HISTOIRE DE LÉON X

CHAPITRE V. — L’ITALIE À LA MORT DE LAURENT. - 1492.

 

 

ITALIE POLITIQUE, Milan et ses ducs. - Louis Sforce appelle Charles VIII en Italie. - Venise, Gènes, Florence au moment de l’invasion. - Pierre de Médicis incapable d’arrêter le mouvement révolutionnaire dont est menacée la Toscane.

 

ITALIE POLITIQUE.

Il nous faut étudier l’état politique et intellectuel de l’Italie en 1492, pour comprendre ce que peut coûter au monde la mort d’un grand homme.

L’Italie compte trois sortes de gouvernements : à Naples, une monarchie héréditaire ; à Rome, une royauté élective ; dans les autres Etats, des républiques où le peuple ne joue qu’un rôle secondaire, et où dominent quelques familles, qui tantôt se sont enrichies dans le commerce, comme à Florence ; tantôt se sont fait un nom dans les armes, comme à Milan ; tantôt exercent sur les lettres un patronage héréditaire, comme à Ferrare.

Giacomuzzo Attendolo, las des mauvais traitements qu’il recevait dans la boutique d’un cordonnier, se fait un beau jour laboureur. Il travaillait aux champs, quand le son d’une musique militaire vient frapper son oreille : il regarde, et voit venir à lui une troupe de condottieri, qui parcouraient la campagne, prêts à vendre leur service au premier manant ou bourgeois qui voudrait l’acheter à deniers comptants. Giacomuzzo est saisi d’une fièvre guerrière ; mais il faut que la voix de Dieu parle : si la hache qu’il tient en main, et qu’il lance de toute sa force, atteint l’arbre voisin, il sera soldat ; si elle s’arrête en chemin, il restera laboureur. La hache frappe le but, le voilà condottiere, sur la grande route, dans le camp de Visconti, bon et preux soldat, dépensant gaîment son argent et son sang. On le proclame le fort, et c’est sous le nom de Sforza qu’il acquiert bientôt la réputation du premier partisan du royaume napolitain. Il mourut, en 1447, comme il avait vécu, bravement. Son fils François hérita de sa hache, de ses titres et de sa valeur. Seulement, au lieu de débuter dans l’échoppe d’un cordonnier, il épousa Blanche Visconti, fille naturelle de Philippe-Marie Visconti, duc de Milan. François s’apprêtait à faire valoir ses titres d’héritier au duché, que quatre compétiteurs lui disputaient en même temps : le duc de Savoie, le roi de Naples, la république de Venise, et Charles d’Orléans, petit-fils du duc Jean-Galéas Visconti, quand les Milanais, irrités des folies sanglantes de leur dernier maître, s’insurgent et proclament leur liberté. François Sforce se fiait sur l’inconstance du Milanais, et il avait raison. Cette fièvre d’indépendance passa bien vite. Le peuple révolté finit par demander un maître, et choisit Sforce. Pendant seize ans, le fils du cordonnier Attendolo gouverna Milan en politique habile : il mourut grand-duc, après avoir donné une de ses filles au fils du roi de Naples, et Marie-Galéas, son fils, à la sœur de la reine de France, femme de Louis XI.

