SAINTE-HÉLÈNE

DEUXIÈME PARTIE. — LA PETITE ISLE

 

CHAPITRE III. — LOWE REGNANTE.

 

 

Le jour de l'an 1817 fut mélancolique, l'Empereur, la veille, paraissait accablé[1] ; il fit prévenir qu'il déjeunerait seul chez lui et recevrait ses compagnons à quatre heures.

Gourgaud le matin distribua aux enfants Bertrand et à Tristan de Montholon, venus lui souhaiter la bonne année, des jouets achetés à Jamestown après l'embarquement de Las Cases. Ce départ rendait aux Français l'exil plus sensible ; il les rapprochait. Montholon et Bertrand dirent à Gourgaud :

— Allons, du courage, plus de chagrin !

Gourgaud offrit à Mme Bertrand une boite à thé de la Chine à l'intérieur de laquelle il avait écrit : Puissent ses années égaler ses vertus et devenir plus nombreuses que ces feuilles de thé ! Ils furent promener, rencontrèrent la Nymphe qui allait au bal. Puis ils se rendirent chez l'Empereur.

Il les accueillit avec bonhomie, donna à la petite Hortense une bonbonnière qui lui venait de Pauline ; il assura qu'elle avait coûté cinquante louis. Gourgaud reçut une lorgnette, cadeau de la reine de Naples. Ensuite, faisant apporter la caisse envoyée par Elphinstone, Napoléon distribua aux deux femmes les schalls, les soieries qu'elle contenait. Bertrand eut un jeu d'échecs, Montholon une croix de mosaïque, les jeunes Napoléon et Tristan une timbale, O'Meara une tabatière d'or.

Le temps était si brumeux qu'on n'apercevait pas le mât à signaux de Deadwood. Les enfants jouèrent aux billes dans le salon. Ils sautaient et chantaient autour de l'Empereur. Il fit une partie d'échecs avec Bertrand...

Ayant perdu Las Cases, Napoléon se trouva forcé de dicter davantage à Gourgaud et Montholon. Parfois même il avait recours à Mme de Montholon. Cependant il ne se sentait plus le même goût au travail. Las Cases le lui avait facilité. Il trouvait moins d'empressement chez les autres. Il en prenait de l'humeur. Quelquefois encore il dictait une partie de la nuit. Mais ensuite il passait plusieurs jours dans une espèce de torpeur. Cependant Montholon et Gourgaud attendaient ses ordres et n'osaient sortir, de crainte que l'Empereur ne les appelât pendant leur absence. Cette inaction assommait les deux jeunes gens.

Le 17 janvier Mme Bertrand accoucha d'un garçon. Les douleurs la prirent dans la nuit. A cause des règlements, on ne put aller chercher l'accoucheur Livingstone qu'à l'approche du jour. Mme de Montholon s'installa près du lit de la patiente qui fut un moment en danger. Napoléon s'inquiéta d'elle, mais ne lui rendit visite qu'une semaine plus tard. Quand il entra dans sa chambre, la comtesse se souleva sur ses deux oreillers, les yeux brillants, et montra son enfant à l'Empereur :

— Sire, dit-elle, j'ai l'honneur de présenter à Votre Majesté le premier Français, qui depuis notre arrivée, soit venu à Longwood sans la permission de lord Bathurst.

Napoléon sourit. Il trouva l'enfant vigoureux et beau.

 

Lowe était assez satisfait du train des choses. Le départ de Las Cases, pensait-il, adoucissait l'air. Gourgaud s'était toujours montré civil vis-à-vis des Anglais, Bertrand ne comptait plus guère, Montholon dirigeait la maison. Les rapports avec lui seraient plus aisés. Aussi écrira-t-il bientôt à Bathurst que rien ne semble plus tranquille que les hôtes de Longwood[2]. N'ayant plus là d'emploi pour le moment, son inquiétude s'était reportée sur les commissaires. Il avait appris que le botaniste Welle, amené par Stürmer, avait remis à Marchand une boucle de cheveux du roi de Rome. Son émotion fut forte. Stürmer déjà lui était suspect. Il le soupçonnait d'être porteur d'instructions secrètes de l'empereur François à l'adresse de son gendre. Croyant que Welle n'avait transmis message et souvenir que du consentement de Stürmer, il demanda à celui-ci de faire partir le botaniste pour le Cap ou l'Angleterre. L'envoyé de Metternich refusa de haut. Welle, herborisant dans l'île, se vit interdire le plateau de Longwood et les côtes. Il comparut devant le gouverneur siégeant en conseil, qui le soumit à un interrogatoire. Lowe pourtant ne prononça pas de sanction. Welle, ses plantes rassemblées, n'avait plus que peu de semaines à passer dans l'île. Il quitta Sainte-Hélène le ler mars. Avec Montchenu, tout était d'abord allé au mieux. Le marquis, campé chez Porteous avec Dors, dînait le plus qu'il pouvait à Plantation. Il empruntait de l'argent au gouverneur[3], car, consterné par la cherté du logement, des vivres, des moindres objets venus d'Europe, il trouvait trop milices ses appointements et pleurait misère à chaque courrier pour Paris.

Puis les affaires se gâtent. Lowe fait surveiller Montchenu et à l'occasion rappelle à la discrétion le bavard. Quand Lowe, outrant son rôle, prend prétexte de l'incident Welle pour informer les commissaires que, selon l'acte du Parlement, ils doivent se tenir durant leur séjour à Sainte-Hélène pour justiciables des lois anglaises, au cas où ils procureraient à Napoléon des moyens de correspondance ou d'évasion, Montchenu proteste. Il se tient pour un ambassadeur ! Lowe lui rabat le caquet et le vieux parasite baisse pavillon.

Des trois envoyés des puissances, seul Balmain impose à Lowe, qui le ménage. Mais il ne se méfie pas moins de lui. Et Balmain n'éprouve aucune sympathie pour cet homme qui voile ce qu'il pense, qui chicane, qui a l'esprit faux, se colère sans raison, et, s'il est honnête au fond, ne le parait pas toujours.

Malcontent des commissaires, Lowe ne l'est pas moins de l'amiral. Depuis son retour du Cap, Malcolm a gagné encore dans l'amitié des Français. Plus courageux que les Bingham, l'amiral et sa femme plaignent Napoléon et souhaitent d'améliorer son sort. Aussi, Malcolm va-t-il essayer de réconcilier Lowe avec Longwood.

Dans ses conversations avec Napoléon, l'amiral avait reconnu qu'il était traité avec trop de rigueur, Il admettait qu'il disposât de l'île entière. Il trouvait que Longwood était une résidence mesquine et que Plantation eût mieux convenu à l'ancien hôte des Tuileries[4]. Toutefois il protestait contre l'idée que Napoléon s'était formée des intentions du cabinet Liverpool. On ne le haïssait pas à Londres, mais on le craignait. Pourvu qu'il ne revînt pas embarrasser l'Europe, on désirait lui complaire et adoucir sa détention.

Il défend Lowe qui, dit-il, est vif, mais n'a point mauvais cœur. Il ne pouvait agir autrement à l'égard de Las Cases, et aussi de Vielle[5]. Mais il a montré de la bonne volonté, en modifiant sur plusieurs points les restrictions d'octobre. Il est disposé à faire mieux encore.

— Il y a surtout entre vous, dit l'amiral, des malentendus qui proviennent de faux rapports. Ce qui manque est une communication directe.

— Peut-être, répond l'Empereur, bien disposé. Le gouverneur ne comprend pas mon caractère. Il ne m'a jamais vu qu'irrité, et quand je parlais avec véhémence.

Entretien confiant[6]. Malcolm en rend compte à Lowe d'un ton quelque peu protecteur. Le gouverneur en. prend ombrage : il pense et non sans raison que l'amiral veut le remplacer. Longwood le souhaite[7]. Avec Malcolm changerait la situation des Français. Lowe n'ose pas rompre avec le commandant naval, mais évite sa rencontre[8] et, voyant à regret sa médiation, la condamne dès lors à l'échec.

 

Napoléon avait reçu du gouverneur un exemplaire du volume que Warden, le chirurgien du Northumberland, s'était hâté de publier dès son retour en Angleterre[9]. Sous forme de lettres adressées à une amie, dans un style prétentieux, mais qui ne manque pas de pittoresque, il décrivait l'Empereur durant la traversée et les premiers temps de son séjour à Sainte-Hélène. Il lui prêtait des déclarations, des confidences qu'à la vérité Napoléon n'avait pu lui faire, mais dont Warden avait pris la trame dans ses conversations avec les officiers de l'Empereur. Celui-ci, comme d'ailleurs tout son entourage, jugea le livre inconvenant. Il dit à O'Meara :

— Le fond en est vrai, mais il y a cento coglionerie e cento bugie[10]. Il a fort mal compris Las Cases. Il a mis dans rua bouche des expressions indignes de moi et qui ne sont pas de mon style.

