L'AIGLON PRISONNIER

 

CHAPITRE III. — LE FILS DE L'HOMME.

 

 

En 1828, avec Méry, Auguste Barthélemy, futur auteur de Némésis, publiciste verbeux, pamphlétaire un peu maitre-chanteur, qui tiraillait en enfant perdu sur les ministres de Charles X, avait composé un long poème : Napoléon en Égypte qui, s'il est gâté par l'enflure, ne manque ni de souffle, ni d'éclat. Il l'envoya aux membres de la famille Bonaparte dispersés par le monde. De crainte qu'il n'arrivât pas au fils de l'Empereur, il voulut le lui porter lui-même. Il arriva à Vienne, muni de lettres de recommandation, et fut reçu dans plusieurs maisons d'artistes. Il alla voir le comte Czernin, grand chambellan de l'empereur François, et lui demanda permission de se présenter à Schönbrunn. Czernin l'adressa à Dietrichstein.

Le comte Maurice reçut le poète avec courtoisie. Il connaissait le nom de Barthélemy et quoique l'esprit de ses libelles ne lui plût guère, lui trouvait du talent. En lui offrant un exemplaire de Napoléon en Égypte, Barthélemy sollicita la faveur d'une audience du duc de Reichstadt, Dietrichstein réfléchit un moment et dit :

— Vous êtes à Vienne pour voir le prince ? Qui a pu vous engager à pareille démarche ? Est-il possible que vous ayez compté sur le succès de votre voyage ? Ce que vous demandez est tout à fait impossible.

Barthélemy protesta qu'il était venu de son seul mouvement, qu'il ne dépendait d'aucun parti. A Paris on ne croyait pas qu'il fût si difficile d'approcher le duc de Reichstadt. Il n'était, lui, qu'un écrivain de bonne volonté et de bonne foi.

— Je ne demande pas, dit-il, d'entretenir le prince sans témoins. Ce sera devant vous, devant dix personnes s'il le faut, et s'il m'échappe un seul mot qui puisse alarmer la politique la plus ombrageuse, je consens à finir ma vie dans une prison d'Autriche.

Dietrichstein répondit qu'il n'était pas en son pouvoir de contrevenir aux ordres stricts donnés par l'Empereur, afin de prévenir un attentat contre son petit-fils.

C'était vrai. François était, comme Dietrichstein même, partagé entre deux craintes : l'enlèvement du duc de Reichstadt par les bonapartistes ou son assassinat par quelque royaliste exalté. Apponyi n'avait-il pas averti que certains ultras y songeaient ? Le poète, s'échauffant, aurait dit alors :

-- Vous redoutez peut-être qu'une conversation trop libre avec des étrangers ne lui révèle des secrets ou ne lui inspire des espérances dangereuses. Mais est-il possible à vous d'empêcher qu'on ne lui transmette ouvertement ou clandestinement une lettre, une pétition, un avis, soit à la promenade, soit au théâtre ou dans tout autre lieu ?

S'il faut en croire Barthélemy, le comte redressant sa tête douce et fatiguée, aurait répliqué non sans dédain :

— Soyez persuadé, monsieur, que le prince n'entend, ne voit, ne lit que ce que nous voulons qu'il lise, qu'il voie et qu'il entende.

— Il parait d'après cela que le fils de Napoléon est loin d'être aussi libre que nous le supposons en France...

Le prince n'est pas prisonnier, mais... il se trouve dans une position toute particulière.

Barthélemy aurait dit :

— Du moins, monsieur le comte, vous ne pouvez me refuser de lui remettre cet exemplaire au nom des auteurs. Il a sans doute une bibliothèque, et ce livre n'est pas assez dangereux pour être mis à l'Index.

Dietrichstein ne voulut rien promettre. Le ton du visiteur l'avait froissé. Barthélemy prit congé, disant qu'il espérait le trouver moins sévère quand il aurait lu son poème et se serait convaincu qu'il ne contenait rien de séditieux. retourna quinze jours plus tard chez le comte Maurice qui refusa encore, et avec plus d'énergie, sa demande d'audience

— Je ne vous conçois vraiment pas, dit-il. Vous mettez trop d'importance à voir le prince. Sachez qu'il est heureux et sans ambition. Sa carrière est toute tracée. Il n'approchera jamais de !a France, il n'en aura pas même la pensée. Répétez tout ceci à vos compatriotes, désabusez-les, s'il est possible... Quant à la remise de votre exemplaire, n'y comptez pas. Votre livre est fort beau comme poésie, mais il est dangereux pour le fils de Napoléon. Votre style plein d'images, cette vivacité de descriptions, ces couleurs que vous donnez à l'Histoire, tout cela, dans sa jeune tête, peut exciter un enthousiasme et des germes d'ambition qui, sans aucun résultat, ne serviraient qu'à le dégoûter de sa position actuelle...

Barthélemy dut se retirer là-dessus. Il resta quelques jours encore à Vienne. Un soir, au Hoftheater, on lui montra le prince, dans une loge de la cour, assez peu éclairée. Il n'essaya pas de l'approcher, assuré qu'il était défendu par une consigne étroite. Mais il le regarda longtemps...

