SÉNÈQUE ET SAINT-PAUL

TROISIÈME PARTIE. — CORRESPONDANCE APOCRYPHE DE SÉNÈQUE ET DE SAINT PAUL. ORIGINES DE LA TRADITION DE LEURS PRÉTENDUS RAPPORTS.

CHAPITRE III.

 

 

Opinion du moyeu âge sur le christianisme de Sénèque.

Nous savons ce que vaut cette légende et sur quoi elle repose. Il reste à examiner comment elle s'est perpétuée dans les siècles suivants, au moyen âge d'abord, puis à la Renaissance et dans les temps modernes jusqu'à nos jours. Cet examen n'a plus qu'une importance secondaire ; car, à mesure qu'on s'éloigne de l'antiquité, les témoignages sont d'un faible poids ; ils révèlent les passions, les intérêts, les lumières ou l'ignorance des témoins, plutôt que la fausseté ou l'inexactitude du fait rapporté.

La foi au christianisme de Sénèque fleurit pendant tout le moyen âge ; elle s'y développe comme sur une terre amie, au milieu de bienfaisantes influences. Tout, en effet, la favorisait, les goûts, les sentiments, les habitudes, les lumières du temps ; elle trouvait naturellement sa place parmi les mille croyances qui peuplaient les imaginations. Plus d'un titre la recommandait, plus d'une séduction lui attirait les suffrages ; un air de grandeur et de merveilleux, une intervention toute spéciale de la Providence, je ne sais quoi d'irrégulier et de clandestin dans les entrevues de Sénèque et de saint Paul, un philosophe converti, un tyran bravé jusqu'au pied de son trône par une religion née de la veille, des lettres mystérieusement échangées entre un ministre et un prisonnier, au milieu de la cour impériale, toutes ces circonstances, en captivant les esprits, emportaient la conviction, et les plus fabuleuses n'étaient pas les moins persuasives. Saint Paul s'était trouvé à Rome en même temps que Sénèque : comment nier ou douter qu'il l'ait connu, et s'il l'a connu, qu'il l'ait converti ? Nier, c'était, aux yeux du moyen âge, rabaisser le mérite de l'apôtre, amoindrir la puissance de l'Évangile et commettre un sacrilège ; douter, c'était examiner les temps, comparer les situations, se rendre compte des vraisemblances, et à ce prix le doute et l'incrédulité lui répugnaient également. Avide de croire, que lui importait de se tromper ? Il n'avait pas, comme nous, cette excessive délicatesse que la moindre erreur effarouche, cette peur ombrageuse du mensonge, cette haine des fables naïves et des fraudes intéressées ; il livrait sa confiance à tout ce qui amusait son esprit ou nourrissait sa foi.

L'antiquité chrétienne parle peu de Sénèque, elle l'estime médiocrement, et semble ne pas le connaître. La raison en est qu'elle avait sous les yeux les grands modèles qu'il traduit ou imite. Au moyen âge, Sénèque est populaire : ses modèles avaient disparu. Ceux qui ignoraient l'Académie et le Portique admirèrent avec transport la sublimité du philosophe latin ; et comme les sources de sa doctrine leur échappaient, ils les placèrent dans l'Évangile. L'esprit de Sénèque, ses qualités comme ses défauts plaisaient au moyen âge : on goûtait ce style plein de saillies et de figures, ces développements subtils, ces sentences au tour concis, cette éloquence voisine de l'emphase ; on faisait des recueils de ses plus belles maximes ; elles servaient de texte à de pieuses méditations. Pour en user sans scrupule, il importait de les croire émanées des livres saints. lin auteur si utile à la vertu, associé aux apôtres et aux docteurs dans les lectures de chaque jour, ne pouvait pas rester profane aux yeux prévenus de ceux qu'il édifiait ; tant de mérites appelaient une récompense : la plus belle que le moyen tige crut pouvoir lui décerner, c'était le titre de chrétien, et sans hésiter il le donnait à Sénèque.

De ces considérations générales venons aux témoignages particuliers.

