SÉNÈQUE ET SAINT-PAUL

DEUXIÈME PARTIE. — DES ÉCRITS DE SÉNÈQUE ET DES ÉPITRES DE SAINT PAUL. SÉNÈQUE A-T-IL LU ET IMITÉ LES LIVRES DES CHRÉTIENS ?

CHAPITRE XII.

 

 

De la Chasteté. — Spiritualisme et Mysticisme de Sénèque. — Un curieux passage de Dion Cassius.

§ I. — Éloge de la Chasteté.

Nous dirons peu de choses sur ce premier point. Ce qu'on cite de Sénèque, en ce genre, ne mérite ni examen ni discussion, et peut-être eût-il mieux valu le passer sous silence. En effet, ce ne sont point des maximes d'une délicatesse bien raffinée que celles-ci : Au lieu de nous enseigner si Pénélope était chaste ou non, apprends-nous en quoi consiste la chasteté, quelle est l'importance de cette vertu, si elle consiste dans la pureté de l'âme ou dans celle du corps[1]. — Dans la seconde classe des biens sans lesquels nous pouvons vivre, mais dont la privation est plus cruelle que la mort, il faut ranger la liberté, la chasteté, une bonne conscience[2]. — L'impureté est le principal fléau de notre temps[3]. — L'amour est un vice honteux qui dégrade une âme saine, qui trouble les pensées, abat les nobles sentiments, et fait descendre l'esprit des plus hautes méditations aux plus vils soucis[4].

Pour supposer que Sénèque n'a pas pu trouver ces vérités, ni dans sa propre morale ni dans la morale stoïcienne, et qu'il a dû nécessairement les dérober à saint Paul, il faut avoir de l'antiquité une bien singulière opinion, et lui refuser toute notion de la vertu et de la pudeur, et la connaissance des termes qui expriment les sentiments honnêtes. Les anciens, dit-on, ont peu compris la continence et la réserve dans les rapports sexuels. La lubricité de leurs habitudes domestiques n'a même que médiocrement ému leurs moralistes. Voilà un jugement promptement rendu, et la philosophie ancienne assimilée à la poésie érotique. Prouver que l'antiquité a connu la chasteté, la pureté de l'âme et du corps, que les moralistes ont loué ces vertus et énergiquement flétri les vices contraires, nous entraînerait dans des longueurs, et nous ne voulons pas, à tout propos, recommencer une dissertation spéciale ; il nous suffira d'indiquer quelques lectures utiles à ceux qui jugent les anciens sur une satire de Juvénal et sur l'Art d'aimer d'Ovide. On pourrait donc lire avec fruit : d'abord la lettre où Sénèque parle des leçons d'Attale sur la chasteté, leçons qui dans sa jeunesse l'avaient transformé en ascète pythagoricien ; un portrait de la modestie qui sied à une femme, tracé par un rhéteur dans une controverse[5] ; cette loi de Platon qui déclare infâme et privé des droits du citoyen quiconque a commis l'adultère[6] ; ce passage où Valère Maxime, blâmant le divorce, rappelle que pendant 520 ans il fut inconnu à Rome, et que même les femmes veuves qui se remariaient encouraient les sévérités de l'opinion publique[7] ; nous indiquerons encore ces maximes d'Euripide, de Ménandre, de Philémon : Ô sainte pudeur puisses-tu régner dans les cœurs et en arracher tout ce qu'ils renferment d'impur ![8]... C'est la vertu et non l'or qui est la parure de la femme[9]. — Une femme laide est belle si sa conduite est vertueuse, car la chasteté l'emporte sur la beauté physique[10].

Enfin, on conviendra peut-être que toute délicatesse morale n'avait pas disparu dans une société où la loi défendait la licence des regards[11], et où l'on disait, comme Cléante, Cicéron, Ovide, Sénèque : Ce n'est pas l'acte seul qui fait le crime ; la faute est commise dès que la pensée en est conçue : Quiconque nourrit dans son cœur un mauvais désir est coupable... On est assassin, même sans avoir teint ses mains de sang, parce qu'on s'était armé pour tuer et qu'on avait l'intention de voler dans l'occasion[12].

