SÉNÈQUE ET SAINT-PAUL

TROISIÈME PARTIE. — CORRESPONDANCE APOCRYPHE DE SÉNÈQUE ET DE SAINT PAUL. ORIGINES DE LA TRADITION DE LEURS PRÉTENDUS RAPPORTS.

CHAPITRE V.

 

 

Correspondance de Sénèque et de saint Paul. — Apocryphes des premiers siècles. — Conclusion.

Un dernier appui reste à la légende, si évidemment ruinée et confondue ; mais quel appui ! une pièce apocryphe. Nous voulons parler de la prétendue correspondance de Sénèque et de saint Paul. Il est fâcheux pour les partisans du christianisme de Sénèque que cette pièce soit aussi mauvaise ; car de toutes les preuves qu'ils mettent en avant, celle-ci eût été la plus solide, si elle avait eu quelque valeur.

Quel embarras, en effet, pour la critique, et quelle apparence en faveur du sentiment que nous n'adoptons pas, si l'on nous présentait un recueil de lettres où la vraisemblance fût adroitement observée, où le caractère, les pensées, le langage, propres à saint Paul et à Sénèque, fussent reproduits avec exactitude ! Comme ce nouvel arguaient eût fortifié les hypothèses historiques et philosophiques que nous avons discutées plus haut ! Il n'a donc manqué à cette croyance erronée qu'un interprète plus ingénieux, pour s'ériger peut-être en vérité incontestée, et pour en imposer à la crédulité du genre humain.

Ce qui prouve quel eût été le succès d'une fraude habile, c'est le crédit obtenu par la fraude même maladroite. N'oublions pas que tous. ceux qui au siècle de saint Jérôme et de saint Augustin, comme au moyen tige, paraissent s'être ralliés à cette croyance, y furent convertis par le recueil apocryphe que nous possédons encore. Sans approfondir la question de doctrine, ni la vraisemblance historique des relations prétendues, ils ont cru naïvement à l'amitié des deux personnages, sur la foi de leur correspondance. C'est l'unique argument auquel fassent allusion saint Jérôme et saint Augustin, c'est le seul qu'invoquent Pierre de Cluny, Jacques de Magne, Lefèvre d'Etaples, Salméron, Sixte de Sienne ; c'est la source et l'aliment de la longue croyance au christianisme de Sénèque. Or, qu'est-ce que ce recueil ? Nous n'avons pas à le juger après toutes les condamnations dont l'a flétri le dédain des critiques, de ceux surtout qui le repoussent comme un allié compromettant. Tous déclarent que c'est l'œuvre d'un faussaire ignorant et malavisé qui prête sans scrupule un langage inepte et incorrect à l'Apôtre et au philosophe.

Quelque juste que soit cette sévérité, elle n'est pas exempte d'ingratitude, au moins chez certains critiques. Car sans l'invention de « ce faussaire ignorant, » il est probable que personne n'eût songé à soutenir l'hypothèse des relations de Sénèque avec saint Paul. Si ce petit recueil n'eût pas existé, ceux qui aujourd'hui l'abandonnent n'auraient pas à défendre l'opinion à laquelle il a donné naissance. Voilà donc les partisans du christianisme de Sénèque qui renoncent d'eux-mêmes à l'argument fondamental de leur thèse, et qui renient leur origine[1].

Nous savons bien ce qu'on peut nous répondre ; le recueil actuel est apocryphe, cela est hors de doute ; mais il existait du temps de saint Jérôme et de saint Augustin des lettres authentiques que les premiers chrétiens avaient recueillies avec soin ; elles ont eu le sort d'un grand nombre d'écrits de l'antiquité, dont nous déplorons la perte ; et sur les données traditionnelles qui avaient été conservées, un faussaire d'un fige postérieur a fabriqué, à l'imitation de tant d'autres, la correspondance qui nous est parvenue, au lieu de la véritable[2].

Cette supposition est inadmissible. Quoi il y aurait eu des lettres véritables de saint Paul et de Sénèque, et aucun Père ayant saint Jérôme n'en aurait parlé. Et l'Église n'y eût attaché aucun prix ! Et les apologistes n'en auraient fait aucun usage ! Et saint Jérôme et saint Augustin eux-mêmes se seraient bornés à les mentionner froidement, et du bout des lèvres ! On compte par centaines les manuscrits du recueil apocryphe, et il n'en resterait pas un seul des lettres véritables I Nulle édition du Nouveau Testament, aucune publication des Épîtres de saint Paul n'auraient pu sauver ce dépôt précieux !

