HISTOIRE DE LÉON X

CHAPITRE PREMIER. — LAURENT LE MAGNIFIQUE. - JEAN DE MEDICIS. - 1475 - 1459.

 

 

Florence. - La famille des Médicis. - Les Grecs chassés de Constantinople se réfugient à Florence. - Protection que leur accorde Laurent le Magnifique. - Amour de Laurent pour les lettres. - Cosme fonde l’Académie platonicienne. - Gemiste Pléthon. - Le Néoplatonisme. - Idée de cette doctrine philosophique. - Laurent la chante. - Fête qu’il Institue en l’honneur de Platon. - Son goût pour le naturalisme païen expliqué et jugé. - Laurent dans son ménage. - Naissance de Jean de Médicis. - Il reçoit la tonsure. - Louis XI lui confère l’abbaye de Passignano. - Avènement à la papauté d’Innocent VIII. - Jean obtient le chapeau de cardinal. - Lettre de Politien au pape. - La république félicite Sa Sainteté. - Scala.

 

Un jour quelques soldats de l’armée de L. Sylla, qui avaient obtenu, pour récompense de leur belle conduite dans les guerres civiles, les champs qui s’étendent autour de Fiesole, descendirent sur les bords de l’Arno, et, attirés par la beauté de la verdure et l’odeur des lis qui croissaient sur les bords du fleuve, construisirent à la hâte quelques cabanes de bois dans l’endroit où l’Arno vient s’unir au Mugnone. Telle est, suivant Léonard Arétin, l’origine de Florence, qui reçut d’abord le nom de Fluentia, à cause même de sa position sur ce double courant. La ville grandit bientôt, et se peupla : un demi-siècle s’était à peine écoulé, qu’elle comptait des milliers d’habitants, de beaux édifices, de larges rues, un port animé par des barques nombreuses. Fluentia s’appelle alors Florentia. Les poètes ont trouvé une autre étymologie : ils veulent que la ville tire son nom de ces belles fleurs qui naissent en hiver sur cet amphithéâtre de collines qui l’enceignent de toutes parts. Dante dit qu’en 1251 elle avait pour armes un lis dans un champ rouge. Au moyen-âge, les savants qui chantaient en vers, et qui avaient été ravis, comme les soldats du dictateur, par ce doux parfum que le vent amène de Fiesole, ne pouvaient être de l’avis des historiens. Florentia, à leurs yeux, devait venir nécessairement de flos : c’était la ville de Fleurs. De nos jours, la science a soufflé sur ces vaines étymologies, en démontrant que la cité était de plusieurs siècles plus vieille que Sylla, et qu’elle devait son origine aux Étrusques.

Au moment où naquit Jean de Médicis, Florence était gouvernée par Laurent, surnommé le Magnifique.

C’était une antique famille que celle des Médicis : quelques historiens en placent le berceau à Athènes, d’autres à Mugello en Toscane. Elle florissait en 1074 : Marsile Ficin en a relevé les grandeurs. Longtemps elle fut en possession de fournir à l’État des gonfaloniers ; elle a donné à la cité cent prieurs, sept grands-ducs ; au monde, plusieurs reines ; à Rome, trois pontifes, Léon X, Clément VII et Léon XI.

Au quinzième siècle, Florence n’était pas seulement la cité des fleurs, mais une ville qui cultivait les lettres, qui s’adonnait aux sciences, qui parlait en vers latins, et qui se passionnait pour Platon. Des Grecs chassés de Constantinople, après un court séjour à Venise, s’embarquaient sur la Brenta, saluaient Padoue en passant, et venaient s’établir à Florence, attirés par les sollicitations de Cosme ou de Laurent. Laurent les fêtait comme des hôtes venus du ciel, les admettait à sa table, tâchait de les retenir à force de caresses, et, s’ils résistaient à ses séductions, ne les laissait jamais partir sans quelques lettres de recommandation pour les souverains qu’ils devaient rencontrer sur leur passage. Tantôt, comme Démétrius Chalcondyle, ils venaient se loger près de Santa-Maria del Fiore ; tantôt, comme Politien, ils cherchaient sur l’une des collines environnantes une retraite à l’abri du tumulte de la cité, du bruit des marteaux des ouvriers en enivre, du ciseau des architectes et des sculpteurs, de la lime des orfèvres, et de ce mouvement d’artistes en tout genre dont elle était le rendez-vous et la patrie. On venait, dit Rudhart, de France, d’Allemagne, d’Angleterre, pour y étudier l’antiquité. Rome ne faisait que de naître à la lumière, que Florence avait déjà des bibliothèques, des académies, des gymnases, des réunions de lettrés. William Grocyn, Thomas Linacre, G. Sulpizio, Pomponio Leto, avaient voulu la visiter avant de voir Rome. Laurent les avait invités à sa table, leur avait donné des fêtes, avait avec eux visité ses belles villas, où il rassemblait les chefs-d’œuvre de la sculpture antique récemment trouvés en Italie ou rapportés de la Grèce, et les manuscrits que des juifs, ces grands marchands de l’époque, achetaient en Orient pour les revendre à Florence.