Cependant il reconnaissait que l'intention de Warden n'était pas mauvaise, et que le succès de l'ouvrage, dont les éditions se succédaient, soutiendrait sa cause. L'ancien pamphlétaire qui chez lui ne s'est jamais assoupi, se réveille. Il ne tardera pas, en cachette d'O'Meara et même de Gourgaud[11], à dicter à Bertrand des lettres qui répondront à celles de Warden. Mme Bertrand les traduira en anglais. On les fera imprimer à Londres sous le nom de Lettres du Cap. Elles passeront ainsi pour l'œuvre de Las Cases qui, dans sa quarantaine australe, aura voulu défendre l'Empereur contre la calomnie et les faux.

Les visiteurs deviennent rares à Longwood, les Saint-Hélènais sachant bien qu'à paraître en trop bons termes avec les Français, ils s'attireront l'hostilité du gouverneur.

Balcombe, abrité par sa fonction, y vient encore souvent. Le 12 février, sa femme, Jane et Betzy montent à Longwood pour voir le petit Arthur Bertrand. A l'heure du dîner, Napoléon les envoie chercher par Gourgaud. L'Empereur plaisante Betzy sur le bruit de son mariage avec Reade. La jeune fille s'en défend. Au salon elle commet quelques espiègleries. Comme on ne peut plus de nuit franchir l'enceinte, Gourgaud reconduit ces dames chez le grand-maréchal qui leur offre l'hospitalité. Elles passent deux jours à Longwood. Betzy joue avec Gourgaud, flirte avec Fehrzen et Reade. L'Empereur va la voir. Balcombe vient enfin chercher ses trois femmes. Ils partent à cheval, accompagnés jusqu'à Hutt's Gate par Mme de Montholon et O'Meara qui rendent visite à lady Lowe[12].

Le 7 avril se donnent les courses d'automne au camp de Deadwood, Deux fois l'an, c'est une solennité qui rassemble les notables de l'île. Lady Lowe a offert à Mme Bertrand de l'y mener dans la voiture du gouverneur. Mais Napoléon dit à Bertrand qu'il ne convient pas que sa femme se lie trop avec lady Lowe. Celle-ci était déjà en route pour Longwood quand Poppleton, par signaux, avertit que Mme Bertrand ne sortira pas.

Mme de Montholon est bien forcée de l'imiter, pour ne pas déplaire. Gourgaud par contre reçoit permission d'aller aux courses. Il verra les commissaires : l'occasion n'est pas à négliger.

Gourgaud trotte vers Deadwood. Le gouverneur, sa femme, les trois commissaires, la baronne Stürmer. Dors, les Bingham, les Malcolm, les Balcombe sont réunis sous une tente. Gourgaud est bien accueilli. Balmain lui est présenté. Pendant les courses la conversation va bon train. Balmain, Stürmer et sa femme déplorent de n'avoir point de relations avec Longwood. Le temps, dit Stürmer, passerait plus agréablement. On taquine Gourgaud à propos de ses amours malheureuses avec miss Churchill, Montchenu lance une polissonnerie. Après les courses, les commissaires et Gourgaud vont se rafraîchir chez Mrs. Younghusband[13]. Au retour, sur la route, le jeune homme s'attarde avec Stürmer et Balmain. Celui-ci dit qu'il espère que le Conqueror, qu'on attend, apportera aux commissaires des instructions nouvelles qui leur permettront de venir à Longwood. Le jeune homme est enchanté de sa journée. Napoléon regrette presque de n'être pas allé lui-même au camp.

 

On ne se doutait point alors à Sainte-Hélène que la situation du Captif venait d'être portée devant l'opinion anglaise, par un débat public à la Chambre des lords. L'événement était dû à l'action du plus humble de ses serviteurs, Santini. Après son séjour forcé au Cap, le petit Corse était arrivé en février 1817 à Londres. Sans savoir un mot d'anglais, il se démena si bien qu'il finit par atteindre sir Robert Wilson, le chevaleresque colonel qui avait sauvé Lavalette après son évasion. Santini lui récita la protestation dictée à Montholon par l'Empereur. Wilson, qu'une cause noble tenta toujours, s'enflamme, court avec Santini chez lord Holland. A eux trois, aidés du douteux Maceroni, ancien officier de Murat réfugié à Londres[14], et sans doute aussi de Piontkowski, ils rédigent en français et en anglais une brochure intitulée : Appel à la nation anglaise sur le traitement éprouvé par Napoléon Buonaparte dans l'île de Sainte-Hélène[15]. Sept tirages s'enlèvent en dix jours. Le 18 mars, lord Holland, l'un des chefs du parti libéral, interpelle lors Bathurst à la Chambre haute, en vue de préserver la réputation du Parlement et du pays de la tache qui l'atteindrait si un traitement trop rigoureux était imposé à Napoléon Buonaparte.

Ce lord Holland, dont le nom va vivre parce qu'il pense que l'Angleterre ne doit pas piétiner un vaincu, quel personnage est-il ? A la vérité curieux. L'un des chefs du parti libéral anglais, Henry Richard, troisième lord Holland, est neveu de Fox, le grand leader whig. Né en 1773, il a été lord du sceau privé en 1806. C'est un voyageur, un écrivain plus encore qu'un orateur. C'est aussi un amoureux. Il a épousé après maintes aventures une jolie créole, lady Webster qui, à ses côtés, reçoit à Holland House tous les hommes marquants du Royaume-Uni. Lady Holland, si son passé la fait dédaigner des femmes, n'en a pas moins d'influence. Même tories, les ministres comptent avec elle. Généreuse, elle a plaint des premières Napoléon qui, s'adressant à la magnanimité de l'Angleterre, n'a trouvé que sa vengeance. Elle l'a vu, semble-t-il, une seule fois, pendant le Consulat, à une prise d'armes. De ce jour, autant qu'elle le redoutait, en bonne Anglaise, elle l'a admiré. Maintenant qu'il est malheureux, elle embrasse son parti avec chaleur. Elle voudrait, en attendant sa délivrance, au moins alléger sa prison et celle des Français qui l'ont suivi. Aussi envoie-t-elle, et très tôt, livres, journaux, menus objets, douceurs, et, pour les enfants, mère qui pense aux siens, des jouets beaux et nombreux. Mais surtout elle agit sur son mari. Elle le décide à attaquer le cabinet Liverpool.

Dans son discours aux Lords, Holland ne peut revenir sur le principe même de la détention. Il s'est opposé au bill qui l'a consacrée. Ce bill est acquis. Mais pour l'honneur anglais, il veut s'assurer que les mesures édictées à l'égard du captif ne sont pas inhumaines. Il trace alors un exposé complet des plaintes de Napoléon.

Bathurst lui répond en donnant lecture des instructions adressées à Lowe. Il justifie les restrictions par la crainte d'une évasion. Longwood n'est pas un lieu malsain ni triste. Buonaparte et les siens y sont traités avec largesse. Bassement il tente d'égayer son auditoire en dénombrant les bouteilles de vin fournies aux reclus. Tous ces Français, Napoléon compris, sont des ivrognes, semble-t-il dire, et l'on aurait tort d'accorder le moindre crédit à leurs protestations. Car pour Bathurst encore plus que pour Lowe, le physique compte d'abord. Comme Napoléon souffre surtout de l'oppression morale, l'antinomie ne se résoudra jamais.

Les Lords approuvent Bathurst. On s'y attendait. Mais l'opinion se montre soucieuse. Le retentissement du débat s'élargit par ondes. Toute la presse européenne s'en occupe. L'intérêt du m'onde qui s'en détournait se reporte sur Napoléon.

La famille de l'Empereur, reprenant courage, envoie à Bathurst des lettres que le ministre s'engage — vis-à-vis de lord Holland — à faire tenir à Longwood. Mais, vile revanche, il les fait passer par le Cap. Quand elles arriveront à Napoléon, elles seront vieilles de cinq, de six mois.

Toutefois, la campagne commencée par Santini[16], poursuivie par Holland et ses amis libéraux, va obliger Bathurst, partant Lowe, à plus de prudence, plus de ménagements aussi vis-à-vis de leur prisonnier[17]. Trop d'officiers, de marins, de magistrats britanniques ont déjà vu Napoléon à Sainte-Hélène.. Leurs récits lui marquent presque tous de la sympathie. Le secret où Bathurst a voulu tenir les exilés se fissure. Les geôliers sentent peser sur eux trop de regards pour qu'ils puissent tous les aveugler.

Napoléon connut en même temps l'Appel de Santini et les discours aux Lords[18] par trois journaux que Lowe envoya à Longwood.

— Eh bien, ce Santini fait des merveilles ! Il n'aurait pourtant pas dû parler autant des vivres, car cela fait qu'on ajoute moins foi à ses paroles.

Il approuva la motion de Holland. La défense de Bathurst était d'une insigne duplicité

— Presque tous les ministres sont des menteurs, dit-il à O'Meara. Talleyrand est leur caporal, puis viennent Castlereagh, Metternich et Hardenberg... Je suis bien aise, ajouta-t-il, de voir le ministre anglais justifier sa conduite envers moi à la face du Parlement, de sa nation et de l'Europe entière par des mensonges. Mais le règne du mensonge ne durera pas toujours !

Il prépara tout de suite une réplique au discours de Bathurst

— Ce sera un bel ouvrage, dit-il à dîner, que cette réponse à Bathurst. Ce lord est une bête, un ignorant, qui ne sait ce qu'il dit. Il va voir comme je le travaille ; je le foudroie. Cela fait voir l'avantage d'un bon logicien sur un imbécile.