C'en est assez, sans doute, pour prouver que Sénèque ne doit pas exciter une admiration mêlée d'étonnement, parce qu'il a dit que la chasteté était un bien, l'impureté un fléau, et qu'il a répété oratoirement ce mot de Panétius à un jeune homme qui lui demandait si le sage pouvait aimer : Ne parlons pas du sage ; mais pour les hommes comme toi et comme moi, il n'y a pas de passions qu'ils doivent plus redouter. Venons à une question plus sérieuse : quelles sont les origines du mysticisme de Sénèque ?

 

§ II. — Spiritualisme et mysticisme.

De ce principe général, qui établit entre l'âme et le Corps une distinction profonde et assigne à la première la prééminence, découlent quatre conséquences importantes pour la conduite de la vie ; ce sont : le mépris du corps et de tous les plaisirs comme de tous les biens qui s'y rattachent, la répression des appétits sensuels au moyen de la frugalité et de l'abstinence, la culture intérieure de l'âme et le soin de son perfectionnement, une aspiration constante vers un état supérieur où l'intelligence, dégagée de son enveloppe, jouira pleinement de l'exercice de ses facultés et de la connaissance de la vérité.

Ce système d'idées appartient à la philosophie aussi bien qu'au christianisme, il est dans Sénèque comme dans saint Paul, avec les différences qui distinguent un philosophe d'un apôtre. Nous avons donc ici encore la même illusion à dissiper, celle qui confond les rapports généraux de deux doctrines avec les ressemblances particulières de deux écrivains.

Sénèque méprise le corps, et son dédain s'exprime en termes énergiques. Cette enveloppe mortelle, dit-il, empêche l'homme de s'élever jusqu'à la connaissance de ce qui est immortel... L'esprit, écrasé, souillé, aveuglé, se voit écarté du vrai et jeté dans l'erreur ; tous les combats qu'il livre à cette chair pesante sont une résistance au poids qui l'entraîne et l'abîme dans la matière !... La philosophie seule le délivre de ce fardeau, de cette prison, de ce supplice, elle le ranime par le spectacle de la nature, et le fait passer des choses de la terre à celles du ciel... Non, je suis trop grand, mes destinées sont trop hautes pour que je consente à être l'esclave de mon corps... dans cette demeure fragile habite une âme libre. Jamais cette chair ne me forcera à craindre ni à user d'artifices coupables ; jamais je ne mentirai en l'honneur de ce vil corps. Quand je le voudrai, je romprai mon alliance avec lui, et aujourd'hui même que nous sommes attachés l'un à l'autre, notre union ne repose pas sur des conditions égales ; tous les droits sont pour l'âme. Le mépris du corps c'est la vraie liberté... Nous ne devons pas faire consister notre bonheur dans la chair... dans cette chair inutile et périssable, dit Posidonius, qui n'est bonne qu'à recevoir de la nourriture[13]. Un jour viendra qui ôtera tous les voiles qui nous enveloppent, et nous délivrera de l'habitation de ce ventre immonde et infect[14].