On a recours à une autre hypothèse, aussi peu raisonnable, et qui, eût-elle quelque apparence, n'aurait aucune portée. Nous nous sentons tout à fait invité à croire, dit-on, que les deux amis n'ont échangé aucune correspondance, et que le bruit de leurs relations écrites s'est répandu, soit de leur vivant, soit après leur mort, comme la résultante naturelle de ce qui avait transpiré de leurs relations orales. Les lettres lues par saint Jérôme et saint Augustin étaient une œuvre apocryphe où quelque âme exaltée dans ses croyances religieuses avait imaginé, plus ou moins longtemps après saint Paul et Sénèque, de mettre en action l'opinion reçue des rapports qui les avaient unis, sous la forme d'un recueil épistolaire portant leur nom. A tort ou à raison, on aura cru servir les intérêts de la foi chrétienne, en fixant par cette publication la trace des circonstances particulières qui avaient rallié à la religion un homme aussi éminent que Sénèque. Mais il est à présumer que cette falsification était d'une main assez habile pour que des hommes lettrés, tels que saint Jérôme et saint Augustin, et d'autres esprits éclairés de leur temps aient pu s'y tromper, et la lire comme une correspondance peut-être originale. On ne saurait par conséquent la confondre avec le petit recueil homonyme que nous possédons aujourd'hui, composition évidemment de trop mauvais aloi pour avoir pu attirer, même un instant, l'attention des critiques du Ve siècle... Il nous semble entrevoir sous cet écrivain anonyme un moine érudit, autant qu'on pouvait l'être du IXe au Xe siècle, lequel, rencontrant dans le traité De scriptoribus Ecclesiœ, l'article sur Sénèque et sur sa correspondance avec l'Apôtre, aura vainement cherché ces lettres dont le titre piquait sa curiosité ; puis, faute de les découvrir, l'idée lui sera venue de suppléer à leur perte, en les ressuscitant par une pieuse fraude, le tout pour la plus grande gloire de Dieu[3].

Il demeure donc constaté qu'il n'y a jamais eu de correspondance véritable, et que tous ceux qui ont cru à l'amitié des deux personnages sur la foi des lettres qu'on leur attribuait, ont été dupes d'une composition apocryphe. Mais que gagne-t-on à cette seconde hypothèse ? Deux faux au lieu d'un ; seulement le premier était plus spécieux que le second, et le moine des premiers siècles s'est montré plus expert que celui du moyen tige. Mais une différence de mérite dans l'exécution ne change rien à la valeur morale du document, et c'est multiplier sans motif les falsifications. Il est vrai qu'on répond ainsi à Juste Lipse et à quelques latinistes qui reprochent à saint Jérôme de s'être laissé tromper par un artifice grossier ; mais le goût des deux Pères n'est point ici en cause, et ils ne se sont engagés aucunement au sujet de cet écrit. Enfin, si le mensonge, sous sa forme première, ressemblait si fort à la vérité, comment se fait-il que ce chef-d'œuvre d'adresse ait entièrement disparu, et que l'intérêt qu'il avait excité dans le monde chrétien l'ait si mal protégé ? On voit que la plupart des objections élevées plus haut, contre l'existence supposée de lettres authentiques, se reproduisent contre cette seconde hypothèse. On a sauvé de l'oubli une foule d'écrits apocryphes des premiers siècles, entachés d'erreurs, hérissés d'incorrections, révoltants de platitude ; et le seul peut-être qui joignît au mérite de la forme l'importance du sujet, se serait perdu sans laisser de traces ! Ou ce premier recueil n'était pas indigne des personnages qu'il mettait en scène, ni des docteurs qui en ont fait mention, et dans ce cas les chrétiens ont dû le conserver religieusement ; ou il ressemblait à la multitude des compositions du même genre, œuvres insipides, barbares, et alors il est superflu d'en supposer l'existence, il faut s'en tenir à celui que nous possédons.

