RÉVOLUTION ET EMPIRE

 

CHAPITRE VII. — L'APOGÉE DE NAPOLÉON.

 

 

18 mai 1804 : proclamation de l'Empire. — 1805 : Napoléon, roi d'Italie ; 3e coalition de l'Angleterre, de l'Autriche, de la Russie : capitulation d'Ulm, défaite de Trafalgar (21 octobre), victoire d'Austerlitz (2 décembre) et traité de Presbourg. — 1806-1807 : 4e coalition de l'Angleterre, de la Prusse, de la Saxe, de la Russie et de la Suède : victoires d'Iéna et Auerstaedt (14 octobre), Eylau (8 février 1807) et Friedland (14 juin 1807), traité de Tilsitt. — 1806 : début du Blocus continental.

 

La transformation du Consulat en Empire modifia peu le régime organisé par la Constitution de l'an VIII. Le Premier Consul n'avait-il pas déjà tous les pouvoirs que l'Empereur allait exercer ? Mais Napoléon, quoique fils de la Révolution et ne la reniant pas, est au fond homme de l'ancien régime. Français de l'extrême midi, Italien même par certains côtés, il croit au prestige de la pompe officielle et du costume. Dès son avènement il organise sa cour. Ses frères et sœurs deviennent princes et princesses. De grands dignitaires sont placés à la tête du Sénat, de l'armée, de la marine, de la diplomatie : grand électeur Joseph Bonaparte, archi-chancelier d'Empire Cambacérès, archi-chancelier d'État Eugène de Beauharnais, beau-fils de l'Empereur, archi-trésorier Lebrun, connétable Louis Bonaparte, grand-amiral Murat, beau-frère de Napoléon. De grands officiers de la couronne, porteurs des mêmes titres que sous la royauté : grand-aumônier, grand-chambellan, grand-écuyer, grand-maître des cérémonies, grand-veneur entourent le souverain. Il y est même ajouté un grand-maréchal du palais. Plus tard (en 1807) Napoléon créera une noblesse impériale. Destinée à remplacer l'ancienne noblesse, elle sera comme elle héréditaire, mais tirée de la fonction. Des duchés seront donnés aux meilleurs généraux, aux principaux ministres. D'autres, plus nombreux, seront comtes et barons. L'institution de la Légion d'honneur épaulera cette hiérarchie. Enfin l'Empereur n'oubliant pas qu'il est d'abord un souverain militaire, parvenu par le succès des armes, nommera dix-huit maréchaux de France. Les principaux seront : Kellermann, Jourdan, Masséna, Murat, Augereau, Berthier, Brune, Ney, Lannes, Davoust, Lefebvre, Suchet, Soult. Au cours du règne, ils recevront tous d'importantes dotations. Jamais souverain n'a été plus généreux pour ses officiers. Économe pour soi, il répandit autour de lui apanages et millions.

Comme il avait établi une cour tout en panaches et en dorures, pour renouer la tradition et appuyer sa dynastie sur le sentiment religieux, il voulut être sacré en apparat par le Pape. Pie VII vint de Rome à Notre-Dame pour l'oindre et le bénir. Mais Napoléon prit lui-même la couronne sur l'autel et la mit sur sa tête. Geste symbolique ; il n'entendait devoir l'Empire qu'à soi seul.

La même administration, formée en majeure partie de fonctionnaires de l'ancien régime, est restée aux affaires. Napoléon n'aime pas les visages nouveaux. Il sait choisir ses seconds, les former et les garder. Parmi ceux-ci, il en est d'excellents : Gaudin aux Finances, Fontanes à la maîtrise de l'Université, Decrès à la Marine, Maret au secrétariat d'État, Regnier à la Justice. Mais les deux principaux ministres du règne, les seuls hommes qui soient vraiment des hommes d'État et qui, malgré l'écrasante supériorité du maître, voudront avoir leur rôle propre et sauront le jouer, sont Talleyrand et Fouché.

Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord, de la plus ancienne noblesse de France, évêque d'Autun en 1789, avait, sans croire en Dieu, ni au roi, ni au peuple, dit la messe à la Fête de la Fédération. Il avait quitté la France et n'y était rentré qu'après la Terreur. Mme de Staël, par Barras, le poussa au ministère des Relations extérieures. Il seconda Bonaparte au 18 Brumaire. L'Empereur le récompensa par la place de grand-chambellan, des titres, un ruissellement d'argent.

