SAINTE-HÉLÈNE

CINQUIÈME PARTIE. — NAPOLÉON VAINCU

 

CHAPITRE IV. — LE CANCER.

 

 

C'EST la dernière promenade de Napoléon hors de l'enceinte de Longwood. Pour lui commence dès lors une vie de malade, avec quelques rémittences, de rares éclaircies où son fond de force, aussi son courage faisaient illusion à ses proches. Tous les jours se ressemblent ou à peu près, écrivait Montholon à sa femme[1]. A huit heures et demie ou neuf heures, l'Empereur me fait appeler ; souvent je déjeune avec lui, c'est-à-dire quand il déjeune ; à onze heures et demie, midi, il se recouche. A une heure, il reçoit Bertrand, qu'il garde plus ou moins longtemps, rarement passé deux heures, que celui-ci vient chez moi. A trois heures, je m'habille pour la promenade, quand l'Empereur sort, pour l'accompagner... A cinq heures, je dive seul avec l'Empereur et reste avec lui jusqu'à huit, neuf, dix heures. Les trois quarts du temps, il dîne dans son lit. Si je sors de chez lui avant neuf heures et demie, je vais prendre le thé chez Mme Bertrand, et reviens à dix heures et demie tenir compagnie à l'Empereur. Si au contraire je suis resté jusqu'à dix heures, il me fait appeler dans la nuit. Depuis plusieurs mois il ne travaille plus ; sa santé est devenue si mauvaise qu'à peine quitte-t-il son lit ou son canapé. C'est avec beaucoup de peine que je le fais sortir en calèche ou même dans son jardin quand il fait très beau. Le cheval le fatigue tellement qu'il a à peu près renoncé à y monter. Il vient d'être fort malade la semaine dernière et nous a donné deux jours de grandes inquiétudes. Il est heureusement bien maintenant, à une excessive faiblesse près. Il se recommande à toi pour lui envoyer des livres. C'est aujourd'hui sa seule consolation... Il se fait lire, car ses yeux se fatiguent tout de suite.

Le 10 octobre, au sortir d'un bain trop chaud et trop prolongé, Napoléon s'évanouit. On le porta dans son lit. Il souffrait de façon presque continue de maux de tête, et sentait au côté droit comme le glissement tranchant d'une lame. Il appelait cette douleur son coup de canif. La constipation était opiniâtre et il devait user chaque jour de lavements, qui l'affaiblissaient encore. Antommarchi conseilla l'application de vésicatoires aux deux bras. Napoléon refusa

— Pensez-vous que M. Lowe ne me martyrise pas assez ?

Bertrand et Montholon insistent et il finit par céder.

Mais Antommarchi ne sait pas poser les vésicatoires. L'Empereur gêné fait chercher en vain le docteur qui s'amuse à Jamestown. Quand il rentre, id vient demander l'effet du remède

— Je ne sais pas, répond Napoléon. Laissez-moi tranquille... Vous me posez des vésicatoires qui n'ont pas de formes, vous ne rasez pas la place avant de les appliquer ; on ne le ferait pas pour un malheureux dans un hôpital. Il me semble que vous auriez bien pu me laisser un bras de libre sans les entreprendre tous les deux. Ce n'est pas ainsi qu'on arrange un pauvre homme.

Et comme Antommarchi veut répondre :

— Allons, vous êtes un ignorant, et moi un plus grand encore de m'être laissé faire.

Au reste il se prête difficilement aux soins[2]. Il ne croit pas aux remèdes, sauf à la fameuse eau de poulet, bouillon que Mme Letizia jadis appliquait à ses indispositions d'enfant. Il en fait demander au cuisinier. Ses membres s'engourdissent, il a toujours froid. La clarté le blesse ; il exige à présent que sa chambre soit hermétiquement close, stores et rideaux tirés, Montholon, Marchand errent à tâtons dans cette ombre. Même dans le parloir, les volets sont fermés. Il passe la majeure partie des journées sommeillant ; le moindre bruit lui coûte un murmure d'impatience.

Quoi qu'il en dise, les vésicatoires l'ont un peu soulagé. Ses fonctions digestives sont meilleures ; il reprend quelque appétit. Le 16 octobre, observe Lutyens, il se promène pendant deux heures dans son jardin ; le 22, se sentant mieux, il invite Bertrand à dîner.

Mais bientôt il se trouve plus faible, son pouls est bas. Secoué de nausées, il ne mange presque plus. Il ne prend du rôti qu'on lui sert que la partie rissolée dont il extrait le jus avec son palais sans pouvoir avaler la viande ; son bouillon n'est bon qu'à l'état de jus, ce qui devient fort échauffant.

Encore qu'il proteste que son estomac fut toujours bon et complaisant, qu'il n'en a jamais souffert, la pensée du mal paternel le travaille et il demande à Antommarchi, s'il meurt, d'ouvrir son corps. Il pense qu'ainsi son fils, averti de cette hérédité funeste, pourra s'en défendre mieux.

Montholon fait savoir à Lowe que Napoléon est gravement malade. Le gouverneur hausse les épaules (2). Les sorties de l'Empereur au jardin ou en phaéton, dès qu'il se sent mieux, comme aussi la désinvolture d'Antommarchi, aident à le tromper[3]. Que le général Bonaparte ne puisse être dans un état très alarmant est évident, écrit-il à Bathurst[4], car son médecin se promène tous les jours à cheval et à de telles distances qu'il faudrait une heure et demie pour qu'il revienne si l'on avait besoin de lui.

Cependant Napoléon de plus en plus s'enfonce dans l'atonie[5]. Sortant d'un de ses longs silences, il dit à Antommarchi qu'il ne peut vaincre sa lassitude

— Le lit est devenu pour moi un lieu de délices. Je ne l'échangerais pas pour tous les trésors du monde. Quel changement ! Combien je suis déchu... ! Il faut que je fasse un effort lorsque je veux soulever mes paupières... Mes forces, mes facultés m'abandonnent... Je végète, je ne vis plus.

Lutyens écrit le 4 décembre à Gorrequer : Le comte Montholon m'informe que le général Bonaparte s'affaiblit chaque jour et que le Dr Antommarchi est maintenant sérieusement préoccupé de son état, qu'il s'est évanoui la dernière fois qu'il a quitté sa voiture, que dès qu'il mange il vomit, et que lui, général Montholon, a la plus grande peine à lui faire quitter son lit ou son sofa[6].