Concluons donc que les lettres qui existent aujourd'hui sous le nom de saint Paul et de Sénèque sont bien celles dont saint Jérôme et saint Augustin ont parlé au IV' siècle, et qu'à cette époque il n'existait ni correspondance authentique, ni recueil apocryphe autre quo celui qui est parvenu jusqu'à nous. Cela ressort de l'examen même de ces pièces fabriquées.

Nous ne voulons pas reproduire ici le commentaire que nous avons donné ailleurs[4] ; un pareil texte est peu digne d'une étude approfondie ; bornons-nous à constater le résultat du travail auquel nous nous sommes livré, à savoir que la langue de ce recueil apocryphe est bien celle du IVe siècle. Nous y retrouvons les expressions familières aux écrivains du temps, leurs tours favoris et toutes les flétrissures qu'une barbarie croissante avait déjà imprimées à la langue de Cicéron. L'avouerons-nous ? Ces lettres nous paraissent écrites plus correctement que la plupart des ouvrages médiocres de la fin du IVe siècle et de la première moitié du siècle suivant. Sans faire cause commune avec Lefèvre d'Etaples, Sixte de Sienne, Pierre le Lombard, Comestor, qui prenaient naïvement ce style pour celui du philosophe et de l'Apôtre, notre opinion est qu'on a traité ces lettres avec trop de mépris et que, pour être l'œuvre d'un faussaire et d'une époque barbare, elles ne sont pas absolument sans mérite. Notre estime, il est vrai, ou plutôt notre indulgence, se fonde sur là, comparaison que nous en faisons avec les pièces du même genre et du même temps que nous avons dû lire ; aussi ne sommes-nous pas surpris que ce petit recueil ait joui d'une certaine vogué au IVe siècle parmi les amateurs d'une basse et mensongère littérature. Un moine du if siècle n'eût pas été capable même de ce latin-là, si corrompu qu'il soit (les copistes l'ont encore altéré) ; les ouvrages sérieux des contemporains de Charles le Chauve nous semblent plus grossièrement écrits que la correspondance de Sénèque et de saint Paul.

Laissons de côté cette discussion et remplaçons-la par une vite générale des écrits apocryphes dont l'antiquité chrétienne est inondée. Nous comprendrons mieux l'origine de cette falsification, les idées qui l'ont inspirée, les circonstances où elle s'est produite et dont elle porte la marque visible.

Si l'on veut se faire une idée du nombre incroyable dé livres imposteurs qui pullulèrent dans les premiers siècles, on peut lire le Recueil apocryphe du Nouveau Testament[5], où Fabricius en a rassemblé les titres, avec les noms des auteurs supposés ; on peut consulter les. principaux critiques du XVIe et du XVIIe siècles, Baronius, Bellarmin, Dupin, Cave, Raynaud, Tillemont, le Nourry, et l'on sera surpris du nombre et de l'impudence des falsifications.

Sans recommencer la triste bibliographie faite avec dégoût par tous ceux qui l'ont entreprise, essayons d'en indiquer les résultats généraux. Il y a, dit Ellies Dupin, trois raisons de ce débordement d'écrits mensongers. La première est la malice des hérétiques. La deuxième raison est entièrement contraire à celle-ci ; c'est la piété peu éclairée de certaines gens qui se sont imaginé rendre un service à l'Église en appelant le mensonge et la fausseté à son secours. La troisième raison tient comme un milieu entre celles dont nous venons de parler ; car il y a des personnes qui ont supposé des ouvrages sans avoir d'autre dessein que de se divertir en trompant les autres, et de s'exercer en imitant le style de certains écrivains. Cette appréciation des motifs nous aidera à classer la multitude des ouvrages supposés. Les falsifications hérétiques portèrent principalement sur les livres saints, Épîtres canoniques et Évangiles. Chaque secte voulut réformer le dogme à soit image, et au lieu de subtiliser en interprétant, trouva plus simple d'inventer. Autant d'hérésies, autant d'Évangiles : Évangiles des gnostiques, de Basilide, dé Cérinthe, de Marcion, des ébionites, des eucratites, des nazaréens, des Égyptiens, des simoniens, et de bien d'autres encore. Très-souvent, pour donner du crédit à son œuvre, le faussaire empruntait le nom d'un apôtre : on eut l'Évangile de saint Jacques, de saint André, de saint Thomas, de saint Philippe, de saint Pierre, l'Évangile des douze apôtres, l'Évangile de vie, l'Évangile de la perfection. Après avoir épuisé les grands noms du Nouveau Testament, on chercha dans l'Ancien, et on ne prit pas toujours les plus honorables ; témoins les Évangiles de Cham et de Judas Iscariote[6]. Curieux de savoir ce que les livres saints n'avaient pas dit, quelques-uns s'ingénièrent à décrire les principales circonstances de la vie de Jésus avant sa prédication ; de là le Protévangile, l'Évangile de la Sainte-Enfance, celui de la Nativité de la sainte Vierge. On y représentait, par exemple, Jésus encore enfant, occupé à seconder saint Joseph dans les travaux de son métier et réparant par sa toute-puissance les fautes de son compagnon. Un autre jour, il fabriquait dans ses jeux des passereaux d'argile, qui tout à coup prenaient leur vol et chantaient, au grand ébahissement de la multitude. Voilà un spécimen de ces inventions.