C'était un homme d'une intelligence fine, dédaigneuse, indolente, vraiment supérieure. Il était grand seigneur du bout de son pied bot à ses cheveux poudrés. Napoléon dira de lui : De la boue dans un bas de soie. Rien ne fut jamais mieux exprimé. Il semblait fait d'un amas de vices. Aucun serment ne le bridait. Nul sentiment ne l'a fléchi. Ses besoins, immenses, il les apaisait par la concussion, le vol, portés à des mesures inconnues. Mais il ne quittait jamais ses façons élégantes, son sourire de tête de mort, qui même à Napoléon imposait. Quand commença l'Empire, il avait cinquante ans, une immense expérience des choses, des hommes et des pays. Il connaissait à fond l'ancienne diplomatie, ses procédés, ses moyens, sa langue. Il savait, presque seul après la tempête révolutionnaire, parler à l'Europe. Il ne travaillait pas, mais il excellait à faire travailler autour de lui. Plein de sang-froid, doué d'une vue longue et claire, cet admirable cynique eût pu être un très grand serviteur de la France, s'il n'eût pensé qu'à lui, à ses aises, à sa fortune, à son pouvoir. Il s'associera pendant longtemps, jusqu'à Tilsitt, à la politique de Napoléon. Puis, quand le maître ouvrira un peu trop les yeux sur ses pillages, la trouvera aventureuse, trahira froidement l'Empereur et attendra un retour du sort qui lui permette enfin de monter au premier rang, qui sait ? d'être Régent à son tour, presque Roi.

Fouché oppose à Talleyrand un étonnant contraste. Fils de petits bourgeois, ancien oratorien — mais non prêtre — il s'est illustré au temps de la Terreur par les mitraillades de Lyon, a contribué ensuite à la chute de Robespierre. Après beaucoup d'avatars, il est arrivé aux affaires sous le Directoire et dès lors est apparu à tous, à Bonaparte même, comme le génie de la police. Cet homme pâle, à bouche serrée, aux yeux glauques et froids, est en effet d'une habileté, d'une souplesse, et, quand il le faut, d'une énergie merveilleuse. Il est travailleur, ordonné, toujours prêt à tout. Son intelligence, aussi son instinct, ne sont jamais en défaut. Il sait le fort et le faible de chacun, s'empresse à propos, rend partout des services, guette l'heure utile, la saisit sans s'embarrasser de souvenirs ou de scrupules. La Révolution l'a marqué du sceau jacobin. Dans les conseils de l'Empire, il représentera l'ancien esprit conventionnel. Il en tirera une force singulière qui le fera ménager par les pouvoirs successifs. Il n'a pu donner tout à fait sa mesure, parce qu'un grand théâtre lui a manqué. Napoléon s'en défiait, mais ne pouvait s'empêcher de rendre justice à ses dons. Il le disgraciera trop tard, puis le reprendra trop tôt. Double erreur. Un Fouché se garde ou se fusille. Il ne sert que tant qu'il se sent dominé. L'heure d'après il a trahi...

***

Napoléon voudrait la paix. Il en a besoin afin d'assurer son pouvoir- par la durée. Mais cette paix, l'Angleterre ne la veut pas. Elle ne peut admettre que la France domine le continent. Dès 1804, elle négocie avec le tsar Alexandre pour ramener la France à ses anciennes limites. Et, en 1813, son ministre Castlereagh écrira : Enlever Anvers à la France, c'est sur tous les objets le plus essentiel à l'intérêt britannique. Donc point de paix sans abaissement de la France. Toute la ruse, tout l'acharnement, toute la richesse de l'Angleterre seront mis en œuvre pour cette fin. Jusqu'à l'épuisement, jusqu'à la ruine. C'est la guerre sans pardon, qui ne peut finir que par l'écrasement du vaincu. Les coalitions vont succéder aux coalitions. Napoléon aura beau les vaincre, la haine anglaise fera lever partout de nouveaux ennemis. Jusqu'au jour où, courant sur l'Europe épuisée, Napoléon lui-même bronchera. Alors l'Angleterre sonnera le ralliement des peuples contre la tyrannie française. Et après une débauche de génie, lâché par la fortune, dont il a trop présumé, ayant d'ailleurs commis de graves fautes, assailli par trop d'adversaires, mal servi, trahi, fatigué, Napoléon s'abattra.

