SÉNÈQUE ET SAINT-PAUL

TROISIÈME PARTIE. — CORRESPONDANCE APOCRYPHE DE SÉNÈQUE ET DE SAINT PAUL. ORIGINES DE LA TRADITION DE LEURS PRÉTENDUS RAPPORTS.

CHAPITRE II.

 

 

Du silence des autres Pères et des écrivains ecclésiastiques sur cette question. — Une inscription du IIIe siècle, récemment découverte. Examen de cette inscription.

Voilà donc tout ce que l'antiquité chrétienne a pensé, tout ce qu'elle a dit de cette illustre amitié, de cette rencontre étonnante où le chef de la philosophie païenne donne la main au prédicateur d'une religion destinée à changer le monde. Quoi 1 Sénèque écoutant et lisant saint Paul, cette vive imagination éclairée tout à coup des lumières chrétiennes, ce sénateur, ce ministre abaissant son orgueil jusqu'à envier le génie et la puissance d'un Juif méprisé, un tel spectacle, le rapprochement de noms si fameux, l'alliance de ces nobles doctrines, un événement si honorable et si utile au christianisme naissant, a laissé les esprits indifférents et incrédules ! L'éloquence des panégyristes a exalté avec transport les actions et les vertus de l'Apôtre ; un zèle pieux a suivi ses traces sur les mers, dans les prisons, au sein des villes, au pied des tribunaux ; et tout le monde conspire à éteindre dans l'oubli l'un de ses plus beaux triomphes, l'un des plus éclatants miracles de cette vie extraordinaire ! Aujourd'hui qu'un long intervalle nous sépare de ces hommes, quand l'imagination, frappée de la grandeur de ces entrevues mystérieuses, avide de croire à ce hasard, interroge les siècles contemporains ou rapprochés, que trouve-t-elle ? Le silence, et çà et là quelque mention brève et sceptique, ou mêlée à des fables qui la décréditent.

Supposons cette liaison véritable ; tenons ces lettres pour vraies : or, nous le demandons, est-il possible que les amis et les disciples de Paul, que Luc son historien, que cette Église romaine, qui partagea sa captivité et comparut avec lui devant César, que Pierre, dont le sang coula avec le sien, qu'Onésiphore, ce courageux député des chrétiens d'Asie, que Tite, Timothée, héritiers de la doctrine du maître, que les Juifs, ardents à l'observer et à le poursuivre, que tant d'autres, amis ou ennemis, n'aient rien su, rien soupçonné, rien révélé ! Et ces chrétiens de la maison de l'empereur, par qui sans doute Sénèque avait connu l'Évangile et son apôtre, ces frères qui saluent par-delà les mers les néophytes de Macédoine, quelle secrète entrevue, quelle correspondance dissimulée pouvaient éviter leurs regards et défier leur pénétration ? Sénèque a parlé, a écrit à saint Paul ; il a goûté sa doctrine, plaint ses souffrances, et nul païen, nul philosophe, nul ennemi du ministre puissant ou disgracié, pas : même Néron, dont la haine éclairait la vigilance[1] n'a éventé ces liaisons étranges, et remarqué ce dangereux commerce !