Au nombre des écrits inspirés par un zèle mal entendu, il faut compter principalement des récits de miracles ou d'aventures extraordinaires, sous le titre d'Actes et de Voyages[7]. Comment s'était accomplie la conversion du monde et la rapide propagation de l'Évangile ? Par quels événements avait été signalée la prédication des apôtres ? Les Actes de saint Luc, tout en faisant connaître les moyens principaux qui avaient concouru à l'établissement de l'Église, ne répondaient pas entièrement à la curiosité des fidèles. On profita de cette disposition des esprits, de ce penchant à tout accepter, de ce besoin de savoir ; les narrateurs se partagèrent ce vaste sujet, chacun d'eux se fit l'historien d'un apôtre et le témoin de ses prodiges ; malheureusement ni leur goût ni leur talent n'étaient dignes de l'entreprise, et ils ne surent qu'abuser la foi des premiers chrétiens en semant dans leurs inventions, avec une monotone et vulgaire fécondité, le bizarre et l'incroyable. L'un représente saint Pierre luttant avec Simon le Magicien en présence de l'empereur, et apaisant des chiens avec un pain, puis, sur le point d'être mis à mort, calmant une sédition populaire soulevée contre Néron. Une autre marie saint Paul à la fille du grand-prêtre de Jérusalem. Saint André, traduit devant le proconsul d'Achaïe, excite un tremblement de terre qui renverse son juge et tue son adversaire. Saint Bartholomée convertit un roi des Indes et le baptise ainsi que son épouse, ses deux fils, toute l'armée et tout le peuple. Pilate, dans les Actes mis sous nom, décrit la descente de Jésus-Christ aux Limbes, croit au Messie promis par les sibylles, et célèbre la vertu et la renommée de ses disciples.

Saint Paul ne fut pas plus épargné que les autres apôtres. On publia l'Évangile selon saint Paul, les Actes de saint Paul, les Actes de Paul et de la vierge Thécla, la Prédication de saint Paul, l'Apocalypse de saint Paul, dont les moines du Ve siècle faisaient grand état, dit Tillemont, et qui, selon eux, avait été trouvé dans le logis de l'Apôtre à Tarse. Outre l'écrit du faux saint Lin, déjà connu, sur la passion de saint Pierre et de saint Paul, il existe dans les Actes des apôtres, du faux Abdias, un chapitre sur saint Paul, mais il est très-court, et ne contient rien de fabuleux ; l'auteur s'est borné à délayer quelques passages des Actes et des Épîtres canoniques. Il n'y est pas question de la conversion du précepteur de César, comme dans saint Lin.

Disons ici, pour n'y plus revenir, que le style de ces sortes d'écrits est un mélange rebutant de platitude, d'incorrection, d'emphase déclamatoire et de trivialité. On ne sait pas à quelle époque furent écrits les faux Actes de saint Pierre et de saint Paul ; l'auteur, qui prend le nom d'Abdias, premier évêque de Babylone, dit dans un endroit qu'il a vu Jésus-Christ à l'époque de sa prédication, et plus loin il parle d'un Hégésippe, historien qui vivait cent trente ans après l'Ascension. Ces contradictions grossières sont encore un des caractères communs à tous les faiseurs d'apocryphes. Les Actes de saint Paul et de Thécla, où l'on voit un lion converti et baptisé, furent composés vers la fin du ter siècle par un prêtre d'Asie, qui, pour ce fait, dit saint Jérôme, fut interdit par saint Jean.