Il y a certainement quelque ressemblance peur le fond des idées entre les pensées de Sénèque et la doctrine de saint Paul[15] ; mais les différences sont encore plus sensibles, et il est inutile d'y insister. Sénèque est philosophe et saint Paul théologien. Cependant on pourrait être surpris du langage de Sénèque, s'il était le premier qui l'eût tenu, et si la philosophie jusqu'à lui avait été enfoncée dans le matérialisme. Mais Platon, Cicéron et tant d'autres avant lui n'ont-ils pas appelé le corps un fardeau, une prison, un tombeau, et la vie présente une véritable mort ? Tant que nous aurons notre corps, dit Socrate, et que notre âme sera enchaînée dans cette corruption, jamais nous fie posséderons l'objet de nos désirs, c'est-à-dire la vérité ; en effet, le corps nous remplit d'amours, de désirs, de craintes, de mille chimères, de mille sottises... il est la cause des guerres, des séditions et des combats... et si d'aventure il nous laisse quelque loisir, et que nous nous mettions à réfléchir, il intervient tout coup au milieu des recherches, nous trouble, nous étourdit et nous rend incapables de discerner la vérité... Nous ne jouirons de la sagesse qu'après la mort et non pendant cette vie et pendant que nous serons ici-bas nous n'approcherons de la vérité qu'autant que nous nous éloignerons du corps, que nous renoncerons à tout commerce avec lui, que nous ne lui permettrons point de nous remplir de sa corruption naturelle, et que nous nous conserverons purs de ses souillures, jusqu'à ce que Dieu lui-même vienne nous délivrer... Purifier l'âme n'est-ce pas la séparer du corps, l'accoutumer à se renfermer, à se recueillir et à vivre, autant qu'il lui est possible, seule vis-à-vis d'elle-même, affranchie du corps comme d'une chaîne... L'affranchissement de l'âme, sa séparation d'avec la folie du corps, n'est-ce pas là l'occupation même du philosophe ?... Il est donc certain que le véritable philosophe s'exerce à mourir, et que la mort ne lui est nullement terrible[16]... Autrefois, avant cette vie corporelle, exempts des imperfections et des maux qui nous attendaient dans la suite, nous admirions les essences éternelles incréées, ces objets parfaits, simples, pleins de calme et de béatitude, nous les contemplions dans une lumière pure, purs nous-mêmes et libres de ce tombeau appelé le corps, que nous traînons avec nous, emprisonnés comme dans une huître... L'homme qui fait un bon usage de ces ressouvenirs est initié aux vrais mystères et seul devient véritablement parfait. Détaché des soins terrestres, ne s'occupant que de ce qui est divin, il est blâmé par la multitude qui le traite d'insensé, et qui ne voit pas qu'il est inspiré[17]. Cicéron répète les expressions platoniciennes : Le corps n'est que le vase ou l'enveloppe qui renferme le corps... Ceux-là surtout vivent qui se sont détachés des liens du corps comme d'une prison ; la vie sur la terre est une véritable mort[18].

On s'est étonné de rencontrer fréquemment dans Sénèque l'expression caro, avec le sens qu'elle a dans la Vulgate. Mais le mot σάρξ que traduit Sénèque, et qu'emploie saint Paul, est perpétuellement employé pour celui de corps dans les fragments d'Épicure et de Métrodore[19]. Aristarque, cité par le scholiaste d'Aristophane[20], nous apprend que le mot chair remplaçait souvent celui de corps, même dans le langage ordinaire. En quoi Sénèque diffère-t-il de ses devanciers ? Il exprime en traits énergiques et redoublés ce que d'autres disent plus simplement. Peut-être aussi l'ancien partisan de la métempsycose, le disciple d'Attale et de Sotion, trouvait-il dans sa santé débile quelque amertume et quelque aigreur à ajouter aux dédains traditionnels de la philosophie pour le corps.

Cette vile chair, pétrie de passions et de vices, doit être combattue sans relâche dans ses instincts et ses appétits. De là, pour ceux dont elle incommode la sagesse, obligation ou nécessité de l'abstinence. Ce n'est pas que Sénèque ait vécu en pythagoricien ou en thérapeute ; il ne recommande même pas ce genre de vie ; il ne veut rien d'étrange ni d'affecté dans la conduite du philosophe ; on peut vivre comme le vulgaire, mais avec plus de modération et de frugalité. Une frugalité élégante et une belle demeure ne lui déplaisent pas[21]. Les détails qu'il donne dans l'Épître 108 sur son genre de vie, montrent qu'il fut fidèle à ce principe de modération, Il s'abstint constamment d'huîtres, de champignons et d'autres mots délicats et superflus ; il renonça de bonne heure à l'usage du bain, des parfums et du vin ; mais il est permis de croire que le soin de sa santé fut pour quelque chose dans certaines de ces résolutions. Du reste, il suivit les communs usages, après son essai de pythagorisme. Ailleurs il parle du pain sec qu'il mangeait après ses exercices, mais c'était au déjeuner et bon nombre de Romains en usaient ainsi sans être philosophes. Chez quelques-uns cette frugalité était tempérance, chez d'autres nécessité. C'est donc faire Sénèque plus sobre qu'il n'était que de voir dans ce passage un renoncement à l'usage de la viande, comme par application du conseil de saint Paul[22]. Horace, qui ne connaissait pas ce verset, dînait au moins aussi modestement que Sénèque, toutes les fois qu'il dînait chez lui[23].

