SAINTE-HÉLÈNE

PREMIÈRE PARTIE. — DE WATERLOO À SAINTE-HÉLÈNE

 

CHAPITRE PREMIER. — L'ABDICATION.

 

 

TOUT était perdu : sa vieille Garde, enveloppée par les corps prussiens ou anglais, se faisait hacher au cri de Vive l'Empereur ! si haut encore qu'il dominait le canon. Il avait voulu mourir avec elle. Sous la pluie de plomb, au milieu du dernier carré, courbé sur son cheval, le ventre labouré par d'affreuses douleurs de vessie, le visage jaune, suant, terrible... Pas une balle ne le toucha ; les rangs s'effondraient autour de lui, il restait en selle. Dans sa tête obscure, il ne comprenait pas cette désobéissance de la mort. Ses lèvres tremblaient. Ses joues luisaient de larmes. Alors, on l'entraîna vers l'arrière. Un de ses généraux, Soult peut-être, lui dit :

— Non, sire, l'ennemi est déjà trop heureux

Il s'en alla au pas dans le long crépuscule d'été. Rechargeant leur fusil, des grenadiers criaient :

— Nous nous ferons tuer ! Mais sauvez-vous !

Autour de lui l'armée en désordre s'écoulait déjà comme un fleuve. Il suivit cette cohue par les chemins détrempés, vers le pont de la Dyle, vers Genappe, vers Quatre-Bras, vers Charleroi, toute la nuit. Il était si las que, sans Gourgaud qui le soutint, il fût tombé de cheval. A plusieurs reprises, sortant de son accablement, il essaya d'arrêter quelques cavaliers pour organiser un noyau de résistance. Mais le flot était trop fort. Il n'y avait plus de soldats, seulement des hommes dissous par la fatigue et la peur...

A cinq heures du matin il traversa Charleroi et passa la Sambre. Il s'arrêta dans une prairie. On avait allumé un feu. Il marcha à petits pas autour de ce feu, la tête basse, les bras croisés. A peu de distance, Bertrand, Drouot, Flahaut, Labédoyère, Gourgaud le regardaient dans un silence mortel,

Des fuyards passaient toujours, en files moins denses : carabiniers, lanciers, aussi des fantassins. Napoléon alla vers eux encore une fois, voulut les rallier. Ils fuirent plus vite. L'Empereur rejoignit ses officiers  et, s'asseyant sur une pierre, mangea.

Il remonta à cheval et partit pour Philippeville. Il y fut deux heures plus tard, harassé. Maret et Chaboulon l'y retrouvèrent. Il dicta à ce dernier deux lettres pour son frère Joseph. L'une, destinée à être lue aux ministres, essayait de pallier le désastre, l'autre, secrète, était franche. Elle annonçait son retour à Paris.

Ce retour était une faute. Il eût dû s'arrêter à Philippeville, y ramasser les débris de l'armée. Après quelques jours de déroute, sachant que l'Empereur tenait sur la frontière, des milliers d'hommes se seraient rejetés vers lui. Il les eût accrus des corps retrouvés de Grouchy. Au milieu de ses soldats, il demeurait plus libre de sa manœuvre qu'à Paris, centre d'intrigues qu'il n'était pas sûr maintenant de dominer. Mais sa vieille crainte des politiques l'aveugla. Il se rappelait le vote de déchéance dont Talleyrand l'avait fait poignarder en 1814 par un Sénat croupion, alors qu'il allait tomber sur les Alliés. Cette fois encore, s'il restait trop loin, Fouché et ses amis, réunis aux royalistes, le jetteraient à bas. Pour leur imposer, il lui fallait revenir dans la capitale, paraître à la Chambre. Sa présence obligerait les représentants à ne penser qu'à la défense du pays. Secondé par Davoust, par Carnot, il raclerait le fond des provinces, réunirait trois cent mille soldats et, reprenant sa tactique de la campagne de France, épuisant les armées ennemies l'une après l'autre, finirait par les chasser du territoire.

Voilà ce qu'il espérait. Mais c'était un espoir sans ailes, une foi désabusée qui croulait par l'assise. Depuis son retour d'Elbe, pourtant triomphal, il ne croyait plus en son étoile. Sa femme, son fils lui avaient manqué. Il avait senti autour de lui la France trop lasse, lasse à mourir. En vain l'avait-il secouée, forcée de reprendre le sac. Il se savait mal secondé, mal obéi. La trahison glissait partout, prête à serrer son lacet. Il était parti pour Waterloo dans l'état d'esprit du joueur qui jette ses dés, et, immobile, attend le point. Il avait perdu. Il essaierait de recommencer la partie. Mais il s'attendait à perdre tout...

Il monta dans une calèche, seul. Maret, Bertrand, ses aides de camp suivaient dans deux autres voitures. Jusqu'à Laon il dormit. Aux arrêts des postes, quelques vivats parfois le réveillaient. Il saluait de la main, puis sa tête retombait de nouveau sur sa poitrine. Il était à l'extrême limite de ses forces. L'immense fatigue de ces trois mois de veilles, retenue jusqu'à Waterloo par un prodige de volonté, croulait sur lui maintenant et le terrassait. Il semblait usé, flétri, vieilli de beaucoup d'années.

A Vaux-sous-Laon, où il arriva le soir du 20 juin, Napoléon descendit dans la cour de la poste. Il marcha de long en large, sur le sol couvert de paille. Une foule timide le regardait par la porte laissée ouverte. Quelqu'un dit à voix basse : C'est Job sur son fumier ! L'Empereur vit le préfet, des magistrats, des officiers de la garde nationale. Il donna quelques ordres pour l'approvisionnement de Laon où, pensait-il, sa nouvelle armée pourrait se concentrer. Il reçut Jérôme et Ney qui de loin l'avaient suivi. Il dicta un projet de bulletin pour le Moniteur sur les batailles de Ligny et de Mont-Saint-Jean. La nuit venue, il repartit pour Paris. Il fit contourner l'enceinte pour entrer par la barrière du Roule. U était huit heures. Les boutiques étaient closes. Par la rue du Faubourg-Saint-Honoré, sans éveiller l'attention, la voiture arriva à l'Élysée[1]...

 

Caulaincourt l'attendait sur le perron. Il court vers Napoléon, l'aide à descendre. L'Empereur monte péniblement le degré :

— Eh bien ! Caulaincourt, voilà un grand événement !... Comment la nation supportera-t-elle ce revers ?

Arrivé dans son cabinet, il se jette sur un sofa et dit :

— L'affaire était gagnée. L'armée avait fait des prodiges... En fin de journée, une panique l'a saisie : c'est inexplicable... Ney a donné comme un fou ; il m'a fait massacrer toute ma cavalerie... Je n'en puis plus. Il me faut deux heures de repos pour être capable de quelque chose.

Depuis Ligny, sa dysurie le torture. Il met la main sur sa poitrine :

— J'étouffe là ! Qu'on m'apprête un bain...

Redevenu calme, il dit à Caulaincourt qu'il veut exposer la situation aux Chambres, leur demander leur appui et repartir aussitôt.

Le duc de Vicence répond que les députés paraissent hostiles. Fouché, La Fayette, Lanjuinais, Manuel, aux premiers bruits de la défaite qui, dès la veille, ont couru dans Paris, ont commencé d'agir. Les libéraux lèvent la crête. Les royalistes brillent de joie.

— Je regrette, sire, de vous voir à Paris, conclut Caulaincourt ; il était préférable de ne pas vous séparer de votre armée. C'est elle qui fait votre force...

— Mais je n'ai plus d'armée, je n'ai plus que des fuyards ! Je retrouverai des hommes... Mais comment les armer ? Je n'ai plus de fusils.

Pourtant presque aussitôt il se reprend :

— Je trouverai des hommes et des fusils. Tout peut se réparer. Vous jugez trop mal les députés. La majorité est bonne. Je n'ai contre moi que La Fayette et quelques autres. Je les gêne. Ils voudraient travailler pour eux. Je ne les laisserai pas faire.