Les lettres et les dialogues forment la troisième catégorie des compositions apocryphes ; c'étaient surtout des exercices littéraires, et d'innocentes supercheries, suggérées par le désir d'amuser le public, et de s'attirer quelque réputation. Il est rare qu'on y rencontre des erreurs graves ; si l'auteur a un dessein sérieux, c'est de servir la gloire de l'Église. Tout le monde connaît les lettres d'Abgare, roi d'Édesse, à Jésus-Christ, et la réponse de Jésus à ce roi : Eusèbe tient cette correspondance pour authentique et rapporte qu'il en a trouvé l'original, en syriaque, dans les archives d'Édesse. Elle fut plus tard rejetée et condamnée. Rufin, qui paraît avoir goûté les apocryphes, et qui sans doute recommanda à saint Jérôme la correspondance de Sénèque et de saint Paul, a traduit en latin les lettres de Jésus-Christ et d'Abgare.

On a aussi une lettre supposée de saint Ignace à la Vierge et la réponse de celle-ci. On n'en connaît pas la date, et les Pères n'en disent rien. En 1629, le P. Inchofer, jésuite, fit un livre pour défendre l'authenticité d'une lettre adressée par la Mère de Dieu aux habitants de Messine. La prétendue lettre porte la date de l'an 42 de notre ère. Les Florentins prétendaient aussi avoir reçu une lettre de Marie ; elle n'avait que deux lignes : A Florence, ville chérie de Dieu, de Jésus mon fils et de moi-même. Sois, fidèle, fervente et patiente. Tu gagneras ainsi la vie éternelle.

Vers la fin du VIe siècle, Licinianus, évêque d'Afrique, se plaignait qu'on répandît dans le peuple des lettres de Jésus-Christ, tombées du ciel ; il reprochait à un évêque d'en avoir lu aux fidèles en les donnant pour vraies. Au milieu du vine siècle, Adalbert, évêque de. France, fit circuler une lettre de Jésus-Christ, qui renfermait une véhémente apostrophe contre ceux qui n'observent pas le jour du dimanche ; on l'avait trouvée, di-, sait-il, à Jérusalem.

Ce que nous avons dit suffit pour faire connaître sommairement le nombre et la qualité de toutes ces pièces mensongères. L'Église les a de bonne heure répudiées. Cependant, un assez grand nombre de ces falsifications avaient d'abord ébloui et trompé, non-seule, ment l'aveugle multitude, mais des yeux clairvoyants. Les premiers Pères citent quelquefois des Actes condamnés depuis ; Théodoret rapporte que l'Évangile de Tatien resta longtemps en honneur dans les Églises orthodoxes, et qu'il en trouva lui-même plus de deux cents exemplaires entre les mains des fidèles. Le Pasteur d'Hermas fut traité de divin, et lu avec éloge ; les Constitutions de Denys l'Aréopagite obtinrent un crédit universel depuis le VIe siècle jusqu'à la fin du XVIe. Deux conciles, le suffrage de papes illustres et d'éminents docteurs, deux décrets de la Sorbonne, de 1520 et de 1527, donnèrent raison aux partisans de ces écrits et condamnèrent les détracteurs, qui cependant l'ont emporté. On érigea longtemps en autorités de prétendues lettres de saint Jérôme, un sermon apocryphe de saint Augustin sur le trépas de la Vierge, et les prédicateurs en firent usage. Eusèbe croyait à l'authenticité des lettres de Jésus-Christ à Abgare ; Origène cite les Recognitiones de saint Clément ; les liturgies de saint Jacques, de saint Marc, de saint Pierre ont été l'objet d'une discussion sérieuse jusqu'au XVIIe siècle[8]. Outre que les moyens de distinguer le vrai du faux manquaient assez souvent, quand l'erreur n'était pas dangereuse on la tolérait ; à plus forte raison, si à des apparences de vérité elle joignait des motifs louables, quoique peu éclairés. Cette indulgence ne contribua pas peu à multiplier le nombre des apocryphes. La manie des falsifications n'est point particulière aux cinq premiers siècles ; elle se soutint durant le moyen âge, autant que le permettait le degré dé culture des esprits ; elle refleurit à l'époque de la Renaissance, et ne prit fin qu'avec le XVIe siècle environ. Elle cessa dès que l'espoir du succès lui fut enlevé.

