SAINTE-HÉLÈNE

QUATRIÈME PARTIE. — L'ENNUI

 

CHAPITRE IV. — L'EUROPE ET NAPOLÉON.

 

 

NAPOLÉON par-dessus tout voulait éviter que l'Europe, occupée à se reconstruire, ne l'oubliât. Il fallait, pensait-il, que même à deux mille lieues d'elle, il lui restât présent par le souvenir, par les idées qu'il incarnait et qui de plus en plus, grâce à la réaction entreprise par la Sainte-Alliance, allaient se confondre avec les principes de liberté et de droit national issus de la Révolution. Douloureuses, ces trois années n'avaient pas du moins trahi cette attente. Même tombé, l'aigle laissait sur l'Europe une ombre. Il avait volé trop haut, trop loin : sa trace dans le ciel ne se refermait pas.

Captif au sud de l'Atlantique, il n'est plus rien qu'un homme gras et jaune, souffrant d'incommodités qui s'aggravent faute de soins, ou parce que les soins sont mauvais. Il voit autour de lui les dévouements qui se fatiguent, les fidélités qui se lézardent, et que seules les promesses d'argent récrépissent. En butte à de mesquins outrages, il vit solitaire et sans voix.

Et cependant un prestige sans exemple le hausse sur son gibet. De là, sa silhouette domine un monde qui croyait l'enterrer vivant. Elle obsède, par delà le filet des méridiens et des tropiques, les rois d'Europe, leurs ministres et ces nuées de scribes d'État qui grattent les traités pour en effacer son nom. Un éternuement de Longwood fait pâlir Louis XVIII dans son fauteuil de podagre ; Bathurst se lève en sursaut la nuit, rêvant que le Convict s'est évadé, et Metternich, sous ses cheveux poudrés, se ride en songeant que de la mer pourrait de nouveau surgir celui qu'il a vendu et bafoué.

L'erreur capitale de l'Europe apparaît, d'avoir pour assurer son repos interné Napoléon, au mépris de ces lois non écrites qui obligent envers les vaincus. Elle n'a fait ainsi que servir sa gloire. Le prisonnier de Longwood occupe bien autrement les esprits que ne l'eût fait le gentleman-farmer de la campagne anglaise ou le planteur du Nouveau Monde. L'isolement où il a choisi de vivre est du reste à l'origine de beaucoup de faux bruits qui parcourent l'Europe et dont l'écho, revenant frapper les falaises de Sainte-Hélène, y soulève de longs étonnements. Stijl-mer pouvait écrire à sa cour : On a débité en France et en Angleterre que M. de Montholon avait été pendu à bord d'un vaisseau anglais, le jour même où Mme de Sémonville, sa mère, avait donné un bal à Paris ; que Mme Bertrand était en prison à Londres, pour avoir cherché, à l'aide de l'argent que Bonaparte avait mis à sa disposition, à fomenter des troubles, à tramer des conspirations, et pour avoir même pris part en secret aux mouvements séditieux contre le gouvernement ; qu'il y avait eu à Longwood un incendie qui avait réduit en cendres tous les papiers de Bonaparte, et qui avait causé le plus grand désordre ; qu'un bâtiment américain avait été surpris avec une mauvaise intention sur l'île ; que le commissaire d'une grande puissance avait donné les mains à un projet d'enlèvement pour faciliter par son entremise des communications écrites et de clandestines correspondances ; que Sainte-Hélène à cette occasion avait été mise à feu et à sang[1]...

Plus que partout ailleurs, c'est en Angleterre qu'on songe à Napoléon. Cette minorité de whigs, qui représentaient la vraie tradition britannique, celle du fairplay, et qui, dès Plymouth, avaient condamné le cabinet Liverpool, n'avaient pas désarmé malgré l'échec de lord Rolland. La question du traitement imposé à Napoléon était encore souvent discutée, avec vigueur, dans les revues, les journaux. Le Morning Chronicle avait pris ouvertement son parti contre Bathurst. Ce qu'on réclame, ce n'est pas tant la libération du prisonnier que le remplacement de Lowe et l'adoucissement des formes de la captivité. Certains pourtant demandent le rappel de Napoléon en Europe, dans un climat moins humide, dont sa santé ne pourrait souffrir.

Les politiques de l'opposition n'étaient pas seuls à s'intéresser à Napoléon. Il y avait aussi des poètes. Surtout Fun d'eux, le plus grand de ce temps, le plus ardent, le plus sonore : Byron. Il jetait d'admirables cris qu'ignora sans doute, sur son îlot noir, le prisonnier des Rois :

Napoléon, conquérant et captif de la terre, tu la fais trembler encore ! Quand toute l'armée de la haine t'observe pour railler tes terreurs, tu souris, le front calme et résigné.