En 567, c'est-à-dire un siècle et demi après saint Augustin, le deuxième concile de Tours, dans son quatorzième canon, cite une pensée de Sénèque, qui ne se trouve pas dans ses ouvrages[1]. Faut-il inférer de cette citation que Sénèque était regardé comme un Père de l'Église, et qu'entre ses écrits et les livres saints on ne faisait pas de différence ? Elle ne prouve même pas que les docteurs du concile aient lu Sénèque. A cette époque, on lisait peu les ouvrages de quelque étendue, sacrés ou profanes, et les auteurs de quelque fécondité ; on se contentait de petits recueils où l'industrie de l'abréviateur avait condensé les plus solides pensées des moralistes et des Pères, comme la moelle et le suc de la docte antiquité. C'était là l'unique aliment des intelligences, l'encyclopédie des connaissances du siècle. Grégoire de Tours, qui est du temps et du pays, se récrie dans son histoire sur le mérite d'un évêque qui possédait la généalogie des personnages de l'Ancien Testament[2]. Selon toute apparence, si Sénèque a trouvé place dans un concile, il l'a dû à l'avantage d'être connu, même en abrégé, à une époque où la plupart des anciens étaient en oubli. D'ailleurs, quoi de plus ordinaire que de rencontrer des citations profanes dans les docteurs sacrés ? Tertullien, Lactance et saint Jérôme en sont remplis. Au Ve et au vie siècle, elles deviennent plus fréquentes et plus bizarres ; non que le paganisme renaisse, mais parce que le goût s'en va. Sans parler de Sulpice Sévère, qui dans la Vie de saint Martin compare ce saint à Hector et à Socrate, ou de Sidoine Apollinaire, qui appelle l'évêque Patient, bienfaiteur des pauvres, un nouveau Triptolème, et croit relever singulièrement la théologie en l'assimilant à l'archet d'Orphée, au bâton d'Esculape, à la baguette d'Archimède, au compas de Perdix, au fil d'aplomb de Vitruve[3] ; le judicieux Grégoire de Tours lui-même fait citer Virgile à Clotilde dans le discours où elle convertit Clovis, et le poète Fortunat loue en ces termes une dame chrétienne dans son épitaphe : Par sa sagesse, elle ne le cédait pas à Minerve, et Vénus eût été vaincue par sa beauté[4]. L'emprunt fait à Sénèque par les Pères du concile de Tours ne signifie donc pas que cet auteur Mt alors regardé comme une des lumières de l'Église, mais que ses extraits formaient une partie considérable du savoir philosophique de ces temps-là

Si l'on excepte cette citation, depuis saint Augustin jusqu'au IXe siècle, nous ne rencontrons rien dans les auteurs qui concerne le christianisme de Sénèque. Nul ne s'en occupe : ni l'historien Sulpice Sévère, qui rapporte en style de Salluste les conversions opérées par saint Pierre et saint Paul ; ni saint Léon, pape, dans ses trois serinons sur ces deux apôtres ; ni l'évêque Maxime dans ses cinq homélies sur le même sujet, quoiqu'il s'étende longuement sur la défaite de Simon le Magicien ; ni Chrysologue, le Sénèque du temps ; ni Martin de Braga, pli compilait les Sentences de notre philosophe ; ni Bède dans sa Chronique ; ni Isidore de Séville, qui fait des extraits de saint Paul et de saint Augustin. Même silence clans le Syncelle, qui s'est servi des plus anciennes relations ; dans Anastase le bibliothécaire, qui, parlant de saint Lin, ne dit rien de ses prétendus écrits. Boèce, dans sa Consolation, prononce à peine le nom de Sénèque : Si tu ignores l'exil d'Anaxagore, l'empoisonnement de Socrate, les tortures infligées à Zénon, parce que ces faits appartiennent à l'histoire étrangère, du moins tu as pu connaître les Cassius, les Sénèque, les Soranus dont la mémoire n'est pas très-ancienne et jette assez d'éclat. L'unique cause de leurs disgrâces c'est que, formés sous notre discipline, ils paraissaient trop éloignés des goûts dépravés du siècle[5]. Bède, dans la préface de ses Proverbes, range Sénèque parmi les païens[6]. Enfin, au IXe siècle, le moine bénédictin Fréculphe, évêque de Lisieux, dans sa Chronique dédiée à l'impératrice Judith, femme de Louis le Débonnaire, fait mention des rapports de Sénèque et de saint Paul. Par lui commence la série des chroniqueurs du moyen âge qui ont relaté cette tradition.

Une observation générale suffira pour faire apprécier ces témoignages. Sans dire ici, ce qui est superflu, que ces annales sont des compilations sans critique, nous nous bornerons à remarquer qu'au sujet de Sénèque elles reproduisent toutes le texte de saint Jérôme ou celui de saint Lin, et quelquefois l'opinion de saint Augustin.

Cela nous dispense de citer ces copistes dont la déposition confuse et affaiblie n'ajoute rien aux autorités primitives dont ils se font l'écho. Nous nous bornerons à donner leurs noms, pour n'avoir pas l'air de retirer à la légende ses appuis.