L'Angleterre avait pris l'initiative de la rupture. Sans déclaration de guerre, elle saisit tous les navires français et hollandais qui se trouvaient dans ses ports. Napoléon répondit à ce brigandage en faisant occuper le Hanovre, apanage du roi George III, et en réunissant au camp de Boulogne 150.000 hommes — la Grande Armée — avec lesquels il comptait envahir les îles anglaises. Mais il n'avait pas la maîtrise de la mer. Une manœuvre, commandée à l'amiral Villeneuve pour permettre le passage de la Manche échoua. Pendant ce temps, le cabinet de Londres, à grand renfort de guinées, nouait contre lui avec la Russie et l'Autriche la troisième coalition. Napoléon aussitôt se retourna contre ces ennemis plus faciles à atteindre. La Grande Armée par une marche rapide parut en Bavière. Mack, battu à Elchingen par Ney, capitula dans Ulm (20 octobre 1805). Le lendemain l'amiral anglais Nelson détruisait la flotte de Villeneuve à Trafalgar.

Napoléon entra en Autriche. Il était pressé, car la Prusse bougeait. Avant qu'elle eût pu se joindre à la coalition, il occupa Vienne et livra bataille aux Austro-Russes dans la plaine d'Austerlitz. Sa victoire, due à une manœuvre magistrale, fut complète. Austerlitz est sans doute le sommet stratégique de Napoléon. Toute l'artillerie, tout le matériel de l'ennemi restèrent entre ses mains.

L'empereur François demanda la paix. Elle fut conclue à Presbourg (26 décembre 1805). L'Autriche perdait Venise, l'Istrie, la Dalmatie, annexées à l'Italie, des territoires allemands donnés à la Bavière et au Wurtemberg qui, en récompense de leur attachement à la cause française, furent élevés au rang de royaumes. Le Hanovre fut attribué à la Prusse. Le vieil édifice du Saint-Empire-Romain-Germanique disparut. Plus d'empereur allemand ; François se résigna à devenir empereur d'Autriche. Une confédération du Rhin dont Napoléon fut le Protecteur réunit la Bavière, le Wurtemberg, les princes de Bade et de Thuringe. Enfin l'Empereur, par un simple décret, chassa les Bourbons de Naples et offrit ce royaume à son frère aîné Joseph. Peu après, il nommait roi de Hollande son autre frère Louis.

Des négociations s'étaient ouvertes à Paris avec des envoyés anglais et russes. On put un moment espérer une paix générale. Mais Londres pendant ce temps agissait sur Berlin. Napoléon avait cru gagner son roi, Frédéric-Guillaume III, par le don du Hanovre. Si réaliste qu'il fût, il gardait des illusions sur son état d'esprit. Il admirait le grand Frédéric, professait une vraie estime pour l'armée prussienne. Comme la plupart des hommes de la Révolution, il voyait dans la Prusse l'alliée naturelle de la France.

Frédéric-Guillaume, souverain médiocre, hésita longtemps. Enfin l'Angleterre et le Tsar l'emportèrent. La quatrième coalition, à laquelle se joignit la Suède, était formée. Alors Londres rompit les pourparlers. Prise de vertige, la Prusse somma Napoléon d'évacuer l'Allemagne. On nous donne un rendez-vous d'honneur, dit l'Empereur. Jamais un Français n'y a manqué. Demain je serai en Saxe.

Il y fut et en six jours la Prusse s'écroula. Napoléon la battit à Iéna et Davoust à Auerstedt (8-14 octobre 1806). Jamais pays ne montra tant de terreur et d'avilissement. Blücher capitula à Lubeck, Hohenlohe à Prentzlow. Toutes les forteresses se rendirent à la vue des cavaliers français. Le 26 octobre. Napoléon entrait à Berlin. Frédéric-Guillaume s'humilia, au point de recommander à ses ministres de veiller à l'accueil qui serait fait à Napoléon dans les demeures royales et de l'y recevoir en hôte respecté. Napoléon occupait les trois quarts de la Prusse. Sans vouloir traiter si tôt, il alla chercher les Russes. Il les trouva à Eylau. La bataille fut terrible. Comme à Marengo, Napoléon faillit être vaincu. Ney, en tournant les Russes en fin de journée, assura la victoire (8 février 1809). Mais la Russie ne céda pas. Napoléon prit ses quartiers d'hiver en Pologne et renforça son armée avec des auxiliaires allemands et italiens.

Le printemps passa dans une attente anxieuse. Le général russe Bennigsen reprit enfin la campagne. Le 14 juin, Napoléon le défit à Friedland. L'empereur Alexandre, presque aussitôt, proposa un armistice.