Il encensait le vaincu : Les rois un jour rendront hommage à son nom, les chants des poètes, les leçons des sages le proclameront la merveille de l'univers. Tous les dieux s'abaisseront devant lui.

Témoignage d'une âme haute, capable, malgré les conseils de son sang, d'honorer, quel qu'il soit, un héros.

En France cependant, comme en Allemagne, comme en Autriche, la censure veille à ce qu'aucun journal n'imprime le nom du ci-devant Empereur. Silence absolu sur lui, sur Sainte-Hélène. En revanche, les pamphlets favorisés par la police foisonnent, représentant Napoléon en posture grotesque. Il robinsonne dans son île avec des négresses, tyrannise ses derniers compagnons, se fait mettre à la raison par les Anglais que dégoûtent ses propos vulgaires. Des caricatures très nombreuses l'insultent bassement : Napoléon se rend et ne meurt pas. — L'étouffoir impérial. — Tenez-le bien !Le diable l'emporte !Souhait de la France, etc. Toute la vilenie humaine... Il faut dire que dans cet acharnement, libellistes et dessinateurs français montrèrent le plus d'impudeur.

Alors que s'écrasaient sur le sol les dernières de ses espérances, lui parvint aux premiers jours de 1819, comme le salut suprême du plus grand de ses opposants, un article du Conserva Mur où Chateaubriand avait écrit :

Né dans une île pour aller mourir dans une île, aux limites de trois continents ; jeté au milieu des mers où Camoëns sembla le prophétiser en y plaçant le génie des tempêtes, Bonaparte ne peut se remuer sur son rocher que nous n'en soyons avertis par une secousse ; un pas du nouvel Adamastor à l'autre pôle se fait sentir à celui-ci. Si Napoléon, échappé aux mains de ses geôliers, se retirait aux États-Unis, ses regards attachés sur l'Océan suffiraient pour troubler les peuples de l'ancien monde ; sa seule présence sur le rivage américain de l'Atlantique forcerait l'Europe à camper sur le rivage opposé[2].

Dignes de lui, ces mots de l'écrivain qui l'avait détesté d'accaparer le siècle, mais qui l'admirait au fond de ses os et que lui-même avait estimé, le touchèrent. Il dit à Montholon :

— Chateaubriand a reçu de la nature le feu sacré, ses ouvrages l'attestent. Son style n'est pas celui de Racine, c'est celui du prophète. Si jamais il arrive au timon des affaires, il est possible que Chateaubriand s'égare : tant d'autres y ont trouvé leur perte Mais ce qui est certain, c'est que tout ce qui est grand et national doit convenir à son génie[3]...

Le vieux René devait payer ces éloges dans les Mémoires d'Outre-Tombe par les pages consacrées à la mort de Napoléon, les plus nobles que sur elle on écrira jamais.

 

Les publications relatives à la captivité de l'Empereur se succédaient à courts intervalles, cheminant par tout le continent, sous le pourchas des policiers. D'abord une traduction française des Lettres de Warden[4] avait paru à Bruxelles. Les avaient suivis le Manuscrit de Sainte-Hélène, l'Appel de Santini, la Remontrance de Montholon, les Observations sur le discours de lord Bathurst. L'impression produite était forte. Napoléon s'en trouve encouragé. Par O'Meara, par Balcombe, par d'autres voies encore, il envoie à Londres factums, notes, explications qui, adressés surtout à l'éditeur Ridgway, portent son apologie devant le public, le font juge du procès que du sommet de son récif il intente à ses vainqueurs. Ce sont les Lettres du Cap[5], réplique à l'ouvrage de Warden, c'est le Manuscrit de l'île d'Elbe, ce sont les Lettres de Sainte-Hélène, enfin ce sera l'opuscule intitulé : Le Manuscrit de Sainte-Hélène est-il de Napoléon ? Discussion logique, récit varié, anecdotes vivantes, style clair et entraînant, avec de-ci de-là les déclamations goûtées par ce temps, mais aussi des pages d'une mâle éloquence, tous ces libelles qu'emporte vers l'Europe le souffle de l'alizé gardent la marque du maitre, la griffe du lion.

Il proteste, il menace, il argumente. Son instinct de publiciste-né l'engage en des controverses sans fin. Bertrand, comme naguère Gourgaud, les blâme. Comment le grand Empereur peut-il se colérer contre un Lowe, rédiger des factums, chicaner sur des égards, des aliments, sur un peu plus d'espace autour de ses murs ? Ah ! c'est que Napoléon espère encore, et qu'il souffre, et qu'il garde dans ses quarante-neuf ans trop de vigueur pour s'abandonner sans un long et dernier combat !