Et il ajouta :

— Cela fera grand bruit en Europe. Il ne faudra mettre aucun nom. J'écrirai : approuvé : Napoléon[19].

Les Anglais de Sainte-Hélène ont été impressionnés par le débat des Lords. Lowe se montre plus agité que jamais. Ses ordres, ses écrits, ses moindres gestes passant à présent sous la critique du Parlement et de l'opinion, il se tient sur le qui-vive, partagé entre la sotte terreur d'un enlèvement et la peur mieux fondée d'attaques de l'opposition à Londres, qui, d'un courrier à l'autre, peuvent lui valoir sa mise à pied.

C'est à son anxiété qu'est dû un nouvel incident, en soi minime, mais qu'on exagérera et dont Napoléon tirera parti. Le storeship Baring arriva à Sainte-Hélène à la fin de mai, portant à son bord un maître canonnier étranger nommé Redwitch, qui à Londres avait reçu des frères Biaggini un petit buste en marbre du roi de Rome, avec mission de le vendre au meilleur prix au comte Bertrand. Le capitaine du Baring, Lamb, en informa Reade, Le buste fut porté chez le gouverneur, à Plantation. Lowe dans cette affaire pécha par indécision plus que par malveillance. Pouvait-il, sans y être autorisé par son ministre, envoyer ce buste à Longwood ? S'il recélait une correspondance ?... Il balança longtemps. Reade lui aurait proposé, a-t-on dit, de briser le buste ou de le jeter à la mer. Rien n'est moins sûr. Le bruit en courut à Longwood. Napoléon déjà dictait à Montholon des phrases vengeresses. Lowe vint voir Bertrand[20], et lui demanda s'il devait envoyer ce mauvais buste, pour lequel les Biaggini espéraient recevoir cent louis. Bertrand répondit :

— Envoyez-le toujours ; cela fera plaisir à l'Empereur.

Le lendemain, il arriva[21]. Napoléon fut charmé par la piètre sculpture. Son fils, dont il ne savait plus rien, dont il parlait si peu, pour éviter des pensées trop poignantes, son fils est là devant lui. Il reconnaît ses traits, caresse ses longues boucles, cherche à retrouver dans ces lèvres fixées la fraiche bouche qui s'était appuyée sur sa joue.

Il trouve l'enfant joli, « bien que le cou paraisse trop enfoncé ». Il ressemble à Marie-Louise.

Il n'en doute pas, c'est l'Impératrice elle-même qui, par un moyen détourné, lui fait tenir le buste[22] de leur enfant. Il ne voudrait pas admettre, si quelqu'un osait hasarder un soupçon, que les Biaggini ont spéculé sur ses sentiments, que l'image molle et conventionnelle a été façonnée à Londres par un praticien et n'a été décorée de la plaque de la Légion d'honneur que pour mieux l'abuser. Sa joie résisterait ; elle est trop forte. Il place lui-même le buste sur la cheminée du salon, fait appeler les Montholon, le montre aux Balcombe, qui s'extasient. Il doit être fier, dit Mrs. Balcombe, d'être le père d'un si bel enfant. Fier, il l'est, en effet, et heureux. Son visage rayonne[23]. Il dit à O'Meara :

— Je me proposais, si le gouverneur ne me l'avait pas remis, d'adresser une plainte à faire dresser les cheveux sur la tête de tout Anglais. J'aurais dit des choses qui l'auraient fait exécrer par toutes les mères comme un monstre à forme humaine[24].

Comme Lowe a prétendu que le buste ne vaut pas les cent louis qu'on en attend

— Pour moi, il vaut un million ! s'écrie Napoléon.

Bertrand comptera trois cents guinées au marin du Baring. Ce Redwitch, il veut lui-même le voir. Lowe semble se prêter à ce désir, il envoie le canonnier à Longwood. Mais Poppleton ne doit le laisser parler seul à personne[25]. L'Empereur alors renonce. Cependant Bertrand, d'ordre de son maitre, écrit à Redwitch une lettre qui, on l'espère bien, aura de l'écho en Europe[26].

L'escroquerie flairée par Lowe a donc pleinement réussi. Qu'on ne le regrette pas : elle a valu à l'Empereur une caressante illusion.

Les Malcolm vinrent à Longwood le 19 juin faire leurs adieux à Napoléon. L'amiral, son temps de commandement achevé, allait retourner en Angleterre. Il espérait bien revenir ; l'Empereur l'espérait aussi. Il proposa à Malcolm de lui montrer la réponse qu'il préparait au discours de Bathurst. L'amiral s'en défendit.

Prenant sur une table une tasse et une soucoupe de son service de Sèvres, Napoléon les offrit à lady Malcolm. Elle le remercia avec effusion. Il dit en riant qu'il ne ferait pas de présent à l'amiral, parce qu'il n'était pas un homme à entendre raison. « Les femmes avaient meilleur cœur pour les malheureux !

— J'ai porté la couronne impériale de France et la couronne de fer d'Italie. L'Angleterre m'en donne maintenant une plus glorieuse, une couronne d'épines. L'oppression et l'insulte ajoutent à ma renommée. C'est à l'Angleterre que je devrai le rayonnement de ma gloire.

Puis il les remercia de leurs soins

— Vous n'attendiez rien de moi. Je n'ai plus le pouvoir de rendre service. Vous n'êtes venu ici que par générosité...

Malcolm avant de prendre congé, dit à l'Empereur que lord Amherst, ambassadeur anglais en Chine, allait toucher à Sainte-Hélène dans son voyage de retour, et qu'il pourrait être pris pour négociateur entre Longwood et Plantation.

A cela Napoléon ne répondit pas. Il murmura seulement

— Vous êtes trop Anglais, on ne peut raisonner avec vous. Vous pensez que tout ce que font vos compatriotes est bien, et qu'un étranger a toujours tort.

Il dit adieu à lady Malcolm de la façon la plus affable. Ce magot était devenu pour lui une amie. Il ne la voyait pas s'éloigner sans regret.

 

Quand lord Amherst arriva[27], Napoléon hésita à le recevoir. Il souffrait d'une fluxion. L'ambassadeur étant venu avec Lowe chez Bertrand pour demander audience, Napoléon, qui les épiait à travers un volet, cria tout à coup à Gourgaud :

— Vite, ma lunette, les voilà !

Un instant après, il dit :

— Cet ambassadeur a une piètre mine... Le recevrai-je ou non ?... Je crois que le gouverneur serait content que je ne le reçusse pas[28].

— Je crois, sire, fit Gourgaud, qu'en ne le recevant pas, l'orgueil britannique serait blessé... Lord Amherst partira d'ici avec de faux renseignements et piqué contre Votre Majesté.

Il consentit, mais ordonna qu'on l'introduisit avec une stricte étiquette[29].

— Mon plus grand désir depuis vingt ans était de vous voir, dit Amherst en le saluant.

Il passa une heure avec Napoléon et lui présenta sa suite[30]. L'Empereur s'éleva contre les procédés de Lowe et les entraves inutiles apportées à sa liberté ; il pria son visiteur d'en informer le Régent. Amherst lui répondit avec une évasive courtoisie. Si bien que Napoléon, le soir même, satisfait de l'entrevue, disait à ses compagnons :

— Ah ! je peux vous répondre que le gouverneur a joliment reçu son paquet !

Il pensait que l'ambassadeur allait retarder son départ pour imposer sa médiation à Lowe. Cependant Amherst, ayant rapporté les griefs de Napoléon au gouverneur, celui-ci les réfuta point par point. Amherst fit voile pour l'Angleterre, persuadé que les allégations de Buonaparte n'étaient point fondées.

 

Le 53e d'infanterie allait quitter l'île, remplacé par un bataillon du 66e qui arrivait de l'Inde[31]. Napoléon reçut les officiers partants, conduits par Bingham. Ils formèrent un cercle autour de lui : il alla de l'un à l'autre, demandant à chacun ses états de service :

— J'ai été très content du 53e, leur dit-il, j'apprendrai toujours avec plaisir ce qu'il lui arrivera d'heureux.

S'adressant à Bingham :

— Vous devez être triste de perdre ce régiment, c'était votre famille, your children, combien de temps avez-vous servi avec lui ?

— Treize ans.

— Il faut pour vous consoler faire un petit Bingham à Milady.

Bingham rougit. Napoléon salua les officiers qui sortirent du salon.

Poppleton, chargé de la surveillance de Longwood, appartenait au 53e régiment et devait partir avec lui. Il demanda à rester. Hudson Lowe s'y opposa, tout en le recommandant au ministère pour le grade de major. Cet officier lui était devenu suspect. Sans doute ses rapports journaliers demeuraient stricts et fidèles. Mais une sorte de pitié respectueuse pour Napoléon s'en échappait. Les Français ne s'y trompaient pas. Aussi l'Empereur lui fit-iI envoyer le matin de son départ une tabatière d'or[32] et une mèche de cheveux. Lowe lui assigna pour remplaçant le capitaine Blakeney[33] du 66e, homme épais, juponnier et ami de la bouteille, avec qui les Français, quoique vivant porte à porte, n'eurent jamais de liaison.