Les deux empereurs se rencontrèrent à Tilsitt, sur un radeau établi au milieu du Niémen (26 juin). Ils parurent enchantés l'un de l'autre, et non seulement s'entendirent sur les bases de la paix, mais conclurent entre eux un traité d'alliance offensive et défensive. Ils se partagèrent l'Europe, Napoléon gardant à sa discrétion tout l'Occident, Alexandre tout l'Orient. La France en effet l'autorisait par avance à prendre la Finlande à la Suède, la Bessarabie, la Moldavie et la Valachie à l'empire turc.

A Tilsitt la Prusse fut amputée de la moitié de ses possessions. Elle ne garda que le Brandebourg, la Poméranie, la Vieille-Prusse et la Silésie. La Saxe, agrandie de ses dépouilles, érigée en royaume, entra dans la Confédération du Rhin qui comprit dès lors presque toute l'Allemagne. Les anciens territoires prussiens de l'Ouest, avec le Hanovre et l'électorat de Hesse-Cassel, formèrent un nouvel État qui fut donné à Jérôme Bonaparte, dernier frère de Napoléon. Les provinces acquises par la Prusse lors des deux derniers partages de la Pologne furent constituées en un grand-duché, avec Varsovie pour capitale, qui reçut pour souverain le roi de Saxe.

Alexandre adhérait à la politique de Napoléon et promettait, si l'Angleterre n'acceptait pas sa médiation en vue de la paix, de se joindre contre elle à la France. Je hais les Anglais autant que vous, avait dit le Tsar en abordant Napoléon à Tilsitt. L'Empereur avait été gagné par ces mots. Plus que jamais il avait conscience que s'il n'obligeait enfin l'Angleterre à traiter, l'énorme édifice qu'il avait assemblé n'aurait force ni durée. Pour briser son obstination, il venait d'imaginer le Blocus continental qui devait dans sa pensée frapper de mort le commerce britannique. L'Angleterre était déclarée en état de blocus, toute communication avec elle était interdite, toutes marchandises anglaises trouvées sur le continent seraient confisquées, tous les ports d'Europe seraient fermés aux navires même neutres venant d'Angleterre ou de ses colonies.

En s'alliant ainsi avec le conquérant français pour qui il avait conçu une vive admiration, Alexandre était sincère. Mais il était instable d'esprit et, quoique allemand d'origine, le type même du Slave caressant, sinueux, également propre aux élans mystiques et aux profitables trahisons. Un Grec du Bas-Empire, dira de lui plus tard Napoléon. Pour l'instant, il était séduit et c'est en pleine confiance qu'il regagna la France quittée depuis dix mois.

Il était alors au plus haut degré de sa puissance. Depuis Charlemagne vers qui sa pensée avait des retours fréquents, aucun souverain n'avait réuni dans sa main l'Allemagne, la France et l'Italie. Cet empire immense, il le gouvernait par lui-même, jusque dans les détails minutieux. Sa capacité de travail était prodigieuse. Son intelligence ordonnée, mathématique, à la fois étendue et prompte, sa mémoire infaillible, son imagination ardente, alliée au sens précis des choses, ce pouvoir de fascination qui devant lui courbait les esprits les plus prévenus et les hommes les plus éminents du siècle, qu'ils fussent Goethe ou Chateaubriand, faisaient de ce soldat de fortune le plus extraordinaire chef de peuples qui eût paru depuis César. Quoi qu'on en ait dit, il aimait profondément la France. Il avait d'elle une idée grave et simple. Il voulait, ce fils de la Corse, naguère rattachée, se confondre avec ce vieux corps solide et généreux, faire de cette nation dont il était passionnément orgueilleux d'être devenu le maître un mariage de la pensée et du sang. Il s'en considérait comme l'émanation encore plus que le sommet. Depuis Clovis jusqu'au Comité de Salut public, disait-il, je me tiens solidaire de tout.

L'homme en lui était parfaitement humain, c'est-à-dire complexe, capable de bienveillance, de fidélité, de générosité, de gratitude, mais aussi de colère, d'égoïsme, de sécheresse, d'artifice. Avec les années, éclairé sur le secret des âmes, ne voyant guère autour de lui que convoitises ou lâchetés, il inclina comme la plupart des êtres vers la dureté. Un tel tempérament le portait au despotisme et il n'est pas douteux que l'Empire n'ait été le régime le plus despotique que notre histoire ait connu. Il a supprimé très tôt le Tribunat où quelque levain d'opposition couvait encore. Le Corps législatif fut convoqué de façon irrégulière, ses sessions furent écourtées. Le Sénat n'était plus qu'une Chambre d'enregistrement, décorative et prosternée. C'est l'Empereur qui fixait le budget. En 1813, il en viendra à établir lui-même des impôts.