Pour auxiliaires, il a, dans l'automne de cette année 1818, les trois hommes si différents d'esprit et de visées, mais qui ayant tous trois vécu dans son intimité à Sainte-Hélène, peuvent maintenant devant l'Europe lui prêter témoignage : Las Cases, Gourgaud, O'Meara. Las Cases, après l'odyssée qui l'a ballotté de Sainte-Hélène au Cap, du Cap à Londres, de Londres à Francfort, la France lui demeurant interdite, s'est institué le représentant occulte de Napoléon. Son intérêt y est engagé, son honneur et un dévouement dont même son départ de Longwood ne peut faire douter. Il porte dans ce nouveau rôle ardeur et maladresse. Qu'il assassine Liverpool, Bathurst de ses interminables lettres, le Parlement anglais d'un plaidoyer de dix-sept pages, n'importe. Mais il s'adresse à Metternich avec trop de confiance et, ce qui est grave, au tzar Alexandre avec trop de familiarité. Par son torrentiel verbiage, il risque de l'indisposer et l'indispose en effet.

Son activité est presque aussi dangereuse quand elle vise la famille de l'Empereur. Il écrit à Marie-Louise et lui envoie des cheveux de Napoléon, sans recevoir bien entendu de réponse. Il écrit à Mme Mère pour lui donner des nouvelles de son fils, l'entretenir de sa santé, de ses besoins. Il écrit à Lucien, à Joseph, à Pauline, à Louise, à Jérôme, à Élisa, à Caroline, à Hortense, pour exciter leur pitié, ranimer leur affection qu'endort la distance, que détournent leurs soucis personnels[6].

Ses lettres aux Bonaparte, lues par toutes les polices d'Europe, faisaient état d'espérances qui devaient irriter les souverains[7]. Avec les plus loyales intentions il indiquait qu'il avait des nouvelles de Sainte-Hélène par des voies cachées. Il assurait que l'Empereur avait de l'argent et que sa santé s'améliorait. Le mal de foie avait diminué et il avait repris beaucoup de forces[8]. Aveu peu fait pour obtenir le rappel de Napoléon en Europe, et qui sur les mesures des Alliés ne devait pas avoir moins de conséquences que les bavardages de Gourgaud.

Celui-ci était parti pour l'Angleterre nanti d'une lettre de Montchenu pour le marquis d'Osmond, ambassadeur de France à Londres. Arrivé le 8 mai, il vit Goulburn, puis Osmond et l'ambassadeur russe Lieven[9]. Comme il l'avait fait à Sainte-Hélène, il parla trop. Encore plein de rancœur contre Longwood, excité par des interlocuteurs si intéressés à ce que Napoléon fût bien portant et que la rigueur de sa surveillance se justifiât, il se laissa aller à des confidences regrettables[10]. Il espérait alors inspirer assez de confiance au gouvernement français pour être réintégré dans les rangs de l'armée. Il est bientôt détrompé. A ce moment, il rencontre quelques officiers bonapartistes réfugiés à Londres. Avec eux il oublie ses griefs, se retrempe dans son culte pour l'Empereur. Il met au net le manuscrit qu'il a emporté sur la Campagne de 1815[11] et le publie sous son nom, dont on saura bien qu'il en voile un plus grand. Il envoie à Marie-Louise une lettre la suppliant d'intercéder près des souverains alliés qui vont se réunir à Aix-la-Chapelle, pour obtenir qu'ils abrègent le supplice de Napoléon[12]. Il s'adresse enfin au Tzar et à l'empereur d'Autriche. Servant dès lors résolument la politique de Longwood, il mande au premier que la santé de Napoléon s'épuise et se consume... On l'accable de rigueurs inutiles à la sûreté de sa détention... On l'a placé sous la garde d'un homme qui le fait mourir à coups d'épingles[13]. Au second il déclare : Il succombera bientôt, cela est sûr. Lui-même le désire, il voit avec joie les symptômes de dépérissement devenir de jour en jour plus nombreux il ne dort plus. Et il invoque l'intervention de François au Congrès[14].

Aussitôt le cabinet britannique, lui appliquant l'Alien Bill, fait expulser Gourgaud, qui gagne Hambourg et entre en rapports avec le prince Eugène. Désormais sa conduite ne mérite que des éloges. Il est de nouveau tout à Napoléon[15].