Exagération, manœuvre politique, pense toujours Lowe. Et quand il lit la lettre que Montholon adresse à sa femme le lendemain[7], il se confirme dans cette opinion, d'autant que Montholon, à la fin, demande toujours à partir.

Cependant il insiste pour que le Dr Arnott soit appelé à Longwood, assurant qu'il lui sera permis de soigner le général comme un malade ordinaire, ce qu'avait demandé jadis le prisonnier.

Aux derniers jours de décembre, par les journaux d'Europe arriva à Longwood la nouvelle de la mort d'Élisa[8], l'aînée des sœurs de Napoléon. Il en parut très frappé. Il était dans son fauteuil, la tête penchée, immobile... De longs soupirs lui échappaient par intervalles. Il dit à Montholon :

— C'était une maîtresse femme ; elle avait de nobles qualités et un esprit recommandable, mais il n'y a pas eu d'intimité entre nous, nos caractères s'y opposaient... Il parla ensuite du divorce, d'Hortense, d'Eugène. Un univers de souvenirs s'était levé...

Sortant un peu plus tard avec Antommarchi dans le berceau couvert de fleurs de la Passion, il se laissa tomber sur un fauteuil pliant et murmura :

— Eh bien ! docteur, vous le voyez, Élisa vient de nous montrer le chemin ; la mort, qui semblait avoir oublié ma famille, commence à la frapper ; mon tour ne peut tarder longtemps...

Il recevait encore les enfants de Bertrand. Leur babil lui était doux. La petite Hortense lui disait qu'elle voulait épouser Tristan. L'Empereur promettait de donner à celui-ci deux millions de dot, ce qui réconfortait un peu le pauvre Montholon, d'aide de camp devenu infirmier, et qui à vrai dire secondait de son mieux Marchand[9].

Hudson Lowe fit prévenir Bertrand que le navire qui devait le ramener en Europe avec sa famille arrivait de l'Inde et qu'il pouvait embarquer. Sans doute y eut-il dans le cottage du grand-maréchal des cris, des larmes, d'aigres reproches de l'indolente Fanny tournée dans ces moments à la mégère, mais Bertrand résista, Il remercia Lowe : Il ne pouvait quitter l'Empereur dans l'état de santé où il était.

 

Il fut lugubre, le jour de l'an 1821, dernier que devait voir Napoléon. Quand Marchand entra dans sa chambre et après avoir ouvert les persiennes vint lui présenter ses vœux :

— Eh bien ! lui dit-il, que me donnes-tu pour étrennes ?

— Sire, répondit le fidèle, l'espoir de voir votre Majesté se rétablir bientôt et de quitter un climat si contraire à sa santé.

— Ce ne sera pas long, mon fils, ma fin approche, je ne puis aller loin.

Et comme Marchand proteste, il soupire :

— Il en sera ce que Dieu voudra.

Il ne reçut Mme Bertrand ni ses enfants, demeura chez lui tout le jour.

Il se sentit mieux pendant le mois de janvier. Il sortait de nouveau un peu, au bras de Montholon ou de Marchand, même parfois en phaéton pour faire au pas, car une allure trop vive lui valait des nausées, le tour du bois de gommiers[10]. Antommarchi, qui avait reçu de vifs reproches de Bertrand et de Montholon sur sa conduite, et que l'Empereur répugnait à voir, alla trouver sir Thomas Reade sans avoir averti personne à Longwood et lui annonça son intention de repartir pour l'Europe. Hudson Lowe vint en informer Montholon qui prit les ordres de l'Empereur. Napoléon lui fit donner son congé par une lettre dure et trop méritée[11], et lui interdit désormais sa chambre. Il dicta une note officielle où il réclamait un médecin et par la même occasion, pour remplacer Bertrand, désignait plusieurs personnages de son ancienne intimité[12]. Pour ces choix il préférait s'en rapporter au roi de France et à ses ministres[13]. Napoléon en était là, qu'accablé par un mal dont lui seul soupçonnait la marche invincible, ayant mesuré l'égoïsme de tous, il s'en remettait à Louis XVIII pour adoucir le dernier terme de sa prison !

L'abbé Buonavita, frappé d'une congestion, semblait menacé d'une paralysie totale s'il demeurait longtemps dans l'île. Il fut décidé qu'il partirait par le premier bâtiment. Vignali, quoique dévoué et pieux, étant par trop ignare, l'Empereur demandait un autre prêtre...

 

New Longwood, enfin tapissé et meublé attendait ses hôtes. Lowe insistait pour que Napoléon en prit possession. Dans les derniers temps l'Empereur s'était presque réconcilié avec l'idée d'y habiter. Mais il lui reprochait toujours d'être sans ombrages, trop exposé à la vue des soldats du camp. Il faudrait, pensait-il, y transporter les arbres les plus gros de ses jardins actuels. En outre, une grille de fonte trop apparente et placée trop près de la maison lui déplaisait fort. Lowe la fit déplacer et enfoncer dans le sol de façon à la rendre moins visible. Quelques modifications seraient faites aux jardins, suivant la demande de Montholon, et une partie du vieux Longwood demeurerait à la disposition des Français pour le cas d'un incendie[14].

Sur les instances du grand-maréchal et de Montholon qui excusèrent Antommarchi en alléguant sa jeunesse, l'Empereur finit par consentir à le recevoir. Mais il ne lui pardonna pas[15].

Il répugnait de plus en plus à sortir. Le vent l'accablait et la lumière. Il rentrait de ses brèves promenades exténué[16]. Pour y suppléer et prendre pourtant un peu d'exercice, il fit établir dans le parloir, raconte Aly, une bascule qui consistait en une longue pièce de bois supportée à son milieu par un poteau entaillé. Il espérait que le mouvement de monter et de descendre entretiendrait ses forces. Les deux extrémités de la pièce de bois furent façonnées en selles bien rembourrées et un T en fer placé en avant pour les mains du cavalier. Comme l'Empereur était d'un poids assez fort, on chargea le bout qui était opposé au sien d'une quantité de plomb suffisante pour qu'il y eût égalité. C'était M. de Montholon qui montait habituellement[17]. Cet exercice convint à l'Empereur pendant une quinzaine de jours environ et ensuite il l'abandonna[18].