C’est que jamais prince n’aima les lettres d’un amour plus éclairé que Laurent de Médicis ! Il était heureux quand, le soir, loin de Florence, et dans un de ces palais que lui avait laissés en mourant Cosme, son grand-père, il pouvait montrer à ses protégés ces beaux manuscrits qu’un Israélite lui avait vendus au poids de l’or ! Il disait quelquefois à Nicolas Leoniceno : Je les aime tant ces livres, que je vendrais jusqu’à ma garde-robe de prince pour m’en procurer. A Careggi, Cosme avait fait élever une maison toute royale, distribuée en petites cellules où Laurent logeait ses humanistes chéris. Il y avait deux salles pour les livres, une pour les œuvres et les partitions musicales. On lisait sur l’une des portes de cet asile dédié aux Muses cette inscription grecque :

Τέρμα όράν βιότοιο.

Μέτρον άριστον.

Après des causeries toutes philosophiques imprégnées de poésie platonique, où brillait surtout Ficin, on passait dans la salle du concert, et Squarcialuppi, son chanteur de prédilection, entonnait un hymne dont le prince avait composé les paroles, et l’on se séparait pour se réunir le lendemain au coucher du soleil. Laurent revenait toujours avec quelque nouvelle miniature d’un moine ignoré, quelque codex antique acheté à Venise, quelque statuette récemment déterrée à Rome. Les poètes, les philosophes, les lettrés tombaient en extase et se mettaient à célébrer la bonne fortune du prince.

C’est sous les verts ombrages de la villa du grand Cosme, restaurée par Laurent, dans une petite chambre dont il ouvrait les fenêtres, au lever du soleil, pour entendre le chant des rossignols, ou respirer l’odeur des chèvrefeuilles et des aubépines en fleur, que Ficin s’écriait : Ô doux loisir, à asile secret des Muses, jamais ton souvenir ne s’effacera de ma mémoire !

Dans l’intérêt de la santé de ses hôtes, Laurent voulut fonder d’autres asiles aussi poétiques, mais plus salubres. L’air de la villa de Careggi était trop tiède, des eaux trop abondantes l’imprégnaient d’une humidité malfaisante, le soleil avait trop de peine à percer les touffes épaisses des bois qui l’entouraient. Il fit bâtir une maison de plaisance à Fiesole, dont Politien nous a laissé la description ; le rhéteur écrit à Ficin, son docte ami :

Viens à notre Tusculum de Fiesole, quand le mois d’août, avec ses chaleurs dévorantes, se sera abattu sur Careggiano. Là tu trouveras de belles eaux, et dans le fond de la vallée un rare soleil, un vent doux et frais. De notre villula, à demi cachée par la forêt, tu pourras embrasser tout Florence.

Avant de mourir, Cosme avait fondé l’Académie platonicienne. Gémiste Pléthon, le Byzantin, dont la science humaine et divine faisait l’admiration du monde entier, et qui assistait au concile de Florence sous Eugène IV, vint un jour au palais du Magnifique avec un manuscrit de Platon sous le bras ; il en lut quelques pages au prince. C’était comme un monde nouveau dont Gémiste venait de faire la découverte. Dans sa joie, Cosme imagine sur-le-champ une académie où l’on enseignera les principes de la philosophie platonicienne. Aristote, qui jusqu’alors avait régné en despote dans les écoles, commençait à peser à ces imaginations florentines, trop vives pour rester plus longtemps enchaînées a la parole d’un maître qui pour séduire les esprits n’employait que la raison. C’était l’oracle des moines qu’Aristote, et les âmes cherchaient à cette heure en Allemagne, comme en Italie, à s’affranchir du joug de la scolastique.

Les lettrés célébrèrent donc dans leurs vers l’apparition dans le monde philosophique de ce génie nouveau, favorable aux rêveries et au mysticisme, accessible à l’intelligence, facile à poursuivre dans ses développements, n’exigeant de l’esprit qui cherchait à le deviner qu’une application ordinaire, et s’associant surtout admirablement, dans ses tendances instinctives, au culte que le Florentin avait voué au symbole et à la matière. Aussi à peine Gémiste eut-il fait connaître quelques fragments des doctrines platoniciennes, que Florence, représentée par ses humanistes et ses artistes, se hâta d’abandonner Aristote, dont Nicolas V, au témoignage de Bessarion, avait recommandé et propagé la lecture, en confiant la traduction des œuvres du philosophe à d’habiles écrivains. Les Médicis prirent sous leur protection Platon, qui suivit la fortune de ses Mécènes, et quitta Florence quand le peuple les en eut bannis.

Cosme voulut que Christophe Landino, à1ersile Ficin et Pic de la Mirandole missent en latin, pour les populariser, les œuvres de Platon. Marsile Ficin, afin de travailler plus à son aise, alla s’enfermer dans la villa de Careggi ; c’est là qu’on nous le représente, une petite lampe à ses côtés, qu’il oubliait quelquefois d’éteindre, et que le jour retrouvait brûlant encore, tant il avait éprouvé de bonheur à ces doux songes où son âme s’endormait ! Marsile Ficin a dédié son travail à Laurent, son protecteur : cette dédicace est l’hymne d’un poète en faveur du platonisme, bien plus qu’une appréciation philosophique. Il ne faut pas croire que la doctrine de Florence ressemblât à celle d’Alexandrie, qui s’était efforcée d’accorder les spéculations de son maître avec l’enseignement dogmatique de l’Église. Brucker remarque qu’elle s’en éloignait en plusieurs points ; c’était un panthéisme déguisé qu’enseignaient, en s’appuyant de Platon, Marsile Ficin, Laurent de Médicis, et peut-être Benivieni, le chanoine-poète de Santa-Maria del Fiore, qui tous se croyaient à l’abri du soupçon même d’hétérodoxie, tant leur foi était vive et docile ! Ficin croyait la matière éternelle, de toute éternité reposant en Dieu, intelligente et active. Il compléta quelques-unes de ses idées psychologiques dans son traité De vita cœlitus conservanda, œuvre d’une double intelligence à qui la médecine et la philosophie sont également familières. C’est là que l’écrivain anime tout ce qui existe autour de lui, la terre et le ciel, qui se nourrissent, pour vivre l’une et l’autre, de certaines substances (escas) répandues dans l’espace.