Dernier missionnaire de Sainte-Hélène, O'Meara arrivé en Angleterre, avait adressé aux lords de l'Amirauté, ses chefs, un long acte d'accusation contre Lowe. Allant trop loin dans sa haine, il ne craignait pas d'y répéter ce qu'il avait déjà dit à son escale à l'Ascension[16], que le gouverneur, à plusieurs reprises depuis mai 1816, lui avait avec intention parlé du grand bienfait que serait pour l'Europe la mort de Napoléon Bonaparte. A bon droit les lords navals trouvèrent l'imputation scandaleuse ; ils révoquèrent O'Meara. L'Irlandais n'était pas homme à se résigner. Il protesta dans le Morning Chronicle, puis l'année suivante dans un volume où s'engageant à fond contre Lowe, et faisant de cet agité, de cet anxieux, un tortionnaire et un criminel, il commencera de le déshonorer aux yeux mêmes de sa nation[17].

 

Dans l'esprit de Napoléon, les revenants de Sainte-Hélène, pour obtenir son internement à Malte ou en Angleterre, ou tout au moins le changement de gouverneur, devaient conjuguer leurs efforts avec ceux de la famille Bonaparte. Il la savait appauvrie, dispersée, épiée par les souverains, mais il savait aussi que plusieurs de ses membres disposaient encore de larges ressources ; oubliant combien certains s'étaient déjà montrés à son égard indifférents ou ingrats, il comptait que son clan s'unirait pour éveiller en sa faveur la pitié des peuples et peser sur la volonté des Rois.

En 1818, à trois ans du désastre, dans quelle situation exacte, quels sentiments, sont les proches de Napoléon ?

Madame Mère, depuis qu'elle a trouvé refuge à Rome, sous la protection généreuse de Pie VII, a repris son rôle ancien de chef de la famille. Installée au sombre palais Falconieri[18], cette femme de petit savoir, mais d'un cœur à porter les extrêmes de la fortune, guide, soutient, morigène ses enfants. Riche, elle les secourt, non sans se faire un peu tirer l'oreille. En quoi elle a raison, car des gaspilleurs comme Lucien, Jérôme et Caroline auraient tôt fait de la miner. Or elle entend garder Je gros de son bien pour Napoléon, s'il en a besoin.

— Tout, répète-t-elle, appartient à l'Empereur, de qui je tiens tout.

D'instinct, toujours elle a préféré celui de ses enfants qu'elle sait le moins heureux, Longtemps ç'a été Lucien. A présent c'est Napoléon. Elle serait à Sainte-Hélène si Napoléon l'avait permis. Fesch, son demi-frère, qu'elle aime trop, mène ses affaires. Archevêque, cardinal par la grâce de son neveu, il ne lui porte qu'une tiède amitié. Il n'eût pas demandé mieux que de se rallier aux Bourbons si Louis XVIII lui eût laissé son diocèse. Obligé de vivre à Rome, et tombé dans une dévotion mystique, le cardinal n'en amasse pas moins argent et tableaux. Son ascendant sur sa sœur, sur ses neveux, ne lui sert qu'à les détacher de Napoléon. Peut-être en est-il encore jaloux, peut-être aussi n'est-il qu'un sot, mais à coup sûr ce mulet de Corse et de Suisse n'est fidèle qu'aux pouvoirs heureux.

L'ancien roi d'Espagne Joseph, passé aux États-Unis avec ses archives, ses pierreries et ses millions, vit de façon magnifique à Philadelphie l'hiver, à Point-Breeze l'été, entouré d'une petite cour. Il a reçu des nouvelles de son frère par Archambault et Rousseau, qui, après leur renvoi de Sainte-Hélène, se sont rendus près de lui, par sa femme Julie qui a vu Las Cases, par Las Cases lui-même, par Bertrand quia accrédité près de lui Balcombe pour l'acheminement d'une correspondance régulière ; enfin par O'Meara qui lui a transmis un petit billet de l'Empereur.

Napoléon connaissait Joseph ; il ne lui demandait pas de grands efforts, seulement la publication des lettres des souverains. joseph ne les retrouve point et ne s'en soucie guère. Il accueille avec bienveillance les deux serviteurs de Longwood, leur donne cinq années d'avance de leur pension ; il envoie mille livres sterling à Las Cases, autant à O'Meara, autant à Stokoë, qu'il attachera à sa maison pour un temps, après 1821. Là se borneront ses soins. Certes il plaint l'Empereur, mais il est trop occupé de son bien-être pour s'associer même de loin au malheur d'un frère qu'en somme, après des bienfaits inouïs et regrettables, il n'a ni compris ni vraiment aimé.