Sénèque, dira-t-on, s'enveloppait de mystère ; un secret impénétrable, scrupuleusement gardé de part et d'autre, ne laissait aucune place aux soupçons les plus ombrageux et les plus clairvoyants. Mais après sa mort, qui devança de deux ans le martyre de saint Paul, quel scrupule retenait les chrétiens ? Quel intérêt ]es engageait à taire une amitié désormais sans péril ? Ou plutôt, quel intérêt ils avaient à ne pas la taire ! Quand, poursuivis par la barbarie raffinée de l'empereur et par les dérisions de la multitude, couverts de peaux de bêtes, enduits de résine, ils brûlaient tout vivants pour éclairer l'horreur des plaisirs nocturnes de César, comment aucun d'eux n'a-t-il pas jeté à ses insulteurs et à ses bourreaux ce grand nom de Sénèque, pour se réclamer, sinon d'un pouvoir aboli, au moins d'un souvenir encore respecté ? Admettra-t-on que le secret se soit enfermé dans la tombe de Sénèque et de saint Paul, et que l'apôtre ait caché à ses amis cette précieuse conquête, d'un si bon augure pour l'établissement définitif de l'Évangile ; mais alors, comment le IVe siècle en a-t-il été instruit, si les trois premiers siècles l'ont ignoré ? Et si l'Église naissante en fut informée, comment s'expliquer qu'un fait si extraordinaire, si propre à enflammer l'ardeur et les espérances des chrétiens, à confondre et déconcerter les païens, soit demeuré si longtemps dans un oubli profond ?

Or, il est manifeste que cette tradition n'existait pas dans les trois premiers siècles. Personne n'en parle ; nul témoignage ne dépose en sa faveur ; à cette époque on ne songeait pas même à accréditer un pareil mensonge ; l'audace de l'imposture n'allait pas jusqu'à l'imaginer et à le croire possible. Cependant, si ce fait eût été réel, ou même s'il eût paru vraisemblable, quels attraits il offrait à la vanité crédule, et quelle arme aux mains des défenseurs du Christ ! Tertullien, Arnobe, Cyprien, tous les docteurs de l'Église latine, avaient lu et médité Sénèque, dont les écrits passionnaient la jeunesse ; la beauté morale de ses sentences, l'enthousiasme qui respire dans ses lettres à Lucilius n'avaient pas manqué de parler à leur cœur : toutefois, aucun d'eux n'y voit l'imitation des livres saints. Si des bruits populaires eussent existé à ce sujet, ils y auraient pris garde, comme firent plus tard saint Jérôme et saint Augustin, pour les confirmer ou pour les démentir. Dans la lutte qu'ils soutenaient contre les puissances liguées du paganisme, contre ses philosophes, ses orateurs, ses prêtres et ses bourreaux, quelle réponse plus triomphante à opposer à l'orgueil du siècle que de lui dire : L'un de vous, le plus éloquent de vos philosophes, le précepteur et le ministre de César, a imité nos doctrines et aimé nos apôtres ! Lorsque l'Église opérait des conversions parmi ses adversaires les plus redoutables, lorsqu'elle séduisait à la foi, par la noblesse de sa morale et l'intrépidité de ses martyrs, Arnobe, Victorinus[2], ou tout autre talent dont le monde s'enorgueillissait, elle s'empressait de consacrer ces beaux génies à sa défense ; elle les plaçait au premier rang, en face de l'ennemi, et se parait de leur éclat. Eût-elle donc négligé un auxiliaire aussi puissant que le nom de Sénèque ? Eh bien, c'est à peine s'il est prononcé par quelques Pères ; les philosophes chrétiens citent rarement Sénèque ; ils semblent penser de lui comme Quintilien, et le regarder comme un discoureur ingénieux, mais sans solidité ni conviction. Pour démontrer l'étroite union, la conformité de la foi et de la philosophie, parallèle où ces docteurs se complaisent, ce n'est jamais Sénèque qu'ils font intervenir à l'appui de leur sentiment ; c'est Socrate, Pythagore, Démocrite, et surtout Platon[3].