Il est au bain depuis peu d'instants, causant avec Joseph et Regnault de Saint-Jean d'Angély, quand le ministre de la Guerre, Davoust, arrive à l'Élysée. En le voyant, Napoléon lève les bras hors de l'eau et les laisse retomber avec force, L'uniforme de Davoust en ruisselle.

— Eh bien ! Davoust, eh bien !... s'écrie-t-il. Il retrace brièvement la bataille, remâche ses affres, se plaint encore de Ney. Davoust l'interrompt :

— Il s'est mis la corde au cou pour vous servir.

— Qu'est-ce que tout cela va devenir ? demande l'Empereur.

— Rien n'est perdu, réplique Davoust, mais il faut des mesures énergiques.

Il propose la dissolution immédiate des Chambres. Il a raison, ce soldat. Les avocats dispersés, l'Empereur se retrouvera le maitre. Mais Napoléon refuse. Il est devenu, dit-il, un souverain constitutionnel ; il ne veut pas paraître violenter la France.

Il fait sa toilette et déjeune devant ses frères : Joseph très abattu, Lucien ardent comme aux jours de Brumaire. Tous deux insistent sur le danger d'un recours aux députés. Napoléon les écoute, les regarde de ses grands yeux fixes et ne répond pas[2].

Peu après dix heures, il gagne avec eux la salle du Conseil. Dans la galerie, entre deux haies de visages anxieux, parmi les généraux, les dignitaires accourus à l'Élysée à la nouvelle de son retour, il ne distingue pas deux chambellans en habit rouge : un ancien émigré, Las Cases, et un jeune général, naguère disgracié, Montholon...

Les ministres sont là tous, convoqués par Joseph. Depuis longtemps ils attendent, parlant à mi-voix Cambacérès toujours pompeux, Carnot et Maret tristes, émus, sincères, Regnault, Decrès cherchant le vent, Fouché qui, figeant sa face blanche, prévoit, appelle la catastrophe d'où lui viendra, croit-il, le pouvoir...

Fouché, sous les respects affectés, c'est le principal adversaire, Napoléon le sait bien. Le ministre de la Police, du premier des Cent Jours, escomptait la défaite. Il a dit à Pasquier en mai :

— L'Empereur gagnera une ou deux batailles, il perdra la troisième. Alors, notre rôle commencera.

Il joue sa tête, pourtant n'a pas peur. Tous ces jours il va agir de façon couverte mais hardie, affoler les libéraux par la terreur d'une dictature militaire et décourager les amis de Napoléon en le montrant condamné sans recours par les Alliés, le Parlement, le pays.

L'Empereur s'assied et ouvre la séance. Il fait lire par Maret le bulletin de Mont-Saint-Jean. Puis il dit :

— Nos malheurs sont grands, je suis venu pour les réparer... Si la nation se lève, l'ennemi sera écrasé... si, au lieu de mesures extraordinaires, on dispute, tout est perdu... J'ai besoin pour sauver la patrie d'une dictature temporaire... Je pourrais la saisir, mais il serait utile et plus national qu'elle me fût déférée par les Chambres.

Les ministres se taisent. Pour que l'Empereur n'y lise pas, la plupart baissent les yeux. Napoléon les interroge l'un après l'autre. Carnot parle en patriote, avec l'accent d'un homme de la Révolution. Il veut appeler la France aux armes, et repousser l'invasion avec les moyens, l'esprit de l'an II. Caulaincourt s'effraie de ce langage. Il soutient mollement que l'Empereur doit tenter de se mettre d'accord avec les députés. Maret et Cambacérès l'appuient. Fouché, calme, s'oppose à la prorogation : il a trop d'intérêt à ce que la Chambre siège. Regnault de Saint-Jean d'Angély, un des plus vieux amis de Napoléon, mais que Fouché travaille, propose le premier une régence. Les représentants, pense-t-il, l'accepteraient. Napoléon serre les lèvres :

— Parlez net, c'est mon abdication qu'ils veulent.

— Je le crains, sire.

Et il ajoute, étonné lui-même de sa hardiesse, — mais la défaite permet tout :

— Il serait possible, si Votre Majesté ne se déterminait point à offrir son abdication, que la Chambre osât la demander...

Lucien se dresse :

— Si la Chambre ne veut pas seconder l'Empereur, il se passera de son assistance... Qu'il mette la France en état de siège et qu'il appelle à sa défense tous les patriotes !

Alors Napoléon prend la parole avec l'assurance d'autrefois :

— La présence de l'ennemi sur le sol français rendra, je l'espère, aux députés le sentiment de leur devoir... Je ne les crains point. Quelque chose qu'ils fassent, je serai toujours l'idole du peuple et de l'armée. Si je disais un mot, ils seraient tous assommés.

Dans un sursaut du génie, il montre avec lumière le danger du pays, ses ressources extrêmes, les chances qu'il a encore de vaincre. L'armée se rassemble à Laon. Grouchy intact marche sur Givet. Les arsenaux ont des réserves. Vincennes et La Fère peuvent donner cinq cents bouches à feu. Par la mobilisation rapide des dépôts, Napoléon se fait fort de mettre en ligne dans quinze jours cent trente mille hommes, plus que les Anglo-Prussiens, si éprouvés à Waterloo, ne peuvent lui opposer. Les Russes et les Autrichiens sont loin. Avant qu'ils arrivent, leurs alliés seront vaincus, Paris fortifié et couvert, et cent soixante mille hommes, issus de la dernière conscription, fusil à l'épaule, s'aligneront près de leurs aînés.

Son imagination foule les obstacles, grossit les nombres, étouffe les doutes. Le magnétisme de sa voix qui, sourde d'abord, s'est élevée peu à peu et emplit la salle, opère une fois de plus sur ces familiers dont beaucoup sont las, dont plusieurs Pont trahi, qui tous songent à eux-mêmes, mais qui depuis quinze ans l'ont vu. si supérieur aux événements qu'ils peuvent croire qu'il va accomplir un nouveau miracle. Et quand, finissant, il dit avec un pathétique dont ils frissonnent :

— Lorsque je débarquais à Cannes, j'aurais compris que l'on me repoussât. Aujourd'hui, je suis lié à la nation. Me sacrifier, c'est offrir ses mains aux chaînes..., presque tous se sentent prêts à suivre ce prodigieux vaincu, qui demain, seul contre l'Europe, est capable de se retrouver vainqueur.

Sous l'impulsion du maitre, ils passent aux décisions. Davoust devient commandant de Paris, déclaré en état de siège, Clauzel ministre de la guerre. Le gouvernement se transportera à Tours. Les fédérés seront armés et réunis aux gardes nationaux. L'Empereur va en informer la Chambre. Sous quel costume y paraîtra-t-il en habit de cérémonie ou avec son uniforme encore taché de boue ? On penche pour l'uniforme... A ce moment, la porte s'ouvre et un message des représentants est apporté à Napoléon. Dans le soudain silence, il le lit :

La Chambre se déclare en permanence. Toute tentative pour la dissoudre est un crime de haute trahison : quiconque se rendrait coupable de cette tentative sera traître à la patrie et sur-le-champ jugé comme tel.

 

Échec à l'Empereur. Les libéraux n'ont pas perdu de temps.

— J'aurais dû congédier ces gens-là avant mon départ, dit-il avec amertume. C'est fini, ils vont perdre la France.

Précipité de sa courte illusion, il redevient irrésolu. Autour de lui les esprits flottent. Davoust commence à parler de légalité... Napoléon lève la séance sur un mot qui épanouit Fouché :

— Je vois que Regnault ne m'avait pas trompé ; j'abdiquerai s'il le faut.

Quitter la ville ? Il est trop tard. Napoléon se voit aux mains des jacobins nantis, des aristocrates déguisés qui le haïssent et craignent de perdre titres, dotations, prébendes, s'il s'acharne au pouvoir. Pourtant, avant de prendre un parti, il veut attendre. Il espère encore, contre tout espoir...