Revenant à Paris, il écrivit cette tirade :

Dans la loge voisine une porte s'ouvrit

Et dans la profondeur de cette enceinte obscure,

Apparut tout à coup une pâle figure.

Etreinte dans ce cadre, au milieu d'un fond noir,

Elle était immobile et l'on aurait cru voir

Un tableau de Rembrandt chargé de teintes sombres

Où la blancheur des chairs se détache des ombres...

Acteurs, peuple, empereur, tout semblait avoir fui,

Et croyant être seul, je m'écriai : c'est Lui !...

C'était Lui. Tout à coup la figure isolée

D'un coup d'œil vif et prompt parcourut l'assemblée.

Et s'assit. Cependant mes regards curieux

Dessinaient à loisir l'être mystérieux.

Voyant cet œil rapide où brille la pensée,

Ce teint blanc de Louise et sa taille élancée,

Ces vifs tressaillements, ces mouvements nerveux,

Ce front saillant et large orné de blonds cheveux.

Oui, ce corps, cette tète où la tristesse est peinte,

Du sang qui les forma porte la double empreinte.

Je ne sais toutefois... Je ne puis sans douleur

Contempler ce visage éclatant de pâleur.

On dirait que la vie à la mort s'y mélange...

Barthélemy avait bien regardé le prince, mais il l'avait mal vu, ou l'imagination avait singulièrement déformé son souvenir. Car à ce moment même, le duc de Reichstadt, maigre certes — il avait dix-sept ans —, mais leste et frais, était en parfaite santé.

Ces vers devinrent, avec l'aide de Méry que Barthélemy appelait son hémistiche vivant, le noyau d'un poème publié en 1829 et intitulé : Le Fils de l'Homme. Mots qui n'avaient encore été réunis que pour nommer jésus. C'est qu'ils devaient éveiller l'idée d'un nouveau Crucifié. Ulcéré par son échec, amoureux du bruit, et sans peser les syllabes autrement que pour la mesure du vers, Barthélemy montre dans l'héritier de Napoléon la victime d'une machination criminelle. Le duc de Reichstadt, par son existence seule, menace le repos de la vieille Europe, Elle saura l'empêcher de vivre :

Voyez-vous comme moi cette couleur étrange ?

Quel germe destructeur, sous l'écorce agissant,

A sitôt défloré ce fruit adolescent ?

Assailli, malgré moi, d'un effroi salutaire,

je n'ose pour moi-même éclaircir ce mystère :

Le noir conseil des Cours, aux peuples défendu,

Est un profond abîme où nul n'est descendu...

Faut-il vous répéter un effroyable doute ?

Écoutez, ou plutôt que personne n'écoute.

S'il est vrai qu'à la Cour, malheureux nourrisson,

La moderne Locuste ait transmis sa leçon,

Cette horrible pâleur, sinistre caractère

Annonce de ton sang le mal héréditaire.

Et peut-être aujourd'hui, méthodique assassin,

Le cancer politique est déjà dans ton sein.

Sourions de l'emphase et du ronron de ces vers. Mais à défaut de goût, le poème montre de la force et même de la chaleur. Il tente d'éveiller l'attention du prince :

Mais quoi, content d'un nom qui vaut un diadème,

Ne veux-tu rien, un jour, conquérir par toi-même ?

La nuit quand douze fois ta pendule a frémi,

Qu'aucun bruit ne sort plus du palais endormi,

Et que seul, au milieu d'un appartement vide,

Tu veilles, obsédé par ta pensée avide,

Sans doute que parfois, sur ton sort à venir,

Un démon familier te vient entretenir ?

Il l'invite à dénouer ses liens, arracher son bâillon et à fuir vers la France :

Si le fer à la main, vingt nations entières

Paraissant tout à coup autour de nos frontières,

Réveillaient le tocsin des suprêmes dangers !

Surtout si, dans les rangs de soldats étrangers,

L'homme au pâle visage, effrayant météore,

Venait en agitant un lambeau tricolore ;

Qui sait si cette voix, fertile en mille échos,

D'un peuple de soldats n'éveillerait les os ?

Si d'un père exilé renouvelant l'histoire

Domptant des ennemis complices de sa gloire,

L'usurpateur nouveau, de bras en bras porté,

N'entrerait pas en roi dans la grande Cité ?

A Vienne, l'émotion fut forte, quand Le Fils de l'Homme y parvint. On accusa Barthélemy d'avoir répondu à l'hospitalité autrichienne par une injustifiable insulte. Mais à Paris bien autre tapage. La brochure s'enleva. Bonapartistes, libéraux mêmes la portèrent aux nues. Le gouvernement hésita d'abord à la faire saisir par peur de grossir le scandale, puis, mal inspiré, déféra le poète au tribunal correctionnel.