 

Les bannis n'avaient point abandonné l'espoir de se rapprocher des commissaires alliés. Balmain rapportait à Nesselrode cette impatience « Il détache ses Français l'un après l'autre pour nous attirer. Gourgaud me cherche, me suit partout et me presse avec importunité de contenter son maître. Bertrand en fait autant avec Mme de Stürmer. L'autre jour, étant assis près d'elle, il feignit, pour n'être entendu de personne, de relever un mouchoir et lui dit à voix basse : Madame, au nom du ciel, venez voir l'Empereur, je vous en conjure, il vous attend, il ne parle que de vous, il a besoin de société, il ne voit que des Anglais et c'est bien triste !

De son côté, Lowe cherche à éloigner les commissaires. Il les pousse à s'aller promener au Cap. Ce n'est, dit-il, qu'une absence de trois mois. Stürmer, plusieurs fois pressenti, s'en défend.

— Admettons, dit-il, que Bonaparte vienne à mourir pendant mon absence ?

Lowe réplique avec flegme :

— Dans ce cas les journaux ne manqueraient pas d'en donner avis.

Le Conqueror apporta aux commissaires[34] l'autorisation de rendre visite privément Napoléon. Balmain s'empressa d'en prévenir Lowe. Il tenait à contenter le Tsar, friand de tous les détails qu'il pourrait recueillir sur la vie à Longwood.

Le gouverneur d'abord parut consentir[35], mais ce n'était qu'une feinte. Quand Balmain revint à la charge, Lowe lui répondit par un refus, dans sa manière étrange et décousue :

— La chose est impossible. J'y ai bien réfléchi, je n'ai pas d'ordre à cet égard. Écrivons une seconde fois à nos ministres... Bonaparte me traite comme un cochon. Il m'outrage, me calomnie. Il vous dirait des horreurs, des abominations. je ne puis le souffrir. Cet homme est trop fin. Il a l'esprit encore inquiet. Il s'agite, ordonne, travaille, fait des projets comme aux Tuileries... Sa suite est mauvaise, terrible. Il n'y a que des intrigants. Vous devez m'aider, me défendre, épouser mes intérêts...

Balmain s'étonne : la sûreté du prisonnier de Longwood n'est pourtant pas en péril. « Il ne fait pas un mouvement qui ne soit aperçu[36], il ne dit pas un mot qui ne soit entendu. Il sort rarement de sa maison et jamais de son enceinte. Il n'écrit à personne. Il est entouré de gardes, de canons, de fossés...

Cependant le Russe cède. Il eût fallu disputer, batailler longtemps, écrit-il, et j'ai préféré me désister de ma demande.

Rencontrant de nouveau Gourgaud, si naïvement désireux de compagnie, il lui dit que le gouverneur opposant des difficultés, il doit se soumettre à sa décision.

— Comment ? fait Gourgaud. Pas même un petit bonjour à Mme Bertrand ?

— Non, tant que Longwood et Plantation House seront en guerre, que la porte de Bonaparte sera fermée à sir Hudson, pas même un petit bonjour à Mme Bertrand. Faites la paix avec lui. C'est un brave homme. Il n'est pas méchant. Il désire se rapprocher de vous. Vous seriez de ses dîners, de sa société. On ira chez vous de fois à autre et le temps vous paraîtra moins long.

— Ah ! monsieur, dit Gourgaud, découragé, il a pris de fausses directions au commencement ; le mal est sans remède.

Les autres commissaires décident de garder la même réserve. Metternich a enjoint à Stürmer de faire preuve de plus de déférence à l'égard du gouverneur. Le seul moyen de lui complaire est d'éviter Longwood.

Montchenu trouve un excellent prétexte ; il ne peut se rendre chez Bertrand — étape obligée pour qui veut être présenté à Napoléon —, puisque le général a été condamné à mort en France pour haute trahison. Il veut d'autant plus ménager Lowe qu'il s'est enflammé pour sa femme. Dans son bel uniforme qui n'a jamais vu le feu, coiffé à l'oiseau, la face rougie par le vin des autres, l'ancien émigré la poursuit de ses soins. Amusée, elle ne le décourage pas. Le marquis réjouit la colonie entière par tout le saugrenu, le bouffon de sa personne, de son costume, de ses airs, de sa vie avare, gourmande et vaniteuse. Les officiers l'appellent : Monsieur de Montez-chez-nous. Nul ne l'estime[37]. Son adjoint Gors, pour qui il s'est montré sordide, le déteste et, assez bassement, dénonce au ministre son incapacité[38].

Au reste, Montchenu joue près de Lowe un rôle perfide. De ses conseillers officieux il est sans doute le plus malveillant. Il dit ainsi à sir Hudson en septembre 1817 : Je vous assure que si j'étais gouverneur, je ne laisserais pas arriver un seul étranger à Longwood, car tous ceux qui en sortent reviennent pénétrés du plus grand enthousiasme et le reportent en Europe, ce qui n'est pas, je crois, bien utile. Et si Lowe songe à élargir les limites : J'ai fortement représenté, écrit-il à Richelieu, que ses instructions et sa responsabilité ne lui permettaient pas d'accorder cette liberté.

 

L'amiral Plampin, successeur de Malcolm[39], vint à Longwood le 5 septembre et présenta à Napoléon de la part du gouverneur une brochure anonyme qui avait paru au début de l'année, et qui portait pour titre Manuscrit venu de Sainte-Hélène d'une manière inconnue. L'Empereur lui-même paraissait y disserter sur les principaux événements de sa vie. C'était un audacieux pastiche, dû à un Genevois, Lullin de Chateauvieux[40]. Il était bourré d'erreurs, d'invraisemblances, il méconnaissait souvent le caractère, la pensée, la carrière de Napoléon. Il lui faisait renier la Révolution. Mais dans l'ensemble régnait un certain ton de chef, une brièveté héroïque qui imposait la conviction. Le succès du Manuscrit avait été du premier jour immense, non seulement à Londres, mais à Paris. Talleyrand, Marmont, Fontanes, Molé ne doutaient pas qu'il ne fût de leur ancien maître. Le gouvernement de Louis XVIII le fit saisir, mais il ne put empêcher qu'on ne le copiât et répandit, dans un mystère qui en décuplait l'intérêt.

Quand il feuilleta la brochure remise par Plampin, Napoléon n'y vit qu'une imposture de plus. Il dit pourtant qu'il l'annoterait. Tout prétexte était bon à son activité sans emploi.

Pendant plusieurs jours à Longwood, on parla du Manuscrit, on en chercha l'auteur. Bertrand pensait qu'il avait été écrit par Benjamin Constant ou Mme de Staël. Mme de Montholon penchait pour Sieyès, Napoléon songeait à Rœderer. Entre eux les exilés se jetaient des noms autour desquels flottait toute leur histoire passée, l'air perdu de la France. Malgré les mois si longs, la peine et l'aigreur de leur vie, l'espoir de la retrouver les traversait encore. Le 25 septembre au soir, Bertrand accourt chez Gourgaud :

— Grandes nouvelles ! les catholiques d'Irlande sont émancipés ; on regarde cela comme un triomphe de notre parti. Les royalistes ont été massacrés à la Guadeloupe et à la Martinique. En France tout le monde veut ravoir Napoléon. Montholon a appris tout cela de Bal-corne à qui le gouverneur a dit de venir demain l'apprendre à l'Empereur et ensuite d'aller dîner à Plantation.

Gourgaud doute. Mais Bertrand, taciturne à l'ordinaire, est si joyeux, parait si sûr !

Le lendemain l'Empereur, de la salle de billard, inspecte la route où doit paraître le pourvoyeur.

— Vous savez les nouvelles ? dit-il à Gourgaud. Il faut qu'il y en ait de bien bonnes pour que le gouverneur nous envoie Balcombe. Le malheur de la Guadeloupe va peut-être amener un soulèvement à Paris. Peut-être Lowe a-t-il appris que Napoléon H est monté sur le trône...

Sans crainte de déplaire, Gourgaud répond

— Pourquoi choisir un homme comme Balcombe ? Pour montrer cette prévenance, il faudrait que Lowe eût bien changé !

Balcombe tarde. Enfin vers deux heures il paraît. On le voit se diriger vers la maison de Bertrand. Il y reste longtemps. L'Empereur s'impatiente... A trois heures Bertrand entre. Il n'a pas couru cette fois. Balcombe n'a apporté qu'un vieux journal où l'on parle de légers désordres à la Martinique.

Napoléon change de visage. Il veut voir Balcombe. Quand il l'a reçu et congédié, Gourgaud le retrouve frissonnant de colère[41].

— On ne plaisante pas avec ceux qu'on assassine Il est infâme de faire circuler de pareils bruits. — Il met sa jambe sur la table —. J'ai enjoint à Balcombe d'informer Lowe que je suis atteint du scorbut et que mes jambes enflent.