Lucien, désigné par les Cent-jours à la défiance des Alliés, a su rentrer dans la faveur du Pape. Et par elle dans sa position de prince romain à la fois opulent et endetté, rimant de mauvais poèmes, fouillant ses domaines pour en tirer des antiques, recevant beaucoup et faisant presque chaque année des enfants à sa femme dont il reste entêté. Au printemps de 1817, il a voulu rejoindre Joseph en Amérique, ruais l'Europe s'y est opposée et Lucien s'est terré à Canino, occupé de travaux champêtres. Quand il reçoit les lettres de Las Cases, il se déclare prêt à partir pour Sainte-Hélène, avec ou sans sa famille. Est-il sincère ? Peut-être. D'imagination fougueuse, goûtant fort la publicité, ce beau geste le tente. Las Cases en son nom demande au ministère anglais l'autorisation d'entreprendre le voyage. Bathurst se récuse. C'est, déclare-t-il, à la Sainte-Alliance d'en décider. Il sait bien que la Sainte-Alliance n'y consentira pas.

Jérôme presque en même temps fait une démarche analogue. Il s'adresse directement au Prince-régent, se soumettant d'avance, comme l'avait fait Lucien, aux mesures de surveillance et de sûreté jugées nécessaires par le gouvernement britannique. Sa femme, la bonne Catherine, écrit aussi. Ils n'obtiennent qu'une sèche fin de non-recevoir.

Pauline s'est séparée de Borghèse par un arbitrage avantageux. Dans la charmante villa Paolina, perdue parmi les fleurs, elle vit abritée et galante, recevant beaucoup d'Anglais par politique, car elle entend ménager chez l'ennemi même des alliés à Napoléon. Son sigisbée en titre est le marquis de Douglas, fils du duc d'Hamilton, fervent napoléonien, qui a visité l'Empereur à rite d'Elbe. Avec lui ou avec lord Kensington, elle va aux eaux de Lucques, aux bains de Livourne. Le plaisir ni la maladie, car trop de désordres ont ruiné sa santé, ne l'empêchent de penser à son frère, d'espérer son retour et d'être prête à lui tout sacrifier.

Louis, valétudinaire aigri, en guerre contre sa famille, n'a pour Napoléon que de la haine. Elisa pense à sa fortune[19], à ses enfants. Elle vit à Trieste en grand luxe, sans oublier pourtant de pleurer misère. Caroline mène en Autriche une existence difficile, Hortense réfugiée en Suisse, à Arenenberg, se débat contre son mari. Toutes deux restent dévouées à l'Empereur, mais pour lui ne peuvent guère. Eugène pourrait beaucoup. N'est-il pas gendre du roi de Bavière, ami du Tzar ? Mais il s'est mué en prince allemand. Duc de Leuchtenberg, Altesse Royale, il jouit d'une fortune qui passe deux millions de revenus. Il paiera sur les fonds qu'il a de l'Empereur les sommes qu'on lui demande, mais ne donnera rien de plus. Bien décidé à ne pas se compromettre, à ménager l'avenir des siens, à défendre ses écus, ce brave sous-ordre, qui n'a brillé jamais que par l'obéissance, réussit à oublier qu'il est le fils adoptif de Napoléon. Empressements vis-à-vis du roi de Prusse et de l'empereur d'Autriche, humilité près du Tzar, courbettes répétées vers les Bourbons, rien ne lui coûte. De tous les proches de l'Empereur, avec le moins d'excuses, il est le plus ingrat.

S'ils ne peuvent par la présence alléger l'exil du proscrit, du moins ses parents peuvent-ils par leurs envois adoucir sa position matérielle. Madame Mère à elle seule aurait les moyens d'y subvenir. Mais elle entend que toute la famille participe. Politique et économie mêlées. Las Cases, devenu trésorier en même temps que secrétaire d'État des Bonaparte, réunit leurs cotisations[20]. Les fonds recueillis couvriront les traites tirées par Bertrand, à raison de 12 ou 15.000 francs par mois.

Mais Eugène reçoit alors de Longwood des instructions précises de l'Empereur[21] pour l'emploi de son dépôt. D'abord Eugène remboursera les 100.000 francs prêtés par Las Cases, puis il mettra à la disposition de Napoléon les 12.000 francs par mois nécessaires à ses besoins personnels. Las Cases n'a plus qu'à renvoyer aux Bonaparte leurs contributions, ce qu'il fait[22]. Désormais Madame Mère se contentera d'expédier directement à Sainte-Hélène des caisses de livres, de vêtements, de vins, de café.

Les Bonaparte vont-ils s'en tenir à ces faibles dons, à ces velléités de départi Non pas. Catherine, femme de Jérôme, et Hortense ont eu l'idée d'une requête collective aux souverains. Las Cases, par crainte de voir diminuer son rôle, la déconseille. Il endoctrine Madame Mère qui, à l'écart de ses enfants, copie une supplique qu'il lui a fait tenir et dont le tour pompeux ne saurait toucher[23].