Les vomissements devenaient plus fréquents. Il ne supportait que de rares aliments, comme la gelée de viande[19]. Son sang déjà si lent s'était encore alenti. On ne l'activait un peu que par des applications de flanelles si chaudes que les serviteurs pouvaient à peine les toucher et que lui-même ne sentait pas. Sa mémoire montrait maintenant de grandes lacunes[20]. Il était pris par intervalles de forts frissons.

Laissant tomber sa tête sur sa poitrine, il allait faire quelques pas sous la tonnelle et s'asseyait dès qu'il sentait fléchir ses jambes. Il répétait souvent :

— Ah moi, pauvre moi !

Il répétait aussi ces vers de Zaïre :

Mais à revoir Paris je ne dois plus prétendre,

Vous voyez qu'au tombeau je suis prêt à descendre.

Marchand, Aly en avaient les larmes aux yeux.

Il disait encore :

— La machine est usée, elle ne peut plus aller. C'est fini, je mourrai ici.

Avant de quitter Longwood, le pauvre Buonavita, perclus de tous ses membres et qui ne sortait guère de sa chambre, reçut la visite du gouverneur. Il protesta peureusement de son respect pour l'autorité anglaise, assura qu'il n'avait voulu entrer contre elle dans aucune intrigue. Puis parlant de l'Empereur, il dit avec tout ce qui lui restait de force :

— Il ne peut durer longtemps. Si vous voyiez sa face ! Je vous l'affirme en homme d'honneur, il ne vivra pas. Rappelez-vous ce que je vous dis,

Le matin de son départ, Buonavita, chancelant, très ému, pénétra dans la chambre. L'Empereur était couché ; à mi-voix, il parla au vieillard de sa famille qu'il allait retrouver à Rame et lui donna pour elle de suprêmes instructions. Il était calme. L'abbé pleurait. Quand il s'en alla, l'Empereur lui fit un dernier signe de la main. Il voulut qu'Antommarchi l'accompagnât à Jamestown.

Un peu plus tard, vers neuf heures, Montholon vint lui proposer une promenade en phaéton. Napoléon résista :

— Je me sens si mal quand je rentre chez moi, et je me trouve si bien dans mon lit !...

Montholon, à qui l'Empereur avait dit souvent que lorsqu'il hésitait ainsi, il devait lui faire violence, insista, et Antommarchi qui se trouvait encore là

— Puisque vous le voulez, Montholon, voyez si la voiture est avancée.

Le général sortit et revint aussitôt, disant qu'elle était prête et qu'il n'y avait presque pas de vent. Napoléon soupira et, après avoir pris un peu de gelée, passa un pantalon à pied, une redingote, mit ses pantoufles, se laissa nouer une cravate par Marchand. Appuyé sur le bras de Montholon, il descendit dans le jardin. Devant le phaéton il se sentit trop faible pour monter. Un frisson le secouait. Il voulut rentrer. Il se remit au lit, glacé.

— J'ai le ventre pâle, dit-il.

C'était un mot qu'il répétait depuis quelque temps.

On étendit sur lui deux couvertures de laine. Bientôt il éprouva des suées telles qu'il dut à plusieurs reprises changer de flanelle.

Il envoya alors Montholon déjeuner et se fit lire par Marchand les campagnes de Dumouriez. Le grand-maréchal vint l'après-midi, comme d'habitude ; ils causèrent de la campagne de 1793. L'Empereur désira sortir pendant qu'on aérait sa chambre. Il alla jusqu'à son chêne, s'assit un instant. Presque aussitôt il faillit s'évanouir. Soutenu par Montholon et Noverraz, il se traîna jusqu'à la maison. Pris de violentes douleurs d'entrailles, il vomit, et Montholon crut voir dans la cuvette un caillot de sang. On chercha partout Antommarchi, attardé à la ville. Quand il revint Napoléon refusa de le recevoir. Ce jour-là, les yeux des familiers enfin s'ouvrirent. Le soir, Montholon écrivait à sa femme

D'une manière ou d'une autre, Sainte-Hélène touche à sa fin. Il est impossible qu'il vive longtemps. Notre docteur prétend qu'un changement de climat le sauverait, cependant je l'espère plus que je ne le crois, car jamais je n'ai vu rien de si cadavéreux que lui dans ce moment[21].

La nuit fut meilleure qu'on ne l'attendait. Le matin, l'Empereur se trouva sans fièvre[22] ; il crut qu'il pourrait sortir. Il prit un verre de vin de Porto et un biscuit et, soutenu par Montholon, monta avec effort dans le phaéton[23]. Bientôt, il fallut revenir. Un nouvel accès l'avait saisi, et d'affreuses nausées. On le soigna comme la veille. Il ne voulut prendre aucun des remèdes proposés par Antommarchi. Vers le soir la fièvre tomba et, après qu'on eut chassé les mouches qui infestaient la chambre, il put sommeiller.

Le 19 il fut assez bien. Mais la fièvre reparut à quatre heures comme il descendait au jardin. Lutyens vit Noverraz courir chercher Antommarchi[24]. Le docteur était encore absent. La nuit fut coupée de malaises, mais l'Empereur finit par reposer. Au matin son pouls était normal. Il semble y avoir eu une accalmie dans cette journée du 20 mars[25]. Le 21 l'accès reparut entre quatre et cinq heures. Antommarchi, consigné par Montholon à Longwood, vit les matières vomies par l'Empereur, et le déclara atteint d'une fièvre gastrique rémittente. Il prescrivit de l'émétique... Pure folie ; l'émétique, sur un estomac que lui-même jugeait délabré ! Avec bon sens Napoléon s'y opposa. Bertrand et Montholon insistèrent. H finit par se rendre et promit de prendre une dose le lendemain. Le 22, il avala la potion en deux fois. Presque aussitôt il se tordit en d'atroces douleurs d'estomac. Montholon le vit même se rouler par terre en gémissant[26]. Ne pouvant dormir dans son lit où la moustiquaire l'étouffait, il passa la nuit dans un fauteuil, sans lumière, de crainte des cousins, la pièce contiguë éclairée seulement par deux bougies. Le 23 apporta un répit. L'Empereur put faire sa barbe et se laver les dents.