Dans sa lutte tenace, à la corse, contre le gouverneur, se servait-il là d'une supercherie, et voulait-il par la menace de la maladie obliger Lowe à se rendre ? Peut-être aggravait-il certains symptômes. Mais sans être profondément atteinte encore, la santé de Napoléon dans la seconde moitié de 1817 s'altérait déjà L'année précédente il avait éprouvé de nombreuses, quoique légères indispositions, dues le plus souvent aux brouillards et au vent. Pour cet homme du Midi, ami d'une température sèche, pareille atmosphère était détestable. Pendant les mois d'hiver, de mai à septembre, les vêtements, les cuirs, le bois, les moindres objets se couvraient de moisissures ; en quelques jours les armes se rouillaient. On était obligé de passer un instant au four les cartes à jouer pour pouvoir s'en servir. Cette humidité avait provoqué chez l'Empereur divers malaises rhumes, névralgies, fièvres, maux de gorge, fluxions, coliques. A la vérité, durant son règne, il avait eu souvent de ces incommodités. Lui-même n'y attachait pas d'importance. Après quelques jours de diète, où il ne prenait que de l'eau de poulet, sa panacée, et se tenait au chaud sans s'habiller, il était guéri.

Vers la fin de mars, ses jambes enflèrent. Ce symptôme non plus n'était pas nouveau ; il l'avait éprouvé à Moscou. Mais en septembre, l'affection s'aggrava. Le 27 O'Meara en avertit Lowe, ajoutant que les gencives de l'Empereur étaient molles et saignaient aisément. Il avait perdu presque tout appétit.

Flanqué de Reade et Gorrequer, Lowe monta le lendemain à Longwood. Il proposa encore de faire venir le docteur Baxter en consultation. Bertrand répondit que la santé de l'Empereur n'était devenue mauvaise que par le défaut d'exercice, né des restrictions. La tente dressée dans le jardin n'ayant pas résisté à la pluie et au soleil, Lowe proposa de faire élever un pavillon de bois où Napoléon pourrait se promener à l'abri de l'air[42]. Bertrand répondit deux jours après : il refusait comme dérisoire la baraque offerte par le gouverneur et demandait la levée des restrictions. La question est dans ces deux mots : Voulez-vous ou non tuer l'Empereur ? Si vous persistez dans votre conduite, vous aurez vous-même prononcé l'affirmative, et malheureusement le but sera probablement atteint après quelques mois d'agonie[43].

Napoléon veut effrayer Lowe et par là obtenir un changement de résidence, qui sait ? peut-être revenir en Europe, être interné à Malte[44]. Qu'il souffre pourtant est certain. Mais l'exagération est probable[45]. O'Meara, le 1er octobre, dans un bulletin adressé au gouverneur, prononçait le mot redouté d'hépatite chronique[46].

Cette hépatite, O'Meara n'osait l'attribuer ouvertement au climat. Mais il entendait bien qu'elle lui était imputable. Et Lowe ne doutait pas de son intention. Qu'était donc ce climat de Sainte-Hélène ? Meurtrier comme beaucoup l'ont prétendu ? En internant Napoléon sur ce rocher, les Britanniques avaient-ils espéré l'y faire mourir ? C'est là pur enfantillage. Jamais les Anglais, même Bathurst, n'eurent pareille idée. Le climat de Sainte-Hélène n'a pas changé. Aujourd'hui comme il y a cent ans, c'est celui d'un navire à l'ancre, souffleté sans trêve par la mer et par l'alizé. Point malsain à présent, il ne l'était pas davantage en 1815[47]. Cependant la mortalité était très élevée[48]. Comment expliquer une telle contradiction ? Tout simplement et il est extraordinaire qu'on ne s'en soit pas avisé plus tôt — par le défaut d'hygiène de l'époque. A Sainte-Hélène il était meurtrier. L'eau mauvaise, rare, menée des sources du pic de Diane par des rigoles mal couvertes, était souillée par les bestiaux. Des marécages emplissaient le fond des vallées où les moustiques pullulaient, propageant diverses formes de paludisme[49]. Enfin les noirs tirés d'Afrique avaient apporté la dysenterie. De nombreux soldats anglais établis sous la tente en mouraient[50]. Presque tous les compagnons de l'Empereur, à des époques variables, en furent atteints. Lui-même, au début, en souffrit quelques jours.

Consécutives ou non à la fièvre, nées d'une alimentation médiocre et trop carnée ou de la moiteur de l'air, les maladies du foie étaient fréquentes alors à Sainte-Hélène. En décembre 1816, Montchenu écrivait au duc de Richelieu : L'engorgement du foie est la maladie la plus commune. Le comte de Balmain en est déjà atteint, mais il a été pris à temps[51]. Et Stürmer à Metternich, le 10 janvier 1817 : Quantité d'Anglais souffrent d'obstruction du foie et de maladies inflammatoires... Il n'y a pas de jour où il n'y ait un enterrement.

Plus qu'un autre Napoléon était enclin aux affections hépatiques. Son teint d'or durant la campagne de France et les Cent jours, aussi bien que son empâtement depuis 1810 montrent qu'il souffrait déjà de troubles fonctionnels du foie. Comme sa mère qui, avant la Révolution — et elle n'était point riche — avait fait le voyage de Vichy. Comme tous ses frères et sœurs qui à des moments divers de leur vie se sont révélés des hépatiques. Sa réclusion presque constante dans de petites chambres surchauffées[52], ses bains terribles de deux, trois heures, en une eau brûlante où les autres ne pouvaient laisser la main, ses repas irréguliers et rapides, où les éléments végétaux entraient pour une trop faible part, ne pouvaient qu'aggraver ces dispositions. Sa constipation était devenue opiniâtre. Il avait beaucoup grossi. Dans sa face exsangue, ses yeux enfoncés brillaient. Le Dr Baxter, qui avait plusieurs fois causé à titre privé avec Napoléon, écrivait à Lowe le 28 septembre que du premier jour qu'il avait vu le général Buonaparte, il avait pensé qu'il souffrirait bientôt d'hydropisie, en raison de son visible relâchement musculaire et aussi de la vie trop sédentaire qu'il menait... L'enflure des chevilles, ajoutait-il, marque le début de l'hydropisie et indique l'affaiblissement général du système[53].

Le gouverneur, perplexe, se décide à revenir sur les restrictions. Si Napoléon consentait à monter à cheval et à reprendre ses promenades de jadis, il ne serait pas long à se rétablir, affirment O'Meara et Baxter. Il permet donc l'accès de la nouvelle route par Woody Ridge, revenant ainsi à peu près aux anciennes limites[54]. Il fait des concessions quant aux sentinelles, qui jusqu'à neuf heures du soir ne dépasseront pas l'enceinte du jardin ; quant aux visites, une liste devant être dressée des personnes autorisées à se rendre à Longwood du consentement de Napoléon ; quant à la correspondance avec les habitants de l'île, que devra faciliter l'officier d'ordonnance. De plus, il renonce à imposer dans ses rapports avec Longwood le nom de Général Buonaparte. Il emploiera désormais celui de Napoléon Bonaparte[55]. Enfin, il offre, pour la saison d'été, de louer à l'usage de l'Empereur la maison de miss Masan, située sur un coteau riant et ombragé, dans un doux paysage abrité du vent.

Ainsi Lowe s'exécute, et sur presque tous les points. Mais il le fait sans grâce et, selon sa coutume, en ergotant. Ses concessions irritent Napoléon plus qu'elles ne l'apaisent. Il commande à Bertrand de répondre que s'il ne supprime pas entièrement les restrictions d'octobre 1816, il ne sortira pas davantage de Longwood : Ma santé souffre surtout des insultes qu'il me faut endurer à tout moment de l'homme pervers qui commande sur ce pays. Il ne veut pas de demi-mesures. Il exige que Lowe désavoue complètement ses ordres de l'an passé. Tout doit être rétabli comme du temps de Cockburn, notamment la libre communication avec les habitants.

— Comment ! s'écrie-t-il, si Gourgaud veut une négresse, il faut qu'il la demande au gouverneur ! Quelle absurdité !

Sur l'offre du cottage de miss Masan, aucune réponse n'est donnée[56].

Cependant O'Meara soumettait l'Empereur à une médication assez étrange : bains chauds d'eau de mer, purgatifs, mercure, frictions. Napoléon était mauvais malade. Gâté par Corvisart, ne croyant ni à la médecine ni aux médecins, il se montrait capricieux, rétif, exigeant. Les remèdes dont il ne connaissait pas la saveur, il les rejetait. Il y avait toujours en lui comme une arrière-peur du poison.

Il exigea qu'O'Meara ne communiquât plus au gouverneur de bulletins de sa santé qui ne lui eussent été soumis d'abord à lui-même, et que dans ces bulletins il fût qualifié d'Empereur. Si O'Meara s'y refusait, il ne le recevrait plus. Il ne pouvait, dit-il, se faire à l'idée d'être offensé par son médecin :

— J'ai perdu le trône pour un point d'honneur, je perdrai plutôt cent fois la vie que de me dégrader en consentant à être nommé d'après la fantaisie de mes oppresseurs.

Lowe trouva un biais : O'Meara ne lui transmettrait plus de bulletins écrits, mais il conférerait à intervalles rapprochés avec Baxter, qui suivrait ainsi la maladie et rédigerait chaque fois une consultation pour le gouverneur. La responsabilité de Lowe serait donc sauvegardée. Car il se défiait d'O'Meara et ne donnait guère plus de crédit à sa science médicale qu'à sa fidélité.