Louis écrivit de son côté — on se demande en quels termes —. Les autres — et Catherine s'en plaignit à sa belle-mère avec force — attendant de signer la même pétition, restèrent muets. Mais Las Cases ne perdit pas l'occasion d'un bruit personnel et lui-même annonça aux souverains et à lord Liverpool que la santé de l'Empereur s'aggravait et qu'il était sans médecin.

De son côté, Eugène avait adressé au Tzar une lettre molle où il appelait son intérêt sur le sort de celui qui avait été l'époux de sa mère, son guide dans la carrière des armes et de l'administration ; puis il se posta sur son passage à Morgentheim, comme il revenait du Congrès, et lui parla un peu de Napoléon, davantage de soi-même. Ayant agi plus par respect humain que par conviction, il était résigné d'avance à n'obtenir rien.

Les souverains, en arrivant à Aix-la-Chapelle, étaient décidés à maintenir la détention de Napoléon. Un an plus tôt n'avaient-ils pas déjà fait au Pape, implorant leur pitié, l'affront de le laisser sans réponse[24] ? La guerre de libelles que de sa geôle mène inlassablement Napoléon les inquiète, les blesse, réveille leurs colères, Moins que jamais ils veulent rapprocher de l'Europe cet incorrigible amasseur d'orages. Et plus que tous ses confrères à couronne, le tzar Alexandre est disposé à la rigueur. Indifférent aux souffrances de son ancien allié pour qui il n'avait éprouvé jadis qu'une sympathie d'intérêt, il tient à présent à n'être plus soupçonné de faiblesse vis-à-vis de Napoléon. Ce sont ses envoyés qui déposeront sur le bureau du Congrès un projet de résolution[25] tendant, non pas comme on l'a répété par système, à rendre plus dure sa captivité, niais à en confirmer le principe et à encourager l'Angleterre et ses agents à mener bonne garde. Napoléon, qui représente le pouvoir de la Révolution concentrée dans un individu, est le prisonnier de l'Europe. L'Angleterre l'a traité avec douceur et libéralité. Sa captivité serait moins pénible encore s'il n'exigeait pas d'être considéré comme un souverain. Il rejette les facilités qui lui sont offertes pour se distraire... Il se dit malade et il refuse la visite d'aucun autre médecin que celui qui était devenu son complice, et qui même n'a jamais pu certifier que le général Buonaparte fût travaillé d'aucune indisposition sérieuse ou apparente dont quelques jours d'exercice ne le délivreraient complètement. Les autres plaintes de Napoléon touchant sa résidence, son train de vie, sont aussi fausses que puériles. Elles ne sont présentées à la curiosité et à la malignité que comme un moyen de plus pour réveiller l'intérêt de ses partisans. La note vise ensuite les publications dues aux émissaires de Napoléon. Les membres de la famille Bonaparte fournissent l'argent et maintiennent par des correspondances cette sourde activité qui travaille encore les esprits... Prenant prétexte des révélations de Gourgaud, le mémoire déclare que Napoléon n'excite envers le gouverneur de Sainte-Hélène toutes les tracasseries dont il le fatigue que pour mieux cacher ses véritables desseins... Le projet d'évasion a été agité par les gens attachés à sa suite et il aurait été exécutable si leur chef n'avait mieux aimé le différer.

Aussi la Russie demande-t-elle que Napoléon qui s'est mis hors la loi des nations y demeure, que les précautions prises par l'Angleterre soient approuvées, que tous les Bonaparte soient astreints aux résidences qui leur ont été assignées, qu'enfin les correspondances et envois d'argent entre l'Europe et le prisonnier de Sainte-Hélène qui ne seraient pas soumis à l'inspection des autorités anglaises soient regardés comme attentatoires à la sûreté publique.

Une semaine plus tard, le 21 novembre, le Congrès adopte sans discussion et à l'unanimité les propositions russes. Les souverains affirment leur volonté commune de faire tomber les illusions nées des débats anglais, des publications de presse, des démarches de la famille et des amis du vaincu. Carte blanche est donnée à l'Angleterre et à sir Hudson Lowe. Napoléon ne sera pas traité avec plus de rigueur, mais il restera à Sainte-Hélène, sans espoir désormais de voir lever son écrou ou transférer sa prison. Tous ses efforts depuis trois ans ont ainsi été vains. La chaîne qu'il a essayé de rompre est reforgée. La pierre de sa tombe n'était que posée, on la scelle. La Sainte-Alliance ne croit pas à sa maladie. Elle ne croit pas à sa détresse matérielle et morale. Elle ne veut croire qu'à son indomptable esprit de revanche. Napoléon représente à ses yeux la Révolution, la liberté, le droit populaire, tout ce qu'elle redoute et déteste. Comment avait-on pu espérer que, l'ayant en ses mains, elle le délivrerait ?