Antommarchi, attribuant ce mieux à sa drogue, recommanda une nouvelle dose. Le malade se laisse faire, mais ses efforts pour vomir l'accablent de nouveau. Il déclare qu'il ne prendra plus rien de ce qu'ordonne le carabin. Désormais, dit-il à Marchand[27], il s'en tiendra à l'eau de réglisse anisée contenue dans une fiole qu'il garde sous son oreiller ou dans sa poche.

— La meilleure médecine, murmure-t-il en la montrant, la voici...

Antommarchi le presse le lendemain matin de prendre encore de l'émétique.

— Vous pouvez vous l'administrer à vous-même ! répond l'Empereur.

Le médecin veut persuader à Marchand d'émétiser sa réglisse. Le valet de chambre proteste, mais une maladresse de Bertrand[28] fait croire au malade qu'il s'est prêté à la supercherie. Napoléon tance rudement Marchand et demande Antommarchi, reparti pour Jamestown. Quand il revient, il s'excuse en disant que l'Empereur muet sa vie en danger en refusant les secours de l'art.

— Eh bien ! monsieur, réplique Napoléon irrité, vous dois-je des comptes ? Croyez-vous que la mort pour moi ne soit pas un bienfait du ciel ? Je ne la crains pas, je ne ferai rien pour en hâter le moment, mais je ne tirerai pas la paille pour vivre.

Il sera deux jours sans consentir à le voir. Montholon le conjure de prendre l'avis du docteur Arnott, qui est venu plusieurs fois à Longwood, envoyé aux nouvelles par Lowe, et qui suppléerait à l'insuffisance d'Antommarchi. Napoléon refuse tout net.

L'anxiété de Montholon devient encore plus vive quand il apprend par une conversation avec Lowe que celui-ci, effrayé par les dépêches où Bathurst l'avertit qu'il y a lieu plus que jamais de redouter une évasion, veut absolument s'assurer de la présence de Napoléon à Longwood. Voilà quinze jours que l'officier d'ordonnance ne l'a aperçu. Si un médecin anglais n'est pas admis, Lowe est décidé à forcer la porte du prétendu malade, Il regrettera, dit-il, d'user de moyens de rigueur, mais il ne peut tarder plus longtemps.

Montholon répondit qu'il espérait que le gouverneur ne se porterait pas dans un tel moment à ces extrémités.

— Je suis résolu, je le répète, dit Lowe, et je recourrai s'il le faut à la force.

— Alors, monsieur, vous assumerez toute la responsabilité de ce qui surviendra. Lowe paraissait si nerveux[29], Montholon le sentit si capable d'en venir à un acte odieux qu'il revint à la charge avec Bertrand près de l'Empereur, et que tous deux, sans lui dire leur motif, le supplièrent de recevoir Arnott. Napoléon ne céda pas[30].

La nuit il réfléchit sans doute, car au matin du 1er avril il dit à Bertrand :

— Votre médecin anglais ira rendre compte à ce bourreau de l'état où je me trouve. C'est vraiment lui faire trop de plaisir que de lui faire connaître mon agonie. Ensuite, que ne me fera-t-il pas dire si je consens à le voir ?... Enfin, c'est plus pour la satisfaction des personnes qui m'entourent que pour la mienne propre ; je n'attends rien de ses lumières.

Il décida qu'Antommarchi, chez Bertrand, exposerait à son confrère anglais le cours de sa maladie. Ensuite, à dix heures du soir, il recevrait Arnott.

 

La chambre est obscure. Le flambeau couvert jette un faible halo dans le cabinet voisin. Arnott entre, conduit par Antommarchi. Grand, déjà sur l'âge[31], il est vêtu d'une longue redingote bleue. Il approche du lit dont Marchand a levé la moustiquaire et, sans rien voir, tâte le pouls, palpe le ventre et les membres. Il dit quelques mots rassurants, et demande à revenir le lendemain[32].

Il reparaît en effet à neuf heures, Bertrand sert d'interprète. Napoléon le reçoit bien. C'est sur l'estime dont il jouit dans son régiment, lui dit-il, qu'il a consenti à le voir, et sur sa promesse de ne pas rendre compte de son état au gouverneur (2)[33].

Il se plaint de ses attaques fébriles, de ses suées, puis parlant de son estomac :

— J'éprouve une douleur vive et aiguë, qui semble me couper comme un rasoir. Mon père est mort de cette maladie à l'âge de trente-cinq ans. Ne serait-elle pa5. héréditaire ?

Arnott procède à une auscultation minutieuse. Il déclare qu'il ne peut s'agir que d'une inflammation de l'estomac, que le pylore est sain, le foie normal. Les douleurs d'entrailles sont dues à l'accumulation des gaz et à la constipation. L'Empereur objecte que ses digestions, à part quelques vomissements, ont toujours été régulières.

Arnott l'écoute distraitement. Il ne croit — c'est visible — qu'à une affection bénigne. Napoléon soupire et parle au docteur de l'expédition d'Égypte, qu'il a faite sous Abercromby. Enfin il lui donne congé en l'avertissant qu'il le recevra chaque après-midi à quatre heures[34]. Les jours suivants Arnott revient, accompagné de Bertrand et d'Antommarchi. L'Empereur les garde un moment, puis reste avec Bertrand jusqu'au soir. Montholon, qui a dîné pendant ce temps, relève le grand-maréchal et veille jusqu'à deux heures du matin. Marchand termine la nuit.

De science courte malgré ses années, Arnott conserve son optimisme. Antommarchi, dans le bulletin qu'il lui soumet chaque matin, a beau affirmer que l'Empereur est travaillé par la fièvre, transpire, vomit, Arnott pense qu'on exagère volontairement les symptômes[35], et il le déclare au gouverneur.

Napoléon passait la journée à moitié assoupi. Celui qui se trouvait près de lui chassait mouches et moustiques avec une étoffe pour qu'il n'en fût pas incommodé. Quand il faisait beau, vers midi, aidé par Marchand et Montholon, il allait s'asseoir sur sa bergère à joues près de la porte vitrée donnant sur son parterre. On lui lisait quelques pages d'un livre ou il regardait un journal. Mais bientôt, fatigué, il se recouchait avec un soupir d'aise. Il ne prenait plus que de la gelée de viande, parfois un peu de pain, du lait, plus souvent de l'orgeat, du sirop de groseille et sa réglisse favorite.

Persuadé qu'il ne s'agissait que d'hypocondrie, Arnott encourageait son malade. L'Empereur lui demanda un jour s'il surmonterait cette crise :

— Ne craignez pas de parler, docteur, vous avez affaire à un vieux soldat qui aime la franchise. Dites, que pensez-vous de moi ?