Il envoie Regnault aux représentants, Carnot aux pairs annoncer qu'il s'occupe des mesures de salut public qu'exigeront les circonstances. Le lent après-midi le rend plus incertain, tandis qu'il donne plus d'audace à la Chambre. Excitée par Fouché, par La Fayette, la voici qui enjoint aux ministres de se présenter devant elle. Se prétendant menacée par l'Empereur, elle appelle à son secours la garde nationale. Napoléon, dans le jardin de l'Élysée où il est descendu, discute avec Caulaincourt, Maret, Savary, Lucien. Le Président de Brumaire, banni des prospérités de l'Empire, est le seul dans cet écroulement qui tente de rappeler chez Napoléon l'ancienne énergie. Il l'adjure de balayer les députés

— Il ne s'agit pas d'un coup d'État, mais d'un décret constitutionnel. Vous en avez, le droit.

— La Chambre résistera. Il faudra recourir à la force.

Et pour cela, où est la force ? Il n'y a plus même de soldats à Paris. Il faut au moins que Davoust, qui en a l'ordre, ait fait filer jusqu'ici quelques troupes des dépôts de la Somme. Nous sommes forcés d'attendre...

— Vous délibérez quand il faut agir. Les représentants agissent, eux.

— Que peuvent-ils faire ? Ce sont des parleurs.

— L'opinion est pour eux. Ils prononceront la déchéance.

— La déchéance ! Ils n'oseront...

— Ils oseront tout.

— Voyons Davoust, dit Napoléon.

Il rentre. Lucien ne le suit pas. Exaspéré, il ose dire à voix haute devant deux membres du Conseil :

— Il hésite, il temporise... La fumée de Mont-Saint-Jean lui a tourné la tête. C'est un homme perdu...

 

Benjamin Constant, que l'Empereur avait fait mander, arriva à l'Élysée un peu après six heures. Napoléon se promena avec lui sous les arbres autour de la pelouse, et d'un ton détaché, énonça le problème : devait-il céder à la Chambre ou lui résister ?

— Il ne s'agit pas à présent de moi, il s'agit de la France. On veut que j'abdique. A-t-on calculé les suites inévitables de cette abdication ? Si j'abdique aujourd'hui, vous n'aurez plus d'armée dans deux jours.

Benjamin Constant ne répondit pas. Napoléon reprit :

— Ce n'est pas la liberté qui me dépose, c'est Waterloo, c'est la peur. Une peur dont vos ennemis profiteront.

A ce moment, Napoléon et Constant passèrent dans une allée exposée à la vue du peuple qui se pressait le long de l'avenue Marigny, dont le jardin n'était séparé que par un mur bas. Des cris sauvages les arrêtèrent : Vive l'Empereur ! A bas les représentants ! Mort aux traîtres !

Napoléon sourit ; son visage parut retrouver sa jeunesse. Il salua de la main. Un tonnerre l'acclama. Il prit le bras de Constant :

— Vous voyez, dit-il, ce ne sont pas ceux-là que j'ai comblés d'honneurs et de richesses. Que me doivent-ils ? Je les ai trouvés, je les ai laissés pauvres. Mais l'instinct de la nécessité les éclaire : la voix du pays parle par leur bouche et, si je le veux, si je le permets, dans une heure la Chambre rebelle n'existera plus...

Il s'interrompit, jeta les yeux vers la foule et ajouta :

— La vie d'un homme ne vaut pas ce prix. Je ne suis pas revenu de l'île d'Elbe pour que Paris soit inondé de sang[3].

Savary les rejoignit, venant de la Chambre des pairs.

On s'y disposait, avec des formes, à abandonner Napoléon. L'Empereur dit :

— Puisque ces cerveaux exaltés se croient sûrs de mieux faire, il faut les prendre au mot...

Benjamin Constant partit. Comme Napoléon allait quitter le jardin, il vit s'avancer vers lui la reine Hortense. Déjà elle était venue le matin, n'avait pu être reçue. Pour cacher son émotion, il parla avec une feinte brusquerie :

— Qu'est-ce qu'on vous a donc dit ?

— Que vous aviez été malheureux, sire...

Sans répondre, il se dirigea vers son cabinet. Hortense le suivit. Il s'assit à son bureau, décacheta des lettres, ne les lut pas. Il semblait avoir oublié Hortense. Quand on vint l'avertir que son dîner était servi, il se rappela qu'elle était là :

— Vous avez sans doute dîné ?... Voulez-vous me tenir compagnie ?

Dans le salon d'Argent où les rideaux étaient tirés, elle s'assit près de lui, tandis qu'il mangeait. Ils n'échangèrent que quelques mots insignifiants. Hortense n'avait point d'idées nettes, seulement une déchirante pitié pour l'Empereur qu'elle sentait perdu. Ils passèrent au grand salon. Lucien y entrait. Il avait en vain adjuré la Chambre de s'unir à Napoléon. Sans doute, après tant d'années de silence, n'avait-il pas retrouvé la faconde de jadis. Mais le siège de l'Assemblée était fait. Les Alliés l'avaient proclamé : Napoléon était l'unique obstacle à la paix. Qu'il disparût, la France serait sauvée. S'il refusait, l'Assemblée prononcerait sa déchéance.

Lucien avait protesté contre une trahison dictée par l'ennemi. Si la nation se séparait de son chef, elle se livrait.

La Fayette alors avait crié :

— Vous nous accusez de manquer à nos devoirs envers Napoléon ? Sur les sables de l'Égypte, comme dans les glaces de la Russie, trois millions de Français ont péri pour l'orgueil et la puissance d'un homme. C'est assez. Nous n'avons plus qu'un devoir : sauver la patrie.

Un peu plus tard, les commissions des Chambres et les ministres se réunirent aux Tuileries sous la présidence de Cambacérès, On y vota l'envoi de négociateurs directs aux Alliés. C'était déposséder l'Empereur. Lucien assura qu'il était prêt à tous les sacrifices que le salut de la France pouvait exiger.

Après une discussion oiseuse, au petit jour, ces têtes lasses et blêmes se séparèrent. En sortant, Fouché dit à Thibaudeau :

— Il faut en finir aujourd'hui.

Pour sa vie, il devait expulser Napoléon du pouvoir. A plusieurs reprises il avait senti sur lui un regard lourd du regret de ne l'avoir pas fait fusiller.

Napoléon ne dormit pas. A son lever il reçut Caulaincourt, Lavalette et Savary, qui le pressèrent de céder, Cambacérès, Joseph aussi le poussaient hors du règne. Excédé, il semblait près de consentir à tout,

La Chambre cependant s'est réunie, orageuse. Le général Solignac propose l'envoi d'une députation à l'Élysée, pour presser l'Empereur.

Nul ne proteste ; pas un mot de fidélité, de regret. Sébastiani, Corse et comblé par son maitre, est des plus acharnés contre lui. On n'accorde qu'une heure de grâce, pour ménager l'honneur du chef de l'État. Solignac et quelques autres viennent sommer Napoléon. Il les reçoit, répond qu'il va adresser un message aux députés. Regnault, qui n'est plus qu'un agent de Fouché, insiste, ose parler de mise hors la loi. L'Empereur se cabre :

— Puisque c'est ainsi, dit-il, je n'abdiquerai pas. La Chambre est composée de jacobins, d'ambitieux qui veulent des places et du désordre. J'aurais dû les chasser par les épaules. Mais il est encore temps...

Il marche à pas précipités, la face sombre. Regnault parle en termes nobles du danger public, du sacrifice à faire au pays... Joseph, Caulaincourt supplient l'Empereur. A bout de force, nerveux, il consent :

— Eh bien ! qu'il en soit comme ils veulent ! L'avenir dira s'ils ont ainsi mieux servi la France.

Il annonce sa décision aux ministres réunis dans le salon du Conseil. A Fouché, qui mouille ses minces lèvres, il lance avec ironie :

— Écrivez à ces messieurs de se tenir tranquilles, ils vont être satisfaits.