La correspondance de saint Paul et de Sénèque est l'une de ces mille pièces fabriquées dont nous avons cité les principales. Elle rentre dans la troisième catégorie. Ce n'est point un ouvrage hérétique, ni composé dans le dessein de nuire ; il ne faut pas non plus la confondre avec les plus choquantes inventions de l'ignorance et du mauvais goût : elle vaut mieux qu'un nombre infini de ces productions ridicules. L'auteur, quel qu'il soit, s'est évidemment proposé de servir la gloire de l'Apôtre à sa manière, et d'après certaines idées de son temps ; il n'est pas étonnant que son œuvre ait obtenu la faveur même de ceux qu'elle ne persuadait pas.

A quelle époque furent composées ces lettres ? Nous avons déjà dit que ce n'est point au moyen âge, mais bien au IVe siècle.

Nous ajoutons que, selon toute apparence, elle est de la première moitié de ce siècle, et du temps même où vivait saint Jérôme. Plusieurs raisons nous portent à le supposer.

D'abord, pourquoi saint Jérôme et saint Augustin seuls en ont-ils fait mention ? Évidemment parce que c'était une publication récente ou contemporaine qui jouissait de quelque crédit parmi les fidèles. Pourquoi, en effet, les autres Pères, si elle avait existé de leur temps, n'en auraient-ils pas parlé ? Ils avaient pour le faire les mêmes motifs que saint Jérôme et saint Augustin. Pourquoi Lactance[9], par exemple, qui admire Sénèque et montre, en mille endroits, la conformité de ses maximes avec l'Évangile, n'a-t-il rien dit de ce document curieux ? On peut supposer qu'il le méprisait, mais en ce cas il pouvait en parler avec dédain ou avec indifférence. Car il répugne de croire que le même écrit ait pu paraître ridicule et méprisable à Lactance, et digne d'intérêt à saint Jérôme et à saint Augustin. Publié du vivant de Lactance, il eût excité la curiosité publique, comme il le fit un peu plus tard ; et ce Père eût été naturellement amené à en dire quelque chose. Vraisemblablement, il n'existait pas alors.

Voici une deuxième preuve. L'empereur Constantin, dans son discours à l'assemblée des fidèles, dit que Cicéron et Virgile, éclairés par les prédictions de la sibylle Érythrée, ont cru secrètement à la divinité de Jésus-Christ. Eût-il omis le nom de Sénèque si, à cette époque, la tradition relative à ce philosophe eût existé, si ses prétendues lettres à saint Paul avaient couru dans les mains des fidèles ? Nous croyons donc que ces lettres ont été composées à Rome, sous le règne de Constance, et vers le temps où saint Jérôme, né en 331, fréquentait les écoles de cette ville. Sans doute aussi, c'est à Rome que saint Augustin en entendit parler, lorsqu'il y vint enseigner la rhétorique à une jeunesse bruyante et indocile. Peut-être l'auteur de ces lettres apocryphes est-il quelqu'un des maîtres chrétiens de cette époque, ou un rhéteur récemment converti, comme Victorinus[10], ou simplement un écolier, un compagnon obscur de saint Jérôme, dont le nom est resté secret et ne méritait pas la publicité. Telle est, selon nous, la date précise et l'origine de cette correspondance.

Une autre raison nous frappe encore ; c'est que cet écrit nous paraît inspiré par l'esprit du IVe siècle, et conforme à ses idées. Baronius se trompe, selon nous, lorsqu'il veut que ce soit le faux saint Lin qui ait engendré le faux Sénèque ; l'un et l'autre sont les interprètes d'une croyance, sinon générale, du moins répandue. Comment donc est née cette opinion ? Il est clair que ce n'est pas dans les esprits sérieux et instruits, ni parmi les éloquents défenseurs du christianisme, puisqu'aucun d'eux ne l'exprime, et que nulle part elle ne s'est produite sous une forme savante, avec l'appareil de la discussion : ce n'est pas une thèse philosophique, soutenue par de nombreux arguments, comme celle qu'Eusèbe et saint Clément défendent avec ardeur au sujet de Platon et des anciens philosophes ; c'est un bruit, c'est une croyance qui a dû naître dans le monde crédule et oisif des amateurs de merveilles et des lecteurs d'apocryphes. Leur curiosité, probablement, a été mise en éveil, et leur imagination s'est enflammée à la lecture de l'Épître aux Philippiens, qui parle des chrétiens de la maison de César : parmi ces néophytes on a rangé Sénèque. Mais nous allons dire pourquoi cette interprétation n'a dû être trouvée qu'assez tard.