Que l'Église grecque ait peu connu ou peu estimé Sénèque, il n'y a rien là de surprenant : la Grèce a de tout temps dédaigné les lettres latines[4]. Néanmoins, lorsque Origène, qui avait visité Rome[5], et entretenu les fidèles de cette ville, répond à Celse et lui prouve que saint Paul n'a pas exclu les savants du sein de l'Église et préféré les ignorants, une occasion naturelle s'offrait à lui d'apporter en preuve l'amitié de Sénèque et de l'Apôtre, si la tradition eût existé à cette époque. Un siècle et demi plus tard, saint Jean Chrysostome, contemporain de saint Jérôme, relevait en ces termes l'accusation déjà intentée par Celse : Qu'était-ce après tout, dit-on, que les premiers disciples du christianisme ? Des femmes, des enfants, des gens de la lie du peuple... Qu'aura-t-on à nous répondre quand nous prouverons que dans cette Église naissante nous comptons des personnages revêtus des plus hautes dignités, un centurion, un proconsul, et bientôt après des rois et des empereurs ?[6] La mention de Sénèque trouvait ici sa place et semblait appelée par l'utilité de la cause. On ne peut nous opposer que l'orateur d'Antioche ignorait ces bruits. Est-il quelque détail, concernant saint Paul, qui puisse échapper à l'admiration passionnée de saint Chrysostome ? Il le suit avec une ardente curiosité dans toutes ses démarches, son cœur vole sur les pas de l'Apôtre, il franchit les mers en compagnie de cet aigle, il est avec lui chez les Grecs et chez les Barbares, en Occident et en Orient ; dans ses transports il s'écrie : Oh ! qui me donnera de me prosterner aux pieds de ce bienheureux Paul, de demeurer attaché à son sépulcre, de me confondre avec ses précieux restes ! Que ne puis-je embrasser de mes regards la cendre de ce corps qui a accompli dans sa chaire ce qui manquait aux souffrances de son divin maître, qui a porté les stigmates de la croix... ? Que ne puis-je contempler la poussière de cette éloquente bouche qui a servi d'organe à Jésus-Christ... ?[7] Il peint ensuite ce dominateur des âmes soumettant les Romains, convertissant des sénateurs, des esclaves de Néron[8] ; Sénèque seul ne paraît pas dans ses tableaux. Et lorsqu'il va jusqu'à parler d'une concubine, aurait-il négligé le précepteur et le ministre[9] ? A la fin du VIe siècle, Astère, évêque du Pont, fit un panégyrique de Pierre et de Paul : nulle mention d'un pareil fait[10]. On peut croire qu'Hégésippe, un des plus anciens historiens de l'Église et contemporain de saint Justin, gardait le silence sur Sénèque, puisqu'Eusèbe, qui transcrit Hégésippe dans son histoire des premiers siècles, se tait sût ce philosophe[11]. Hégésippe avait vu Rome et conféré avec les évêques de cette ville[12]. Eusèbe cite encore d'autres historiens de l'Église[13] : tous ignoraient l'existence de ces lettres, car ils en auraient fait mention, et Eusèbe eût copié leur récit. C'est d'après Eusèbe que saint Jérôme composa son Catalogue des écrivains ecclésiastiques ; mais la notice sur Sénèque n'est pas empruntée de cet historien, puisque celui-ci n'avance rien de semblable ni dans son histoire, ni dans sa chronique. Ce même Eusèbe, si ardent à signaler les plagiats prétendus des écrivains grecs, fit un discours que l'empereur Constantin prononça dans une assemblée des fidèles ; il y est question du christianisme de Cicéron et de Virgile, mais nullement des dispositions religieuses de Sénèque[14].