Il tardait à Laurent d’échapper au tumulte des affaires, et libre de soucis, et loin des gardes dont il marchait accompagné dans les rues de Florence, de se réfugier dans le Museion dont nous a parlé Politien. Quelques-uns de ses amis l’attendaient au sortir de la ville : tous ensemble ils gravissaient la colline au sommet de laquelle s’élève la ville de Fiesole, discourant en chemin de lettres, d’art ou de philosophie. Ficin attendait le prince avec impatience : on échangeait, en se revoyant, de douces paroles d’affection, et la conversation commençait. C’est dans ces promenades au crépuscule que Marsile aimait à soulever quelques-uns des voiles qui cachaient aux yeux profanes les mystères de sa doctrine favorite. Laurent prenait souvent la parole, et faisait admirer, dans une vive improvisation, sa connaissance du cœur humain, ses trésors d’érudition, son culte pour le beau. La séance finie, un repas à l’ombre des pins d’Italie terminait délicieusement la soirée ; puis, la nuit venue, le poète, nous parlons du prince, écrivait ce laude, où l’on retrouve les idées philosophiques de l’époque :

Par toi, Providence divine, l’âme entre dans le monde, pour se répandre ensuite dans chacun des membres de ce grand corps.

Tout ce qui dans ce bel animal se meut, ne se meut que par une loi unique ; trois natures se cachent dans cette âme gentille.

Les deux natures les plus pures, les plus aimables, les plus dignes, en tenant d’elles-mêmes leur mouvement, forment deux grands cercles en s’unissant entre elles.

Loin de toi, mon Dieu, nulle cause n’est capable de produire cette matière, toujours avide de formes nouvelles.

Ce n’était pas assez de tous ces hommages : Laurent voulut qu’on instituât, comme au temps de Porphyre et de Plotin, une fête en l’honneur de Platon. Un jour de l’année, le 13 novembre, à une heure convenue, tous les lettrés, prêtres et laïques, qui avaient fait défection à Aristote, se rassemblaient dans une villa du Magnifique. A l’extrémité d’une allée d’arbres, s’élevait, porté par un socle de marbre, et une couronne d’or sur la tête, le buste de Platon, dont Jérôme Roscio de Pistole lui avait fait don. Au milieu, sur une vaste table autour de laquelle s’asseyaient les conviés, un dîner splendide était servi ; et, après le repas, commençaient les hymnes en l’honneur du philosophe. Le théologien a pu trouver dans ces cantiques, dans ces laude et canzoni, des offenses fréquentes aux dogmes catholiques ; le logicien, des insultes gratuites à ce représentant de la raison, à ce dieu que l’école n’adorait pas vainement depuis tant de siècles ; mais l’historien, dans cet enthousiasme pour l’imagination la plus colorée de l’ancienne Grèce, cherche et rencontre l’explication du mouvement intellectuel qui pousse à Florence les esprits à la recherche des lois du beau, du sentiment dans les arts, du culte de la matière ; de ce travail fervent de la société qui poursuit un double problème : l’affranchissement de la scolastique et la rédemption de l’art. Cette double résurrection ne pouvait avoir lieu sans la réhabilitation de la forme, négligée jusqu’alors. Or cette forme, dont l’antiquité avait été en possession, c’était le naturalisme païen. Le monde ancien retrouvé par Ficin, par Politien, par Valori, par Scala, et tous ces lettrés que Laurent avait appelés à sa cour, était un monde sensuel. Ne nous étonnons donc pas, avec M. Rio, que le Magnifique à Pallajuolo ait demandé les douze travaux d’Hercule ; à Ghirlandajo, l’histoire des malheurs de Vulcain ; à Lucas Signorelli, des dieux et des déesses helléniques. L’antiquité ne pouvait offrir que ses types matériels. Épris d’admiration à la vue de cette pierre sortie si belle de la main des hommes, l’art, pour en reproduire plus fidèlement l’image, se fit païen ; tout comme Ficin, pour introduire dans Florence la philosophie platonicienne, s’était incarné dans Platon. Si l’art fût resté exclusivement chrétien, il n’aurait pas trouvé la forme ; c’est-à-dire qu’il eût été incomplet.