Arnott affirma qu'il avait toutes chances de guérir promptement. A plusieurs reprises il l'engagea à se transporter à New House où il aurait plus d'air et d'espace. Tout était prêt pour l'y recevoir. Napoléon hochait la tête :

— Docteur, il est trop tard, j'ai répondu à votre gouverneur, lorsqu'il m'a fait soumettre le plan de cette maison, qu'il fallait cinq ans pour la bâtir et qu'alors j'aurais besoin d'un tombeau. Vous le voyez, on m'en offre les clefs et c'est fini de moi.

Antommarchi s'opposait du reste à ce dérangement d'habitudes. En cela il n'avait pas tort. Si l'Empereur n'avait point assez d'air dans sa chambre, disait-il, on pourrait le transporter dans le salon.

Arnott prescrivait des potions, des pilules. Napoléon répondait qu'il n'y voyait pas grand inconvénient, détournait la conversation et arrivait toujours à ne rien prendre[36].

Une fois, comme le médecin tâtait son pouls et lui demandait comment il se sentait :

— Pas bien, docteur, dit-il, je vais rendre à la terre un reste de vie qu'il importe tant aux rois d'avoir. Arnott insista pour qu'il fit des remèdes.

— Docteur, c'est bien, nous en ferons... Quelle maladie règne dans vos hôpitaux ?

Le 8 avril, il voulut se raser. Pour qu'il eût meilleur jour, on roula son lit au milieu de la chambre. Aly remarqua alors combien son visage était altéré. Tous ses membres étaient fort amaigris, ses cuisses étaient diminuées d'un tiers, ses mains moins potelées, ses doigts plus effilés[37].

Il disait en riant à Montholon :

— Le diable a mangé mes mollets.

Le 9 avril, il semblait aller mieux. Sa maladie est aujourd'hui au vingt-troisième jour, écrivait Montholon à sa femme. La fièvre décline depuis avant-hier et les médecins sont portés à croire qu'il n'y a plus de danger et que sous peu il entrera en convalescence.

Ce répit qui rendit l'espoir à ses compagnons accrut aussi la confiance que l'Empereur avait prise peu à peu dans son médecin. Arnott avait beaucoup voyagé, il parlait avec agrément, ses façons étaient déférentes. Napoléon causait avec lui en italien. Il avait même fini par absorber quelques-unes de ses potions. Par contre, il traitait Antommarchi avec la sévérité, le dédain que sa conduite méritaient[38]. Froissé dans sa vanité, Antommarchi osa renouveler sa démarche auprès de Lowe et demander de partir par le plus prochain bâtiment[39].

Le 10 avril, dans l'après-midi, l'Empereur qui s'était levé fut repris de vomissements. Sa fièvre était partie, comme il disait, mais il se trouvait très faible et se plaignait du foie. Il y éprouvait une sensation de chaleur. Il demanda à Arnott de l'examiner de nouveau. Le docteur palpa l'abdomen. Napoléon tressaillit. Arnott n'y trouva cependant ni induration, ni enflure. L'organe manquait seulement, dit-il, d'activité.

Les nuits dès lors redeviennent détestables[40]. Dans le jour l'Empereur souffre moins, mais ses forces vont diminuant. Il ne peut plus se tenir debout sans aide, dit-il à Arnott. Il demande au docteur si l'on meurt de faiblesse et combien de temps l'on peut vivre en mangeant aussi peu qu'il le fait[41].

Cependant les yeux sont nets. Il garde l'esprit présent. Il demeure des heures sans parler, niais parfois ses lèvres remuent. On dirait qu'il rassemble tout ce qu'il a encore d'énergie pour un grave devoir...

 

 

 



[1] Longwood, 6 novembre 1820.

[2] Montholon dira à Lowe : Vous n'avez pas d'idée du mauvais malade qu'il est. Il est pire qu'un enfant de deux ans ; on ne peut rien faire avec lui. (Lowe Papers, 20.131. Inédit.)

[3] Le 4 novembre, il prend un bain d'eau salée, dont il se trouve bien. Il descend presque chaque jour au jardin, s'assied près d'un des bassins. Le 7 novembre, il recommence à user de la voiture. Lowe l'entrevit lors d'une de ces promenades : Je revenais vers Longwood House quand j'aperçus un phaéton traîné par quatre chevaux, et dans lequel se trouvaient le général Bonaparte et le comte Montholon. Dès qu'ils me reconnurent, ils ordonnèrent de prendre une autre route, mais cela ne put se faire assez vite pour m'empêcher de bien voir le profil du général Bonaparte, à environ trente pas de distance. Il portait un chapeau rond et un surtout vert étroitement boutonné sur la poitrine. Je le trouvai beaucoup plus pâle que ta dernière fois que je l'avais vu, mais il n'avait pas maigri. J'aurais été pourtant porté à croire à un relâchement des fibres et à l'incapacité, pour le moment, de tout exercice actif. Un teint d'une pâleur morbide caractérise en général sa physionomie, et toute indisposition ajoute naturellement à cette pâleur. 8 novembre 1820. (Lowe Papers, 20.131.)

[4] Le 16 novembre 1820. (Lowe Papers, 20.131.)

[5] Le 17, Lutyens mandait à Lowe : Le comte Montholon dit que le général est si alourdi et somnolent qu'il parle à peine à personne et ne pense même pas à lire. (Lowe Papers, 20.131, inédit.)

[6] Lowe Papers, 20.131. Inédit. Deux jours avant Lutyens avait noté : Le général Bonaparte et le comte Montholon ont pris l'air dans le phaéton pendant un court moment hier soir. Le comte a dit que le général était si faible qu'il avait été obligé de rentrer. Sowerby (le jardinier anglais en charge à Longwood, qui avait servi d'espion à tous les officiers d'ordonnance) a vu le général Bonaparte hier ; il dit que le général paraissait très malade. 2 décembre 1820.