C'est le repas fait à la légère et sans s'asseoir, tel que le, pratiquaient les Romains. Les plébéiens de l'Art poétique, qui, après avoir applaudi une mauvaise pièce, rentraient chez eux manger leurs noix et leurs pois grillés, surpassaient, sans y prétendre, plus d'un stoïcien, et Sénèque compris, en sobriété. Nulle vertu n'était plus facile en Italie et en Orient ; et quand les cyniques prétendaient que l'eau des fontaines et l'ail de leurs besaces leur suffisaient pour vivre, les gens du peuple, je pense, n'y voyaient pas grande exagération, car ils en faisaient assez souvent l'expérience. Quoique les vins grecs et les débauches romaines aient quelque célébrité, il n'en est pas moins incontestable que les anciens menaient un genre de vie plus frugal et plus sobre que les peuples modernes d'Occident ; ce qui leur ôte tout mérite, c'est qu'ils le faisaient naturellement et sans effort. Nous sommes assez tentés de voir des figures de style, ou des traits de ce caractère menteur attribué par Juvénal aux Grecs, quand nous lisons dans les poètes et les philosophes anciens quelque éloge de la tempérance ou quelque description d'un régime frugal : cela ne paraissait qu'austère à leurs contemporains. Les pythagoriciens défendaient de manger la viande des animaux ; mais l'historien Josèphe ne parle-t-il pas d'hommes de Judée qui vivaient d'écorces d'arbres ? Les Esséniens, qui n'avaient d'autre toit que les feuilles des palmiers, se nourrissaient continuellement de racines. Il était plus facile alors qu'aujourd'hui d'atteindre à cette perfection, qui, suivant Socrate, consiste à n'avoir besoin de rien. Tu me parais mettre le bonheur dans la somptuosité et les délices, disait-il à un sophiste ; pour moi, je crois que n'avoir besoin de rien est une perfection vraiment divine, et que manquer de peu est ce qui nous rapproche le plus de la félicité de Dieu[24].

En quoi consistait ce peu, dont un philosophe grec devait se contenter ? Le pain et l'eau suffisent, disaient Euripide, Épicure et les cyniques ; le reste est raffinement. L'homme n'a besoin que de deux choses, des dons de Cérès et de l'eau des fontaines, qui se présentent à nous en abondance. Mais notre sensualité invente des mets délicats et recherchés[25]. On lisait sur la porte des jardins d'Épicure : Cher hôte, tu trouveras dans cette demeure un maître hospitalier, humain et gracieux, qui te recevra avec du pain blanc et te servira abondamment de l'eau claire, en te disant : N'es-tu pas bien traité ? Ces jardins sont faits, non pour irriter la faim, mais pour l'éteindre, non pour accroître la soif par la boisson même, mais pour la guérir par un remède naturel et qui ne coûte rien. Voilà l'espèce de volupté dans laquelle j'ai vécu, j'ai vieilli[26]. Saint Jérôme, qui sans doute avait lu cette inscription, propose Épicure comme un modèle de tempérance, et dit que sa sobriété et celle de Pythagore peuvent donner de la confusion à beaucoup de chrétiens[27]. Cicéron, dont le bon sens est ennemi de toute exagération, se contente de dire que la nourriture et les soins donnés au corps doivent se rapporter à la santé et aux forces, et non pas à la volupté[28].