Jamais prince, dans sa vie, ne fut aussi vivement loué que le Magnifique. On trouve dans la bibliothèque Laurentienne des volumes de vers écrits pour célébrer ses vertus. Il faut le dire à la gloire des lettrés, quand le malheur"vint atteindre la famille des Médicis, les poètes, qui oublient si vite, lui restèrent fidèles en général. Laurent, à leurs yeux, fut toujours un modèle de bonté, de libéralité, de désintéressement, de savoir. Il avait voué à l’art un véritable culte. Sur la place Saint-Marc était un jardin tout plein de statues de marbre, dont il confia la garde à Bertholdo le sculpteur, élève de Donatello. Le sépulcre de bronze et porphyre de Pierre, son père, à Saint-Laurent ; le palais de Poggio à Cajano ; l’hôpital de Volterre, le château de Firenzuola, le Poggio impériale, aux confins du territoire siennois ; les citadelles de Pise, de Volterre, d’Arezzo, témoignent de son goût pour les beaux travaux. Il avait étudié dès son enfance, sous Gentile de Becchi, depuis évêque d’Arezzo, les poètes antiques, Horace surtout, qu’il aimait presque autant que Platon. Quand une de ces maladies de cœur qui le clouaient à son fauteuil ducal l’empêchait le soir d’aller visiter ses amis qui l’attendaient à Careggi, ou bien à Fiesole, il s’enfermait dans son cabinet d’étude, et il charmait ses douleurs en improvisant en latin ou en italien. Dans l’ancienne Rome il eût passé pour un épicurien, tant il avait peu de souci du lendemain, tant il semblait négliger l’avenir ; à Florence on disait qu’il avait deux âmes. Il resta Ion temps païen, marré le baptême qu’il avait reçu dans l’église de Santa-Reparata. Les joies turbulentes des jours du carnaval, si beau en Toscane, le mouvement des masques qui emplissaient à cette époque les rues de Florence, les cris des ouvriers, les danses des femmes couronnées de fleurs, excitaient sa verve, et lui inspiraient des chants étincelants de poésie, mais dont Route moderne a dû punir la licencieuse expression : du reste, meilleur père encore que poète, quand il ne s’occupait pas de lettres, son plus doux amusement était de jouer avec ses enfants, qu’il mettait sur ses genoux, qu’il couvrait de caresses, qu’il endormait au son de cette petite lyre dont Squarcialuppi lui avait appris à se servir : heureux si quelqu’une de ces beautés faciles que Savonarole poursuivait, en chaire, de ses colères, ne venait pas frapper à sa porte pour l’arracher à ses préoccupations de père, de poète, ou de philosophe. Toutefois gardons-nous de croire au témoignage de ses ennemis, qui abus le représentent oubliant avec les femmes tous ses devoirs de prince et de magistrat.

Valori, le biographe, a vanté la piété du Magnifique. Laurent portait ordinairement au doigt un diamant dont il avait hérité de Cosme, et enchâssé dans trois plumes de diverses couleurs, verte, blanche et rouge, autour duquel on lisait semper. Le diamant, disait le prince, c’est l’homme ici-bas ; les trois couleurs, ce sont les vertus dont il doit briller : la Foi, l’Espérance et la Charité ; la Foi représentée par le blanc, l’Espérance par le vert, la Charité par le rouge. Rarement il manquait, le dimanche et les jours de fête, d’assister au service divin ; mais, païen dans ses affections, il fit introduire dans les cérémonies du culte catholique une pompe toute mondaine. Santa-Maria del Fiore et les autres églises de Florence, un moment, furent transformées cri véritable théâtre, étincelantes de feu, d’or et de pierreries ; les murs du sanctuaire étalaient quelquefois aux regards des peintures dont le sujet était pris dans l’antique mythologie. Ce que Laurent demandait, dans son jeune âge, aux prédicateurs, ce n’était pas une parole chrétienne s’inspirant aux sources des deux Testaments, humble, tendre et parlant au cœur ; mais une phrase parée comme les déesses dont il emplissait ses musées, douce comme cette musique au son de laquelle il aimait à s’endormir, poétique comme une phrase de Politien.

Plus tard, dans ses dernières années, il parut abandonner ce goût désordonné qu’il avait montré pour la forme ; on le vit construire dans un des faubourgs de Florence, hors de la porte San-Gallo, un vaste couvent où plusieurs fois la semaine il venait entendre Mariano de Genazzano, religieux augustin dont l’éloquence tout évangélique a mérité l’admiration de Politien.

Dans cette rapide biographie de l’un des plus glorieux citoyens de la république florentine, nous n’avons cherché à mettre en relief que les qualités principales et les défauts les plus sérieux de Laurent de Médicis : les unes furent son ouvrage, les autres l’œuvre de son siècle même. La source de toutes les fautes qui ternirent cette belle vie de prince est dans le culte qu’il avait voué à l’antiquité. Marsile Ficin, Ange Politien, Benivieni, en firent un véritable païen ; comme artiste, ce fut l’homme de la peinture terrestre, de la forme visible, de la couleur sensible ; il chercha le beau hors de la région idéale du christianisme, et crut le trouver dans la nature matérielle. Quelques-unes de ses trop fréquentes transgressions des préceptes évangéliques sont dues moins aux exigences d’une nature libertine qu’à la fastueuse imitation de l’antiquité.

Tout en blâmant, dans l’intérêt du spiritualisme chrétien, les instincts sensuels du prince, l’historien, s’il veut être juste, ne saurait taire les services que le Magnifique rendit à la civilisation. A partir du règne de Laurent, Florence cesse d’offrir ces spectacles de désordre, de sang, de meurtres, dont elle attriste le regard à chaque instant au moyen-âge. Sous ces rois marchands du nom de Médicis, et surtout sous Laurent, les mœurs s’épurent, la barbarie des temps anciens s’efface, le règne de la force brutale s’en va, les vieilles haines qui divisent les races et les familles s’éteignent, et ce bruit de stylets, de poignards, qu’on entend à toute heure dans les rues de la cité, meurt pour longtemps : tout cela est remplacé par des discussions philosophiques, des cantiques aux Muses, de douces causeries, des spéculations spiritualistes à l’ombre des bois.