Le procès du Fils de l'Homme lança un dur coup de pioche dans la base du régime. Paris s'y pressa, s'y étouffa. Aux premiers rangs, Victor Hugo coudoyait le général Gourgaud. Barthélemy se défendit en vers et non sans noblesse. Son avocat. Mérilhou, atteignit à l'éloquence :

S'il est vrai que la poésie vit de contrastes, s'écria-t-il, quel sujet plus touchant que le sort d'un jeune homme qui n'a reçu de son père d'autre héritage qu'un nom qui ne lui permet ni la gloire ni l'obscurité ! Napoléon était une réalité historique incontestable. Son règne était lié aux fastes de la France. Et l'on ne pourrait pas imprimer qu'il a un fils, que ce fils est captif, et il serait défendu de plaider un malheur dont les annales modernes n'offrent pas d'exemple

Dans l'auditoire, dans la foule massée autour du Palais, il y eut de profonds remous. Barthélemy, condamné à trois mois de prison, y entra célèbre. La France, secouée par ces retentissants débats, et quoi qu'on fit pour l'en distraire, attachait plus que jamais ses yeux sur le fils de l'Empereur.

Protégé par des feutres soigneux, le duc de Reichstadt ignora quel fracas son nom remuait à Paris. Pourtant, quoi qu'ait assuré Prokesch, il lut le Fils de l'Homme. L'Agenda du baron Obenaus, encore inédit, porte aux dates des 11 et 13 août 1829 : Conversations — avec le prince — sur le Fils de l'Homme et la tentative de Barthélemy pour lui remettre son poème épique : Napoléon en Egypte. Obenaus dut le lui représenter comme un détestable pamphlet qui justifiait la prudence de Dietrichstein. Le jeune homme fut certainement blessé par la véhémence du poème. Qu'on osât le montrer comme un adolescent flétri et déjà marqué pour la mort l'indigna. Mais dans le même temps, ces vers emphatiques, comme un douloureux aiguillon pénétrèrent en lui, éveillant aux profondeurs de sa pensée des résonances assourdies. Tiré de l'engourdissement autrichien, auquel il se laissait aller, il a dû faire alors de longues réflexions sur soi, sur son avenir. Un changement d'esprit dès ce moment se dessine en lui. Il dépouille peu à peu l'enfant. L'homme naît. L'enfant avait longtemps songé au passé heureux, puis n'avait plus vu que le présent souvent maussade, coupé de courts plaisirs, chargé d'études. L'homme songe aux jours futurs. Que seront-ils ? Que vont-ils lui apporter ?

Coïncidence émouvante, dans cette phase critique il étudie avec Obenaus l'histoire de la Révolution et de l'Empire. Il s'y intéresse vivement. Son maître le remarque, mais trouve cet empressement naturel et de bon augure. Se féliciterait-il sans réserve, s'il savait que pour contrôler ses leçons, l'élève dévore en cachette le Mémorial de Sainte-Hélène, trouvé sur un des hauts rayons de la bibliothèque, et qu'il passe des heures, la tête dans les mains, sur l'annexe où figure, en entier, le testament de son père, dont il n'avait encore lu que des fragments ?

Napoléon l'a deviné, avec la prescience de ceux, qui n'ayant plus d'intérêt égoïste, jugent sereinement les faits et les hommes Sainte-Hélène, le jour où son fils connaîtrait les circonstances de sa captivité et de sa lente mort le campera à ses yeux dans une grandeur qui le fascinera, emportera toutes les préventions que son entourage autrichien peut avoir insinué en lui contre la France et le vaincu de Waterloo :

Je recommande à mon fils de ne jamais oublier qu'il est né prince français, et de ne jamais se prêter à être un instrument entre les mains des triumvirs qui oppriment les peuples, cet avertissement majestueux arrête le jeune homme. Il pense — et le dira, un peu plus tard à Prokesch que là doit être la règle de conduite de sa vie entière. Né Français, il doit, quel que soit le rang où la destinée le porte, rester fidèle au souvenir de sa première existence, et même s'il lui faut vivre en prince autrichien, aimer, servir de toutes ses forces cette France pour qui son père est mort. En même temps une lueur se lève dans son cerveau sur l'avenir qu'un tel père lui ouvre, sur ce qu'il représente pour l'Europe, sur le retour éclatant de fortune qui peut atteindre l'héritier de Napoléon. Qu'on songe au tumulte que de pareilles idées doivent éveiller dans une intelligence prompte, une nature portée à l'action, et qui voit devant soi un tel parcours d'années !