Dans les premiers temps, ceux qui personnellement ou par tradition avaient connu la primitive Église de Rome savaient bien que les convertis du palais ne comptaient dans leurs rangs ni sénateurs, ni ministres, ni philosophes ; durant le ne et le me siècle, le peu de faveur que le christianisme obtint parmi les membres de l'aristocratie romaine, parmi les savants et les lettrés, et surtout à la cour, éloigna des esprits l'idée de ce contre-sens. Ce ne sont ni les chrétiens des catacombes, ni les martyrs qui ont inventé cette explication erronée ; ils voyaient trop clairement les obstacles de toute sorte qui s'opposaient au triomphe de leur foi, et la dure réalité leur apprenait que les conversions ne s'opèrent pas facilement au sein des richesses, des honneurs, du pouvoir, sous les yeux d'un Néron et d'un Domitien. En effet, aucun des anciens interprètes de cette Épître ne mentionne le nom de Sénèque. Mais au IVe siècle, l'erreur était possible, et l'illusion facile. Dès le règne de Dioclétien et de Constance Chlore, on avait vu des officiers du palais et des courtisans impériaux embrasser en secret ou au grand jour le christianisme ; la foi nouvelle comptait des sectateurs influents, illustres, dans les plus hauts rangs de la société et dans les classes éclairées ; si elle n'avait pas encore conquis le monde, elle le partageait avec le paganisme. Ceux même qui s'opiniâtraient à la repousser, étaient obligés de compter avec le nombre de ses partisans, avec le talent de ses chefs, avec la puissance de ses protecteurs. Une erreur commune à la plupart des auteurs d'écrits apocryphes, ce fut de transporter au Ier siècle les mœurs et les opinions du IVe, de peindre le règne de Néron avec les couleurs qui convenaient au règne de Constantin, et de supposer, dès les commencements de l'Église, des événements qui n'avaient été possibles que bien longtemps après. Il était moins invraisemblable, en effet, de raconter que Sénèque avait été sensible aux beautés des livres saints, lorsque la lecture des Évangiles ou de l'Ancien Testament convertissait journellement des rhéteurs et des philosophes ; on pouvait persuader sans peine que Sénèque avait connu et entendu les chrétiens, depuis que le christianisme était défendu, attaqué, propagé en tous lieux, sur les places publiques, dans les écoles, dans les églises, dans les maisons privées ; témoins des accroissements de la religion nouvelle, les contemporains avaient oublié l'obscurité mystérieuse de ses origines. Quoi d'étonnant que l'Apôtre eût été l'ami du philosophe ! La plupart des conversions n'étaient-elles pas dues à l'heureux ascendant d'un ami chrétien sur un ami incrédule ? C'est l'amitié qui gagna à la foi nouvelle Cyprien, le rhéteur Victorinus, Augustin et tant d'autres défenseurs de l'Église. Les autels ont vu plus d'un Néarque y conduire par la main un Polyeucte arraché au paganisme.

Tel est l'ensemble des raisons qui nous déterminent à penser que la correspondance de Sénèque et de saint Paul a été composée au IVe siècle, et que le bruit de leurs prétendus rapports a pris naissance vers le même temps, probablement parmi la jeunesse chrétienne des écoles de Rome[11].

Nous touchons au terme de cette étude. Nous avons examiné sous tous ses aspects la légende des rapports de Sénèque avec saint Paul ; nous avons suivi dans ses replis et ses faux-fuyants cette opinion souple, tenace, parfois insaisissable, qui, n'osant braver l'évidence et soutenir la clarté de l'histoire, s'échappe dans le vague et l'indéterminé des conjectures.