M. Delécluse, dans ses Vicissitudes de Florence, a peint avec un vif intérêt de détails la vie privée de Laurent, qui, rentré dans son ménage, avait les goûts et la sobriété d’un bon bourgeois : on dînait mal chez le Magnifique. Quand il maria l’une de ses filles, le jeune époux, dit M. Villemain, accoutumé au luxe de la cour de Rome, fut alarmé de l’extrême parcimonie de son beau-père, en venant s’asseoir à la table de famille. Un jour, Laurent, qui avait dépensé tous ses revenus, et jusqu’à sa fortune privée, à embellir sa patrie, se trouva réduit à regretter l’état de commerçant où ses pères s’étaient enrichis : il allait être obligé de déposer son bilan. Florence s’émut, et fit banqueroute pour sauver l’honneur de la signature du prince.

Laurent avait épousé en 1468 Clarisse, fille de Jacques Orsino ou des Ursins, femme dont les vertus égalaient la naissance. Il en eut trois fils : Pierre, Jean et Julien.

Jean naquit à Florence, le 11 du mois de décembre 1475 ; il reçut au baptême le nom de son oncle paternel Giovanni, second fils de Cosme de Médicis, mort en 1461, ou peut-être de Giovanni Tornabuoni, frère de Lucrezia, mère de Laurent.

On croyait alors aux présages : c’était le siècle de l’astrologie, dont les Grecs chassés de Constantinople avaient répandu le goût en Italie. On disait à Florence que Clarisse avait rêvé qu’elle accouchait, dans l’église de Santa-Reparata, d’un lion merveilleux de beauté et de douceur. Les poètes feignirent de croire au songe, et y lurent les destinées futures de l’enfant : le lion figura donc comme un emblème de force et de bonté dans les chants que la reconnaissance et la flatterie inspirèrent en l’honneur du fils de Laurent le Magnifique.

La maison ducale, comme nous l’avons vu, était une demeure de lettrés. L’évêque d’Arezzo y représenta pendant longtemps les muses et la philosophie. Il avait été le précepteur de Laurent : à soixante ans il enseignait à lire à Jean, qui aimait à jouer sur les genoux du vieillard. Ugolin Verino était le maître de Pierre, qui, dès son enfance, montra un vif amour pour les poètes de l’antiquité : Virgile était son auteur de prédilection. Dans une lettre adressée à son père, il raconte comment il commence à traduire, à douze ans, les Bucoliques du Mantouan, qu’il explique ensuite, à la prière de Verino, à son petit frère. Jean se prit aussi d’une véritable passion pour la belle Rome chantée par Virgile.

Après la conspiration des Pazzi, en 1478, Politien avait suivi Pierre et son frère à Pistole, en qualité de gouverneur. Dans une de ses lettres, il donne sur ses élèves quelques détails empreints d’un charme véritable : Je suis assez content de Pierre, écrit-il à son illustre protecteur ; il va bien. Nous faisons chaque jour des excursions aux environs de Pistole, et de longues séances dans la bibliothèque de maestro Zambino, où les bons ouvrages grecs et latins ne manquent pas. Jean monte à cheval, et la foule s’amuse à le suivre.

Laurent, comme tous les hommes supérieurs, avait l’intuition de l’avenir. Il avait deviné les merveilleux instincts de son fils bien-aimé. Le soir, après que les portes de son palais avaient été fermées aux solliciteurs, il appelait ses favoris, c’est-à-dire Politien, Chalcondyle, Marsile Ficin, Gentile, Verino le poète, qui a célébré avec plus d’enthousiasme que de talent la gloire de Florence ; et, prenant Jean sur ses genoux, il leur montrait cet œil en perpétuel mouvement, ce front aux lignes blanches et pures, ces cheveux bouclés comme ceux d’une jeune fille, ce cou de cygne aux fines inflexions, ce sourire doux et spirituel ; et il leur demandait de tirer l’horoscope de l’enfant. Politien contemplait la figure, et annonçait que Jean honorerait un jour les lettres antiques. Marsile Ficin levait les yeux à l’horizon, et prédisait une ère de gloire pour la philosophie platonicienne, dont le fils du Magnifique étendrait le règne en Italie. Chalcondyle, dans le profil grec de l’enfant, lisait d’heureux jours pour les Hellènes fugitifs ; et le vieux Gentile d’Urbino répétait, avec le Siméon de nos livres saints : Que mon âme loue le Seigneur ; Jean sera l’honneur du sanctuaire.

Il y avait bien longtemps que la science divinatoire n’avait aussi clairement vu dans l’avenir.

Le cœur de Laurent s’ouvrait plein de joie à ces beaux rêves, et sa main, en signe de contentement, pressait la main de ses nobles amis. Il destinait son fils au sacerdoce.