Il ne connaît pas les instructions données par Napoléon à ses exécuteurs testamentaires, les conseils politiques qu'il adresse à son fils, s'il règne. Il en court des copies, l'empereur François et Metternich en possèdent, mais le duc de Reichstadt ne les verra pas, et les Mémoires de Montholon, qui les impriment pour la première fois dans leur intégrité, ne paraîtront qu'en 1847. Toutefois du testament même un fait surgit qui prend pour lui à mesure qu'il y réfléchit, une singulière importance. Son père lui a destiné un nombre d'objets personnels. Ils devaient lui être rem'.s quand il aurait seize ans. Il en a dix-huit et aucun ne lui est parvenu. Pourquoi ? Les derniers amis de son père, les généraux, les serviteurs qui l'avaient accompagné dans l'exil, le prêtre qui avait reçu sa confession et soulagé son agonie avaient dû essayer de le joindre pour lui remettre les legs dont ils étaient dépositaires. Comment en douter ? Que quelques-uns eussent été infidèles était peu croyable. En tout cas, ils ne pouvaient l'être tous. Ils avaient écrit, peut-être même étaient-ils à Vienne. On les avait éconduits, chassés. On, c'est-à-dire Metternich. Le chancelier ne veut pas qu'il se souvienne, il ne veut pas qu'il s'émeuve en touchant ces reliques de la gloire et du malheur. Cette certitude, comme un fer douloureux, le blesse et l'exaspère. Il ne semble s'en être ouvert à personne, sauf peut-être à Sophie. S'il en parla à son aïeul, l'Empereur dut lui répondre de manière évasive et sans doute, pour lui faire prendre patience, que les dépositaires attendaient sa véritable majorité. Que pouvait-il dire d'autre ? Point à coup sûr, ce qui était la vérité, que malgré les démarches répétées de tous les fidéicommissaires de Sainte-Hélène, l'Autriche s'était refusée à ce que ces legs trop intimes et trop éloquents fussent apportés au fils de Napoléon.

Rejeté à la défiance, le jeune homme ne pose plus de questions. Mais dès qu'il est seul dans sa chambre, tandis que ses maîtres le croient occupé par un traité de droit ou de statistique, il tire de sa bibliothèque non plus seulement le Mémorial, mais tous les livres, histoires, souvenirs, récits de contemporains où s'étend frémissante la vie de Napoléon. Il les lit, les relit, s'en imprègne. Confrontant les témoignages d'amis ou d'adversaires, car Napoléon n'a pas d'indifférents, il vit avec son père, marche dans ses pas, ressuscite ses actes, le voit dans la guerre ou au conseil, dans sa cour, dans son existence privée. Il entre en sa pensée, admire cette intelligence complète, cette mémoire ordonnée et méticuleuse, cette volonté ferme, cette décision rapide, cette puissance de travail qui brise les secrétaires, accable les ministres, et fait voler les courriers aux quatre coins de l'Europe. Mais le légiste et l'administrateur que, trop jeune encore, il ne peut apprécier, l'étonnent moins que le capitaine. Il s'exalte, en suivant, cartes en mains, ses campagnes d'Italie et d'Égypte. Il est avec lui à Lodi, à Arcole, à Marengo, aux Pyramides. Il est à Iéna, à Austerlitz... Ce n'est plus maintenant qu'il écrirait l'ennemi en parlant des Français et Buonaparte en parlant de Napoléon ! Il est l'Empereur, le plus grand soldat qu'ait produit le monde, le souverain devant qui l'Europe entière s'est jetée à genoux... Le cœur du fils tremble de fierté et de crainte au récit de la guerre de Russie, de la campagne de 1813, de la campagne de France, il se soulève au retour de Vile d'Elbe et retombe à Waterloo.

Ce ne sont que des faits, tout récents, mais que leur ampleur rend déjà légendaires. Pas de drame plus pathétique, que la simple histoire de l'homme de qui il est né. Nous, qui, témoins froids, sommes remués encore par cette épopée, essayons de songer aux torrents qu'une étude attentive. si peu d'années après sa mort, a pu faire jaillir dans l'âme neuve du fils de Napoléon. Que de fois il dut, dans le secret, qui les faisait plus profonds, s'arrêter dans sa lecture, tremblant de colère ou suffoquant de larmes ! Ce sont les grandes heures de sa vie que celles où il reçoit cette révélation. Quoi que l'avenir lui réserve, il ne lui vaudra jamais une telle puissance d'émotion.

Contre l'admirable poison qu'il boit à gorgées quotidiennes, que peuvent les pâles leçons d'Obenaus, conseiller de Basse-Autriche ? Les défauts de Napoléon, dit-il à son élève, avaient presque autant d'éclat que ses qualités. Il croyait moins à la vertu qu'à l'intérêt. La religion n'était pour lui qu'un moyen d'enchainer les âmes. Sa générosité cachait presque toujours un calcul. Il comptait pour rien les sacrifices et les souffrances des individus, quand ses projets étaient en jeu. Né de condition petite, il avait voulu forcer le monde à oublier qu'il n'était qu'un parvenu. Il l'eût pu, sans doute, si son ambition avait admis des bornes. Mais le succès l'avait étourdi. Il n'acceptait ni conseil ni critique. Il avait ainsi fini par décourager ses plus dévoués serviteurs.

Il avait d'abord triomphé de l'Europe parce qu'il l'avait trouvée désunie et travaillée des mauvais levains jetés au vent par la Révolution. Sa tyrannie avait fini par rassembler en faisceau tous les États civilisés. La Babel sans mesure qu'il avait élevée n'avait pu résister à la levée des peuples. Elle s'était écroulée, et la France elle-même avait acclamé sa défaite. Par l'excès de son orgueil, Napoléon avait fait son propre malheur, celui de sa famille et celui de son pays.

Le fils du vaincu l'écoute. Il ne l'entend plus. Un jour, il lui répond, avec impatience :

— Les actions des grands hommes ne doivent pas être pesées dans la balance ordinaire.