Depuis longtemps il savait[57] qu'il renseignait en Angleterre, par l'entremise de Finlaison, des personnages officiels. Il dut fermer les yeux, l'Empereur ne voulant admettre près de lui aucun autre médecin. O'Meara lui fournissait d'ailleurs sur la vie intérieure de Longwood, l'état physique, l'humeur de Napoléon, des notes précieuses.

Pourtant, à plusieurs reprises, il lui avait adressé des reproches. O'Meara les reçut mal et par deux fois offrit sa démission. L'antipathie croissante qu'il éprouvait maintenant pour le gouverneur le faisait glisser à l'entente avec les Français. Trouvait-il aussi que son intérêt, — car il aimait l'argent, — serait plutôt de servir désormais le captif ? Il avait refusé de lui un supplément de solde. Mais aux derniers jours de septembre 1817 il accepta une somme substantielle, qui l'aida à passer du côté des Français[58].

Les choses traînèrent ainsi quelques semaines. Napoléon n'allait mieux ni plus mal. Il sortait de nouveau dans le jardin. Ses jambes étaient moins lourdes. Mais il éprouvait des palpitations. O'Meara rendait compte à Baxter des alternatives de son état. Lowe en instruisait à son tour les commissaires.

Le 25 novembre, la manie policière de Lowe fit éclater une scène entre lui et O'Meara[59]. Le gouverneur lui rappela qu'il devait l'informer des conversations qu'il avait avec Napoléon. L'Irlandais prit feu, peut-être à dessein, et lui déclara qu'il ne jouerait pas le rôle d'un Mouton. Il oubliait que depuis deux ans il n'avait point fait autre chose. Lowe lui commanda de sortir. Le 18 décembre, nouvel orage. O'Meara devant Gorrequer avoue qu'il a pris vis-à-vis de Napoléon l'engagement de ne rien révéler de leurs entretiens, sauf dans le cas où il serait question d'évasion. Lowe l'accable d'injures, le traite d'homme sans honneur et de nouveau le chasse. S'il ne l'embarque pas aussitôt pour l'Angleterre, c'est qu'il n'ose de son chef priver son prisonnier du seul secours médical qu'il acceptait, Mais il informe lord Bathurst, afin qu'il le délivre au plus tôt d'un ennemi sans scrupule et qu'il sent mortel...

 

FIN DU PREMIER VOLUME

 

 

 



[1] Gourgaud, I, 365. Je suis comme dans un tombeau, dit L'Empereur à Bertrand.

[2] Il avait fait retirer les sentinelles sur le chemin qui conduisait chez miss Mason et à Woody Ridge afin d'encourager l'Empereur à reprendre ses promenades. Recevant du café de l'île Bourbon, il en envoya une caisse à Longwood. Cipriani affecta de craindre le poison. Montholon trouvait la galanterie suspecte. Napoléon dit avec bon sens : Faites porter cette caisse à l'office. De bon café est chose précieuse dans cet horrible endroit. (Montholon, II, 51,) En résumé, conclut Montholon, le café était excellent.

[3] Il reçut ainsi de Lowe une avance de 800 livres st. pour offrir un grand dîner le jour de la fête de Louis XVIII. Il n'y dépensa du reste que 171 livres. Balcombe se chargea de tout, à raison de 13 livres par invité y compris le dessert, le café, mais sans le vin qui est une chose bien chère ici, écrivait Montchenu à son ministre, et dont on use beaucoup, car ii y en eut pour 30 livres. Montchenu attribuait à son diner des conséquences politiques : Cette journée a déjà fait tomber le crédit de notre prisonnier, et il a envoyé le lendemain ses gens en ville, pour savoir comment cela s'était passé. Depuis, il est d'une humeur effroyable.

[4] Balmain demanda un jour à Lowe pourquoi il ne transférait pas les Français à Plantation. Le gouverneur répondit : C'est que ces gens-là y abîmeraient tout. L'entretien de la maison, du jardin, des fermes coûte beaucoup d'argent. C'est un établissement superbe et il y aurait trop de perte pour la Compagnie des Indes. Puis, ajouta-t-il, je devrais habiter Longwood ; lady Lowe ne s'y porterait pas aussi bien et je ne sacrifierai jamais la santé de ma femme au bon plaisir de Bonaparte. (Notes annexées au rapport du 8 janvier 1818. Inédit.)

[5] Malcolm à Lowe, 8 mars 1817. (Lowe Papers, 20.118.) Il dit qu'on l'avait empêché de voir le botaniste autrichien avant son départ de l'île. Cet homme, ajouta-t-il, venait du lieu où vivent ma femme et mon fils et il y retournait. Simple phrase qui, après tant d'années, résonne encore tristement.

[6] Malcolm se montra du reste assez indépendant pour dire à l'Empereur que les lettres écrites par Bertrand et Montholon gr étaient inconvenantes et que Cockburn et Lowe les avaient reçues trop bénévolement Napoléon répondit qu'on devait faire la part de leur pénible situation (Rapport précité.) Il semblait oublier que c'était lui-même qui avait dicté ces lettres.

[7] Stürmer mande à Metternich le 4 juillet 1817 : Je tiens de bonne part qu'il a écrit par le Larkins le 15 décembre pour s'offrir à rester ici encore trois ans, avec la moitié du traitement alloué à sir Hudson Lowe si on voulait lui donner sa place.

[8] Balmain écrit le 4 juillet : Depuis environ trois mois, sir P. Malcolm et le gouverneur sont en mésintelligence. Ils ont cessé de se voir, de s'inviter à dîner, de conférer ensemble.

[9] Lettres écrites à bord du Northumberland et à Sainte-Hélène. Ce livre fut édité à Londres au début de 1816. O'Meara le remit le 6 mars 1817 à Napoléon (Gourgaud, I, 523).

[10] Cent absurdités et cent mensonges. (O'Meara à Lowe, 10 mars 1817.)

[11] Gourgaud, le 19 juin, écrit : Sa Majesté m'assure qu'elle n'a pas fait de réponse à cet ouvrage. C'est Las Cases qui, du Cap, veut, dit-on, répondre. A cela je fais observer à l'Empereur que j'ai vu plus de dix lettres dictées par lui au grand-maréchal pour être imprimées. L'une d'elles est même sur la table où j'écris. L'Empereur ne peut plus nier... (Journal, II, 151.)

[12] Napoléon avait prié Mme de Montholon de faire cette visite (Gourgaud, I, 476). Elle fut fort bien reçue, et dit que le gouverneur avait paru enchanté quand elle avait caressé son enfant.

[13] Gourgaud, II, 6 : Le Russe a presque dit : L'Empereur, le grand homme, Montchenu une ou deux fois : Bonaparte, ensuite, deux fois, devant lady Lowe, l'Empereur. M. de Stürmer n'a jamais employé positivement une de ces trois dénominations.

[14] Maceroni s'est vanté d'être le seul auteur du pamphlet. Il n'a fait en réalité que tenir la plume.

[15] La version française portait : par l'Empereur Napoléon. Le pamphlet parut le 13 mars 1817 chez Ridgway. Le même jour le Morning Chronicle et la plupart des journaux d'opposition en publiaient la partie essentielle, c'est-à-dire la Remontrance de Montholon.

[16] Peu après le débat, Santini qui avait épuisé toutes ses ressources, gagna le continent et se dirigea vers l'Italie pour donner des nouvelles de l'Empereur à Madame Mère. Il n'y parvint pas. Repoussé à Bruxelles par Cambacérès, il est dénoncé à la police par le prince Eugène et expulsé de Bavière. Seule la grande-duchesse de Bade, Stéphanie, a pitié de lui et lui remet mille francs. Il traverse la Suisse, mais, arrêté à Côme, il est astreint pendant quatre ans et demi à résider à Brunn, en Moravie, avec une pension de 180 francs par mois. La mort de Napoléon le délivra. Il vit alors à Frohsdorf, Caroline, puis à Trieste Jérôme, enfin à Rome Mme Letizia. Retiré en Corse, il y végéta jusqu'au jour où Louis-Philippe en fit un huissier du cabinet, puis un courrier des postes. Le Prince-Président le nomma gardien du tombeau de l'Empereur. M. Fr. Masson lui a reproché avec raison d'avoir un peu trop fait commerce de ses souvenirs. Il mourut en 1862.

[17] Lord Bathurst décidera ainsi que les caisses portant une suscription de la main de lady Holland seront transmises sans être visitées.

[18] Le 28 mai, d'après O'Meara (II, 80), le 27 d'après Gourgaud, Il, 93 : Bertrand, sans s'habiller, court les porter chez l'Empereur. Il était très content. Mais Gourgaud ne partageait pas sa satisfaction. Il trouvait que la Remontrance de Montholon pouvait paraître ridicule. Mme de Montholon, quand elle eut lu le Times, s'écria : Ah ! ces Corses ! ce sont tous des intrigants ! Ce n'était pas aimable pour l'Empereur.

[19] Gourgaud, II, 103. Les Observations sur le Discours de lord Bathurst parvinrent en Europe par divers truchements. Lowe les reçut officiellement le 7 octobre de Bertrand, dans un paquet cacheté adressé à lord Liverpool, qu'il transmit, assura-t-il, sans rompre le cachet.

Stürmer cependant en expédia une copie à Metternich le 31 octobre. Déjà O'Meara l'avait envoyée à Finlaison. Comme on le verra, Irving, secrétaire de Malcolm et le capitaine Poppleton, à leur départ, en emportèrent chacun une copie.