A sept ans, Jean de Médicis recevait la tonsure : le jour où il entra dans les ordres, un courrier partit de Florence pour demander .à Louis XI la collation d’un bénéfice. Florence, à cette heure, n’était pas seulement, comme la nommait Politien, la ville homérique, mais une citadelle d’où l’on pouvait tirer cent cinquante mille combattants. Elle aimait Laurent, en reconnaissance des trente-deux millions que Cosme avait dépensés pour l’embellir ; Laurent était l’homme du peuple. Quand l’aristocratie, humiliée par le marchand de laines qui refusait des alliances royales, avait essayé de ressaisir le pouvoir en rendant aux gonfaloniers et aux seigneurs leurs anciens privilèges, le peuple avait murmuré : les nobles firent semblant de ne pas l’entendre. L’aristocratie, représentée par les Pazzi, pour frapper le Magnifique, se cacha derrière la robe de l’archevêque de Pise, qui lui avait donné rendez-vous à l’église de Santa-Reparata : l’église fut rougie au moment de l’élévation, mais seulement du sang de Julien, qui succomba sous les coups des assassins. Laurent se défendit vaillamment, et eut le temps d’appeler à son secours en se réfugiant dans la sacristie. Quelques heures après, le peuple pendait aux fenêtres du palais les principaux conjurés ; et, plus tard, Louis XI envoyait Comines pour féliciter le Magnifique et lui demander son amitié : une alliance avec ce monarque républicain n’était pas à dédaigner. L’historien latin de Florence, Bruti, remarque, avec raison, que le sang des Pazzi servit à accroître le pouvoir déjà si grand de Laurent le. Magnifique.

Au prince qui savait si bien se servir de son épée, qui au besoin l’eût rougie jusqu’à la garde du sang d’un Pazzi, et qui, pour satisfaire sa vengeance, trouvait des bourreaux parmi le peuple, Louis XI n’avait rien à refuser ; il répondit au Magnifique qu’à la première vacance d’un bénéfice il ferait tout ce qui dépendrait de lui pour contenter sa Magnificence.

Déjà il avait permis, en signe de bonne amitié, au petit-fils de Cosme de porter trois fleurs de lys en son escu.

L’abbaye de Font-Douce vint à vaquer l’année suivante 1483 : Louis XI y nomma Jean de Médicis. C’est la première de ces faveurs que le ciel réservait en si grand nombre à l’enfant ducal. Sixte IV avait besoin de se faire pardonner son amitié pour les Pazzi : l’investiture de l’abbaye de Passignano, accordée à Jean de Médicis, sur la demande de l’ambassadeur florentin, fut le prix de sa réconciliation avec la maison de Médicis : c’était noblement se repentir.

Laurent a consigné dans ses Ricordi ou Mémoires le récit de toutes les bonnes fortunes qui arrivent coup sur coup à son fils : le cœur du père s’y montre autant que le talent du narrateur.

Le 19 mai 1483, la nouvelle nous est venue que le roi de France a nommé Jean à l’abbaye de Font-Douce : le pape a confirmé le 31 la royale élection, et permis à mon fils, qui n’a que sept ales, de posséder des bénéfices. Le ter juin, il est parti de Poggio pour Florence, où l’évêque d’Arezzo (Gentile) lui a donné la confirmation et la tonsure : le voilà messire Jean. Le 8 au matin, arrivée du courrier Jacopino, porteur de dépêches du roi de France, qui daigne conférer à messire Jean l’archevêché d’Aix : le soir, départ d’un messager porteur de la cédule royale pour le pape et le cardinal de Mâcon... Le 15, à six heures, réponse de Sa Sainteté, qui hésite à confirmer, à cause de l’âge de l’enfant, la Domination royale. La réponse est sur-le-champ expédiée à Louis XI, et voici que, le 20, Lionetto nous informe que l’archevêque d’Aix n’est pas mort. Le ter mars 1484, trépasse l’abbé de Passignano, et sur-le-champ un courrier est expédié à Vespucci, ambassadeur de Florence à la cour de Rome, qui a ordre de demander pour mon fils l’abbaye vacante, dont il prend possession le 2, en vertu de la réserve accordée par Sixte IV, et que confirme Innocent VIII, quand mon fils Pierre va le complimenter à l’époque de son avènement au pontificat.

Ce fut un événement heureux pour le Magnifique que l’exaltation à la papauté de Jean-Baptiste Cibo, qui succédait à Sixte 1V, dont les Médicis avaient eu si souvent à se plaindre. L’un des fils qu’Innocent VIII eut avant d’entrer dans les ordres, François, comte d’Anguillara, avait épousé, en 1487, Madalena de Medici. Les Ursins et les Cibo avaient longtemps donné à l’Italie le spectacle de haines ardentes que le sang ne pouvait éteindre ; la vertu d’une femme fut plus puissante que le poignard : elle rapprocha les deux familles. L’histoire et la poésie ont célébré les mérites de Madeleine.

Chaque jour, pour ainsi dire, apportait une nouvelle joie à Laurent. Dans l’espace de quelques années, son fils fut nommé successivement chanoine de la cathédrale de Florence, de. Fiesole et d’Arezzo ; recteur de Carminnano, de Giogoli, de Saint-Casciano, de Saint-Jean dans le val d’Arno, de Saint-Pierre de Casale, de Saint-Marcelin de Cacchiano ; prieur de Monte-Varchi ; chantre de Saint-Antoine de Florence ; prévôt de Prato ; abbé du mont Cassin, de Saint-Jean de Passignano, de Sainte-Marie de Morimonda, de Saint-Martin de Font-Douce, de Saint-Salvador de Vajano, de Saint-Barthélemy d’Anghiarri, de Saint-Laurent de Coltibuono, de Sainte-Marie de Monte-Piano, de Saint-Julien de Tours, de Saint-Juste et de Saint-Clément de Volterre, de Saint-Étienne de Bologne, de Saint-Michel d’Arezzo, de Chiaravalle près de Milan, du Pin dans le Poitou, de la Chaise-Dieu près de Clermont.