La presse est muselée. Sur 73 journaux, treize seulement subsistent, réduits à quatre en 1811 ; leurs directeurs sont nommés par l'Empereur ; pas un article ne paraît qui n'ait été soumis à la Censure. La publication des livres est étroitement surveillée. Le privilège des imprimeurs est rétabli. La liberté individuelle n'existe que dans un silence respectueux. Paris, les grandes villes sont infestés d'espions.

Dans un tel régime en effet, la police joue un rôle premier. C'est Fouché qui dirige ses innombrables agents. Mais il n'est pas que sa police, il y a la gendarmerie de Savary, il y a encore une police secrète. Un immense filet s'est abattu sur la France et l'empêche de bouger.

Les prisons d'Etat, abolies par la Constituante, ont été rétablies. Des individus trop remuants ou connus pour leur opposition y sont internés par mesure de sûreté, sur ordre impérial, sans jugement. En I8oi, on en compte près de six cents.

L'Empereur avait mis le clergé français dans sa main. Il y voulut aussi tenir le Pape. Pie VII, simple moine qui n'était sans doute pas un esprit, mais une âme, tenta de défendre l'indépendance nécessaire de l'église. Que pouvait ce vieillard contre un chef militaire gorgé de sa puissance et que n'arrêtait aucun scrupule de foi ? Le blocus continental étant mal appliqué dans le domaine pontifical, Napoléon en prit prétexte pour l'annexer à l'Empire. Le Pape excommunia l'Empereur. Le clergé français n'osa bouger, mais les catholiques, naguère reconnaissants à l'Empereur d'avoir rétabli la religion, se détachèrent de lui.

Une lente désaffection minait son prestige. Elle fut accrue par le malaise économique né de la lutte avec l'Angleterre. L'industrie, le commerce, la marine marchande étaient presque retombés dans le marasme d'où les avait tirés le Consulat. Les impôts s'étaient alourdis, bien que les finances fussent gérées avec sagesse ; sous le nom de droits réunis, les boissons, le sel, le tabac étaient frappés lourdement.

Le peuple était las de la guerre. La conscription lui prenait les meilleurs de ses enfants. Beaucoup pour échapper à la réquisition désertaient ou se mutilaient. En 1810 il y avait 160.000 réfractaires.

Napoléon était trop bien informé de tout pour ne pas tenter de regagner sa popularité première. Il répandit les commandes et l'argent chez les manufacturiers, soutint les fabriques de drap, de soie, de cotonnades, de sucre de betterave créées pour remplacer les produits anglais. Il reprit, avec des idées plus larges, l'œuvre de Colbert. Il ne voulait rien voir autour de lui, jusqu'aux robes des femmes, qui ne fût français. Pour utiliser une main-d'œuvre inactive autant que pour contenter son goût romain du bâtiment, il entreprit d'immenses travaux publics : Paris fut doté de rues nouvelles, de ponts, d'églises. L'arc de l'Etoile, la Bourse, l'arc du Carrousel, la colonne Vendôme sortirent de terre. Le Louvre rejoignit les Tuileries. En province, Anvers, Cherbourg, Brest, La Rochelle, sont dotées de grands ports. Lyon est reconstruit. Le nord de la France et la Belgique sont creusés de canaux. D'admirables routes relient les frontières les plus éloignées de l'Empire. Cette œuvre colossale se poursuivra pendant toute la durée du règne. Jamais depuis l'antiquité souverain n'aura laissé pareilles traces de sa vie. Entre deux campagnes, l'Empereur décidait des plans, pourvoyait aux moyens, inspectait les travaux. On n'a point assez parlé de Napoléon constructeur et édile. Ce n'est pas là pourtant qu'il fut le moins utile ni le moins grand.