Galéas hérita d’une belle couronne ; car c’en était une que ce duché de Milan, qui comprenait les provinces de Milan, de Crémone, de Parme, de Pavie, de Côme, de Lodi, de Plaisance, de Novare, d’Alexandrie, de Tortone, de Bobbio, de Savone, d’Albingano, de Vintimille, de Gênes ; des montagnes, des plaines, des fleuves, et une mer de plus de trente lieues de long. Malheureusement il vivait à Milan comme un soldat, faisant sa proie de tolite jeune fille qui excitait sa convoitise. Quelques jeunes nobles dont il avait déshonoré les familles s’armèrent un jour et vinrent dans la cathédrale prendre son sang, en invoquant saint Ambroise et saint Etienne. Colas de’ Montani, son professeur, s’était enrôlé parmi les assassins. Le peuple, qui rarement demande compte à ses maîtres de leurs mauvaises mœurs, si ces mœurs ne le privent ni de son pain ni de sa liberté, vengea l’assassinat du prince en tuant les conjurés. Jean-Galéas, fils de l’impudique, fut proclamé duc aux acclamations de la multitude : le peuple et les assassins ont trouvé des apologistes. Galéas avait huit ans : on lui donna pour tuteur son oncle Louis le More (Ludovic), âme ambitieuse, qui, maître une fois du pouvoir, ne recula, pour le garder, ni devant le cri de sa conscience, ni devant les clameurs de l’opinion, et n’eut peur ni de Dieu ni des hommes. On le vit employer les revenus de l’État, c’est-à-dire plus de 600.000 ducats annuels, pour gagner des soldats et corrompre des chefs, et, comme si l’or n’eût pas suffi, livrer à Charles VIII son pays, afin de garder quelques jours de plus l’hermine ducale. Galéas, en attendant, grandissait ; il avait épousé Isabelle, fille d’Alphonse, duc d’Aragon : femme courageuse, dit Comines, qui eust volontiers donné crédit à son mari si elle eust pu ; mais il n’estoit guères sage, et révéloit ce qu’elle lui disoit. A peine si l’un et l’autre osaient murmurer contre le More, qui ne leur donnait pas même de quoi vivre. Sommé par le roi de Naples de restituer l’autorité souveraine à Galéas, Louis Sforce avait répondu à Ferdinand Ier en dépêchant Belgiojoso à la cour de France, pour inviter Charles VIII à descendre en Italie, afin d’y soutenir, comme héritier de la maison d’Anjou, ses droits à la souveraineté du royaume de Naples, en même temps qu’il contractait une alliance offensive et défensive avec le pape et la république de Venise. Ainsi, Charles VIII en Italie, Ferdinand ne pouvait inquiéter Louis Sforce, qui n’avait rien à craindre non plus de Charles ; car, pour le mettre à la raison, il avait’ Venise et le pape : cela était habilement combiné, comme le remarque Machiavel.

Du reste, ce Ferdinand si zélé pour les intérêts de Galéas régnait à Naples en vertu d’une légitimité fort douteuse : Mainfroi, son aïeul, était usurpateur de haute lignée ; mais il avait pour lui un protecteur puissant, le pape, qui s’était prononcé en faveur de la maison d’Aragon. Toutefois, en France, l’autorité pontificale n’était pas aussi grande qu’au delà des monts. Une maison qui, pendant quelque temps, avait gouverné le royaume, subsistait encore. René, due d’Anjou et de Provence, obligé de quitter l’Italie, n’avait emporté de ses conquêtes que le titre de roi de Naples, que lui avait conféré le pape Eugène IV. A la cour de Ferdinand, son parti se composait d’une foule de mécontents. En France, Louis XI n’avait pas abandonné des prétentions que le testament de René semblait justifier. Fief de l’Église sous Calixte III, sa vassale sous Pie II, héritage contesté de deux grandes maisons, patrimoine à cette heure d’un prince qui plus d’une fois avait mécontenté ses sujets, Naples, avec sa position magnifique sur la Méditerranée, son double rang de montagnes abruptes, ses citadelles que l’art pouvait rendre imprenables, ses salines, ses poissons et son soleil, était une proie qui devait exciter la convoitise de ses voisins et de l’étranger.

Jugez si Venise ne devait pas jeter un œil d’envie sur tous ces trésors, elle, à cette heure, qui donnait à ses filles, suivant l’expression de lord Byron, la dépouille des nations, et recevait dans son sein, en pluie étincelante, les perles de l’Orient. Il n’y avait pas un siècle que, sous le dogat de François Foscari, elle avait réuni à son territoire Brescia, Bergame, Crème et Ravenne : tout récemment, c’est-à-dire en 1490, elle s’était emparée de l’île de Chypre, dont la reine envoyait de si beaux manuscrits au cardinal Piccolomini, et, par caresses ou par menaces, avait fait signer à Mahomet II un traité où le sultan jurait par les quarante-cinq prophètes, par son épée, par sa barbe, de respecter les comptoirs de la seigneurie. Mais Venise, trop confiante dans sa flotte, trop fière de ses richesses, avait voulu plus d’une fois humilier ses rivales ; si donc Dieu donne jamais à ces républiques, vaincues ou abaissées par elle, l’occasion de se venger, il est sûr qu’elles se bâteront de secouer le joug de la Rome des mers. On les voit qui épient le moment où elles pourront s’enrichir à ses dépens, mettre un frein à son ambition, et un terme à ses conquêtes. Saint-Marc, trop certain d’avoir toujours le vent en poupe, ne s’était pas fait faute de ruiner ses alliés ou ses ennemis :

San Marco, impetuoso ed importuno,

Credendosi aver sempre il vento in poppa,

Non si curo di rovinare ognuno.

Le vent est inconstant ; les républiques italiennes ont l’œil levé sur la mer.