Il ne lui manquait plus que le chapeau de cardinal, et c’était l’objet des vœux de Laurent et de sa cour. La nature avait donné au Magnifique un coup d’œil profond, une volonté de fer, une ténacité que rien ne pouvait abattre. Il avait deviné que le corps d’Innocent VIII, usé par les veilles, les chagrins de famille, les maladies, ne porterait pas longtemps la tiare ; âme faible, mais honnête, qui se laisserait mener bien plus facilement qu’elle ne mènerait les autres. Il n’avait pas de temps à perdre : il lui fallait la pourpre, et il la demanda. Il disait au pape :

J’apprends que Votre Sainteté est dans l’intention de créer bientôt de nouveaux cardinaux ; je serais coupable si je ne vous rappelais, en ce moment, les titres de cette cité et les miens aussi à la bienveillance de votre béatitude... Je connais vos dispositions bienveillantes envers ma famille, et je vous en remercie humblement. Je puis affirmer à Votre Sainteté que rien ne serait plus doux à mon cœur de père, rien de plus heureux pour Florence, que le chapeau que je lui demande pour mon fils : sans cette faveur insigne, je ne vois pas comment Votre Sainteté pourrait récompenser mon dénouement à sa personne, et prouver au monde que je ne suis pas indigne de ses bonnes grâces.

Il s’excusait, en terminant sa lettre, de ce qu’une main étrangère avait tracé des lignes qu’il n’avait point écrites, parce qu’il avait mal à la main droite.

Innocent VIII ne put résister longtemps aux prières de Laurent et aux vœux du cardinal Ascagne et du vice-chancelier de l’Église, Roderic Borgia.

Le 9 octobre 1486, un courrier apportait au Magnifique un billet du cardinal d’Angers, écrit à la hâte, et ainsi conçu :

Magnifique et cher frère, salut. Bonne nouvelle pour votre fils, pour vous, pour Florence : Jean est créé cardinal sous le titre de Santa Maria in Domenica. Je ne saurais vous dire ma joie.

Jamais père n’avait été plus heureux que Laurent : le soir de cette bonne nouvelle, les édifices de Florence étaient illuminés, et le Magnifique passait la nuit à annoncer cet événement à ses nombreux amis.

Vraiment, écrit-il à Lanfredini, son ambassadeur, je ne sais si les démonstrations de joie qui ont éclaté à Florence déplairont à Sa Sainteté : de ma vie je n’ai vu allégresse plus vive. Si je ne m’y étais opposé, Florence aurait bien fait autre chose. Cela soit dit entre nous, car je sais que la faveur obtenue par messire Jean devait rester secrète ; niais vous l’avez dit à tout le monde à Rome ; on ne nous blâmera pas, je l’espère, d’avoir suivi votre exemple. Impossible à moi d’échapper aux félicitations de la ville tout entière ; jusqu’aux hommes du peuple qui viennent me témoigner leur joie ! Si j’ai mal fait, ce n’est pas ma faute. Dites-moi donc le genre de vie que doit mener désormais messire Jean, les habits qu’il doit porter, quelle suite il doit avoir. Messire Jean est avec moi au palais depuis hier : ma maison ne désemplit pas de visiteurs. Écrivez-moi sur-le-champ, et me dites la signature et le cachet de mon fils. Ne perdez pas un moment ; faites-vous donner la bulle et expédiez-la-moi le plus tôt possible dans l’intérêt de nos amis. Je vous envoie la mesure de messire Jean ; il a grandi Je crois, depuis hier. J’espère (lue vous serez honorablement récompensé de vos efforts, et que Sa Sainteté sera contente de son ouvrage. Je voudrais bien que vous nie dissiez si je dois faire partir pour Rome mon fils Pierre, comme j’en aurais envie. Il me semble qu’une faveur aussi insigne exigerait que je partisse moi-même.

Les néoplatoniciens étaient heureux ; leurs hymnes ne tarissaient pas : c’est qu’ils savaient bien ce qu’il y avait de caché sous cette pourpre si libéralement accordée au fils de leur bienfaiteur. Politien ne put contenir sa joie : il voulut que le pape entendît quelques accents de reconnaissance de ce monde où Jean brillait déjà. C’est la lettre d’un professeur tout fier de son élève : on aime à voir Politien vantant las titres de l’écolier aux faveurs pontificales. Mon Giovanni, dit-il, est si bien né, il a été si bien élevé, il est si bien instruit, qu’il ne le cède à personne en esprit, à aucun de ses aïeux eu mérite, à nul de ses précepteurs eux-mêmes en amour pour la science. Il a si bien profité à l’école de son père, que jamais parole libre ou même légère n’est sortie de sa bourbe : action, geste, démarche, en lui rien n’est à blâmer. Enfant, il a la maturité de l’homme fait. En l’écoutant parler, les vieillards croient entendre son grand-oncle Cosme, et non le fils du Magnifique. On dirait qu’il a sucé avec le lait nourricier l’amour des lettres et de la religion. Ah ! que je voudrais, très saint-père, que vous pussiez ouïr ce concert de voix qui s’élève à Florence pour vous souhaiter un règne heureux ! Que je voudrais que vous vissiez tous ces flots de peuple qui viennent au palais nous fatiguer de leurs cris de joie ! Le palais de Médicis est le rendez-vous des femmes, des vieillards, des enfants : tous les sexes y sont confondus, et les rangs aussi ; c’est à qui verra le premier le nouveau cardinal. Tout ce monde de courtisans saute, crie, lève les mains au ciel en signe de joie, et prie Dieu pour Votre Sainteté. N’en doutez pas, Jean sera l’honneur de la pourpre ; il ne succombera pas sous le poids du chapeau de cardinal ; l’éclat des grandeurs ne l’éblouira jamais....

