hommes de la seigneurie, que de prêtre il devient homme d’État, tribun peut-être ; alors il a beau faire du bruit, ce bruit ne vaut pas le doux silence où il cherchait et trouvait le Seigneur ; on ne pleure plus en l’écoutant ; on l’admire encore, mais on n’est plus attendri. Le voilà législateur, splendide encore dans ses misères, mais par la parole seulement : sa chute ne tarde pas à venir. Il fait des lois qu’il viole sans remords ; il répudie la logique pour écouter je ne sais quelle vois qu’on nomme nécessité, et qui n’est en vérité que ce fatum du paganisme qu’il a si glorieusement vaincu. La ville, la chaire, les consciences, l’Église, il trouble tout. Son maître après Dieu, Dieu plutôt dans son vicaire sur la terre, veut lui imposer silence, il lui désobéit ; on l’excommunie, il rit de la foudre. Voilà de grandes taches qu’il n’est permis à personne de laver ; lui seul en avait le pouvoir, et c’est ce qu’il a fait du haut de son bûcher. Que des âmes prévenues ou passionnées posent sur sa tête une couronne, nous y consentons, pourvu que ce ne soit pas celle du martyre. II a dit oui quand on lui demanda s’il acceptait l’absolution du pape ; ce oui tout catholique l’a réconcilié avec notre amour et notre admiration.