Passons aux témoignages de l'Église latine. On connaît l'opinion de Tertullien : s'il rend justice à certains points de la doctrine de Sénèque, il le range sans hésiter parmi les païens. Tertullien, comme les Grecs, emprunte à Socrate et à Platon les exemples de vertu et les fragments épars de vérité que, selon lui, renferme la philosophie. Minucius Félix, avocat du barreau romain, dans son dialogue intitulé Octave, réfute l'accusation injurieuse que Chrysostome et Origène repoussaient de leur côté, ainsi que nous l'avons dit : le nom de Sénèque n'est point prononcé[15]. Lorsqu'Arnobe cite les auteurs païens qui ont écrit contre les fables ridicules du paganisme, il met en avant Cicéron, et non pas Sénèque[16]. Enfin vient Lactance, esprit éclairé, écrivain habile, versé profondément dans les lettres latines, et qui ose être juste envers la philosophie. En parlant de Lactance, il faut soigneusement distinguer, pour le style et pour les pensées, son Traité sur la mort des persécuteurs d'avec ses Institutions divines : le premier est un pamphlet violent, dépourvu de talent et de goût ; le second ouvrage atteste une science étendue, un sens droit, une raison calme, élevée, impartiale, et rappelle par l'élégante correction du langage les plus beaux temps de la littérature romaine. Nous y rencontrons en plus d'un passage l'éloge de Platon, de Cicéron, et de Sénèque. Ce Père repousse formellement l'accusation de plagiat intentée aux philosophes grecs ; à l'égard de Sénèque il ne la mentionne même pas. Il admire le caractère élevé et religieux de certaines parties de sa philosophie ; il cite avec complaisance ses belles maximes sur Dieu et sur la vertu ; mais il n'y voit aucune trace de christianisme, aucune preuve de conversion : loin de là, Sénèque est à ses yeux un homme étranger à la vérité, qui l'eût embrassée sans doute s'il l'eût connue, mais à qui il a manqué un guide pour l'y conduire[17]. Lactance ne se doutait pas que ce guide avait été saint Paul. Je ne crois pas que saint Cyprien et saint Ambroise aient jamais écrit le nom de notre philosophe. Ce qui doit surprendre encore, c'est que parmi tant de prédicateurs qui ont expliqué et commenté le célèbre verset de l'Épître aux Philippiens[18], nul dans l'antiquité n'ait appliqué au ministre de l'empereur ce qui est dit des gens de sa maison. Comment se fait-il que cette interprétation, qui paraît si naturelle, qui s'accorde si bien avec la croyance aux rapports du philosophe et de l'apôtre, ne soit venue à la pensée d'aucun docteur de l'Église grecque ni de l'Église latine ? C'était pourtant le beau texte à développements[19].

Que prouve ce silence des hommes les plus éminents et les plus accrédités de l'Église des premiers siècles, sinon qu'ils ignoraient ou méprisaient la tradition dont il s'agit ? De quel poids, nous le demandons, est le témoignage de saint Jérôme ou la réflexion de saint Augustin, en balance avec l'opinion constante et universelle de l'antiquité ecclésiastique[20] ?

Que d'erreurs ont de tout temps abusé des hommes d'un grand savoir et d'une grande autorité ! Le livre du Pasteur, la fable d'Aristée, les Constitutions de Denys l'Aréopagite ont été défendues par plusieurs Pères et par des conciles. Toute l'antiquité a cru à la statue de Simon le Magicien. Saint Bernard ne doutait pas de l'authenticité des lettres de la sainte Vierge à saint Ignace. Saint Thomas d'Aquin croyait au salut de l'empereur Trajan, et saint Jérôme à la conversion de l'empereur Philippe[21]. Ainsi, le sentiment de ce dernier Père sur Sénèque, fût-il formel et explicite, ne serait après tout qu'une opinion particulière, sujette à faillir, démentie d'ailleurs par les témoignages, et surtout par le silence de l'Église : mais on est loin d'y reconnaître ce ton ferme et convaincu qui est le caractère des erreurs vivement défendues et longtemps dominantes.

En résumé, pendant les trois premiers siècles, la société chrétienne n'a pas cru à l'amitié ni à la correspondance de Sénèque et de saint Paul. Selon toute apparence, le bruit de ces prétendues lettres est né au IVe siècle, ou, s'il est plus ancien, il a été condamné par l'indifférence ou par le mépris publics, jusqu'au jour où l'imagination des faiseurs d'apocryphes l'a recueilli et a essayé de lui donner quelque consistance.