Cette lettre, qu’il fallait abréger — car Politien aime la phrase, il la fait si bien ! —, n’eut pas un grand succès à Florence. Laurent y trouvait des longueurs ; les lettrés, une expression tourmentée ; les esprits politiques, une louange maladroite des mœurs de son élève. Politien ne put se consoler du peu d’effet produit à Florence par son épître : à nome elle éprouva le même sort, le pape n’en fut pas content. Or Politien tenait beaucoup à l’approbation d’un juge aussi éclairé qu’Innocent VIII. Il avait été plus heureux, quelques mois auparavant, dans sa dédicace au pontife romain de sa traduction latine d’Hérodien.

Il est vrai que jamais la louange n’avait parlé peut-être une langue plus harmonieuse ! On dirait cette préface écrite par quelque commensal d’Auguste : elle est pleine d’images. C’est Laurent le Magnifique, doux astre qui descend du ciel et qui rend au monde sa sérénité ; ce sont les lettrés qui, comme autant de fleurs dont une pluie d’orage avait courbé le front, se raniment et se relèvent aux douces flammes d’une lumière nouvelle. La part du pontife dans cette palingénésie est aussi grande que belle. Le moyen qu’Innocent VIII ne se laissât pas prendre à des flatteries si douces ? Politien rappelait à Sa Sainteté une entrevue récente où le pontife demandait au savant de donner à l’Italie quelque récit des splendeurs de l’ancienne Rome, et comment il s est mis à l’œuvre, et comment il a traduit Hérodien en latin.

Innocent n’envoya pas seulement au rhéteur des paroles d’amitié et d’encouragement, mais deux cents beaux écus d’or, afin, disait-il dans sa réponse, que, grâce à ce viatique, il pût continuer ses doctes travaux. Le même jour il écrivait au Magnifique :

Le volume de Politien, notre cher fils, fera l’ornement de notre bibliothèque, en même temps qu’il restera comme un éternel témoignage du mérite et de la science de l’écrivain. Au nom de Dieu, encouragez de toute votre autorité la publication d’œuvres semblables, qui seront pour Angelo la source d’une gloire immortelle, et pour nous d’un véritable plaisir.

A ce don de deux cents pièces d’or Politien répond en poète : il amène, pour remercier son bienfaiteur, les humanistes aux pieds du saint-père, qui le félicitent d’avoir chassé les ténèbres et repoussé l’ignorance.

Noble échange de flatteries qui n’ont rien de menteur et où le rhéteur et le pape font tous deux leur devoir : Innocent VIII, en protégeant dans Angelo les saintes lettres, dont Dieu lui donna la garde au Vatican ; Politien, en racontant les libéralités de ce pontife, dont Guid. Antonio Vespucci avait un moment méconnu les talents. L’ambassadeur florentin, dans une lettre confidentielle à Laurent, disait tout bas : Le pape n’entend guère à la politique non plus qu’aux lettres : Politien pense autrement. Le rhéteur disait vrai encore quand il célébrait la joie de Florence à la nouvelle des dignités que le pape venait d’accorder au fils du -Magnifique. Florence un moment se prend d’un amour tout lyrique pour Rome, et oublie ses vieilles querelles avec Sixte IV. Elle félicite la papauté en vers, en prose ; elle couronné Innocent VIII, elle le place dans ses musées, elle le célèbre dans ses chaires de professeur, et frappe des médailles pour éterniser dans ses annales la glorieuse faveur qu’elle en a reçue.

La république remercia Sa Sainteté de l’honneur qu’elle avait fait à la cité en donnant le chapeau de cardinal à Jean de Médicis. Barthélemi Scala rédigea la lettre :

... Lo Scala, figliuol d’un mulinaro

Ovver d’un tessitor di panni lini.

Scala devait toutes ses grandeurs à la culture des lettres : chancelier de la république, gonfalonier, il n’oublia jamais ni ses parents, ni ses bienfaiteurs.

Les professeurs de l’enfant célébrèrent en toutes sortes de langues la promotion de leur élève : ils étaient nombreux. On cite Démétrius Chalcondyle, Pierre Éginète, Bernard Michelozzo, et d’autres encore : c’étaient là des instituteurs. Ses maîtres véritables sont Marsile Ficin, Politien et Pic de la Mirandole, qui le prirent au sortir de l’enfance, quand sa raison commençait à se développer, et le formèrent aux lettres humaines, dans ces conversations de tous les soirs, au palais du Magnifique, où Jean assista dès l’âge de neuf ans. Ce sont trois grandes et nobles intelligences qu’il nous faut étudier, car elles nous serviront à comprendre l’enfant devenu pape.