Après Fréculphe, nous rencontrons vers 1120 Honoré d'Autun, qui insère les paroles de saint Jérôme dans son abrégé des histoires littéraires de Gennadius et d'Isidore de Séville, intitulé Lumières de l'Église. Il est à remarquer que du IXe au XIIe siècle il y a complète absence de témoignages. Les écrivains du temps de Charlemagne sont muets à ce sujet. Il n'en est question ni dans Alcuin et Éginhard, ni dans Agobard, qui cite le célèbre verset de l'Épître aux Philippiens dans sa lettre aux Grands du Palais, ni dans Hincmart, ni dans Gerbert et Raban Maur, qui écrivent des commentaires sur les œuvres de saint Paul. La Chronique de Cedrénus au XIe siècle s'abstient de toute mention ou insinuation. Les quatre siècles qui suivent sont, au contraire, très-explicites et très-crédules. Vers 1140, Othon de Freysingen, au chapitre XVIe du livre ni de sa chronique, déclare que Sénèque est moins un philosophe qu'un chrétien, et il cite saint Jérôme. Même citation dans un autre contemporain, Pierre Comestor, qui ajoute une erreur chronologique à la légende en convertissant Sénèque deux ans après sa mort[7]. Jean de Salisbury, Luc de Tuda, Vincent de Beauvais, Martin de. Pologne, Gauthier Burley viennent, au XIIIe siècle, grossir cette liste[8]. Burley relève ses emprunts par un trait original ; il joue sur le nom de Sénèque. Ce nom, dit-il finement, renfermait un augure ; Seneca vient de se necans, qui se donne la mort.

Le XVe siècle apporte un riche contingent : saint Antonin, prélat de Florence, Pierre des Noëls, auteur d'un Catalogue des saints, Foresti de Bergame, dans son Histoire du monde, Sabellicus, autre Italien, dans ses Ennéades, traitent Sénèque de catholique vir catholicus. Jean Nauclère, Crinitus, Volterran, Jean Trithême, commentateurs, historiens, moralistes, adhèrent à la tradition et la continuent par leur adhésion[9].

Tel est, sous une forme réduite, l'ensemble des documents fournis par quatre siècles[10]. Il en ressort clairement que le moyen âge, sur la foi de saint Jérôme, de saint Augustin et du faux saint Lin, a cru sans examen ni discussion, à l'amitié de Sénèque et de saint Paul, et à l'authenticité de leur correspondance que publiait avec admiration un manuscrit florentin du XVe siècle.

Pour mieux prouver de quelle faveur jouissait alors cette tradition, avec quelle complaisance elle était accueillie, nous pouvons citer Pierre de Cluny, qui dans un de ses écrits insère un passage de la correspondance des deux amis, comme un texte de l'Évangile ou des Pères[11] ; Jacques de Magne, qui en transcrit une partie dans son Sophologium[12] ; Pétrarque, qui y fait allusion dans sa lettre à Sénèque[13] ; un littérateur italien, Sicco Polentone, auteur d'une Vie de Sénèque, où il représente ce philosophe invoquant, à l'approche de la mort, le Rédempteur des hommes sous le nom païen du Jupiter libérateur, se baptisant lui-même avec l'eau de son bain dont il fait une libation, enfin composant pour son tombeau une épitaphe digne d'un chrétien[14]. Certains esprits, immodérés dans leur zèle pour le salut du philosophe, ne se sont pas contentés de voir en lui un ami de saint Paul ; ils en ont fait un des soixante-douze disciples[15], sur ce fondement qu'il est question dans les Actes des apôtres d'un certain Lucius, et que l'Apologétique de Tertullien parle d'un Lucius devenu tout à coup chrétien : or, il est clair que ce Lucius des Actes, celui de l'Apologétique, et Lucius Annæus Seneca, ne forment qu'une seule et même personne !