Le sortilège est trop fort. Rien à présent ne prévaudra contre lui. Non seulement il lui a fait retrouver son père, dans sa figure héroïque, mais par lui il se retrouve soi-même, bourgeon de l'arbre gigantesque, son prolongement et son cimier. Il lit les Mémoires qui retracent le mariage de sa mère, sa naissance à lui, les fêtes de son baptême, sa première enfance entourée des hommages des rois, les acclamations qui l'ont salué, quand, porté sur les bras de l'Empereur, il passait devant les régiments massés dans la cour des Tuileries. Tout ce passé si voisin encore, et qui s'était terni, qui semblait disparu sous le sédiment des visions nouvelles, se ranime â ses yeux. Le palimpseste de sa mémoire reparaît chargé de caractères anciens. Dans une sorte de vague de fond s'abattant tout à coup sur l'amas des images allemandes, c'est la France qui revient !

Des souvenirs épars, qu'il relie comme il peut, s'éclairent dans son cerveau.

Il possède un album où les principaux monuments de Paris sont peints à l'aquarelle. Il le feuillette, impatient. De sa ville natale, il ne se rappelle qu'une sorte d'éblouissement confus, un grand bruit, un palais énorme, des soldats à vieille moustache qui devant lui lèvent leurs armes, un jardin clair, et sur les bords d'un fleuve, deux tours sereines, Notre-Dame où il a été baptisé, un casque d'or, les Invalides, où son père vainement a souhaité de dormir...

Son père, il sent maintenant combien il a dû en être aimé. Il croit le revoir, il le revoit peut-être, malgré toutes ces années, jouant avec lui, ou debout près de son berceau... Mais c'est moins dans son souvenir sans doute qu'il retrouve son visage que dans le portrait de Gérard, accroché dans sa chambre de la Hofburg, au-dessus de son lit. Dans un ovale, une tête ronde et pâle au front soucieux, coupé d'un mèche brune et qui, les yeux ouverts sur un monde connu de lui seul, pèse et médite.

On ne sait avec exactitude comme cette peinture est venue à Vienne. Sans doute est-ce une réplique que Napoléon, vers 1812, avait adressée à son beau-père. L'empereur François — c'est à son honneur — a voulu qu'elle fût placée dans l'appartement de son petit-fils. Le prince l'a vue longtemps avec indifférence. A présent, il n'est point de jour qu'il ne la regarde et l'interroge.

Ressemble-t-il à Napoléon ? Il s'examine dans les glaces et cherche sur son propre visage quels traits il en a hérités.

Si grand, trop grand déjà pour son âge et grandissant encore, la taille serrée dans l'uniforme blanc qu'il porte d'habitude, sauf le soir, avec sous son haut co], une cravate noire et un dépassant de linge empesé qui enserre ses joues, au premier coup d'œil, il semble bien étranger au Corse petit et brun. Pourtant, s'il détaille, il se reconnaît son front, son menton, ses pommettes aiguës. Son crâne est plus long et plus étroit que celui de son père, son nez plus accusé. Il a la lèvre charnue et les yeux de Marie-Louise et comme elle le teint clair et les cheveux blonds.

Ces cheveux ondés et chatoyants lui prêtent une grâce vaporeuse, presque féminine, qui contraste avec la rigueur romaine de Napoléon. Le jeune homme s'en irrite. Non qu'il ait honte de son sang maternel. Il a été élevé dans le respect de ses ancêtres de Lorraine et d'Autriche, il sait leurs fastes, leurs alliances, il a prié devant leurs tombeaux. Plusieurs fois il est descendu avec ses oncles et l'Empereur même, dans la crypte de l'église des Capucins où les Habsbourgs dorment tous, tassés les uns près des autres, dans des cercueils de cuivre noirci, décorés d'attributs et de blasons. Son grand-père lui a dit :

— C'est là, Franz, que je viendrai reposer un jour.

— Et moi ? a-t-il demandé.

— Toi aussi, peut-être...

Bien plus qu'à ces souverains du Saint-Empire, à ces archiducs, auxquels par des courtisans il lui arrive de s'en-fendre comparer, c'est au soldat qui dort seul, sous les saules de la vallée du Géranium, qu'il voudrait de visage, d'esprit, de gestes même ressembler. D'esprit d'abord.

— Le but principal de ma vie, dit-il hautement, doit être de ne pas me montrer indigne de mon père.

Si, par la contrainte du sort, sa vie ne peut continuer la sienne, du moins il souhaite de prouver par son caractère cette filiation héroïque. Napoléon a tracé sur le monde un sillon éblouissant. L'Histoire en restera toujours traversée. Inutile, le génie ne l'est jamais, ni la gloire. La gloire, à dix-huit ans, quel appât pour un cœur si chaud, que le malheur, la solitude et le secret ont pétri sans pouvoir l'abaisser ni lui ôter le souvenir !