Nous devons cependant signaler ici un indice récemment découvert, dont s'autorisent les conjectures de ceux qui prétendent que la tradition des rapports de Sénèque et de saint Paul existait avant le IVe siècle. Selon nous, cet indice est très-vague et fort peu concluant ; mais nous tenons à ne rien omettre et nous saisissons cette occasion de montrer une fois de plus combien aisément les imaginations prévenues s'exaltent et prennent feu sur de vaines apparences.

En janvier 1867, M. le commandeur Visconti découvrit, à Ostie, en dehors des murs, le long de la route qui va à Laurentum, une petite inscription placée dans une chambre sépulcrale carrée dont la construction semble pouvoir être attribuée an déclin du troisième siècle et au début du quatrième. L'inscription elle-même, d'une belle paléographie, a dû être gravée entre le second et le troisième siècles. Voici cette inscription[22] :

D. M.

M. ANNEO

PAULO. PETRO

M. ANNEUS. PAULUS

FILIO CARISSIMO

Le rapprochement de ces deux noms ou plutôt de ces deux surnoms Paulus, Petrus, dont l'un peut appartenir au latin classique, tandis que l'autre est bien du latin ecclésiastique, a fait penser, malgré la présence des sigles païens D. M. (Dis Manibus), que c'était là, une épitaphe chrétienne, et que ces Annæus avaient emprunté leurs surnoms, ou, comme nous dirions aujourd'hui, leurs noms de baptême aux princes des Apôtres[23]. Cette opinion, qui est celle de M. de Rossi, le savant directeur du Bulletin d'Archéologie chrétienne, nous semble très-plausible[24]. Il s'agit donc ici de deux chrétiens du second ou du troisième siècle qui portent le nom d'Annæus.

Or, Annæus, c'était le nom de famille, ou, comme on dit encore, le nom Gentilitium de Sénèque ; il s'appelait Lucius Annæus Seneca, et l'un de ses frères, Gallion, s'appelait Marcus Annæus. Voilà aussitôt les imaginations en campagne ! Quel rapprochement, dit-on : Annæus et Paulus Petrus ! Ne serait-ce point une preuve nouvelle à l'appui de la tradition tant contestée du christianisme de Sénèque ? Les apocryphes du IVe et du Ve siècles ne sont point si méprisables, vraiment, puisque la science épigraphique les confirme et les justifie ! Ainsi raisonne, en effet, M. le chevalier de Rossi, et tel est le sentiment qu'il développe dans son commentaire.

A notre, avis, c'est aller un peu loin et un peu vite, c'est forcer étrangement les vraisemblances et abuser de l'hypothèse que de voir dans cette réunion de noms, qui n'est expliquée et précisée par rien, une preuve ou une indication de quelque importance. Nous reconnaissons là cette fertilité de conjectures indéterminées, ces procédés faciles d'une imagination sollicitée par de secrets penchants, ce goût trop peu sévère pour l'illusion, que nous avons si souvent combattu et qui est si contraire au véritable esprit scientifique. De cette inscription il semble résulter qu'au troisième siècle deux chrétiens portaient le nom d'Annæus. Mais combien de Romains, au temps de Sénèque et après lui, pendant un siècle et demi, avaient appartenu à la gens Annœa ! Et le moyen de rattacher, à travers cet intervalle et parmi ce grand nombre d'homonymes obscurs, le Marcus Annæus Paulus du troisième siècle au Lucius Annæus Seneca contemporain de Néron ?