Fouché prend un papier sur la table et trace quelques mots pour Manuel. Napoléon dit à Lucien :

— Asseyez-vous, écrivez :

Déclaration au peuple français :

En commençant la guerre pour soutenir l'indépendance nationale, je comptais sur la réunion de tous les efforts, de toutes les volontés...

Lucien écrit en myope, penché sur sa feuille. Napoléon dicte, le dos à la fenêtre. Autour de lui, dans une chaleur épaisse, le cou tendu, retenant leur souffle, se pressent la plupart de ceux qu'il a associés à sa fortune. Sa voix lente va les fouiller dans l'âme. Quelques-uns pleurent. Le plus affecté, c'est Carnot. Les transfuges même admirent une dignité qui succède à tant d'incertitude. Du dehors entrent par les fenêtres ouvertes de sourds Vive l'Empereur !... il poursuit :

Les circonstances me paraissent changées ; je m'offre en sacrifice à la haine des ennemis de la France. Puissent-ils être sincères dans leurs déclarations et n'en avoir voulu qu'à ma personne !... Unissez-vous tous pour le salut public et pour rester une nation indépendante.

 

Il n'a pas nommé son fils. Peut-il transmettre une couronne qu'on arrache de sa tête ? Ces lâches vont-ils respecter le droit d'un enfant ?

Sur l'observation que lui font Carnot et Lucien, qu'il ne doit abdiquer qu'en faveur de Napoléon II, afin d'écarter les Bourbons, il hausse les épaules :

— Les Bourbons, eh bien ! ceux-là du moins ne seront pas sous la férule autrichienne !...

Le bel enfant qu'il a tant aimé, qu'il aime toujours, malgré l'absence et le silence, qu'il a espéré délivrer en s'échappant de l'île d'Elbe, n'est-ce pas trop vain de le désigner pour son successeur ?

— Les ennemis sont là, dit-il, et les Bourbons derrière eux ; il faut repousser les premiers ou subir les seconds. Quant à moi, mon sort ne regarde personne. Je connais l'adversité.

Cédant pourtant, avec indifférence, il ajoute une phrase à sa dictée :

Ma vie politique est terminée et je proclame mon fils, sous le titre de Napoléon II, empereur des Français[4].

 

Quand il a signé la double expédition de l'acte, la plupart le quittent pour le porter aux Chambres.

Son sacrifice est accompli. Il reste seul, sans pouvoir attacher son esprit à rien. Point de crise violente chez lui dans ces heures, comme l'an dernier à Fontainebleau. Aujourd'hui son fatalisme le baigne. Autour de lui les gens, les choses sont devenus étrangers.

Fouché ni La Fayette n'entendaient s'embarrasser du conseil de régence prévu par l'abdication. Le gouvernement provisoire sera déféré à une commission de cinq membres, trois nommés par la Chambre, deux par les Pairs. Fouché en escamotera la présidence pour se trouver maître de l'État.

 

Napoléon demeura à l'Élysée. Il sentait bien, a-t-il dit plus tard, que sa destinée était close. Pourtant une sorte d'instinct le retenait dans ce palais, entretenu sans doute par les acclamations de la foule. Ouvriers sans travail, fédérés en uniformes haussant des drapeaux tricolores et des rameaux verts, soldats revenus de la déroute, officiers en demi-solde, étudiants, gamins de Paris se révoltaient à l'idée d'une invasion nouvelle qui ramènerait Louis XVIII. Ils voyaient toujours en Napoléon le défenseur de la liberté. Se portant en troupes sur l'Élysée, remplissant les rues de menaces contre les royalistes, ils adjuraient l'Empereur de les conduire à l'ennemi.

Désœuvré, Napoléon allait d'une pièce à l'autre, soulevait un rideau pour regarder au dehors, revenait à sa table. Avec Méneval et Chaboulon, il classait ses papiers, en brûlait beaucoup. Il s'entretenait avec ses frères, sa mère, recevait Hortense qui maintenant passait ses journées à l'Élysée. Elle le pressait de se mettre en sûreté, tandis qu'il était temps, de choisir une retraite :

— Ne songez qu'à vous seul, ne perdez pas un moment.

Avec un sens pratique que démentaient ses yeux de romance, elle disait :

— Si c'est l'Amérique que vous choisissez, hâtez-vous de vous rendre à un port avant que les Anglais soient instruits des événements. Si c'est l'Autriche, faites sur-le-champ vos conditions ; peut-être son souverain se rappellera-t-il que vous êtes son gendre. Pour les Anglais, ce serait leur donner trop de gloire, et ils vous enfermeraient dans la Tour de Londres. L'empereur de Russie est le seul à qui vous puissiez vous fier. Ce fut votre ancien ami ; il est loyal et généreux. Écrivez-lui, il y sera sensible.

Elle parlait ainsi, cœur battant, transportée hors d'elle-même par l'approche du danger. Assis devant sa cheminée, Napoléon lui répondait :

— Et vous, que comptez-vous faire ? Irez-vous à votre campagne près de Genève ?

Elle ne se défendit pas d'un mouvement d'humeur. La traiterait-il toujours en enfant ? Elle s'écria :

— Ah ! je ne m'occupe pas de moi, sire, mais de vous seul. Le plus mauvais de tous les partis que je conseille est préférable à l'inaction où je vous vois.

Il ne dit rien. Peut-être, incorrigible amasseur de rêves, caressait-il une vision qui l'empêchait d'entendre ces prudents avis : le peuple forçant les grilles du Luxembourg et du Palais-Bourbon, chassant les renégats et venant lui rendre le pouvoir, dans un élan qui épouvanterait l'Europe et la réduirait à composer. La Révolution, mère de l'Empire, reparaissant à sa dernière heure pour le rajeunir et le sauver...

En effet, les manifestations ne se lassaient pas. Les patrouilles de la garde nationale avaient beau disperser les groupes, ils se reformaient derrière elles *. Une députation de fédérés pénétra jusque dans la cour de l'Élysée. Napoléon la salua d'une fenêtre.

— Qu'on nous donne des armes ! crièrent-ils. Nous défendrons notre empereur.

— Vous aurez des armes, répondit l'Empereur. Mais c'est contre l'ennemi qu'il faut vous en servir.

Peu après, marchant dans le jardin, il vit sortir d'un taillis et se jeter à ses genoux un jeune officier qui avait escaladé le mur. Il supplia Napoléon, au nom de ses camarades, de revenir à l'armée. L'Empereur lui pinça l'oreille et lui dit seulement :

— Allez, mon ami ; rejoignez votre poste.

Fouché, qui n'était sûr de rien tant que Napoléon demeurerait à Paris, voulut le pousser hors. Sans toutefois qu'il s'éloignât trop : il pouvait en ses mains, suivant les besoins du moment, devenir un otage ou un épouvantail.

Le 24 juin, un obscur député, nommé Duchesne, demanda à la Chambre que l'ex-Empereur fût invité, au nom de la patrie, à quitter la capitale, où sa présence ne pouvait plus être qu'un prétexte de trouble et une occasion de danger public. En même temps, on faisait prévenir l'entourage de Napoléon que sa vie était en péril à l'Élysée, où sa garde se réduisait maintenant à quelques grenadiers. Ces moyens n'agissant pas, Fouché envoya Davoust à l'Empereur pour l'inviter à partir.

Le maréchal, en ces trois jours, avait changé. Il appartenait désormais au duc d'Otrante. Sa vue tira Napoléon de sa léthargie. Il s'emporta contre les pairs, les députés, le nouveau Directoire[5], puis finit par dire en haussant les épaules :

— On veut que je parte ? Cela ne me coûtera pas plus que le reste...

Au point où il en était, un sacrifice de plus... Il s'y résignait, sans être dupe des menaces ni des feintes.