Renouveler Napoléon ? Il n'en a pas l'idée. A cette heure, elle lui semblerait folle. Mais soldat comme lui, tachant à faire revivre certaines de ses qualités de chef, il espère s'ouvrir une carrière brillante, au service de l'Autriche, comme un autre archiduc Charles ou un autre Prince Eugène. Avec déjà sans doute cette arrière-pensée que son mérite pourra forcer l'Europe à reconnaître son injustice envers l'héritier de Napoléon et qu'un trône en Pologne, en Grèce, ailleurs peut-être, lui sera un jour offert, du consentement de l'empereur François. Il y a fait parfois une furtive allusion. Et ni l'aïeul, ni Sophie, ni même Dietrichstein, n'ont semblé vouloir le décourager.

Il sort vraiment du cocon. Ses maîtres le remarquent et, bien avant eux, Sophie. Il montre moins de vivacité, moins de sautes d'humeur. Il travaille avec plus de soin et de régularité. Il fait dans l'année 1829 de rapides progrès en français, en histoire, en dessin, en études militaires. On le trouve plus réfléchi. Même préoccupé. Il est souvent mélancolique. On sent en lui comme une étrange, une fiévreuse impatience de vieillir.

***

Durant cette période de transformation morale, le jeune homme, resté sensible, bien qu'il feignît souvent l'indifférence. éprouva un choc douloureux qui le rapprocha encore de Napoléon. Le général Neipperg, depuis longtemps déclinait, miné par une angine de poitrine. Il n'était plus qu'un squelette à bandeau noir et rares cheveux. Marie-Louise s'en désolait : Quelle triste vie ! écrivait-elle en janvier 1829 à Mme de Crenneville. Il faut savoir ce que c'est de devoir trembler pour la vie de personnes que l'on aime pour pouvoir bien se représenter ma triste situation, et je ne sais pas si je ne serais pas plus heureuse que le bon Dieu m'enlève de la terre, que de continuer à vivre de cette manière. Ma santé s'en ressent aussi...

Un mois plus tard Neipperg était mort. Marie-Louise sanglota sur son cercueil. Elle parut d'abord, inconsolable.

Le baron de Vitrolles, qui remplaçait à Parme M. de La Maisonfort, mandait à Portalis : Toutes ses pensées sont empreintes de ces douloureux souvenirs. Ses yeux se remplissent de larmes lorsqu'elle en parle et elle en parle sans cesse. Elle avait placé en lui toute la tendresse d'une femme, tout l'attachement d'une mère pour le père de ses enfants. Cependant ce royaliste s'étonnait du merveilleux oubli où elle avait enfoui ses années françaises et Napoléon. Elle ne se rappelait plus quelle était l'église métropolitaine de Paris. Les personnes de la famille de Napoléon, écrivait Vitrolles, paraissent lui être à peu près inconnues quand on lui en parle. Les dames même qui ont été attachées à sa personne sont tellement oubliées qu'elle fait des questions sur leur taille, leur figure, leur esprit. Dans une dernière conversation, elle me disait en parlant du temps qu'elle avait passé à Paris : Ah ! mon Dieu ! jusqu'à présent, j'étais bien heureuse ici, et cette époque de ma vie ne se présentait à moi que comme un mauvais rêve !

La mort du général apprit à Reichstadt le mariage morganatique de sa mère. Jusque-là, son entourage et Marie-Louise le lui avaient caché. Il ne voyait toujours dans Neipperg que le ministre de Parme et l'ami ancien, réputé à Vienne pour sa sûreté, sa sagesse. On ne peut douter d'ailleurs que le rival de Napoléon n'ait été un homme loin du vulgaire. Il s'était battu bravement, il avait du caractère et de l'esprit, des qualités reconnues de diplomate et d'administrateur. Remarquable, s'il eût eu quelque moralité. Reichstadt lui avait écrit souvent. Une lettre, du 22 septembre 1827, est curieuse — et pénible. Avec candeur, il y parle à Neipperg... de Napoléon

Je vous remercie, mon général, de vos conseils concernant la langue française. Vous ne les aurez pas semés sur une terre inculte ni ingrate. Tous les motifs imaginables doivent m'inspirer le désir de m'y perfectionner et de pénétrer les difficultés d'une langue qui est devenue à ce moment-ci, pour moi, la plus essentielle de mes études, puisque c'est d'elle que mon père s'est servi pour commander dans toutes ses batailles, où il a glorifié son nom, et dans laquelle il nous a laissé le souvenir le plus instructif, dans ses mémoires incomparables sur l'art de la guerre, et parce que c'est sa volonté, qu'il a exprimée jusqu'à ses derniers moments, que je ne doive méconnaître la nation dans laquelle je suis né...

Sans doute Neipperg avait-il grimacé en recevant cette lettre. Si la mère avait oublié, le fils avait plus de mémoire. Songeant à l'avenir de ce fils qui peut-être un jour serait d'humeur à venger le César bafoué, il avait dû parfois frissonner de colère et de crainte. La mort le tira d'incertitude, et lui du moins fut regretté.