 

 

 



[1] Stürmer à Metternich, 4 juillet  1817. Le commissaire d'Autriche ajoutait : Voici, mon prince, l'exacte vérité : M. de Montholon n'a pas encore recueilli le fruit de ses travaux, et Mme de Sémonville peut encore se donner le plaisir de faire danser chez elle. — Mme Bertrand continue à partager la prison de son maitre, et ne s'y occupe qu'a élever ses enfants et à en augmenter le nombre. — Le feu a pris effectivement à Longwood, dans la cheminée du salon de l'ex-empereur ; mais on en a été quitte pour quelques moments de frayeur et une glace cassée. Il n'y a eu de désordre que dans la tête de Hudson Lowe, à qui elle faillit tourner lorsqu'on lui en porta la première nouvelle. L'apparition du bâtiment américain n'est qu'un conte dénué même de toute vraisemblance. Pour oser se présenter avec de mauvaises intentions sur Vile, il faudrait y arriver au moins avec cinq ou six vaisseaux de ligne. Pour ce qui regarde le commissaire d'une grande puissance, et les machinations secrètes et peu honorables qu'on lui attribue, on ne peut y voir que le résultat des conjectures que l'on a tirées de plusieurs événements, vrais ou supposés, arrivés en même temps. Une parfaite tranquillité a régné à Sainte-Hélène depuis que nous y sommes, et le bouleversement qu'on prétend avoir eu lieu n'est qu'une fiction.

[2] 17 novembre 1818. Le Conservateur, I, 333.

[3] Auparavant, Napoléon avait parlé de Chateaubriand en termes durs (O'Meara, 30 avril 1817-28 janvier 1818 ; Mémorial, 1er juin 1816 ; Neuvième Lettre du Cap.)

[4] A la demande de Bathurst, Warden avait été rayé de la liste des chirurgiens de la marine britannique pour avoir osé défendre Buonaparte. Réintégré par la suite, il devint chirurgien des arsenaux de Sheerness et de Chatham. Il était des familiers de Holland House. Il mourut en 1849, âgé de 72 ans.

[5] Lettres du Cap de Bonne-Espérance, en réponse à M. Warden avec des extraits du grand ouvrage en préparation sous la direction de Napoléon ; Ridgway 1517. Elles firent beaucoup de bruit dans la presse — le Times à lui seul leur consacra quatre articles — mais n'eurent aucun succès de vente. Aussi ne seront-elles traduites en français que deux ans plus tard.

[6] De même enverra-t-il à Bertrand, par l'entremise obligée de Goulburn, les premières informations détaillées que Longwood ait reçues sur les proches de Napoléon. Ses lettres ne parvinrent pas toutes à Sainte-Hélène. Mais par celles que le cabinet anglais laissa passer, Napoléon sut l'essentiel de ce qui concernait sa famille, jusqu'au 19 mai 1818, date à laquelle Las Cases écrivit à Longwood pour la dernière fois. Les yeux malades, accablé de maux de tête, il renonça dès lors à tout travail suivi. La famille Bonaparte, â qui ses excès de zèle avaient déplu, le consultera pourtant encore quelquefois.

[7] Emporté par son emphase, il écrivait : L'Empereur est bien mal sur son terrible rocher. Il y est assailli de la haine de ses ennemis, mais au milieu de leurs efforts, il s'y montre encore et y demeure leur maitre. A Elisa, 18 mars 1818.

[8] Au Dr Cailliot, 15 octobre 1818.

[9] Goulburn à Bathurst, Io mai 1818. Lowe Papers, 20.123. Osmond à Richelieu, 12 mai. Lieven à Capodistria, 13 mai, à Balmain, 21 mai. Ces deux dernières lettres, comme celles d'ailleurs que Gourgaud va adresser aux empereurs de Russie et d'Autriche, détruisent entièrement la théorie de la mission.

[10] Pas plus d'ailleurs que Las Cases ne l'a déjà fait et sur les mêmes points : santé, communications occultes, argent. La lettre d'Osmond en donne le ton général.

[11] Publié presque en même temps à Paris, chez Mongie et à Londres, chez Ridgway. Les éditions s'en multiplièrent.

[12] 25 août 1818. La lettre fut reproduite par de nombreux journaux anglais. Gourgaud l'envoya à Marie-Louise, reliée dans un exemplaire de la Campagne de 18r5, afin de la dérober à la surveillance de Neipperg. Marie-Louise ouvrit-elle le volume et lut-elle la lettre ? On ne sait. Cette pièce émouvante fut vendue après sa mort. M. Robert Chantemesse la possède aujourd'hui.

[13] 2 octobre 1818.