[7] 5 décembre 1820. La maladie de l'Empereur a pris une mauvaise tournure ; à son affection chronique s'est jointe une maladie de langueur bien caractérisée ; sa faiblesse est devenue telle qu'il ne peut plus faire aucune fonction vitale sans en éprouver une fatigue extrême, et souvent perdre connaissance... Le pouls ne peut plus se sentir qu'avec la plus grande difficulté, ses gencives, ses lèvres, ses ongles sont tout à fait décolorés, ses pieds et ses jambes sont continuellement enveloppés dans de la flanelle et des serviettes chaudes, et cependant froids comme de la glace ; quelquefois, le froid monte jusqu'au milieu des cuisses ; les mains sont également de glace ; j'emploie tous mes efforts pour lui faire prendre l'air tous les jours, ce que le docteur recommande fort pour ranimer la vitalité ; mais souvent il s'en trouve mal. Il paraît que le cœur et le foie ne font plus leurs fonctions, et que ce qu'il dit est malheureusement trop vrai : il n'y a plus d'huile dans la lampe...

[8] Le 26 décembre. Elisa était morte le 7 août 1820, dans son domaine de Villa Vicentina, près d'Aquilée, âgée seulement de quarante-trois ans. La cause officielle de son décès fut attribuée à une fièvre putride et bilieuse. On ne pratiqua pas d'autopsie. M. E. Rodocanachi, dans son excellent ouvrage Élisa-Napoléon en Italie (280), écrit qu'elle mourut du même mal que Napoléon. Elle laissait deux enfants : un fils qui périra jeune (1833), d'une chute de cheval, et une fille, Napoléone, mariée au comte Camerata, qui sera connue plus tard sous le nom de princesse Baciocchi.

[9] Ma vie se passe avec lui depuis qu'il est tout à fait tombé, écrivait-il ; il veut que je sois toujours là ; il ne veut prendre d'autres remèdes que ceux que je lui donne ou conseille. Son médecin en perd la tâte ; seul je trouve grâce auprès de lui... (A Mme de Montholon, 20 décembre 1820.)

[10] Voici quelques extraits, inédits, des rapports de Lutyens à Lowe. (Lowe Papers, 20.132.)

4 janvier. Le général était à huit heures près de la cage aux oiseaux. Il a déjeuné dans le pavillon chinois... Le comte Montholon n'est, venu qu'à quatre heures.

Le général marche comme d'habitude et paraît mieux.

5 janvier. J'ai vu le général assis sur une chaise près de la porte vitrée de sa chambre. Il est resté là près d'une heure. A huit heures, il a envoyé chercher le comte Montholon.

Le 12, le 16, le 17, promenades en phaéton avec Montholon. Lutyens salue Napoléon au retour le 17. Il est très pâle.

Le 18, entre six et sept heures du mutin, Napoléon, appuyé sur le bras de Marchand, se dirige du côté de la maison de Bertrand, regarde New House et les ouvriers pendant quelques minutes, puis retourne à sa chambre.

Le 19, à six heures et demie du matin, il fait environ cent pas dans l'avenue qui va dans le bois, appuyé sur le bras de Marchand. Il monte ensuite en phaéton, aidé par Marchand et Archambault. Marchand, à cheval, l'accompagne.

21 janvier. Lutyens voit l'Empereur marcher au bras de Montholon devant l'écurie. Il monte dans le phaéton et descend avec peine, quoique soutenu.

Le 26 janvier, étant à Plantation, Lutyens parle avec détail au gouverneur de la santé de Napoléon. Son visage est aminci et très blanc, aussi blanc qu'une feuille de papier. Il semble faible et chancelant dans sa marche. Son corps se penche en avant. Mais il est aussi gros qu'autrefois. Il est emmitouflé dans une capote et porte des pantalons. L'officier n'a pu ainsi voir si ses jambes étaient enflées. Il ajoute : Le général Bonaparte décline beaucoup depuis quelque temps. Il est bien cassé. Pourtant le comte Montholon m'a dit qu'il allait mieux.

10 février. Le soir, Napoléon va en phaéton avec Montholon et Arthur Bertrand.

Le 11. Les enfants Bertrand passent la soirée à Longwood.

Le 20. On tue une tortue. Une personne vient de Jamestown pour la faire cuire, car Chandellier ne sait pas.

Le 22, Napoléon descend au jardin vers cinq heures du soir avec Montholon. Il porte sa robe de chambre et son madras.

Des indications analogues se suivent pendant encore trois semaines, jusqu'au 15 mars.

[11] ... Depuis quinze mois que vous êtes dans ce pays, vous n'avez donné à Sa Majesté aucune confiance dans votre caractère moral ; vous ne pouvez lui être d'aucune utilité dans sa maladie, et votre séjour ici quelques mois de plus serait sans objet. (Montholon 482.)

Quand on compare les documents avec ce qu'a osé écrire Antommarchi dans ses Derniers moments sur les soins qu'il prodiguait à Napoléon, Les confidences que lui faisait l'Empereur, l'estime qu'il Lui témoignait, on reste confondu de l'impudence du sire.

[12] ... 3° Il recevra avec plaisir en remplacement du comte Bertrand toute personne qui aurait été attachée à sa personne, spécialement les ducs de Vicence ou de Rovigo, les comtes de Ségur, de Montesquiou, Daru, Drouot et de Turenne, ou les hommes de lettres baron Denon et Arnault. (30 janvier 1821.)

[13] Même note : Tout ce qu'il est nécessaire de faire ne peut l'être que par l'intermédiaire du gouvernement anglais ou français. Montholon disait à Lowe, le 27 janvier : Le ministère actuel est composé d'hommes qui presque tous l'ont servi et qui savent ses habitudes, par exemple Pasquier, dix ans son ministre, avec qui il causait chaque jour. Mounier aussi le connaît parfaitement, et Ségur, et Siméon, et Daru, et Latour-Maubourg, maintenant ministre de la guerre, qui a été son aide de camp, l'a accompagné en Égypte et lui doit sa fortune, Decazes lui-même, autrefois secrétaire de Madame Mère, n'ignore rien de ce qui se rapporte à lui. (Minute Gorrequer. Lowe Papers, 20.132.)

[14] Que Napoléon se soit décidé à habiter New House est évident. Montholon, le 17 mars, écrira à sa femme : Il est probable que dans peu je changerai de logement, la nouvelle maison étant finie, ou à peu près.

[15] Antommarchi reprit son service le 6 février.