Ce chrétien, dit encore M. de Rossi, était sans doute quelque affranchi de la gens Annœa. Rien de plus probable, en effet ; car on sait que les affranchis prenaient le nom de leur ancien maître, et l'on n'ignore pas davantage quelles légions d'affranchis sortaient de ces puissantes familles où les esclaves se comptaient par milliers. Pour n'en citer qu'un exemple, Sylla en un jour affranchit trois mille de ses esclaves, et jeta ainsi d'un coup, sur le sol italien et sur le pavé de Rome, trois mille nouveaux membres de la gens Cornelia. La famille ou la gens des Annæus, originaire d'Espagne et naturalisée italienne, n'égalait pas en importance les anciennes et vastes familles du patriciat romain ; mais elle était riche, influente, répandue, elle abondait en esclaves de toute race et de toute religion ; qu'on s'imagine quelle a pu être, pendant cent cinquante ans, dans ce mélange des civilisations et des croyances que représente la décomposition de l'Empire, la diffusion de ses branches principales sans cesse multipliées par l'affranchissement[25]. Parce qu'une inscription nous apprend que vers l'an 200 il existait un ou deux chrétiens du nom d'Annæus, portant, suivant l'usage chrétien signalé par Eusèbe à cette époque, le surnom de Pierre et de Paul, voir là une preuve de l'amitié qui en l'an 60 unissait le philosophe Sénèque et l'apôtre saint Paul, c'est raisonner comme ceux qui prétendent que Sénèque a été l'un des soixante-douze disciples, sur ce fondement qu'il s'appelle Lucius et qu'il est fait mention d'un Lucius dans les Actes.

Ce n'est pas tout. Cette inscription, parait-il, est une pièce de rebut. Elle n'était pas à sa place. Elle servait, avec d'autres matériaux de peu de prix, à fermer la chambre sépulcrale où on l'a trouvée. Or, ce qui l'a dépréciée, ce n'est ni le peu de valeur de la matière ni le peu d'élégance de l'exécution, car elle est en marbre et les lettres sont irréprochables. M. de Rossi estime qu'Annæus Paulus l'a refusée, à cause d'une erreur commise par l'artiste. Le lapicide aura mis par inadvertance D. M. sur une inscription chrétienne. Les exemples d'inscriptions, soit chrétiennes, soit païennes, refusées, puis utilisées comme matériaux pour fermer des tombeaux, ne sont point rares. Qui sait ? l'erreur était peut-être dans les noms, et par exemple dans l'adjonction du cognomen chrétien Petrus au cognomen Paulus qui était à la fois chrétien et païen. C'est donc là, plus que jamais, un indice obscur, une preuve boiteuse et suspecte. Mais notre devoir était néanmoins d'en tenir compte[26].

 

 

 



[1] Il était bien difficile, dit Lamothe le Vayer, que Néron ne fût pas instruit de ce commerce. Ce prince avait corrompu la fidélité de Cléonicus, affranchi de Sénèque. — (De la vertu des païens.)

[2] Arnobe professait la rhétorique en Afrique sous Dioclétien. Victorinus, professeur d'éloquence à Rome, se convertit sous Constance en 354.

[3] Voyez tous les apologistes, saint Justin, Athénagore, saint Clément, Origène, et en général tous les Pères. L'estime qu'on accordait à Platon allait jusqu'à l'enthousiasme. — Guillon, t. V, disc. prél.

[4] Gibbon remarque que, depuis Denys d'Halicarnasse jusqu'à Libanius, aucun critique ne fait mention de Virgile ni d'Horace. Ils paraissent tous ignorer que les Romains eussent de bons écrivains. — Ch. II.

[5] Après la mort de Sévère. Voyez Guillon, t. II. Dans son Apologie (l. III), Origène parle souvent des vertus, de la doctrine, des miracles et des conversions de saint Paul. Il cite plusieurs fois ses Épîtres, et les oppose à Celse. Nulle part il ne fait mention de Sénèque.

[6] Homélie 26 sur les Actes des apôtres.

[7] Homélie 33 sur l'Épître aux Romains.

[8] Homélie sur la IIe Ép. à Timothée.

[9] Saint Grégoire de Nazianze, autre admirateur de saint Paul, est muet aussi sur ce point. Dans le L. XXXV des Pensées morales, ch. XIV, commentant le ch. XLII de Job, il dit que saint Paul a écrit 15 Épîtres, et que 14 seulement sont reçues par l'Église.