— Fouché, disait-il, trompe tout le monde et sera le dernier trompé et pris dans ses propres filets. Il joue la Chambre, les Alliés le jouent, et de sa main vous aurez Louis XVIII ramené par eux.

Davoust le quitta. Les deux grands soldats, parents de gloire, se séparèrent sans une parole d'amitié. Un signe de tête de l'Empereur, un salut de son compagnon d'armes. Vingt ans de confiance abolis...

Le soir, Napoléon dit à Hortense :

— Malmaison vous appartient ; je serais bien aise d'y aller, et vous me ferez plaisir si vous voulez y rester avec moi, je partirai demain...

Et il ajouta, traversé par le souvenir de Joséphine

— Je ne désire pas occuper l'appartement de l'Impératrice.

Le lendemain, de bonne heure, Carnot vint le voir. De tous les hommes qui l'avaient entouré dans son désastre, cet ancien Jacobin, longtemps traité avec injustice, était le seul qui lui eût témoigné attachement et fidélité. Napoléon lui demanda conseil pour sa retraite définitive.

— N'allez pas en Angleterre, dit Carnot. Vous y avez excité trop de haine... N'hésitez pas à passer en Amérique... De là vous ferez encore trembler vos ennemis. S'il faut que la France retombe sous le joug des Bourbons, votre présence dans un pays libre soutiendra l'opinion nationale.

Napoléon le reconduisit jusqu'au perron. Au moment de descendre, Carnot, les yeux pleins de larmes, appuya sa tête sur l'épaule de l'Empereur, qui, ému, l'embrassa. Peu après, il fit demander officiellement à la Commission de gouvernement deux frégates et des passeports pour se rendre en Amérique **.

Il avait fixé son départ à midi. Une heure avant, la foule, qui pressentait l'événement, emplissait la rue du Faubourg-Saint-Honoré, criant : Vive l'Empereur ! Ne nous abandonnez pas !

Napoléon craignit de n'être pas maître de ce peuple ni de soi. Il fit sortir par le faubourg son carrosse où avaient pris place les derniers chambellans restés près de lui, Montholon et Las Cases, et son aide de camp Gourgaud, tandis qu'il montait, à la poterne des Champs-Élysées, dans la simple voiture du grand-maréchal Bertrand.

Sous l'éclatant soleil il longea l'avenue, passa près de l'Arc de Triomphe. Des ouvriers travaillaient. A une heure et demie il franchissait la grille de Malmaison.

Il n'y avait que quatre jours qu'il était rentré de Waterloo. Il ne devait plus revenir à Paris vivant.

 

Hortense reçut l'Empereur à sa descente de voiture. Dans la matinée, elle avait mis en état Malmaison, déshabitée depuis la mort de Joséphine et où les allées verdissaient. La suite de Napoléon s'installa au second étage. Hortense s'était réservé l'aile où jadis vivait sa mère. Elle s'y tint discrètement. L'Empereur ne la revit pas de tout le jour.

Presque aussitôt il reçut Laffitte. Il lui remit des fonds et des valeurs dont le banquier promit de garder le dépôt[6]. Napoléon paraissait moins abattu qu'à l'Élysée :

— Je ne sais pas ce qui m'est réservé. Je me porte bien et j'ai encore quinze ans devant moi ; je dors et je me réveille quand je veux ; je puis me tenir quatre heures à cheval et travailler dix heures par jour. Je ne suis pas d'ailleurs bien cher à nourrir..., avec un louis, je vivrais fort bien partout. Nous verrons.

Il dit qu'il partirait dès qu'il aurait reçu ses passeports. Le soir était arrivé le général Beker, nommé par Davoust au commandement de sa garde, trois cents grenadiers ou chasseurs casernés à Rueil. Sa consigne était moins de protéger Napoléon que de le surveiller.

Beker n'était pas, comme on. l'a dit, un mécontent aigri contre l'Empereur qui lui aurait refusé des grades. Comte de Mons avec une rente de trente mille francs, il était grand-officier de la Légion d'honneur et député. Napoléon l'avait marié à la sœur de Desaix. C'était un Alsacien simple, sévère. Il avait vu rarement l'Empereur. Il semble qu'il ait accepté sa mission à contrecœur. Mais le ministre de la Guerre avait commandé il obéissait.

Introduit dans la bibliothèque, qui à Malmaison avait toujours servi de cabinet de travail à Napoléon, il se présenta et remit la lettre de service de Davoust.

L'Empereur, flairant le geôlier, dit durement :

— Monsieur, on aurait dû m'informer officiellement d'un acte que je regarde comme une affaire de forme et non comme une mesure de surveillance à laquelle il était inutile de m'assujettir.

Beker balbutia :

— Sire, je suis un vieux soldat qui n'ai su jusqu'à présent qu'obéir à votre voix... Je n'ai accepté le commandement de la garde de l'Empereur que pour veiller à son salut.

Napoléon d'un regard sonda l'homme.

— Rassurez-vous, général, dit-il ; je suis bien aise de vous voir près de moi. Si j'en avais eu le choix, je vous aurais désigné de préférence ; je connais votre loyauté.

Il ouvrit la porte vitrée et l'entraîna dans le parc.

— Eh bien ! que fait-on, que dit-on à Paris ?

Ils causèrent dans la nuit venue, sous les étoiles. Napoléon recommanda à Beker d'insister près du gouvernement pour qu'il mit à sa disposition les deux frégates :

— Qu'on me les donne et je pars à l'instant pour Rochefort.

Il ne voulait pas fuir, il l'avait dit à Savary, mais se retirer avec honneur.

Le lendemain il parcourut les jardins sous la plus belle lumière d'été. Dans ce lieu qui avait vu la montée de sa puissance, où il avait été jeune, aimé, heureux, chaque pas faisait lever des ombres. Sur la prairie, avec ses amis, il avait joué aux barres ; ici, le soir, parcourant les chemins sablés avec Talleyrand, avec Fouché, il avait maçonné les bases d'une grandeur que la France jusque-là n'avait pas connue. Aujourd'hui, Talleyrand, Fouché...

Il ne tint pas à tant de solitude. Il fit appeler Hortense. Quand elle fut près de lui, il lui parla, n'attendit pas sa réponse, et, baissant la voix, dit :

— Pauvre Joséphine ! Je ne puis m'accoutumer à habiter ce lieu sans elle. Il me semble toujours la voir sortir d'une allée et cueillir une de ces roses qu'elle aimait tant !...

Si elle avait été là, devait-il penser, elle, associée de si près à ses débuts, sa vraie femme, son amie, il ne se fût pas senti si seul... Hortense pleurait. Il ajouta :

—Au reste, elle serait bien malheureuse à présent. Nous n'avons jamais eu qu'un sujet de querelle : c'était pour ses dettes et je l'ai assez grondée. Elle était femme dans toute la force du terme, mobile, vive, et le cœur le meilleur... Faites-moi faire un autre portrait d'elle. Je voudrais qu'il fût en médaillon...

Hortense promit. Madame Mère survint avec Joseph et Jérôme. Ils s'entretinrent du départ. Fouché avait fait demander à Wellington les sauf-conduits, avertissant ainsi l'Angleterre du projet de Napoléon et la faisant maîtresse d'en arrêter l'exécution. Contre le gré de ses collègues Caulaincourt et Carnot, il inclinait à livrer l'Empereur aux Anglais, s'ils l'exigeaient. Il décida que les frégates ne pourraient quitter la rade avant l'arrivée des sauf-conduits. Napoléon vit la ruse. Il avait demandé de partir pour les États-Unis. On le poussait à aller attendre à Rochefort, loin du peuple et de l'armée, la sentence des Alliés. Il refusa dès lors de quitter Malmaison

— J'aime mieux, dit-il à Beker, recevoir mon arrêt ici.

Quand on lui parlait des progrès de l'ennemi qui pouvaient mettre sa vie en péril, il répondait :

— Qu'ai-je à craindre ? J'ai abdiqué. C'est à la France à me protéger. Il voyait le danger pourtant, car il dit à Hortense

— Moi, je ne crains rien ici, mais vous, ma fille, partez, quittez-moi.