Ainsi les témoignages réunis de saint Jérôme, de saint Augustin, de saint Lin, et le texte même de la correspondance que nous avons encore, paraissent avoir pleinement convaincu le moyen fige ; il a accepté, sans réserve et sans distinction, ces autorités d'inégale valeur. On pourrait, il est vrai, nous répondre que d'obscurs chroniqueurs représentent imparfaitement l'esprit de leur temps, qu'on ne voit rien de semblable dans les penseurs célèbres des XIe, XIIe et XIIIe siècles ; que saint Anselme, par exemple, auteur d'une prière à saint Paul ; saint Bernard, qui composa plusieurs panégyriques de cet apôtre ; saint Thomas d'Aquin qui cite Cicéron, Platon et Aristote ; Pierre Lombard, le Maître des sentences ; plus tard, Jean Gerson, qui cite Sénèque dans un sermon sur saint Paul[16] ; tous ces scolastiques, enfin, qui tenaient alors l'empire des intelligences, n'offrent rien d'où l'on puisse présumer qu'ils aient souscrit à cette opinion. Toutefois, elle était à cette époque, nous persistons à le croire, répandue et accréditée ; en effet, ces prêtres, ces moines, cette jeunesse des écoles, dont l'ignorance avide dévorait les chroniques, les catalogues sacrés, les abrégés encyclopédiques du temps, croyaient à la tradition sur la foi des écrivains qui la rapportaient. En veut-on une nouvelle preuve ? Abailard nous la fournira. Cet esprit assez indépendant pensait là-dessus comme l'Université de Paris et comme son siècle. Voici ce qu'on lit, dans son commentaire sur l'Épître Ire aux Romains : Combien saint Paul était estimé des philosophes de son temps qui ont entendu sa prédication ou lu ses écrits ! On en voit la preuve dans ces lettres que lui adresse Sénèque, si remarquable par son éloquence et par sa vertu. Saint Jérôme en fait mention dans son catalogue des écrivains illustres[17].

Nous pouvons donc le dire : au moyen âge, il était admis que Sénèque avait connu et entendu saint Paul, qu'ils s'étaient écrit, que les Épîtres de l'Apôtre avaient été lues à Néron par son ministre, et que cette amitié s'était continuée dans le ciel.

 

 

 



[1] Quelques laïques, en commentant des adultères, appliquent à autrui l'opinion qu'ils ont d'eux-mêmes. Comme dit Sénèque, c'est un détestable vice que de supposer chez les autres l'égarement dont on est coupable du même.

[2] Voyez Ampère, Hist. littér. de la France, t. II, ch. IX et X. — Au début de son livre, Grégoire de Tours déplore l'extinction des lettres. Le poète Fortunat, sous Sigebert, écrit à un évêque : Platon, Aristote, Chrysippe sont à peine connus de nous ; je n'ai lu ni Hilaire, ni Ambroise, ni Augustin. Au VIIe siècle, l'auteur de la Vie de saint Bavon s'exprime ainsi : A Athènes florissait autrefois la langue latine, sous l'autorité de Pisistrate. Il prend Tityre pour Virgile et place Démosthène parmi les philosophes. — Ampère, t. II, ch. XIV.

[3] Ampère, t. I, ch. 8. — T. II, ch. 8.

[4] Ampère, Hist. litt. de la France, t. II, ch. X.

[5] Prose IIIe. C'est la philosophie qui parle.

[6] Grégoire le Grand parle souvent de saint Paul, mais il ne fait aucune allusion à Sénèque.

[7] Histor. scholast., liv. XVI, ch. CXXVI.

[8] Jean de Salisbury (vers 1170), Policraticus, liv. VIII, ch. XIII. — Luc de Tuda, Chronique d'Isid. de Séville (1236). — Vincent de Beauvais (1270), Speculum historiale, liv. IX, ch. IX. — Martin, Chroniq., IV. IV. — Burley (né en 1275), De vitis philosophorum.

[9] Saint Antonin, Chroniq., t. I, titre VI, ch. XXIV. — Pierre des Noëls (vers 1470), Catalog., liv. VI, ch. XXIII. — Foresti (1494), Historiarum repercussiones, liv. VIII. — Sabellicus, né en 1436, Ennéad., VII, liv. II. — Nauclère, né en 1430, Chronici commentarii, t. II. — Crinitus, née en 1465, Florentin, De honesta disciplina, liv. I, ch. XVI. — Volterran, Comment. urbana, liv. XIX. Anthropologia.

[10] Sur ces autorités du moyen âge, voyez M. Fleury, Saint Paul et Sénèque (1853), t. I, 300-330.

[11] Epist. ad Petrobrusianos. — Il vivait en 1123.

[12] Soph., liv. VI, ch. VI. — Il mourut en 1422.

[13] Lettres de Pétrarque à quelques hommes illustres de l'antiquité. Lettre 3 à Sénèque.

[14] Polentone est mort en 1461.

[15] Voyez Lami, littérateur italien du XVIIIe siècle, De eruditione apostolorum.

[16] Sermo de laudibus Pauli.

[17] Quantus autem et apud philosophos habitus (Paulus) sit qui ejus vel prædicationem audierunt, vel scripta viderunt, insignis ille tam eloquentia quam moribus Seneca, in epistolis quas ad eum dirigit, protestatus est. — Meminit et Hieronymus hujus laudis Senecæ erga Paulum in libro De illustribus viris... Ce témoignage, cité pour la première fois, avait échappé aux recherches des partisans de la tradition.