Quand il sut ce que le borgne était devenu pour la veuve de Napoléon, le jeune homme se sentit profondément offensé, humilié. Il avait fallu un autre mari à celle qui avait été unie au plus grand homme de son siècle ! Elle l'avait à ce point renié !... Encore ne savait-il pas, que Marie-Louise n'avait pas attendu la mort de l'Empereur pour aimer Neipperg et en avoir des enfants. Qu'elle se fût remariée lui suffit pour juger sa mère et la trouver coupable. Nouvel Hamlet, il méprisa sa faiblesse, il plaignit son père et se tourna davantage vers lui, par instinct de réparation. Pourtant, cette mère coupable, il l'aimait encore. Il ne semble pas que même par allusion, il lui ait fait plus tard de reproche. Il lui adresse des lettres plus froides et parle d'elle en de plus rares occasions. On croyait qu'elle viendrait à Schönbrunn pour l'été. Son fils apprit avec soulagement qu'elle préférait faire une cure en Suisse.

Metternich avait calculé que Marie-Louise, par cette mort dégoûtée de Parme, abandonnerait sa souveraineté en faveur du duc de Lucques, désigné pour son successeur. Elle eut obtenu une rente d'un million et le duc de Reichstadt fut entré sans délai en possession des revenus des terres bavaro-palatines. Mais les deux enfants qui lui restaient de Neipperg eussent été plus gênants à Vienne qu'en Italie. Et Marie-Louise s'était accoutumée à la douceur de sa petite cour, où sa vanité se satisfaisait d'un rang de souveraine, où le deuil même n'empêchait pas le plaisir, où pleurant Neipperg, elle donnait encore des dîners et paraissait à l'Opéra.

Elle vint pendant cinq semaines s'installer près de Genève, au château du Petit-Saconnex, sous le nom de comtesse de Neipperg, y mena une vie retirée. Dans ses promenades, en longs vêtements noirs, elle entendait parfois monter à ses oreilles le nom de Napoléon. Elle s'en irritait. Elle rentra à Parme et reprit ses aises, en attendant de donner un remplaçant au borgne dans le comte de Bombelles, d'abord grand-maître de sa maison, puis amant, puis troisième mari,

***

Entouré de sa famille autrichienne, rattaché aux Habsbourgs par le matériel de la vie, l'habitude, sa gratitude sincère envers l'Empereur, pour lui toujours affectueux, s'il pense intensément à son père, il ne pense guère à sa famille paternelle, aux Bonaparte. Il n'a pour eux ni sympathie, ni regard. Il les connaît à peine par leurs noms ; il nourrit contre eux un préjugé adroitement déposé en lui par ses éducateurs. Napoléon est un grand homme sacré par l'infortune. Mais ces rois de hasard retombés dans l'aventure, ce clan avide dont on lui a tant répété qu'il avait entraîné son père à ses plus lourdes erreurs, il ne peut, ne veut s'en reconnaître parent. Qu'a-t-il de commun avec Joseph, planteur en Amérique ? Louis, podagre aigri, Lucien démagogue devenu prince romain, et leurs sœurs, frivoles ou impudentes ? Fils de Napoléon, il ne se sent pas leur neveu. Seule, dans cette tribu dispersée, une tête lui inspire du respect, sa grand'mère, Mme Letizia. Sa dignité, son courage, l'inébranlable amour pour l'Empereur dont on n'a pu empêcher l'écho de parvenir jusqu'à lui [emplissent d'un regret tendre. Il cherche à se la rappeler. Il ne peut évoquer son attitude ni sa voix. Il était si petit quand il l'a quittée ! C'était à Blois, près de partir pour Orléans. II connaît son visage par des estampes, des gravures : Une matrone romaine qui, les yeux baissés, semble veiller près d'un tombeau.

Il eût souhaité de !a voir, de la consoler, de tenir ses mains tremblantes, dans ce palais délabré de Rome où s'achevaient ses jours. Pourquoi ne l'avait-on pas permis ? Quel mal, quel danger dans une rencontre après tant d'années de la mère et du fils de Napoléon ? L'empereur François l'eût autorisé peut-être, mais Metternich est là pour parer à tout entraînement généreux. Il a fait de l'Autriche, qui n'eût dû être qu'un foyer, une prison...

Par une méconnaissance entière de leurs rapports, le naïf Montbel, et après lui la plupart des historiens du Roi de Rome, même E. Wertheimer, même M. Welschinger, presque toujours si exact, ont accrédité cette fable d'entretiens nombreux, vers cette époque, de Metternich et du duc de Reichstadt. L'Empereur aurait dit à son chancelier

— Je désire que le duc révère la mémoire de son père, dont les grandes qualités, comme les fautes, doivent lui servir d'exemple pour ce qu'il doit imiter ou éviter. Ne cachez pas la vérité, mais parlez au prince sur le compte de son père comme vous voudriez qu'on parlât de vous à votre propre fils.

Metternich, déférant à cet ordre, aurait alors reçu Je prince dans son cabinet de la Chancellerie, et à cinq ou six reprises, lui aurait donné de véritables leçons d'histoire moderne. Il lui aurait parlé longuement de Napoléon, expliqué son caractère, révélé de nombreux détails de son intimité. Il aurait rendu justice à son génie militaire et en même temps fait toucher, avec art, les désastres causés par son désir effréné de conquête.