Elle n'en voulut rien faire. Et lui sans doute savait qu'elle n'en ferait rien.

Cependant Fouché et ses complices, croissante légion, redoutaient toujours un coup de désespoir qui ramènerait Napoléon à la tête des troupes. Davoust donna l'ordre à Beker d'inviter l'Empereur à partir et, s'il ne s'y décidait pas, de prendre toutes mesures pour que Sa Majesté ne pût sortir de Malmaison.

Leur peur était attisée par l'affluence des visiteurs, les deux premiers jours. Habitués des Tuileries, pairs, députés restés fidèles, écrivains, hommes de science, beaucoup d'officiers. Certains ne venaient que pour arracher quelques subsides à l'Empereur. Les généraux Chartran et Piré osèrent une scène odieuse. Il fallut leur donner douze mille francs. Bientôt, avec l'approche des Alliés et la quasi-certitude du retour de Louis XVIII, le désert se fit. Plus de dignitaires, d'hommes en place. Demeurèrent plusieurs membres de la Famille, quelques amis privés ou des gens trop perdus près du Roi pour espérer leur pardon. Cependant paraissaient encore d'assez nombreux militaires, échappés aux champs de bataille pour assurer l'Empereur du dévouement de l'armée. Napoléon les faisait recevoir par le grand-maréchal.

 

Le 27, semble-t-il, avant le déjeuner, on lui amena un jeune garçon de neuf à dix ans, grand, bien portant, vif et beau. Napoléon était dans son jardin particulier. Il fit demander Hortense.

— Regardez cet enfant, lui dit-il à l'écart ; à qui ressemble-t-il ?

— C'est votre fils, sire. C'est le portrait du roi de Rome !

— Vous le trouvez ? Ii faut donc que ce soit. Moi qui ne croyais pas avoir le cœur tendre, cette vue m'a ému.

C'était le petit Léon, le fils d'Éléonore Denuelle, lectrice de Caroline[7]. L'Empereur le faisait élever dans une pension de Paris. Son tuteur, le baron de Mauvières, beau-père de Méneval, le lui avait amené. Hortense dit qu'elle s'en chargerait, si elle ne craignait la malignité de ceux qui l'avaient accusée déjà d'être trop bien avec Napoléon.

— Oui, fit l'Empereur, vous avez raison. Il m'eût été agréable de le savoir auprès de vous, mais on ne manquerait pas de dire qu'il est votre fils. Lorsque je serai en Amérique, je le ferai venir.

Napoléon, le matin du 28, envoya aux Tuileries son aide de camp Flahaut informer officiellement la Commission de gouvernement de sa résolution les deux frégates devraient mettre à la voile dès qu'il les aurait rejointes ; sinon, il se piéterait à Malmaison. Davoust était là. Sans laisser à Fouché le temps de répondre, il cria à Flahaut :

Votre Bonaparte ne veut point partir, mais il faudra bien qu'il nous débarrasse de lui : sa présence nous gêne, elle nuit au succès de nos négociations. Dites-lui, de ma part, qu'il faut qu'il s'en aille ; s'il ne part pas à l'instant, je le ferai arrêter, je l'arrêterai moi-même !

Flahaut, jeune et bouillant, répondit qu'il ne porterait pas ce message, qui l'étonnait d'un homme huit jours plus tôt aux genoux de Napoléon. Et il lui jeta à la face sa démission :

— Je ne pourrais plus servir sous vos ordres sans déshonorer mes épaulettes !

De retour à Malmaison, Flahaut ne sut pas dissimuler. Il répéta à l'Empereur les paroles de Davoust.

— Qu'il y vienne ! dit Napoléon. Je suis prêt, s'il le veut, à lui tendre la gorge.

Était-il sincère ? Son entourage ne le croyait pas. Il restait convaincu qu'à la fin, sous trop d'outrages, son génie se redresserait et que, saisissant son épée, l'Empereur déchirerait l'abdication.

Pourtant il préparait son départ. Il prit ses dispositions avec son trésorier Peyrusse et son notaire Noël pour la vente d'un titre de rente dont le produit, 18.000 francs, le munirait pour le voyage.

Il fit ses adieux aux deux femmes qui, sans doute, l'avaient le mieux aimé, avec le plus de confiance et de secret : la comtesse Walewska et Mine Duchâtel. Mme Duchâtel, pâle, digne, se contint ; la Polonaise, qu'accompagnait le petit Alexandre, ne put maîtriser ses larmes[8]. Talma et Corvisart vinrent aussi. Quand ce dernier fut parti, l'Empereur remit à son valet de chambre Marchand un très petit flacon rempli d'une liqueur rougeâtre.

— Arrange-toi, lui dit-il, pour que j'aie cela sur moi, soit à ma veste, soit à une partie de mes vêtements, mais de façon que je puisse m'en saisir vite.

Il ne tomberait pas vivant aux mains de l'ennemi.

Malgré la détresse de l'heure, il se portait encore vers l'avenir. Il lisait, lorsqu'il était seul, l'ouvrage de Humboldt, trouvé dans la bibliothèque qu'il ne quittait guère Voyages aux contrées équinoxiales du Nouveau Continent. Il y prenait l'idée d'une nouvelle carrière, non plus de soldat, mais de savant.

— Il me faut, avait-il dit à Monge, un compagnon qui me mette d'abord et rapidement au courant de l'état actuel des sciences. Ensuite, nous irons du Canada jusqu'au cap Horn et, dans cet immense voyage, nous étudierons tous les phénomènes physiques du globe.

Il voyait là pour lui une fin plus haute que celle de Dioclétien cultivant ses laitues à Salone, ou celle de Washington achevant ses jours en gentilhomme campagnard. Même à bas, il lui fallait un but qui exaltât son imagination. Ne le soulevait que le grand.

Monge, bien qu'il eût soixante-dix ans, lui offrit de le suivre. L'Empereur le remercia de son dévouement mais n'accepta pas.

Les Prussiens approchaient. On entendait le canon du côté de Gonesse. Parfois, quand son. bruit devenait plus fort, Napoléon jetait son livre et allait à la table où il avait étalé une carte, piquée d'épingles à tête rouge ou bleue qui marquaient les positions de l'ennemi. Le jeune Delessert, officier de la Garde nationale, vint l'avertir que Malmaison était menacée. Napoléon regarda sa carte :

— Ah ! ah ! dit-il en riant, je me suis laissé tourner !

Il envoya Gourgaud et Montholon en reconnaissance dans le parc. Gourgaud, grand jeune homme fantasque et nerveux, semblait hors de lui

— Si je voyais, disait-il, l'Empereur au moment de tomber entre les mains des Prussiens, je lui tirerais un coup de pistolet.

La journée s'achevait, splendide. Hortense errait dans le parc avec Mme Bertrand, femme du grand-maréchal, qui, à demi Anglaise, répétait que l'Empereur, s'il se réfugiait en Angleterre, y serait reçu à merveille. Elles s'assirent sur un banc. Napoléon vint les y retrouver. Ils restèrent un moment silencieux, jouissant de l'air pur, des ombrages, du poudroiement du soleil.

— Que c'est beau, Malmaison ! dit l'Empereur. N'est-ce pas, Hortense, qu'on serait heureux d'y pouvoir rester ?

Elle ne répondit que par un murmure, parce qu'elle craignait que sa voix ne se brisât.

Il les quitta et fut causer dans la bibliothèque avec le duc de Bassano. Hugues Maret, esprit sans éclairs, mais sage, et qui depuis tant d'années était associé à la vie de Napoléon, fut sans doute dans ces moments celui à qui il livra le plus de sa pensée. Bessières et Duroc étaient morts. Rovigo avait par trop du niais. D'autres, comme Chaboulon, Flahaut, étaient trop jeunes ou subalternes. Dans ces entretiens, Maret lui avait donné un conseil qui n'était pas sans justesse, si l'on considère le respect des Anglais pour la légalité : Que l'Empereur s'enfuit, courût à la côte, se jetât avec quelques amis dans un bateau, abordât en Angleterre et se présentât aussitôt au magistrat le plus proche en déclarant qu'il venait se placer sous la protection des lois britanniques. Nul n'eût osé attenter à sa liberté.