[20] Le 10 juin. Il se décida à en parler à Bertrand quand il apprit que Longwood était informé. En somme, son attitude dans cette circonstance fut honorable. Il a obéi, écrit M. Frédéric Masson, après quelques hésitations sans doute, à un sentiment de déférence et, peut-on ajouter, de commisération. (Napoléon à Sainte-Hélène, 349.)

[21] Napoléon avait envoyé d'abord Gourgaud chez Bertrand ouvrir la caisse. Quand Gourgaud revint, il lui demanda : — Quelle décoration porte-t-il ? — L'aigle — Mais ce n'est point celui de Saint-Étienne, au moins ? — Eh non, c'est l'aigle que Votre Majesté porte elle-même.

Rassuré, l'Empereur dit alors à Gourgaud de l'aller chercher. (Gourgaud, II, 130.)

[22] Avec le buste, Lowe avait remis à Bertrand une lettre et un memorandum des Biaggini qui font éclater l'imposture. Ces mercantis prétendaient que l'enfant se trouvant avec sa mère dans l'été de 18/6 aux bains de Livourne (on sait qu'il ne vint jamais en Italie), deux bustes avaient été Sculptés, l'un conservé par l'illustre mère du prince qui avait généreusement récompensé l'artiste, l'autre envoyé à Londres et confié à Redwitch. Il n'est guère d'exemples d'une tromperie si répugnante.

[23] Ma mère m'a dit souvent, raconte Mrs. Abell, qu'elle ne vit jamais une expression plus frappante d'amour paternel. (Souvenirs, 76.)

[24] O'Meara, II, 108-113. Le buste qui demeurera placé jusqu'à la fin de la Captivité sur la cheminée du salon, se trouve aujourd'hui, faussement attribué à Bosio, dans le petit musée installé au haut de l'hôtel de ville d'Ajaccio. Il fut envoyé après la mort de l'Empereur à Mme Letizia.

[25] Rapport Poppleton, 1er juillet 1817. (Lowe Papers, 20.119.)

[26] Je regrette que vous n'ayez pu venir nous voir et nous donner quelques détails qui sont toujours intéressants pour un père. Des lettres que vous avez envoyées, il résulte que l'artiste évalue à lao livres la valeur de son ouvrage. L'Empereur m'a ordonné de vous faire passer un bon de 300 guinées. Le surplus sera pour vous indemniser de la perte qu'il sait que vous avez éprouvée dans la vente de votre pacotille, et des tracasseries que vous a occasionnées cet événement pourtant bien simple et qui devait vous mériter de la considération de la part de tout homme sensible. Veuillez faire agréer les remerciements de l'Empereur aux personnes qui vous ont donné cette aimable commission. 16 juillet 1817.

[27] Le 27 juin 1817.

[28] Gourgaud, II, 170. Napoléon se trompait. Lowe tenait à ce que lord Amherst vit Napoléon. Il comptait qu'il pourrait à Londres lui servir de garant de sa conduite près de Bathurst et du Régent.

[29] L'Empereur était prêt une demi-heure à l'avance, raconte Gourgaud (II, 177). Il passe avec moi au billard, et mécontent de ce que Montholon n'est pas en grand habit, gronde Noverraz de n'avoir pas de boucles aux souliers. Son agitation est extrême.

Lord Amherst (William Pitt, premier comte Amherst, 1773-1857) avait échoué dans son ambassade en Chine où il n'avait pas voulu se soumettre au protocole humiliant de la cour de Pékin. Au retour son navire, l'Alceste, fit naufrage. Après maintes aventures, la mission s'embarqua à Batavia sur le Cæsar, à destination de l'Angleterre.

[30] Le secrétaire d'Amherst, Mils, a tracé de lui dans son Journal of the proceedings of the late Embassy to China un portrait pris sur le vif : L'attitude de Buonaparte était tout à fait digne, affable et plaisante. Il n'était pas trop gros et paraissait en bonne santé, IL s'exprimait avec abondance et force par phrases courtes et épigrammatiques. Il allait et venait durant sa harangue. Je fus frappé par l'expression de sa lèvre supérieure. Même quand il ne parlait pas, elle tremblait d'une façon presque convulsive, donnant l'impression que les pensées se pressaient constamment pour sortir. Si Buonaparte avait été dans la plénitude de sa puissance, sa contenance n'aurait pu être plus imposante ni plus propre à commander le respect.

[31] Vont disparaître ainsi quelques noms qui revenaient sauvent dans les conversations de Longwood, des officiers qui en deux ans étaient devenus pour les Français de vieille connaissances : le major Fehrzen, les capitaines Younghusband, Poppleton, les lieutenants Fitzgerald, Nagle. Les officiers du 66e auront beaucoup moins de rapports avec Longwood. Deux noms seulement en seront retenus : ceux des médecins F. Burton et W. Henry.

[32] Poppleton garda cette tabatière toute sa vie. Il la tenait bien remplie de tabac blanc à un bout, de tabac noir à l'autre bout, raconte sa petite-nièce, Mrs. Callwell, et en offrait à ses visiteurs. Dessous était collée une feuille de papier blanc. Bien des années plus tard, quand il ne fut plus à la mode de priser, et lorsque la botte ne fut plus qu'une curiosité, un gentleman à qui elle fut montrée demanda à quoi servait ce papier. A éviter que les doigts des priseurs ne rayent la tabatière, lui dit-on. Plus curieux que tous ceux qui l'avaient précédé, il souleva le morceau de papier et dessous découvrit un billet soigneusement plié, de Napoléon lui-même à Las Cases, envoyant son souvenir à ses amis de France et ses souhaits touchant l'éducation du roi de Rome. Ce message était resté là près de quarante ans. Napoléon III régnait aux Tuileries. Cependant le fils de Las Cases vivait encore et la lettre destinée à son père lui fut envoyée. (Mrs. Calwell, Old Irish life, 226.)

[33] Henry-Pierre Blakeney (1782-1822) était le fils d'un député aux Communes. Il avait servi surtout en Espagne. Les Français l'accusèrent d'inspecter le linge sale de Longwood afin de s'assurer qu'il ne recélait pas de correspondances. Il était marié et sa femme partageait son goût des spiritueux.

[34] Le 29 juin 1817.

[35] Ayant prévenu le gouverneur un mois d'avance, je le trouvai prêt à me seconder, je dirai plus, il m'y encourageait. (Balmain à Nesselrode, 20 juillet 1817.)

[36] Balmain à Nesselrode, 21 juillet. Dans les notes qu'il adressa à Pétersbourg le 8 janvier suivant sur la Remontrance de Montholon, Balmain ira plus loin : La conduite du gouverneur est arbitraire, inégale. On dépend ici de son caprice, des idées folles qui lui passent par la tête. Jusqu'à ce jour il n'a rien établi solidement, donné aucun ordre qu'il n'ait révoqué le lendemain et on ne sait encore ce qui est permis et défendu.

Il blâmait ouvertement les moyens de surveillance employés vis-à-vis des Français : Si j'étais chargé de la garde de Bonaparte, l'île entière hors le rivage de la mer serait son domaine. De jour je ne le soumettrais à aucune inspection directe. Je poserais tous mes postes de sentinelles sur les côtes. Sa promenade y gagnerait infiniment, car on ne verrait plus de soldats ni rien de ce qui peut attrister, humilier un prisonnier. Le soir, j'établirais à une portée de mousquet de Longwood un cordon de troupes et personne ne le passerait à mon insu. Toute autre mesure de sûreté dans l'intérieur de l'île est inutile et vexatoire. (Inédit. Bibl. Thiers, carton 19.)

[37] Stürmer à Metternich, 2 septembre 1816 Il a peu de moyens, peu d'instruction et manque absolument de tact... Naturellement bavard et indiscret, il heurte la gravité anglaise et n'inspire point de confiance. Une vanité sans bornes est le mobile de toutes ses actions, Il ne s'est pas fait aimer ici et les ridicules qu'il se donne tous les jours l'ont fait tomber dans une complète déconsidération. Balmain à Lieven, 3 avril 1818 : Un idiot, un homme nul, sans considération, qui n'est propre à rien, que le gouverneur lui-même accable de mépris, dont on se moque.

[38] Assailli sans relâche par ses réclamations, ses suppliques, Richelieu porta le traitement de Montchenu à 60.000 francs (20 février 1817). Il ne s'en contenta pas, demanda toujours, mais n'obtint plus rien. Gors ne reçut aucune augmentation.

[39] Le contre-amiral Robert Plampin (1762-1834), arrivé sur le Conqueror, avait été présenté le 3 juillet 1817 par Malcolm à l'Empereur. Plampin était au siège de Toulon en 1793. Il arriva trop tard à Trafalgar. En 1814, il fut nommé contre-amiral. L'entrevue, d'ailleurs insignifiante, qu'il eut avec Napoléon le 5 septembre fut la dernière.

[40] Lullin de Chateauvieux, économiste et lettré, ami de Mme de Staël, écrivit cette brochure par amusement et l'adressa, anonyme, à Murray. L'attribution du Manuscrit a longtemps été contestée. M. Ed. Chapuisat, ancien directeur du Journal de Genève, dans une aimable communication à l'auteur, a définitivement éclairci ce petit mystère.

