HISTOIRE DE LÉON X

CHAPITRE III. — JEAN DE MÉDICIS À PISE. — 1459-1492.

 

 

Chalcondyle. - Bibbiena. - Jean de Médicis étudie la musique. - Il part pour Pise - L'université de cette ville est protégée par les papes, et restaurée par les Médicis. - Les professeurs Philippe Decto et Barth. Soccino. - Progrès de l’écolier. - Il soutient sa thèse à Florence, où il est reçu docteur en droit canon. - Philomus prédit que Médicis sera pape un jour.

 

Jean poursuivait le cours de ses études ; à douze ans il connaissait le grec, le latin, et lisait à livre ouvert Homère et Virgile : c’était l’orgueil de ses maîtres. Le vieux Chalcondyle, obligé de quitter la chaire de littérature grecque, autour de laquelle, depuis l’apparition récente de Politien, ne se pressaient plus que de rares écoliers, avait trouvé dans le palais des -Médicis un asile où les caresses de Jean le consolaient de l’injustice de ses anciens élèves. Jean n’avait pas voulu l’abandonner. On reprochait à Chalcondyle une phrase incolore, une parole sans vie, une diction sans jet ni flamme : on le comparait à un rhéteur à jeun. L’écolier florentin, de sa nature si mobile, l’avait un beau matin, quand il s’apprêtait à discourir sur Platon, brisé comme un musicien brise un violon qui ne rend plus de son ; et le vieux professeur, les larmes aux yeux, avait été contraint de s’exiler de cette chaire si souvent témoin de ses triomphes, et d’aller se consoler dans la demeure de ses maîtres, où du moins il ne pouvait plus entendre les applaudissements qu’on prodiguai] à son rival, qui resta toujours son ami. Ses souffrances venaient d’avoir un terme : il trouva dans la Via Larga un enfant dont les embrassements lui firent oublier l’ingratitude de tout ce qu’il est au monde de plus capricieux, après les rois peut-être, l’écolier des grandes cités, qui ne voit dans son maître qu’un acteur qu’il abandonne quand sur sa tête un cheveu continence à grisonner. Dieu, soyons-en sûrs, n’oubliera pas le baiser de l’enfant : devenu grand, Jean éprouvera l’inconstance des hommes, et il sera trop heureux de trouver dans le malheur un ami fidèle : Bibbiena payera la dette de Chalcondyle.

Laurent de Médicis avait pris à son service Bernard Dovizi, si connu sous le nom de Bibbiena, en avait fait son secrétaire d’abord, puis l’avait adjoint aux professeurs qui donnaient leurs soins à son fils bien-aimé. C’était un beau jeune homme, qui ne gardait rien sur le cœur, qui disait tout ce qu’il pensait, qui parlait peu, qui étudiait l’homme, non pas dans les livres, si souvent trompeurs, mais sur la physionomie, miroir plus fidèle ; une de ces âmes d’or que la Providence accorde si rarement aux princes, parce qu’ils n’aiment ni leur franchise, ni leur dévouement, ni leurs conseils, et dont elle fit don à Jean de Médicis, qui sut apprécier ces belles qualités. Un jour nous verrons le peuple florentin, qui ne peut voir passer dans la rite un des rejetons de cette noble famille sans battre des mains, chasser indignement les Médicis. Nous regarderons alors autour de nous, cherchant quelqu’un d’assez courageux pour suivre dans l’exil le prince qui trier encore était l’idole de la cité, et au coin de la rue del Giglio nous trouverons un professeur de vingt ans attendant son élève proscrit, comme une mère attend son fils : ce sera Dovizi.

Au milieu de ses occupations toutes diplomatiques à la cour de Laurent, Bibbiena trouvait moyen de penser aux muses. Il rêvait la résurrection de la comédie en Italie, et s’amusait à griffonner quelques scènes du draine qui, sous le nom de Calandra, devait illustrer à la fois et son nom et la scène italique. Adorable nature d’adolescent, qui aimait avec passion son pays, avait voué à ses maîtres un véritable culte, se passionnait pour leur gloire, et dans Jean, leur rejeton, devinait le pape futur à qui la Providence réservait un des plus beaux rôles qu’elle ait jamais confiés à un mortel.