Sous Napoléon, la société française ne retrouva pas l'éclat qu'elle avait connu pendant les règnes de Louis XV et de Louis XVI. Les maisons se rouvrirent peu à peu sous le Consulat, grâce aux radiations opérées par Bonaparte sur la liste des émigrés. La Cour consulaire, devenue bientôt Cour impériale, fut un centre nouveau d'attraction. Mais dans son faste neuf, elle ne pourra jamais rivaliser avec l'ancienne Cour. Chez tous ceux qui servaient le nouveau régime et en bénéficiaient, qui aux Tuileries, à Compiègne, sous les magnifiques uniformes rebrodés ou les robes de soie aux plis roides qui s'évasaient par la chérusque autour de merveilleuses têtes, il n'y eut jamais ce sentiment de confiance, de sécurité qui seul fait les assemblées vivantes et libres. Tous avaient l'impression de vivre dans un décor qui durerait longtemps peut-être, mais qu'aussi le vent d'une défaite effondrerait. D'ailleurs, malgré la grâce de Joséphine, les mille services qu'elle rendait dans ses entours, la seule présence de l'Empereur glaçait les réunions. Il eût voulu qu'on s'amusât dans ses palais, mais son manque de galanterie envers les femmes, ses dehors brusques, ses éclats de voix faisaient vivre un peu en automates autour de lui ces dignitaires, ces ministres, ces femmes souvent parvenues et que les nobles de l'ancien temps, ralliés par nécessité à l'Empire, n'arrivaient point à traiter en égaux.

La littérature sous ce despotisme glorieux était languissante. L'Empereur ne pouvait sans envie se reporter au siècle de ce grand Roi qu'il admirait : — Si Corneille vivait, je le ferais prince, disait-il. Mais point de Corneille. Quelques fades poètes, un Népomucène Lemercier, un Delille, des orateurs diserts et respectueux comme Fontanes. Bernardin de Saint-Pierre achève de mourir. Seuls deux écrivains hors de pair, mais ils sont de l'opposition : Chateaubriand et Mme de Staël.

Celle-ci, fille de Necker, internationale par la naissance, le mariage, la société, a commencé par admirer Bonaparte. Elle souhaitait de devenir son Egérie. Le Premier Consul repoussa assez rudement son approche. Dès lors son ennemie, elle groupe contre lui les rancunes éparses. Son salon de Coppet, où l'Empereur l'a reléguée sera durant tout le règne un centre d'intrigues dirigées contre Napoléon. Elle souhaite ouvertement sa défaite. Avec courage d'ailleurs. Cette femme est un grand homme manqué. L'Empereur la déteste franchement. Il tance Fouché pour les ménagements qu'il garde envers elle. Mme de Staël attend, prédit sa catastrophe : C'est un véritable corbeau, répète-t-il.

Mme de Staël a exercé une influence forte sur nombre de talents de l'époque, au premier titre sur Benjamin Constant, écrivain sec et profond, orateur subtil, type du libéral plus riche de doctrine que de volonté, qui, après avoir été membre du Tribunat, se rangera contre Napoléon, puis, aux Cent jours, deviendra son conseiller et comme son souffleur constitutionnel.

Chateaubriand était l'ami de Mme de Staël et de Constant. Lui aussi avait été séduit par Bonaparte, qui avait aidé ses débuts et contribué à l'immense succès du Génie du Christianisme. Le meurtre du duc d'Enghien l'avait écarté de la diplomatie impériale. Pourtant, au fond de l'âme, il était sensible à l'extraordinaire rayonnement de l'homme et, profondément Français, il ne pouvait s'empêcher d'admirer la gloire dont il baignait la France. Napoléon eût voulu le gagner. JI sentait combien l'artiste était grand, et ce que son ralliement eût eu pour l'Empire de valeur morale. Les coteries de salon empêchèrent l'orgueilleux Chateaubriand de se rapprocher de lui. Napoléon ne lui tint pas rigueur d'un retentissant article paru dans le Mercure de France : C'est en vain que Néron prospère : Tacite est déjà né dans l'Empire... et déjà l'intègre Providence a livré à un enfant obscur la gloire du maître du monde. Cette magnanimité n'empêchera pas Chateaubriand, royaliste de doctrine plus sans doute que d'inclination, d'applaudir à sa chute et d'apporter à la Restauration l'aide non négligeable de son fameux pamphlet De Buonaparte et des Bourbons. Plus tard, quand Napoléon sera mort à Sainte-Hélène, nulle voix plus haute, plus compréhensive et plus noble ne s'élèvera pour peindre sa grandeur foudroyée. Les Mémoires d'Outre-Tombe contiennent les plus belles pages et peut-être les plus justes qui aient été écrites sur Napoléon.