Il n'en est rien. Les informations les plus sûres, tirées des Archives de Vienne, montrent que le chancelier n'a eu que de rares conversations avec le duc de Reichstadt. Prokesch affirme par ailleurs (Notes inédites) qu'en dix-sept ans le ministre ne parla que cinq fois au prince, et ne lui dit que quelques paroles fugitives sur l'histoire contemporaine.

Loin de chercher à influer par sympathie et persuasion sur l'esprit de Reichstadt, Metternich évitait son approche. La ressemblance qu'il retrouvait dans ses traits avec le Corse l'offensait comme une injure. Il ne pouvait supporter la vue de ce front, le son de cette voix. A une fête de la cour, le soir que le duc eut dix-huit ans, après lui avoir adressé le compliment obligé, il se détourna avec une sorte de hâte. Dans les moments qui suivirent, il parut plus lointain que d'ordinaire à ceux qui lui parlaient, et dès qu'il le put sans étrangeté, il quitta le palais.

Il appelait Reichstadt un comédien. Et en effet, dès l'enfance, le fils de Napoléon n'avait cessé devant lui de dissimuler ses sentiments. Il avait compris tout jeune, — qui sait ? par des paroles échappées à ses gouvernantes ? — qu'il devait à Metternich sa chute et son isolement. Le duc, a dit Prokesch, ne voyait dans Metternich que l'ennemi irréconciliable de son père et le sien. Il lui supposait de l'esprit, des connaissances, de la volonté, mais pas un atome de franchise. Il avait peur de lui. Il le considérait comme l'unique grand obstacle entre lui et le trône de France. Les rares fois où il lui posa des questions, ce fut avec l'intention de lui faire illusion. Il lui parlait avec déférence, mais n'eut pas devant lui un mot, un geste qu'il n'eût pesé. Spontané avec son aïeul, avec l'archiduchesse Sophie, parfois même avec Dietrichstein, dont il éprouvait la férule, mais reconnaissait les soins, il n'offrit jamais à Metternich qu'un visage et un cœur résolument fermés.

***

Ses études officiellement étaient finies. Il n'en devait pas moins recevoir longtemps encore des leçons de ses maîtres, surtout d'Obenaus, pour occuper et cultiver son esprit. Il avait subi un dernier examen à Schönbrunn, dans la matinée du 1er mars 1830, en présence de l'Empereur et de l'impératrice Caroline-Auguste. Interrogé sur le code de législation militaire, sur lequel il avait longtemps peiné, il répondit de manière satisfaisante. La discussion fut interrompue par la nouvelle de la débâcle du Danube qui, survenue soudain, avait envahi les faubourgs de Vienne. Le fleuve, effondrant ses digues, jetait comme des béliers d'énormes glaces contre les maisons qui l'une après l'autre s'écroulaient dans l'eau boueuse. Il y avait beaucoup de morts. Les cloches avaient trop tard sonné l'alarme. Maintenant le canon tonnait pour appeler la population tout entière au secours. L'Empereur partit aussitôt pour réconforter les victimes. Reichstadt voulut le suivre. Son aïeul le lui défendit. Il était enrhumé et toussait. Sa santé donnait des inquiétudes. Sa croissance trop rapide continuait. On craignait qu'il n'eût hérité la faiblesse de poitrine de sa mère. Les médecins, Herpex, Gœlis et Staudenheirner, lui avaient interdit les jeux violents, l'escrime, la danse. Toujours passionné pour les exercices du corps, il s'y livrait avec trop d'élan et bien qu'il montrât beaucoup de résistance, il était vite en sueur. Les docteurs n'avaient pourtant pu lui interdire le cheval ; ils s'étaient bornés à en prescrire un usage modéré. Le jeune homme ne tenait guère compte de ces conseils qui gênaient son sport favori. Il montait avec hardiesse les chevaux les plus difficiles. Dans les allées de Schönbrunn, surtout dans le jardin tyrolien, ou la faisanderie, il partait au galop, les cheveux brossés par le vent, les yeux brillants, les lèvres ouvertes, avec un air de conquête et de joie. Souvent, avec Foresti, qui lui imposait non sans peine une allure plus calme, il poussait sa promenade jusqu'au Prater. Il y était reconnu et salué. Les Viennois s'occupaient beaucoup de lui. Quand il passait dans les rues, des visages paraissaient aux fenêtres, des gamins criaient son nom. Le prince répondait en souriant, avec un geste gracieux de la main. Il goûtait la popularité, la recherchait. Le comte Maurice le lui reprochait non sans aigreur. Il condamnait son penchant à parler familièrement aux inférieurs, à serrer la main à tout venant, à la mode anglaise. Il le trouvait trop libre avec les officiers subalternes, qu'il interrogeait volontiers sur le détail de leur service, qu'il traitait en camarades et en égaux. Dietrichstein l'eût désiré plus distant, plus archiduc...

Reichstadt dut laisser repartir en grande hâte pour la ville son grand-père et sa suite. Mais puisqu'il ne pouvait participer au sauvetage de ses amis les Viennois, du moins il voulut donner tout ce qu'il avait d'argent dans sa bourse de jeune homme — d'ailleurs bien garnie — pour soulager les plus pressantes misères. Même après des années de repli, il demeurait pitoyable et généreux comme il l'avait été, enfant.