Le temps était passé où Gênes aurait pu disputer l’empire à Venise, sa rivale. Autrefois elle ne regardait pas au sang qu’elle répandait : le portefaix se battait à côté du noble, et qui avait reçu une plus large blessure avait le mieux mérité de la patrie. Ses vaisseaux rentrés dans le port, alors une vie nouvelle commençait pour Gênes : son peuple si brave, si loyal, si généreux le jour du combat, l’heure des élections venue, se vend sans rougir à celui qui veut acheter son suffrage : ce suffrage donnait le pouvoir dans cet Etat démocratique ; or on pense bien que les acheteurs ne manquaient pas. Trois grandes familles, depuis des siècles, se disputaient les voix avec des chances plus ou moins heureuses, suivant que l’or était plus ou moins abondant dans leurs coffres-forts : c’étaient les Fregosi, les Adorni et les Fieschi. La lutte ne finissait pas avec le triomphe ; à la famille vaincue restait une grande ressource : l’étranger, auquel elle donnait ou vendait Gênes. C’est ce qui arrive en 1396, où la ville se réveille un matin avec un maître de plus : Charles VI, pauvre fou qui se repose, pour faire valoir ses droits, sur l’épée de Boucicaut, l’un de ses maréchaux. Cette épée, dans les mains d’un pareil soldat, fit des merveilles ; mais quelques patriotes surent la briser, et Gênes reprit son indépendance. Elle ne sut pas garder sa conquête : un condottiere, Carmagnola, qui savait aussi bien manier l’épée que Boucicaut, assiège la ville, qu’il soumet à Philippe-Marie Visconti, duc de Milan. Pendant deux siècles, Gênes offre un triste spectacle : vous la voyez qui se couche génoise, se réveille milanaise, fait sa sieste française, et se rendort napolitaine, jusqu’à ce qu’en 1490, après s’être prêtée, vendue, livrée à une foule de maîtres divers, elle, la superbe, est déclarée fief de la couronne de France, sous la garde du due de Milan, vassal de Charles VIII.

Florence avait ressemblé longtemps à Gênes. Son poète, assis à sa place accoutumée, sur l’un des bancs de pierre extérieurs de la cathédrale, versait des larmes au souvenir de ces folles nouveautés auxquelles courait sans cesse sa ville bien-aimée. Il lui disait :

Que de fois je t’ai vue changer tes lois, tes monnaies, ton gouvernement ! Si tu as bon souvenir et que ton œil s’ouvre à la lumière, tu verras que tu ressembles au pauvre malade qui change de place dans son lit de plume pour tromper sa douleur.

Après divers essais de gouvernement heureux ou sanglants, Florence finit par se réfugier dans la monarchie : car c’en était une, moins le nom peut-être, que l’administration des Médicis. Machiavel remarque que, dans les combats des partis qui l’ont agitée, jamais elle ne mérita le titre de république. Elle était lasse des luttes de ces familles aristocratiques qui troublaient chaque matin ses rues ; elle aspirait au repos, peut-être même à une servitude tempérée qui rendît impossible le retour des anciennes factions qui l’avaient si souvent déchirée ; à force de malheurs domestiques, elle était arrivée à préférer la tyrannie d’un maître à la tyrannie du grand nombre. Elle voulait de la servitude, parce que, dit Machiavel, tout le temps qu’elle avait été dans la dépendance, elle n’avait pas songé un seul instant à s’en tirer.

Les Médicis lui donnèrent, pendant près d’un siècle, un rang honorable parmi les autres États de l’Italie, un commerce intérieur florissant, une organisation militaire admirable, des alliances avec les républiques voisines et les princes étrangers, un sénat populaire, un conseil admirablement organisé pour lutter contre l’aristocratie, un dictateur qui pouvait prendre des mesures de salut public extraordinaires, si la noblesse levait la tête, si quelque grande conspiration menaçait le repos de l’Etat, si l’ennemi extérieur, enfin, mettait en péril l’indépendance nationale. Que pouvait-elle désirer de plus ? Ses maîtres s’étudiaient à flatter sa vanité : Cosme abaissait les impôts, dépensait l’or à pleines mains pour embellir la ville, cherchait à Florence des partis pour ses enfants, refusait les alliances que lui proposaient des têtes couronnées, et mourait emportant dans la tombe le titre de Père de la patrie. Laurent continuait Pauvre de son aïeul : il élevait des palais qui rivalisaient de splendeur avec ceux de Gênes, des citadelles pour contenir l’étranger, des jardins où il rassemblait des marbres antiques, une bibliothèque qu’il remplissait de manuscrits en toutes langues, un musée qu’il dotait de chefs-d’œuvre de peinture, une académie où Marsile Ficin expliquait Platon, des chaires de grec et de latin où professaient Chalcondyle et Politien. Frédéric III, l’empereur, le consultait ; Jean II, roi de Portugal, entretenait avec lui un commerce épistolaire ; Louis XI lui envoyait des ambassades ; le sultan de Constantinople lui faisait fréquemment des présents.