Un instant Napoléon soupesa l'idée. Il lui préféra celle du passage aux États-Unis. Mais la pensée qu'il pourrait un jour, s'il y était forcé, en appeler à l'honneur anglais traîna dès lors dans son esprit.

 

Sur l'ordre de Davoust, le général Beker fit brûler le pont de Chatou. Celui de Bezons fut coupé. Il était temps. Quelques heures phis tard, Napoléon pouvait être enlevé par un détachement prussien. Fouché redoutait pareille catastrophe. Blücher avait annoncé qu'il ferait fusiller Napoléon à la tête de ses colonnes. Fouché eût alors été perdu aux yeux des Français. La Chambre des pairs accusait déjà la Commission de gouvernement d'exposer l'Empereur sans défense aux coups de main de l'ennemi. Elle lui délégua deux de ses membres, pour la presser de faciliter enfin la retraite de Napoléon.

Fouché ne se fût peut-être pas rendu à cette mise en demeure, s'il n'avait reçu du préfet maritime de Rochefort, Bonnefoux, la nouvelle que la croisière anglaise s'était rapprochée de la côte au point qu'il semblait impossible que les frégates pussent sortir. Dès lors, le président du gouvernement provisoire n'hésita plus Napoléon n'échapperait pas. Dans la nuit il envoya le ministre de la Marine Decrès, flanqué de Boulay de la Meurthe, aviser l'Empereur que rien ne mettait plus obstacle à son départ, et que l'intérêt de l'État comme le sien exigeaient impérieusement qu'il partît sans délai.

Napoléon, réveillé à l'aube, les reçut en robe de chambre. Il répondit qu'il quitterait Malmaison dans la journée.

Enfermé avec Joseph, Bassano, Lavallette et Flahaut, il leur annonça son départ. Il demanda les nouvelles de la nuit. Lavallette, directeur des postes, était le mieux informé. Il apprit à Napoléon que Grouchy et Vandamme rentraient dans Paris avec les débris de Waterloo. Les Prussiens étaient à Stains et au Bourget. Les Anglais n'avaient pas encore paru.

A ce moment, on entendit des vivats sur la route de Rueil. C'était un détachement de ligne qui allait occuper Saint-Germain. En passant devant Malmaison, les soldats saluaient l'Empereur.

Autour de Napoléon, tous s'étaient tus. Il parut réfléchir, alla à la table, changea quelques épingles sur la carte, puis redressé, les yeux brillants, s'écria :

— La France ne doit pas être soumise par une poignée de Prussiens Je puis encore arrêter l'ennemi et donner au gouvernement le temps de négocier avec les puissances... Après, je gagnerai les États-Unis, afin d'y accomplir ma destinée.

Il courut au petit escalier qui montait à sa chambre et presque aussitôt redescendit en uniforme des chasseurs de la Garde, botté, l'épée au côté, le chapeau sous le bras. Il avait dix ans de moins.

— Général, dit-il à Beker, les ennemis seront demain aux portes de Paris. Tout est perdu, vous le sentez. Eh bien, qu'on me rende le commandement de l'armée, non comme empereur, mais comme général. j'écraserai l'étranger devant Paris. Allez porter ma demande à la Commission de gouvernement. Expliquez-lui bien que je ne songe pas à reprendre le pouvoir. je promets, foi de soldat, de citoyen et de Français, de partir pour l'Amérique le jour même où j'aurai battu l'ennemi !

L'espoir qu'irradiait Napoléon les souleva tous. Si un miracle était possible, il l'accomplirait, Beker oublia sa charge de geôlier et partit en brave homme, souhaitant de tout son cœur de réussir dans sa mission.

Madame Mère, le cardinal Fesch et Hortense étaient survenus. Celle-ci demanda à l'Empereur si l'on serait en forces.

— Non, dit-il, mais que ne fait-on pas avec les Français ?

Il ordonna de seller les chevaux et de tout préparer pour rejoindre l'armée.

Beker arriva vers midi aux Tuileries, oû siégeait la Commission. Il fut mal accueilli, et son message plus mal encore.

— Est-ce qu'il se moque de nous ? s'écria Fouché en sacrant. Ne sait-on pas comment il tiendrait ses promesses, si l'on pouvait accepter ses propositions ?

Les collègues de Fouché gardaient le silence. Ils ne comptaient plus. Fouché était tout ; il ne les consultait même pas, Seul, Carnot, pour cacher son trouble, se leva et marcha dans le fond de la salle. Mais il n'osa intervenir. Ni Caulaincourt...

Beker, froissé, voulut alors décliner le douteux honneur d'accompagner l'Empereur jusqu'à Rochefort.

— Croyez-vous, général, repartit vivement Fouché, que nous soyons ici sur un lit de roses ? Quelque avantageuses que puissent être les offres de Sa Majesté, nous ne pouvons rien changer à la teneur des arrêtés dont l'exécution vous est confiée.

Il lui enjoignit de retourner aussitôt à Malmaison.

Beker traversa une cohue de fonctionnaires et d'officiers qui ne cachèrent pas leur hâte d'être débarrassés de Napoléon.

Quand il lui annonça son échec, Napoléon dit :

— On se repentira d'avoir refusé mon offre_ Donnez des ordres pour mon départ. Dès qu'ils seront exécutés, vous viendrez me prévenir.

Plus encore que la méconnaissance de ses intentions, pourtant si vraies, lui étaient amers l'abandon de Carnot et de Caulaincourt. Quoi, ceux-là aussi, dont il s'était cru sûr, le reniaient ! Entre Fouché et lui, ils avaient choisi Fouché !

Il pouvait monter à cheval et gagner les avant-postes, D'un signe il eût fait arrêter Beker. Mais sa flambée d'énergie était éteinte. Puisqu'on l'empêchait d'agir, il s'inclinait. De nouveau, il avait dans l'esprit une lassitude terrible.

Il dit adieu à Joseph[9], au cardinal Fesch, à Talma, ami de sa jeunesse pauvre, demeuré constant, et qui chacun de ces jours avait paru à Malmaison en grand uniforme de garde national. Restait Madame Mère. Elle vint, la dernière des siens, embrasser Napoléon. Il se tenait immobile au milieu de la bibliothèque. De grosses larmes coulaient sur les joues de la mère. Ils se dirent quelques mots que les témoins n'entendirent pas. Puis elle lui tendit la main :

— Adieu, mon fils.

— Adieu, ma mère.

Ils s'étreignirent longuement. Napoléon enfin s'écarta. Madame le salua de la tête et s'en alla, d'un ferme pas, déchirée, mais romaine[10].

Il remonta dans sa chambre, quitta son habit militaire, mit une culotte bleue, des bottes, endossa un frac marron et prit un chapeau de ville. Puis il se dirigea, par le dédale de pièces qu'il connaissait si bien, vers la chambre de Joséphine. C'est là qu'était morte celle par qui il avait connu le plus fiévreux amour, celle que, même dans l'enivrement du second mariage, il avait regrettée. Elle l'avait compris trop tard... Mais elle avait rendu le dernier souffle en prononçant son nom...

Il demeura un long moment, portes closes, dans cette chambre où peut-être flottait encore un peu du parfum des Iles. Rien n'avait été changé ; le plafond couleur de ciel, les panneaux rouges de la tenture, le lit splendide, pareil à une nef emportée par les deux cygnes. Il n'y manquait qu'une forme légère.

Hortense supplia l'Empereur de prendre avec lui son collier de diamants qu'elle avait cousu dans une ceinture de soie noire. Il hésita, finit par céder et lui donna en souvenir ce qu'il gardait peut-être de plus cher, l'alliance de Joséphine[11]. On introduisit les officiers de la petite troupe qui avait assuré sa garde. L'un d'eux voulut parler ; il balbutia :

— Nous voyons bien que nous n'aurons pas le bonheur de mourir à votre service.