[16] Il passait au salon et se couchait sur son canapé que l'on avait roulé devant la console et là, comme un homme anéanti, il restait quelques minutes pour reprendre haleine et se reposer. Pendant ce temps on préparait son couvert. Laissez-moi respirer, disait-il à Pierron et à moi, et, portant alternativement les yeux sur M. de Montholon et sur nous, il ajoutait : Je ne sais ce que j'ai à l'estomac ; la douleur que je ressens est comme celle que ferait un couteau qu'on y aurait enfoncé et qu'on se plairait à remuer. Quand il était un peu reposé, il faisait approcher la table et se mettait en devoir de manger. La faim qui l'avait tourmenté pendant la promenade, le tourmentait encore lorsqu'il étendait sa serviette sur lui ; mais il n'avait pas plutôt porté à sa bouche les premières cuillerées de son potage que l'appétit disparaissait tout à coup. Il continuait de manger cependant, mais sans plaisir, sans besoin ; il ne trouvait rien de bon. (Aly, 259.)

[17] Souvent, écrit A. Bertrand (115), il faisait placer ma sœur et deux de mes frères ou moi à l'autre extrémité de la bascule et s'amusait à nous donner de fortes secousses qui parfois nous jetaient à bas.

[18] Aly, 253. Avant qu'il fût sérieusement malade, la machine avait été démontée et le plancher remis dans son premier état. Avant qu'il fût sérieusement malade, c'est l'aveu naïf que, même en février 1821, l'entourage de Napoléon ne le croyait pas en danger. Cela aide à comprendre le scepticisme des Anglais.

[19] Hudson Lowe ayant appris que ce que Napoléon digérait le plus aisément était la gelée de veau, en envoya à plusieurs reprises de Plantation House. Il expédia aussi un cuisinier qui au dire de Montholon, faisait de très bonne soupe. (Lowe Papers, 20.132.)

[20] Jusqu'à la fin de 1820, Napoléon avait revu et paraphé le livre de comptes du maitre d'hôtel Pierron. Il le vérifia encore pour décembre. Au bas de la page il écrivit de sa main

Recettes

13.000

Dépenses

12.185

Reste

815

schl.

Dès janvier 1821, nous trouvons à la place de sa signature celles de Montholon, de Bertrand et de Marchand. Il en sera ainsi jusqu'à la fin. (Bibl. Thiers, 15).

[21] 17 mars 1821. Cependant les Français croyaient encore à une maladie de langueur. Aly écrivait à la même date à sa mère : Notre situation est toujours la même, exception faite cependant de notre maître qui depuis longtemps a une maladie de langueur qui de plus en plus le mine, l'abat et qui le change extrêmement... S'y n'était pas aussi fortement constitué, il ne nous resterait plus maintenant qu'à le regretter. Inédit (Lowe Papers, 20.132.)

[22] Montholon. II, 488 : Antommarchi n'a compté avec la montre que soixante-trois pulsations, ce qui est l'état normal observé par O'Meara et par lui. Dans sa jeunesse, plus lent encore, le sang de Napoléon ne battait que de 40 à 50 pulsations, selon les moments.

[23] Contre tout ce qui a été dit jusqu'à présent, Napoléon est encore sorti en voiture le 18. (Rapport Lutyens. Lowe Papers, 20.132.)

[24] Rapport Lutyens, 19 mars. Lowe Papers, 20.132.

[25] Le 20. Montholon reçut Lowe venu aux nouvelles et lui parla de l'affaissement moral de l'Empereur :

— Dans notre dernière sortie, il a tenu des propos étranges, je lui en ai fait l'observation — Je ne comprends pas ce que vous dites, je ne vous entends pas.

— Mais ce que je vous dis est pourtant bien clair, m'a-t-il répondu.

Enfin il déraisonnait...

— Il est très malade, conclut Montholon, il est impossible d'être plus mal... Il devient jaune à faire peur... Il ne dort plus, sou sommeil n'est qu'un assoupissement. Il ne souffre plus le moindre bruit. Si on réveille, il vous demande de le laisser, déclare qu'il n'a besoin de personne auprès de lui, qu'on l'incommode. Si au contraire, en s'éveillant, il ne vous aperçoit pas, il vous reproche de l'abandonner...

Lowe répondit qu'à son avis Napoléon souffrait d'une maladie de langueur et qu'il pourrait guérir,

— Oui, dit Montholon, il y a toujours un peu d'espoir, mais pour moi, à moins de quelque forte secousse, je ne pense pas qu'il puisse vivre encore longtemps. (En partie inédit. Lowe Papers, 20.132-20.144.)

[26] Montholon, II, 491. Antommarchi déclara avec emphase que l'émétique était malgré tout le remède nécessaire et qu'il fallait à tout prix qu'il fût continué. Plus tard, les douleurs calmées, il put prendre un verre d'eau de fleurs d'oranger. Le soir il mangea un peu.

[27] Marchand ne le quittait plus pendant le jour. (Rapport Lutyens du 21 mars. Lowe Papers, 20.132.) Depuis le 18, il veillait une partie de la nuit, relayé par Aly et Noverraz. Montholon et Bertrand se proposèrent aussi, quand Noverraz, atteint d'une sévère hépatite, dut abandonner son service (24 mars). L'Empereur refusa l'offre de Bertrand, mais accepta celle de Montholon. Antommarchi ne s'était même pas proposé.

[28] — Eh bien ! monsieur le grand-maréchal, comment vous portez-vous ? lui avait dit Napoléon en le voyant. — Parfaitement bien, sire, je voudrais qu'il en fût de même de Votre Majesté. Comment se trouve-t-elle de ses boissons émétisées, en éprouve-t-elle du bien ? (Papiers Marchand.) (Bibl. Thiers.)

[29] Il vint deux fois à Longwood dans la journée du 30 et sir Th. Read une fois. (Montholon, II, 502.) Le soir Montholon écrivait à sa femme : Tous nos efforts sont réunis pour que le docteur Arnott soit appelé et tu me connais trop bien pour ne pas savoir combien je suis inquiet... Ma première lettre t'apprendra ce que Dieu a décidé de l'Empereur, car selon tous les calculs du docteur, le cours de la maladie ne peut être long et nous sommes au moment le plus critique. Je suis tellement absorbé par cette idée que chaque matin, en ouvrant les yeux, je redoute qu'on m'apprenne que c'est fini. On ne doit pas oublier que ces lettres passaient sous les yeux du gouverneur.