A un peuple comme le Florentin il fallait un maître tel que Laurent : mais, cet homme mort, le peuple revenait à sa nature inconstante. Pour lui, vivre c’est changer. Même sous Laurent, il allait, tourmenté d’un besoin de nouveautés, écouter Jérôme Savonarole, son grand orateur, son prêtre, son tribun, son poète. Les rôles étaient changés : le malade dont liante nous parlait tout à l’heure se tournait sur son lit pour chercher quelque diversion à ce repos mortel pour ses sens où il était plongé depuis près d’un demi-siècle. Malheur donc à Florence, si sous le successeur de Laurent le peuple ne trouve pas un aliment à son inquiète activité. Il a besoin de fêtes, d’émotions de toutes sortes, matérielles et intellectuelles ; de spectacles hors de la vie réelle, s’il n’en a pas sur la scène ordinaire de la république, c’est-à-dire la place publique, les tribunaux, la maison du gonfalonier, le palais du prince. Malheureusement Pierre ne saura pas occuper le peuple : on doit donc s’attendre au réveil des factions. En passant devant le Palazzo-Vecchio, l’aristocratie florentine peut encore apercevoir la trace du sang des Pazzi. Laurent n’avait pas eu besoin de laver la muraille : ce sang n’avait pas une seule fois crié durant l’administration du Magnifique ; personne, du reste, n’en eût écouté la voix. Il n’en est pas ainsi aujourd’hui. Qu’un lansquenet attaché au service des Français soit aperçu du côté de Pise ; que quelque république voisine laisse échapper contre Florence une parole insolente ; que la voix de Savonarole tonne dans la cathédrale plus haut que de coutume ; que ces Médicis, par la mort d’Innocent VIII, perdent un de leurs plus solides appuis, alors la noblesse humiliée relèvera la tête, les gonfaloniers et les prieurs redemanderont leur ancienne autorité, le conseil voudra ressaisir ses vieux privilèges, et le peuple, dans la main des grands, sera le premier instrument dont l’aristocratie se servira pour renverser la famille régnante : plus le peuple doit aux Médicis, plus il se montrera ingrat.

Ce n’étaient pas là de vaines terreurs, car un de ces événements s’accomplissait déjà : Innocent VIII venait de mourir. Comme prince temporel, point de vue sous lequel nous devons le considérer ici, Innocent n’était pas sans reproche : toutefois on ne saurait sans injustice lui contester de belles qualités. Il essaya de tenir en respect les factions qui s’agitaient hors de Rome ; il aima la paix, il cultiva la justice, il veilla assidûment sur le bonheur matériel du peuple romain, et sut préserver ses États de ces disettes fréquentes qui tuaient le corps, et jetaient souvent l’âme dans le désespoir.

Sur la fin de son pontificat, quand Innocent allait succomber aux maux de toute nature, dont l’art ne pouvait triompher, parce qu’ils affectaient encore plus l’esprit que le corps, la Romagne commençait à être infestée de bandes armées, et jusque dans les rues de Rome les chefs de familles illustres vidaient leurs querelles dans le sang. Qui lui succéderait ? on ne savait. Mais, sans être doué du don de divination, il était aisé de pressentir à combien de périls la malheureuse Italie allait être livrée, si ses princes ne restaient unis. Or cette union était impossible, à cette heure que Florence était veuve de son grand citoyen. Laurent était l’arbitre que toutes les républiques eussent choisi en cas de division : il n’y avait que lui qu’elles pussent opposer, avec des chances de succès, à l’étranger qui se serait hasardé à traverser les Alpes pour troubler leur repos. A la voix de son maître bien-aimé, Florence aurait fourni de nombreux soldats : marchand toujours heureux dans ses spéculations, Laurent aurait trouvé en Orient plus d’un riche négociant qui eût cautionné sa signature ; la papauté pouvait compter sur lui, si les États de l’Église étaient menacés. En cas de danger, le peuple qui donne son sang, les grands qui fournissent leur or, les lettrés qui chantent les dévouements et les font passer à la postérité, n’auraient formé qu’un seul homme. Le De profundis chanté sur les restes de Laurent, dans l’église de son patron à Florence, était comme l’oraison funèbre de l’Italie.

Voyons ce que cette mort devait conter aux lettres.