[10] On y rencontre seulement ces mots sur lm conversions opérées par saint Paul à Rome : Paul faisait la conquête des gentils sur les places publiques. Paulus gentiles in foris lucrabatur. Il y est question aussi de l'effroi que ses prédications causaient à Néron.

[11] Eusèbe : Hégésippe, historien ancien, dont nous avons souvent emprunté le témoignage pour décrire les choses qui se sont passées au temps des apôtres, a renfermé en cinq livres écrits d'un style fort simple l'histoire véritable de la prédication des apôtres. — Hist. ecclés., l. IV, ch. VIII.

[12] Eusèbe, Hist. ecclés., l. IV, ch. XXII.

[13] Denys, évêque de Corinthe, Anytus, évêque de Crète, Philippe, Apollinaire, Méliton, Musan, Modeste, Irénée, dont les ouvrages, où la véritable tradition de la doctrine des apôtres s'est conservée, sont venus jusqu'à nous. L. IV, ch. XXI.

[14] Ch. XIX, XX, XXI. Virgile a caché ses sentiments, de peur d'être accusé d'avoir violé les lois du pays et d'avoir ruiné la religion autorisée par l'antiquité. Je ne doute point qu'il n'eût connaissance du mystère de la rédemption et du salut.

[15] Ch. VIII.

[16] L. III, Adversus gentes. — Saint Hilaire ne parle jamais de Sénèque.

[17] Inst. div., l. IV, ch. II. — L. VI, ch. XXIV. — L. I, ch. V. — L. III, ch. XV.

[18] IV, XXII. Tous les frères qui sont avec moi vous saluent ; tous les saints vous saluent, surtout ceux qui sont de la maison de César. Salutant vos qui mecum sunt fratres ; salutant vos omnes sancti, maxime autem qui de Cæsaris domo sunt.

[19] Parmi ces commentateurs nous citerons : saint Cyrille, saint Ambroise, saint Jean Damascène.

[20] Cet argument, tiré du silence des Pères, avait été aussi indiqué, mais sans développement, dans une thèse spéciale sur ce sujet, par le bachelier allemand Godefroy Kaewitz. Cette thèse, intitulée de Christianismo Senecœ, fut soutenue à Wittembourg en 1668. — Saint Jérôme parle en plusieurs endroits, et avec enthousiasme, des effets de l'éloquence de saint Paul. Dans le livre I contre Jovinien, il cite Sénèque au sujet du mariage : jamais il ne fait allusion à l'amitié et à la correspondance du philosophe et de l'Apôtre. Voici ce qu'il dit de Sénèque : Scripserunt Aristoteles et Plutarchus et noster Seneca de matrimonio libros... (Adversus Jov., I). Noster ici veut dire écrivain de notre langue.

[21] Voyez le Nourry, Dissert. IV, X, XII. — Don Calmet, Diss. sur Simon le Magicien. — Théophile Raynaud, Erotemata de bonis ac malis libris (partitio 1, erot. X). — Lamothe le Vayer, Vertus des païens, 1re partie. — Guillon, t. II : Saint Jérôme, Eusèbe, Orose, Vincent de Lérins, ont cru que l'empereur Philippe avait été chrétien.

[22] Aux Dieux mânes. Marcus Annæus Paulus à son fils chéri Marcus Annæus Paulus Petrus. — Nous devons l'indication et la communication de cette découverte à l'obligeance de M. Ch. Daremberg, toujours si attentif aux travaux et aux progrès de la science contemporaine. On trouvera l'inscription avec un long commentaire dans le n° I du Bulletin d'archéologie chrétienne (année 1867), qui se publie à Rome sous la direction de M. le chevalier de Rossi (pages 5-9). M. l'abbé Martigny a commencé la traduction de ce savant recueil.