[30] En attendant, pour éviter l'intrusion de Reade, ou même de Lowe, Montholon s'entendit avec Marchand pour faire apercevoir à Lutyens l'Empereur lorsqu'il se mettrait sur sa garde-robe, disposée près de la fenêtre, dont on releva un rideau. Ce triste moyen réussit, et, le 31 mars, l'officier d'ordonnance put se convaincre de la présence de Napoléon sans que celui-ci s'en doutât. (Aly, 267. Rapport Lutyens, 31 mars. Lowe Papers, 20.132.)

Napoléon fut tenu dans l'ignorance de l'attitude de Lowe. Aussi dit-il le 30 mars : Ce Calabrais de gouverneur nous laisse bien tranquilles. Que cela veut-il dire ? Il sait sans doute par les Chinois que je suis malade...

[31] Archibald Arnott atteignait alors la cinquantaine. Il avait servi en Égypte, à Walcheren et en Espagne. Il arriva à Sainte-Hélène avec le 20e régiment en 1819.

[32] Le scepticisme des Anglais était tel qu'Arnott dit le soir même à Lowe : Je l'ai touché, lui ou un autre. J'ai trouvé une grande faiblesse, mais aucun signe de danger immédiat.

[33] Il avait promis à Montholon de traiter Napoléon comme tout autre malade. Lowe avait approuvé et déclaré qu'il n'exigerait aucun bulletin, sauf en cas de nécessité et qu'alors il préviendrait. (Lowe Papers, 20.133.) Cependant Arnott fit rapport de chacune de ses visites au gouverneur ; il ne pouvait guère agir autrement.

[34] En réalité Arnott, presque tout le cours de la maladie, vit l'Empereur cieux fois par jour, le matin, et vers quatre ou cinq heures, comme en font foi ses Notes, communiquées seulement après la mort de Napoléon à Hudson Lowe. (Lowe Papers, 20.157.)

[35] Le 5 avril, il écrit à Gorrequer : Je n'ai constaté aucun des symptômes qui m'ont été signalés. (Lowe Papers, 20.133.)

Le 6, Reade, qui a causé longuement avec Arnott, écrit au gouverneur : Le docteur Arnott m'informe que jamais, au cours de ses visites, il n'a trouvé le général dans l'état décrit par le docteur Antommarchi... Il pense que la maladie du général n'est pas sérieuse, qu'il souffre plus au moral qu'au physique. Il a dit au comte Bertrand qu'il n'appréhendait aucun danger. Il a recommandé au général de se lever et de se raser. Celui-ci a répondu qu'il se raserait quand il serait un peu plus fort. Sa barbe longue lui donne un air affreux. J'ai demandé au docteur s'il était très amaigri. — Non, m'a-t-il répondu, je lui tâte le pouls souvent et il a un poignet aussi épais, un bras aussi charnu que les miens. Sa figure ne semble pas non plus tirée. Je ne vois rien de particulier dans son apparence, sauf sa couleur qui est très pâle, cadavérique. Je l'ai vu vomir ce matin, ce qui est la seule chose anormale que j'aie encore observée ; du reste il n'a pas vomi beaucoup. (Lowe Papers, 20.133.)

Marchand a écrit à la date du 3 avril : Le docteur Arnott, en partant de chez Sa Majesté, examina les vomissements à matière noirâtre qui par leur nature lui firent dire qu'il y avait ulcération dans l'estomac. Il en prévint le grand-maréchal et le comte de Montholon, prescrivit diverses ordonnances, mais l'Empereur resta aussi rebelle avec eux qu'avec le docteur Antommarchi. Marchand se trompe de date. Les rapports d'Arnott et d'Antommarchi placent ce vomissement significatif au 25 ou 26 avril. Comme l'a pensé M. Fréd. Masson, Marchand dut commettre une erreur de rédaction, alors que ses souvenirs n'avaient plus leur fraicheur.

[36] Papiers Marchand.

[37] Aly, 271. Comme auparavant il était très gras, Arnott qui ne l'avait aperçu qu'une fois ne pouvait se rendre compte de son amaigrissement véritable. Aussi dira-t-il le 11 avril à Lowe qu'il lui trouve la poitrine, les épaules et le ventre pleins et ronds. Peut-être les mollets étaient-ils autrefois très gros, dans ce cas ils doivent avoir maigri. (Lowe Papers, 20.157.)

[38] La conduite d'Antommarchi est inexplicable, écrivait Montholon (9 avril) ; il est impossible d'être moins soigneux, plus léger. Rien ne peut le corriger et l'odeur de la jupe l'attire à tel point qu'il néglige tout. Il n'est pas arrivé, je crois, une seule fois, qu'on l'ait trouvé chez lui.

[39] Lowe parut très surpris et invita Antommarchi à patienter. Celui-ci déclara qu'il n'avait aucune animosité contre le docteur Arnott, mais que le caractère du général Bonaparte lui rendait sa situation trop pénible, Il était traité plus en valet qu'en médecin.

— Monsieur le professeur, répondit Lowe, il est nécessaire de considérer le tempérament du malade et les circonstances.

Antommarchi s'obstina. Le gouverneur répliqua alors, assez sèchement, que sa demande voulait de la réflexion et qu'il devait en référer en Angleterre. Le professeur repartit pour Longwood tout déconfit. (Lowe Papers, 20.133 et 20. 146.)

A la prière d'Arnott, Napoléon le revit le 11 avril au soir.

[40] Le 11 avril, à 6 heures du matin, Arnott fut appelé. Napoléon avait vomi quatre fois depuis 3 heures. (Lowe Papers, 20.133-20.157.)

Nuit meilleure du 11 au 12, l'Empereur ayant pris une potion calmante.

Mais le 13, à deux heures du matin, nouveaux vomissements. Les sueurs redoublent. Sept fois j'ai changé l'Empereur, note Montholon (II, 508), et chaque fois flanelle et linge étaient trempés jusqu'au madras qui entoure sa tête. Ces changements de linge sont bien difficiles à faire sans l'impatienter, car il ne veut pas de lumière dans sa chambre ; il ne souffre qu'une bougie dans la pièce voisine, et c'est à la faible lueur de cette lumière qu'II me faut non lui donner, mais lui mettre tout ce dont il a besoin, même nouer le madras sur sa tête.

[41] Lowe Papers, 20.157. Le médecin, de façon évasive, dit qu'il n'y avait pas lieu de s'inquiéter ! Il trouva cependant le malade très abattu, très déprimé.