A cette époque, nous voyons rarement Médicis à Florence, parce qu’il fuit le tumulte de la cité pour étudier plus tranquillement. Quelquefois il va surprendre Marsile, et, au feu de la lampe de Cosme, ils discourent de matières philosophiques. Ficin a enseigné à son élève le secret de calmer les ardeurs de tête, de ranimer une imagination lasse d’un trop long travail, de chasser les insomnies. Il lui répète souvent son adage favori : La médecine guérit le corps, la musique l’esprit, la théologie l’âme. Jean fait comme son maître ; il fait de la musique, et retourne au travail avec un charme nouveau. Toutes les intelligences d’élite du seizième siècle ont reconnu le pouvoir de la mélodie sur les sens ; mais l’Italie, longtemps avant l’Allemagne, l’appliqua dans les maladies de l’esprit. J’aime ce tableau ravissant où Mathesius nous représente son enfant chéri, Luther, exilé de la maison paternelle, et le soir, de retour au logis, essayant sur sa flûte quelques modulations tristes ou joyeuses, selon que les groschens du bon Dieu sont tombés rares ou abondants dans sa casquette de cuir. Mais Ficin, Politien, Pic et Jean de Médicis se servaient de la lyre longtemps avant le réformateur, pour bénir ou pour prier. Car il ne faut pas croire, comme on le lit dans quelques-uns des livres écrits en Allemagne après la réforme, que tous les écrivains de la renaissance florentine eussent oublié, dans ces songes où les berçait Platon, l’eau sainte qu’une main catholique avait répandue sur leur front le jour du baptême. Nous avons vu déjà l’un d’eux, le plus brillant peut-être, Pic de la Mirandole, s’effrayer, comme d’une tache honteuse, du soupçon d’hétérodoxie qu’une susceptibilité théologique, qui n’était pas de la science, voulait faire peser sur sa pensée. Si nous entrions, en ce moment, dans l’église de Santa-Reparata de Florence, nous verrions, prosterné au pied des autels, Marsile Ficin, qui mourra sous l’habit de chanoine, en protestant de sa soumission à l’Eglise ; et Politien, au sortir de cette chaire où il a ravi ses auditeurs, qui improvise ce cantique en l’honneur de Marie :

Tu stellis comam cingeris ;

Tu lunam premis pedibus ;

Te sole amictam candido

Chori stupent angelici.

Jean sut rester pur dans cette atmosphère de corruption, peut-être plus épaisse à Florence que dans les autres villes de l’Italie, parce qu’elle était le rendez-vous d’une foule d’exilés qui y apportaient bien souvent des mœurs équivoques. Nous n’avons pas besoin heureusement de chercher dans l’âge, la naissance et la position de l’écolier, l’excuse de fautes contre la morale évangélique... Paul Jove, dont le penchant à la médisance est assez connu, nous le représente méritant par la pureté de ses mœurs la louange de tous ceux qui le connaissaient.

Bayle ajoute, d’après le témoignage du même historien, que Médicis avait dès son enfance renoncé à l’usage du vin et des liqueurs.

Innocent VIII, en conférant à Jean de Médicis la dignité de cardinal, voulut qu’il n’en revêtît les insignes qu’après trois ans d’étude. Les prières paternelles ne purent abréger les jours de cette. épreuve, dont il avait fixé le terme. Cette initiation était toute scientifique : le pape exigeait que l’écolier allât à Pise étudier la théologie et le droit canon.

Pise était toujours cette cité chantée par Carolus de Maximis, où le soleil ne laisse tomber que des rayons dont la chaleur est tempérée par la brise maritime, où l’air arrive embaumé par le parfum des fleurs des collines environnantes, où l’oranger fleurit en plein hiver, où l’atmosphère toujours pure n’est jamais troublée par le sirocco ; ville d’études et de plaisirs, asile des muses et des malades. Au moyen-âge, quand toutes les autres cités italiques sont visitées chaque année par la peste, Pise seule est à l’abri des atteintes de l’épidémie. Nul endroit au monde n’était plus propre à recevoir une université.