[23] On ne sait pas au juste quand a commencé l'usage d'imposer un nom nouveau et chrétien au baptême ; nous n'ignorons pas cependant que parmi les noms préférés par les fidèles les noms de Pierre et de Paul brillent au premier rang. Eusèbe nous l'apprend en termes formels : On voit, dit-il, beaucoup d'enfants de fidèles appelés les mis Paul, les autres Pierre. (Hist. Ecclés., VII-25.) — M. de Rossi, Bull. arch., page 6. Eusèbe vivait au IIIe siècle.

[24] Nous ne pouvons pas hésiter sur la religion des deux Annæus. Tout exige impérieusement que nous les mettions au nombre des fidèles... Les sigles païens D. M., dans certains cas, ne sont point un indice certain de paganisme (M. de Rossi.) — Nous devons dire que M. Léon Renier, dont nous avons consulté le savoir si autorisé, est moins affirmatif que M. de Rossi.

[25] On peut voir que dans le Corpus inscriptionum de Gruter les noms les plus célèbres de la gens Annœa, indiqués par l'épigraphie. M. Fleury (Saint Paul et Sénèque, tome I, page 46), nous donne aussi quelques indications à ce sujet. Il y ajoute certains personnages qui ont porté le nom même de Sénèque dans les premiers siècles de notre ère : l'un fut évêque de Jérusalem sous Adrien, un autre fut prêtre au temps du pape Gélase, et accusé de pélagianisme. Mais de ce qu'un Sénèque fut évêque et un antre, prêtre, M. Fleury, tout déterminé partisan qu'il est de la tradition qu'il appelle Sénéca-Pauline, ne se hâte pas de conclure qu'il y ait là un indice favorable à cette tradition.

[26] M. de Rossi, dans un autre endroit, touche à la question des rapports de Sénèque et de saint Paul, et là encore, il se décide pour l'affirmative. C'est dans le Bulletin de 1866, page 62, à propos de la table arvalique dont la découverte lui a permis de fixer en l'an 57 le consulat de Sénèque, ordinairement placé en 58. Selon M. de Rossi, saint Paul est venu à Rome en janvier 56. Il y est resté deux ans ; l'époque de son jugement coïncide donc avec le second semestre de l'année 57, pendant lequel Sénèque était consul. D'où l'on peut inférer, ajoute M. de Rossi, que le consul Sénèque a dû connaître de l'affaire et influer sur la décision. — Nous craignons bien que la découverte de la table arvalique n'ait un peu ébloui M. de Rossi, et nous prenons la liberté de remarquer ici deux choses : la première, c'est que si la date du consulat de Sénèque est certaine, l'époque du séjour de saint Paul à Rome l'est beaucoup moins. Ni les anciens auteurs ecclésiastiques, ni les commentateurs modernes ne sont d'accord à ce sujet. Le P. Patrizi allégué par le Bulletin tient pour l'année 56 ; Eusèbe adopte 58, Cave 57, dom Calmet, Tillemont, M. Glaire, MM. Connybear et Howson indiquent l'année 61. Les historiens les plus récents de saint Paul. M. Renan et M. Trognon, adoptent cette même date. Si donc l'un des points est fixe dans le calcul de M. de Rossi, l'autre varie. Il y a plus. Les causes renvoyées à César ressortissaient, en réalité, au tribunal du Præfectus urbis, pour le civil, et à celui du Prœfectus prætorii, pour le criminel. Les consuls présidaient le sénat, et l'apôtre n'avait point affaire au sénat. Mais ne l'oublions pas : l'acquittement de Paul, le procès même, tout cela repose sur de simples hypothèses, et en adoptant les conjectures les plus favorables à l'opinion de M. de Rossi, il resterait à examiner quel effet a dû produire sur des juges païens la querelle d'un juif avec d'autres juifs ; car le procès de l'apôtre, pour eux, n'était que cela ; et ce sont des points que nous avons discutés et établis dans les deux premiers chapitres de notre première partie.