[41] Gourgaud, II, 327-328. Bertrand m'a raconté plus tard que jamais il n'avait vu l'Empereur aussi en colère qu'aujourd'hui. Balcombe en était décomposé. Pour se calmer, l'Empereur, à son dîner, but bouteille. C'était un de ses remèdes. Il ne parait en avoir usé à Sainte-Hélène que deux ou trois fois.

[42] Minute Gorrequer. (Lowe Papers, 20.120.)

[43] 30 septembre 1817. (Lowe Papers, 20.120.)

[44] Dans quelques jours l'Empereur demandera une consultation qui nous fera peut-être partir d'ici, si les médecins sont de bonne foi. (Gourgaud, XI, 344.)

[45] La lecture attentive du Journal de Gourgaud pour cette période le fait penser. Napoléon, souffrant à partir du 27 septembre, ne s'habille pas, se plaint du foie et de l'enflure de ses jambes. Il mange peu. Mais le 2 octobre : il dîne bien et les jours d'après reprend à peu près sa vie habituelle. Le 7, il parait rétabli. Montholon — fait curieux — ne parle pas à cette date de la maladie de l'Empereur. Il se borne à écrire le 12 octobre : L'Empereur a eu aujourd'hui des palpitations très fortes. Et le 13 : il prétend s'être enrhumé, refuse de dîner et demande une soupe aux lentilles. C'est le 15 octobre seulement qu'il écrit : Il se plaint beaucoup de l'enflure des jambes et du mal au foie. Même indication dans Marchand. (Bibl. Thiers, carton 21.)

[46] Ce matin, le général Bonaparte s'est plaint d'une douleur sourde dans la région de l'hypocondre droit et d'une sensation analogue dans l'épaule droite. Aucune d'elles n'étant très vive, si cette douleur continue ou s'accroît, il y aura tout lieu du croire à une crise d'hépatite chronique. (1er octobre 1817, Lowe Papers, 20.120. Inédit.) Le 5 octobre, autre bulletin, celui-là formel : Une enflure sur le côté droit est évidente à la vue et au toucher, mais je ne suis pas encore en mesure de déterminer si die procède d'un gonflement du foie, ou si elle lui est extérieure... Il est bien probable qu'il s'agit d'hépatite chronique. (L. P., 20.120.)

[47] On a prétendu que le climat avait été amélioré par le boisement de l'île, dû pour une grande part à sir Hudson Lowe. Les pins et les peupliers plantés par le geôlier ont presque tons cédé la place aux cultures de flax, sorte d'aloès dont la fibre sert à tresser des cordages recherchés par la construction maritime. Sainte-Hélène se retrouve donc aujourd'hui dans les conditions mêmes que connut l'Empereur, Tout le changement vient d'une adduction d'eau meilleure (entreprise également par Lowe). La dysenterie d'autre part a disparu. L'air, trop chargé de vapeurs, peut déprimer à la longue. Mais on vit vieux à Sainte-Hélène. C'est même aujourd'hui l'endroit du monde où, relativement, l'on trouve le plus de centenaires.

[48] Les chiffres de décès relevés par l'auteur pour la période 1815-1821 dans les archives de Jamestown n'admettent à cet égard aucune discussion. Parmi les troupes stationnées à Sainte-Hélène, les décès atteignaient 40 pour 1.000, chiffre très supérieur à ceux de tous les pays tempérés. Il est vrai que les soldats, nourris surtout de viande salée et buvant trop d'alcool, se trouvaient en faible état de résistance.

[49] Des savants anglais, entre autres le professeur Keith et sir William Leishman, ont émis l'opinion que Napoléon avait souffert d'une sorte de fièvre de Malte ou undulent fever qui aurait eu pour conséquence une inflammation du foie. Cette hypothèse mérite un sérieux examen, Les chèvres, grandes propagatrices de la fièvre de Malte, infestaient tous les escarpements de Vile, aux années de la Captivité. La fièvre  a longtemps été une des causes les plus fréquentes de mortalité à Sainte-Hélène. (J.-C. Mellis, Saint-Helena, 308.)

[50] Dans son rapport du 10 septembre 1816, Balmain indiquait que l'état sanitaire était mauvais. Les fièvres inflammatoires sévissaient. Le 66e d'infanterie a perdu le quart de son effectif.

Le 16 août 1817, Gourgaud notait : L'ennui règne à Longwood comme au camp, où depuis sept jours il est mort quatre soldats de la dysenterie. Il y eut aussi à Deadwood une épidémie de typhus.

[51] Balmain ne semble avoir eu qu'une indisposition légère. Montchenu exagère toujours les désagréments ou les périls de son emploi afin d'obtenir des compensations pécuniaires. On doit tenir compte de cet état d'esprit.

[52] Le manque d'aération et la chaleur de ses appartements sont tels que M. O'Meara il y a quelques jours fut obligé de sortir précipitamment pour éviter de s'évanouir. (Baxter à Lowe, 6 janvier 1818, Lowe Papers, 20.121.) Une fois déjà O'Meara s'était trouvé mal. Napoléon l'avait relevé lui-même et inondé d'eau de Cologne pour le faire revenir à lui.

[53] Lowe Papers, 20.156.

[54] Ce n'est pas à Lowe qu'en revient le mérite. Bathurst depuis le 7 février l'avait suggéré : S'il paraît que la permission de parcourir toute la première enceinte, d'une circonférence de douze milles, sans être accompagné par un officier, puisse le réconcilier à un plus fréquent usage de l'exercice en plein air, il serait peut-être à vous conseiller de voir si, l'état de sa santé rendant réellement cette indulgence nécessaire, vous ne pouvez prendre des arrangements qui vous permettent de consulter ses sentiments sur ce point... On doit raisonnablement quelques concessions aux caprices que la mauvaise santé, le chagrin, le désappointement peuvent exciter même dans des esprits mieux disciplinés et d'une plus heureuse disposition. On remarquera le ton condescendant du noble lord. Mais il proposait un adoucissement. Lowe a attendu six mois four en tenir compte. Là comme en plusieurs autres occasions, il a été plus dur que ses instructions ne l'y obligeaient. (Lowe Papers, 20.118).

[55] Lowe à Bertrand, 6 octobre 1817. J'accéderai avec grand plaisir, monsieur, à votre suggestion de ne plus me servir du nom de Général Buonaparte et d'adopter celui de Napoléon Bonaparte. J'ai eu l'habitude d'employer le premier, dans ridée qu'il était le plus respectueux des deux et par conséquent celui qui devait le moins créer d'offense.

[56] Pendant les mois d'octobre, et novembre 1817 s'ensuivit un échange de lettres entre Bertrand et Lowe d'une croissante animosité. Le 23 novembre Napoléon écrivit sur le dos d'une lettre de Lowe cette apostille que Bertrand s'empressa de communiquer au gouverneur. Elle donne le ton de la discussion. Cette lettre, celles du 26 juillet et 26 octobre dernier sont pleines de mensonges, je me suis renfermé dans mon appartement depuis dix-huit mois, pour me mettre à l'abri des outrages de cet officier. Aujourd'hui ma santé est affaiblie, elle ne me permet plus de lire de si dégoûtants écrits. Ne m'en remettez plus.

Soit que cet officier se croie autorisé par des instructions verbales et secrètes de son ministre comme il l'a fait entendre, soit qu'il agisse de son propre mouvement, ce qu'on pourrait arguer du soin qu'il prend à se déguiser, je ne puis le traiter que comme mon assassin.

Si on eût envoyé dans ce pays un homme d'honneur, j'aurais éprouvé quelques tourments de moins sans doute, mais on se fût épargné bien des reproches de l'Europe et de l'Histoire que le fatras d'écrits de cet homme astucieux ne saurait tromper. — Napoléon. (Lowe Papers, 20.120. Le texte donné par Forsyth (II, 228) est fautif en plusieurs points.)

[57] Depuis octobre 1816. Furieux qu'un subalterne informât le ministre de tous ses actes et les appréciât à son gré, il avait enjoint à O'Meara de cesser ce manège. L'Irlandais continua. Quand Lowe excédé se plaindra à Bathurst, celui-ci sera d'avis de patienter, le premier lord de l'Amirauté, Melville, lui communiquant les lettres d'O'Meara. (Goulburn à Lowe, 23 janvier 1818. Lowe Papers, 20.121.)

[58] Le 26, Napoléon dit : Les Anglais peuvent tous s'acheter. J'aurais bien fait d'acheter Poppleton ; il m'eût laissé promener à cheval. Croyez-vous qu'O'Meara soit de cœur avec nous ? Il espère recevoir une belle récompense. Il estime sa place 3.000 Livres sterling. (Gourgaud, II, 331.) Le 4 octobre : Le docteur n'est si bien pour moi que depuis que je lui donne mon argent. Ah ! j'en suis bien sûr, de celui-là ! (Ibid., II, 346.)

[59] Lowe en était arrivé aux soupçons les plus absurdes, O'Meara ayant demandé au tapissier Darling un pot de chambre pour Mme Bertrand, il s'inquiète : N'y a-t-il pas là un piège, une intrigue ? (Gourgaud, 13 déc. 1817. Inédit.)