Les papes, de tout temps, s’étaient montrés les ardents protecteurs de son école : c’était leur fille bien-aimée. En 1343, Clément VI, dans une bulle rapportée par Fabrucci, veut que tout clerc qui vient y étudier jouisse en paix du revenu de ses bénéfices et le touche intégralement. Comme les autres universités d’Italie, Pise eut ses jours de gloire ; c’est en 1386, quand Francesco di Bartolo da Buti monte dans la chaire qui porte le nom de Dante pour expliquer à ses auditeurs les mystères de la philosophie du poète florentin. Dante avait laissé dans Pise d’impérissables souvenirs : on l’y vénérait comme un dieu ; sa statue reposait couronnée au milieu de la grande salle, et les écoliers en passant se découvraient le front en signe de respect. A la suite de diverses révolutions, l’université était devenue déserte. Alors les Médicis songent à lui restituer sa splendeur primitive : l’école pisane se relève de ses ruines ; les routes se couvrent de nombreux pèlerins qui viennent y entendre la parole de maîtres célèbres, et abandonnent Florence, où le bruit des affaires, les joies tumultueuses, et les charmes trop décevants du sexe, détournent l’âme du culte des muses. C’est encore un pape qui favorise ces pèlerinages scientifiques : Sixte IV, dans un bref qui porte la date de 1475, permit, dans l’intérêt de l’université, de prélever sur les biens des ecclésiastiques 1.000 ducats par an. Florence avait choisi, sur la proposition du Magnifique, cinq de ses plus illustres citoyens pour dresser les statuts de l’académie nouvelle : ce furent Tomaso de Ridolfi, Donato degli Acciajuoli, Andrea de Puccini, Alamanno de Rinuccini, et Lorenzo de’ Medici. La grande salle fut restaurée, l’édifice embelli ; on alla chercher dans le palais quelques tableaux de vieux maîtres pour en décorer les murs ; le salaire des professeurs fut augmenté : désormais chacun d’eux reçut 600 florins par an. Il ne manquait plus que des écoliers, et ils ne tardèrent pas à venir quand on apprit que Jean de Médicis devait bientôt arriver à Pise pour étudier sous Philippe Decio et Barthélemi Soccino.

Jean passa plusieurs années à Pise. C’était un bon écolier, assidu aux leçons de ses maîtres, passionné pour l’étude, excellent camarade, parlant peu, écoutant attentivement, et, quand il était interrogé, répondant avec une facilité, une grâce et un choix d’expressions qui plus d’une fois lui valurent les applaudissements de ses professeurs et de ses condisciples. On aime à voir le fils de Laurent le Magnifique, le protégé d’Innocent VIII, mêlé comme un enfant du peuple à tous ces écoliers venus pour écouter la parole magistrale de Decio, et rentrant après la leçon en son logis pour repasser dans son souvenir les doctes paroles qu’il vient d’entendre. Pise fut une école où il apprit à parler en publie, à écouter attentivement, à délaisser ces sphères poétiques où Politien l’avait peut-être trop longtemps retenu, pour passer dans un inonde où la logique est reine. Il était parti de Florence poète, il revint de Pise dialecticien. Il est aisé de s’apercevoir de la révolution qui s’est opérée dans l’intelligence du fils de Laurent. Les hommes dont il recherche l’entretien sont presque tous aristotéliciens ; cependant il n’a pas renoncé au culte de la forme : seulement c’est l’idée qui l’occupe à Pise plus sérieusement. Le droit canonique est encore en Italie la règle des puissances : il l’étudie avec ferveur ; et telle est la réputation de gravité qu’il s’est faite à l’université, qu’Alexandre Farnèse lui écrit de atome, en lui recommandant l’évêque de Pampelune qui vient à Pise pour étudier le droit civil.