[14] 25 octobre 1818. Les deux lettres se trouvaient en minute dans les papiers de Gourgaud, M. Fred. Masson n'y a voulu voir que des projets. Nous avons, au contraire, toutes raisons de penser qu'elles ont été expédiées à leurs destinataires.

[15] Gourgaud rentra en France en mars 1821, quelques semaines avant la mort de l'Empereur.

[16] Aux officiers et médecins de marine Blackwood Hall, Malcolm et Cuppage. Il leur déclara que Lowe avait essayé de l'engager à le défaire de Napoléon. (Lowe Papers, 20.125.) L'imposture d'O'Meara, n'est pas douteuse. Jamais Lowe n'eut une telle pensée. Il avait lui-même le plus grand intérêt à la survie de son prisonnier. Et il était parfaitement incapable d'un crime, même d'État.

[17] Relation des événements arrivés à Sainte-Hélène depuis la nomination de sir Hudson Lowe comme gouverneur. Londres, Ridgway, 1819. Paris, Chaumerot, juillet 1819, Lowe demanda des poursuites : à Bathurst qui lui conseilla de patienter.

Soucieux de ses intérêts alitant que de sa haine, O'Meara entreprit la même année un voyage de recouvrements. Le prince Eugène acquitta le bon de cent mille francs que lui avait donné Napoléon. Madame Mère lui accorda one pension annuelle de 8.000 francs. Le médecin essaya en vain d'atteindre Marie-Louise à Parme.

[18] Elle le quitta en mars 1818 pour habiter place de Venise le palais Rinuccini. Aine admirable, Pie VII témoigna à Madame Mère une estime et une sympathie constantes. Assez souvent, se promenant dans la campagne romaine, son carrosse rencontrait la voiture à. livrée verte de la mère de Napoléon. Car si elle avait pris le deuil pour ne plus le quitter, elle avait gardé l'ancienne livrée impériale. Pie VII, avec simplicité, descendait, allait à la portière, saluait Madame Letizia, et, faisant avec elle quelques pas sur la route, lui demandait :

— A-t-on reçu des nouvelles du pauvre Empereur ?

[19] Elle laissera à sa mort quatre cent mille livres de rente, sans compter les objets d'art et les bijoux.

[20] 65.000 francs de Madame Mère ; 25.000 de Joseph ; 21.000 d'Eugène ; 15.000 de Jérôme. Les autres se firent prier et finalement ne donnèrent rien.

[21] Bertrand au prince Eugène, 15 mars 1818.

[22] Il gardera cependant les 65.000 francs de Madame Mère, sur lesquels il avait déjà payé 55.000 francs de traites tirées par le grand-maréchal. Fesch, au lendemain de la mort de Napoléon, lui réclamera durement le reliquat.

[23] Sires. Une mère affligée au-dessus de toute expression a espéré, depuis longtemps, que la réunion de Vos Majestés lui rendrait le bonheur. Il n'est pas possible que la captivité prolongée de l'empereur Napoléon ne prête pas l'occasion de vous en entretenir et que votre grandeur d'âme, votre puissance, les souvenirs des événements passés ne portent Vos Majestés à vous intéresser à la délivrance d'un prince qui a eu tant de part à leur intérêt et même à leur amitié... etc. (29 août 1818).

[24] Le 6 octobre 1817, Pie VII avait prié son secrétaire d'État, le cardinal Consalvi, très hostile aux Bonaparte, d'intercéder près du Prince-régent en faveur de Napoléon. Sa lettre, fort belle, vaut d'être citée presque entière. C'est le cœur du pontife qui parle. Nous sommes loin ici de la phraséologie d'un Las Cases.

Nous devons nous souvenir tous les deux, écrivait le pape à son ministre, qu'après Dieu, c'est à lui principalement qu'est dû le rétablissement de la Religion dans le grand royaume de France. La pieuse et courageuse initiative de x8or nous a fait oublier et pardonner Les torts subséquents. Savone et Fontainebleau ne sont que des erreurs de l'esprit ou des égarements de l'ambition humaine : le Concordat fut un acte chrétiennement et héroïquement sauveur.

Ce serait pour notre cœur une joie sans pareille que d'avoir contribué à diminuer les tortures de Napoléon. Il ne peut être un danger pour quelqu'un ; nous désirerions qu'il ne fût un remords pour personne.

Consalvi, bon gré mal gré, écrivit au Régent d'Angleterre qui n'accusa même pas réception.

[25] Probablement rédigée par l'ennemi de Napoléon, Pozzo di Borgo, cette pièce capitale, datée du 13 novembre 1818, figure au tome 1804 des Archives des Affaires étrangères. Elle a été publiée pour la première fois par Hans Schlitter, Kaiser Franz und die Napoleoniden (1898).