Quelques minutes avant cinq heures, Beker vint annoncer que tout était disposé pour le départ. Bertrand retardant tout par sa minutie, il avait lui-même veillé aux apprêts[12]. Le sauf-conduit remis par la Commission de gouvernement portait que Napoléon devait voyager en chaise de poste seul avec Beker. Il passerait pour le secrétaire de celui-ci. L'Empereur parut blessé qu'on ne l'eût pas consulté. On avait alors décidé de choisir une voiture fermée à quatre places, sans armoiries. Un courrier la précéderait pour dépister les malveillants. Sans une parole, Napoléon prit son chapeau. Suivi d'Hortense et des derniers fidèles, il marcha vers le vestibule encore orné des statues et des tableaux rapportés des guerres d'Italie. Il ne voulut pas qu'aucun de ceux qui devaient rester passât la porte. Avec Beker, Savary et Bertrand[13], il se dirigea vers la grille qui, au sud du parc, donnait accès au chemin de la Celle Saint-Cloud. Dehors attendait une grande calèche jaune, à quatre chevaux. Napoléon tourna la tête et regarda encore une fois, par-dessus les futaies, pointer les toits fins de Malmaison. Il se jeta d'un mouvement brusque dans la voiture. Ses trois compagnons s'y assirent après lui. Aly monta sur le siège[14]. Les chevaux partirent aussitôt, d'un trot vif, par les bois, dans la direction de Rambouillet[15].

 

 

 



[1] Depuis le 17 avril, Napoléon avait abandonné les Tuileries.

[2] Avant le Conseil il reçut encore Cambacérès, Peyrusse, Rovigo et Lavallette : Sitôt qu'il m'aperçut, écrit ce dernier, il vint à moi avec un rire épileptique effrayant : Ah, mon Dieu ! dit-il en levant les yeux au ciel. Ce mouvement fut très court. Il reprit son sang-froid et me demanda ce qui se passait à la Chambre. (Mémoires et souvenirs, 364.)

[3] B. Constant, 139. — Napoléon dans ces derniers jours eut contre lui la finance et la bourgeoisie, les gens de négoce, désireux de le voir disparaître pour reprendre leurs affaires. Le 21 juin, à la nouvelle de Waterloo, la rente monta de 2 francs (55 francs). A l'annonce de l'abdication, elle atteindra 59 francs 60.

[4] Fleury de Chaboulon avait fait les copies du texte écrit par Lucien. Sur l'une d'elles, il laissa tomber une larme. En signant, Napoléon la vit. Il remercia Chaboulon d'un regard et lui dit à mi-voix : Ils l'ont voulu ! (F. de Chaboulon, II, 230.)

[5] Les membres du gouvernement provisoire, Fouché, Caulaincourt, Carnot, Grenier et Quinette.

[6] Huit cent mille francs en billets de banque donnés de la main à la main (Laffitte, Mémoires, 74), trois millions en or pris dans cette même nuit par Peyrusse dans les caves des Tuileries et envoyés dans un fourgon chez Laffitte, enfin le grand médaillier de l'Empereur. Napoléon avait pleine confiance en Laffitte qui l'avait averti des intrigues de Fouché avec Metternich (Gourgaud, II, 325). Après la rentrée du Roi, le baron Louis, ministre des Finances de Louis XVIII, intima à Laffitte de déclarer sous serment s'il avait ou non des fonds à Napoléon. Laffitte alla aux Tuileries et obtint une audience du Roi. Sire, lui dit-il, le 19 mars, peu d'heures avant l'entrée de Napoléon dans Paris, j'ai reçu de Votre Majesté un dépôt de sept millions que l'indiscrétion de ses courtisans a fait connaître à Napoléon ; mais lui-même a pris soin de me rassurer, en me prescrivant de faire passer cet argent en Angleterre et de prouver ainsi que j'étais digne de la confiance dont le Roi m'avait honoré. Louis XVIII dit alors au banquier : Je savais tout cela, monsieur, Louis a eu tort. Soyez sans inquiétude et faites pour l'argent qui vous a été remis à l'Élysée ce que vous avez fait pour le mien.

[7] Il était né à Paris, le 13 décembre 1806. Napoléon avait eu des doutes sur sa paternité. L'enfant était bien son fils. Connu sous le nom de comte Léon, il mènera une vie orageuse et mourra à Pontoise le 15 avril 1881.

[8] Elle m'attendrit, dit la reine Hortense dans ses Mémoires (III, 35), et je l'engageai à déjeuner seule avec moi, pour qu'on ne la vit pas dans l'état de chagrin où elle paraissait.

Mme Pellapra, belle Lyonnaise, dont Napoléon avait une fille (la petite Émilie, qui sera plus tard princesse de Chimay) était venue aussi à Malmaison. Elle avait fait avertir l'Empereur, par Marchand, que Fauché traitait avec Vitrolles, c'est-à-dire avec Louis XVIII. Napoléon l'aimait et l'estimait. Il parlera d'elle à Sainte-Hélène, peu avant Waterloo, il lui avait fait remettre un bracelet qui appartient aujourd'hui à la princesse G. Bibesco. (Cf. Mémoires d'Émilie de Pellapra, publiés par la princesse Bibesco, 1921.)

[9] Lucien était parti pour Boulogne d'où il pensait passer à Londres. Il changera d'avis, reviendra sur Dieppe, repartira pour Lyon. L'Empereur, le 26 juin, lui avait fait remettre un ordre de paiement de 250.000 francs qui furent versés par le Trésor et deux millions en rescriptions de bois qui furent perdus. Jérôme avait reçu 100.000 francs en espèces à l'Élysée le 24 juin. Le 26, Fouché l'invitait à quitter Paris. Il partit le 27 et se réfugia à Sainte-Pezenne, prés de Niort. Il revint à Paris le 14 août.

[10] Accompagnée de Fesch, elle partit aussitôt pour l'Italie. Elle arriva le 15 août à Rome et s'installa au palais Falconieri.

[11] Quoi que pût dire Hortense, il exigea de lui remettre en échange un billet de 200.000 francs, antidaté de trois mois, dont nous aurons à reparler. Il lui avait déjà donné deux bons sur les délégations de bois de 828.000 et de 668.000 francs, qui ne furent jamais acquittés. (F. Masson, Napoléon et sa famille, XII, 85.)

[12] Autorisé du reste par Fouché, Bertrand avait fait entasser dans plusieurs fourgons une énorme quantité d'argenterie, de vaisselle, de linge, de vêtements. Bertrand et sa femme, écrivait Planat (I, 268), veulent de la Cour partout ; ils ont embarrassé le train de l'Empereur d'un tas d'hommes et d'effets inutiles. En effet près de cent personnes allaient suivre Napoléon. Marchand de son côté avait pris à l'Élysée quelques meubles, le lavabo de vermeil ciselé par Brunier, un petit buste du roi de Rome, des portraits de Joséphine et de Marie-Louise.

[13] Drouot et Lavallette avaient refusé de le suivre. Napoléon eût voulu emmener La Bédoyère. On l'attendit en vain. Il resta, pour mourir.

[14] Saint-Denis (Louis-Étienne), d'abord employé aux écuries, devint second mameluck de l'Empereur sous le nom d'Aly.

[15] La suite de Napoléon partit peu après lui. Hortense rentra aussitôt à Paris. Le soir même, le général Exelmans, avec deux divisions, entrait à Vincennes, précédant le gros de l'armée du Nord, tant bien que mal reconstituée. Il dit à Daumesnil qu'il allait se porter sur Malmaison et placer, bon gré mal gré, l'Empereur à la tête de ses troupes. Daumesnil lui apprit qu'il avait pris le chemin de Rochefort. A quelques heures près, l'histoire pouvait changer.