Il soutint sa thèse de doctorat en droit canon avec beaucoup d’éclat, à Florence, dans le palais archiépiscopal. Le docteur Thésée de Penis, de la ville d’Urbin, vicaire général de Renaud des Ursins, archevêque de Florence, avait été chargé d’examiner le candidat : il s’était adjoint Dominique de Bonsis et Angelo de Niccolini, qui jouissaient l’un et l’autre d’une grande réputation de science. L’épreuve fut sévère : l’aspirant s’en tira avec honneur, et répondit magistralement, suivant le procès-verbal du temps, aux questions qu’on lui adressa. L’argumentation des juges fut tout à la fois serrée et subtile ; il montra une sagacité qui étonna l’assemblée. L’épreuve achevée, il reçut solennellement les insignes accoutumés du doctorat : !e vicaire général plaça d’abord dans les mains de l’élève, nais fermé, le livre du Digeste, qu’il ouvrit ensuite, puis sur sa tête le bonnet doctoral, et à son doigt l’anneau d’or, signe de ses fiançailles canoniques ; ensuite il le baisa au front et le proclama maître en droit canon, et, comme tel, ayant pouvoir de lire, d’enseigner, de gloser, d’interpréter, de consulter, de monter en chaire, de faire tous les actes attachés au titre qu’il venait d’obtenir. Il déclara le lauréat en possession désormais des honneurs, immunités, privilèges, prérogatives, grâces et indulgences que possède tout docteur en droit canon.

Enfin arriva le jour où l’écolier devait prendre place parmi les princes de l’Église. Jean se rendit à Fiesole, au couvent des saints Barthélemi et Romolo, où l’abbé Matth. Bosso, chanoine de Saint-Jean de Latran, le reçut au nom de Laurent de Médicis, dont il était le confesseur. Bosso avait été chargé par la cour de Rome de conférer au docteur les insignes du cardinalat : le pallium, la barrette et l’anneau des fiançailles spirituelles. Le lendemain, Pic de la Mirandole, Jacques Salviati, mari de Lucrèce, Siméon Staza, notaire, l’accompagnèrent à l’église. C’était un samedi, jour consacré à àlarie. On chanta l’office de la Vierge. Au moment de la consécration, Jean s’approcha de la sainte table, et reçut la communion de la main du célébrant avec des témoignages d’une vive piété. La messe achevée, Bosso bénit les vêtements, et prenant la bulle pontificale : — Jean de Médicis, dit-il, ô jour trois fois heureux pour la sainte Eglise, pour votre pays, pour votre famille ! le temps de l’épreuve fixé par notre saint-père est accompli : legant qui volunt. Siméon, les ordres du saint-siège ont été ponctuellement remplis, prenez acte de la déclaration. Il revêtit alors le cardinal du pallium en adressant à Dieu cette prière : Que Dieu te revête du nouvel homme qui a été créé dans la justice et la sainteté. Puis il lui remit la barrette, le chapeau et l’anneau avec la formule ordinaire : Voici les ornements de votre nouvelle dignité dont le siège apostolique vous a décoré ; portez-les tant que vous vivrez en l’honneur du Seigneur. Alors les moines entonnèrent le Veni creator Spiritus ; l’hymne achevée, le cardinal bénit l’assemblée, et, en vertu des pouvoirs pontificaux, accorda une indulgence aux assistants, et le cortége gagna le couvent.

En ce moment, Pierre gravissait la rampe qui conduit à Fiesole, monté sur son cheval de bataille tout caparaçonné d’or, pour embrasser et féliciter son frère. Depuis la porte San-Gallo, la route était couverte d’une foule de curieux à pied et à cheval, impatients de voir le cardinal, qui descendit bientôt du couvent, traversa le Mugnone, fut reçu auprès du pont par le protonotaire, les prélats, le clergé et les principaux magistrats de Florence, et accompagné jusqu’au palais ducal par de grands cris de joie. A la porte de l’église de la Nunziata, il descendit de sa mule et alla s’agenouiller au pied de l’autel ; il pria également dans l’église de Santa-Reparata. Les rues que le cardinal traversa étaient remplies de spectateurs, et les maisons décorées, suivant la coutume de l’époque, de tableaux représentant les hauts faits des Médicis. C’était un jour d’heureux augure pour les humanistes florentins ; les poètes surtout étaient dans l’enivrement ; un d’eux, dans un délire prophétique, se mit à chanter l’exaltation future du noble enfant. Il lui disait ;

Enfant issu de race illustre, courage ! grandis, deviens homme, un jour tu porteras les insignes sacrés du Christ..... un jour tu ceindras la tiare : quelle joie pour ton père ! et pour le poète quel sujet d’inspiration !

Le poète devinait l’avenir ; mais pourquoi se cachait-il sous le pseudonyme de Philomus ?