L'examen des temps apostoliques, l'histoire exacte des premières Églises chrétiennes et de la prédication de saint Paul à Rome, nous a prouvé l'invraisemblance extrême d'une rencontre entre deux hommes que tout séparait : comment admettre, à un titre quelconque, la possibilité d'une liaison entre Sénèque, si haut placé dans la gloire littéraire ou politique de ce monde, et un apôtre obscur, inconnu, mêlé à des Juifs méprisés, confondu avec les étrangers, les affranchis et les esclaves qu'il évangélise dans une synagogue ou dans un logement garni ?

L'hypothèse qu'une vue attentive de l'état vrai des choses repoussait comme impossible, la comparaison des doctrines nous l'a fait rejeter comme fausse et inutile. A quoi bon imaginer, contre toute vraisemblance, cette imitation clandestine de livres chrétiens qui, pour la plupart, n'existaient pas encore, ces lectures rapides, fugitives, tentées par Sénèque à la dérobée et comme en bonne fortune, ces lambeaux de christianisme ajoutés par lui après coup à des écrits déjà publiés ? Que veut prouver cette fantasmagorie de rendez-vous, de confidences, d'initiations secrètes, ce rêve malsain d'une subtilité exaltée ? Sénèque n'est pas chrétien ; il est stoïcien et panthéiste ; mais c'est un stoïcien éclectique ; son noble esprit s'ouvre largement aux influences généreuses qui, depuis six siècles, émanent de la philosophie ; son éloquence embrasse avec ardeur ces opinions libérales accréditées dans Rome par la civilisation grecque.

Si l'on insiste, et si l'on veut à tout prix faire de Sénèque un chrétien, si l'on ne trouve pas d'autres mots pour caractériser les tendances hardies et le mysticisme de ses doctrines, il faut, de toute rigueur, appliquer cette expression et décerner ce titre à beaucoup d'autres philosophes qui n'ont, certes, connu ni les apôtres ni le Nouveau Testament. Les maîtres dont Sénèque a suivi et reproduit l'enseignement, les écrivains grecs ou romains dont il s'est inspiré étaient donc chrétiens aussi ! Cicéron était chrétien, ainsi que Zénon et tout le Portique ; il n'est pas jusqu'à Ménandre qui, avec la Nouvelle Comédie, ne soit en droit de réclamer. Et qui donc est plus chrétien que Platon ? Son christianisme est bien moins incertain, bien moins mélangé que celui de Sénèque. On est ainsi conduit, en poursuivant la conquête d'un philosophe, à christianiser presque toute la philosophie dont il est le traducteur ou l'interprète. De là cette conclusion qui ne manque pas de gravité : le monde ancien, imbu et pénétré des doctrines philosophiques, était à demi tourné ou converti au christianisme longtemps avant l'apparition du Christ et des apôtres. Mais alors, de quel côté sont les imitateurs ?

Telle est la conséquence logique de l'opinion qui s'obstine à faire de Sénèque un chrétien malgré lui, malgré le bon sens et malgré l'histoire.

 

FIN DE L'OUVRAGE.

 

 

 



[1] Sur ces prétendues lettres, voyez Cave, Hist. littér., prolég. sect. VI. — Baronius, Ann. ecclés., année 66, XI, XII, XIII. Bellarmin, De scrip. eccles. (De Paulo). — Labbe, Dissert. phil. — Possevin, Appar. sac. (Paulus), — Raynaud, Erotemata de bonis ac malis libris. — Tillemont, III. — Fleury, t. II, IVe partie.

[2] M. l'abbé Greppo. Trois Mémoires. — C'est aussi l'opinion du Père Alexandre, Hist. ecclés.

[3] M. Fleury, t. II, IVe partie, p. 258-259.

[4] Voyez notre thèse de 1857.

[5] Codex apocryphus Novi Testamenti.

[6] M. de Burigny, Mém. sur les ouvr. apocryp. — Ac. des inscript., etc., t. XXVII.

[7] Acta, Circuitus, περίοδοι.

[8] Don Calmet, Tillemont (saint Pierre et saint Paul), le Nourry, Appar. ad Biblioth. max. vet. Patrum. — Dissertat. I-XIV.

[9] Lactance est mort en 325.

[10] Victorinus professait avec éclat la rhétorique à Rome. Il fut converti en 354 par un ami nommé Simplicien.

[11] Voir, à l'appendice, la traduction de cette correspondance.