On compare l'opinion de Sénèque sur les athlètes à celle de saint Paul. Dans la lettre xv, Sénèque se rit de ces hommes qui passent toutes leurs journées entre le vin et l'huile, occupés à nourrir, à fortifier leurs membres, et peu soucieux de leur esprit, qui demeure enfoncé et enseveli dans la matière. Quel emploi du temps ! dit-il ; avec tous leurs muscles et tout leur embonpoint, ils n'auront jamais ni la taille ni le poids d'un bœuf. Ce n'est pas qu'il s'interdise à lui-même tout exercice ; il en est de plusieurs sortes qu'il conseille et qu'il pratiquait. Mais il veut que l'homme exerce avant tout son âme. En parlant ainsi, Sénèque, dit-on, avait dans l'esprit le précepte de saint Paul à Timothée : Exerce-toi à la piété. L'exercice physique est peu utile ; la piété au contraire est utile à tout, car elle renferme les promesses de la vie présente et celle de la vie future[29]. Mais il nous semble qu'un stoïcien, qui, suivant l'esprit de sa secte, professait pour le corps ce dédain superbe dont nous avons parlé, pouvait bien blâmer les athlètes et tourner leurs exercices en ridicule, sans s'inspirer pour cela des maximes chrétiennes. Il est impossible, en effet, de servir à la fois deux maîtres, et de s'exercer dans la même journée bien sérieusement à la vertu et au pugilat ; ceux qui mettent tout leur soin à observer, comme dit Sénèque, si le boire et le manger, aidés d'un exercice constant, profitent au développement de leurs muscles, ceux-là ne font pas chaque soir, suivant l'usage des pythagoriciens, leur examen de conscience. Réciproquement, les sages, dont toutes les pensées sont pour l'âme, et qui traitent le corps de prison, de gêne, de tombeau, ne sont pas portés à estimer beaucoup un travail qui n'a d'autre but que d'accroître la force et la beauté de cette enveloppe méprisée. Zénon était si peu partisan de la gymnastique qu'il défendait de bâtir des gymnases[30] ; Cratès se fit un jour expulser à coups de fouet par un maître de palestre, à Thèbes, sans doute parce qu'il y développait la maxime stoïcienne : Abstiens-toi[31]. Ariston, que Sénèque cite souvent, comparait les athlètes aux colonnes mêmes du gymnase ; ils sont brillants comme elles, disait-il, et de pierre comme elles[32]. On demandait à Diogène pourquoi les athlètes n'avaient point d'esprit : C'est, répondit-il, parce qu'ils sont formés de chair de porc et de chair de bœuf[33]. Ces paroles et cette conduite ne témoignent pas d'une vive admiration pour les combats du ceste et du pancrace, et nous paraissent ressembler fort aux expressions ironiques de Sénèque. Il n'était pas besoin d'être cynique ou stoïcien pour penser ainsi ; c'était le sentiment de tous les gons d'esprit, c'est-à-dire de tous ceux qui éprouvent plus de plaisir à remuer des idées qu'à mouvoir les bras ou les jambes. Horace et Virgile s'abstiennent, est-il raconté quelque part, de faire à Mécène sa partie de paume ; c'était, dit le narrateur, pour ménager, l'un ses yeux malades, l'autre son estomac languissant ; je suppose qu'ils aimaient mieux rêver à quelques vers. Exerçons le corps, dit Cicéron, afin qu'il devienne bon serviteur de l'âme, mais n'oublions pas que l'âme est le principal[34]. C'est, à peu près, l'opinion de Sénèque.

Sénèque, nous l'avons vu, ne croit pas à l'immortalité de l'âme ; il a rassemblé dans un morceau brillant les anciennes opinions de Pythagore et de Platon, modifiées par le stoïcisme ; et ce développement oratoire d'un lieu commun philosophique n'a pas même, chez lui, l'originalité d'une conviction personnelle, car il l'appelle le récit d'un rêve. Malgré l'incertitude de ses espérances, il est souvent porté par les tendances mêmes de sa philosophie à exprimer cette ardente aspiration de l'âme vers un état meilleur où, loin des misères de cette vie, elle doit trouver le comble de la félicité dans la plénitude de la science et de la sagesse. Il représente le philosophe cherchant à se dérober, par une fuite anticipée, aux liens qui l'attachent ici-bas, saisi d'un avant-goût des jouissances célestes. Qu'est-ce que la terre pour le sage ? dit-il. Un lieu de passage, une hôtellerie, une prison d'un jour ; il se mêle aux hommes comme un étranger[35], mais son cœur est loin d'eux, il réside dans sa véritable patrie.

Ces pensées et ces images sont conformes à l'esprit, et quelquefois au texte des livres saints : Notre vrai séjour est dans le ciel... Ayez le goût des choses d'en haut, et non de celles qui sont sur la terre... Tant que nous habitons le corps, nous sommes des hôtes et des étrangers, éloignés du Seigneur[36].

Mais écoutons maintenant le chœur des philosophes spiritualistes : La vie est une mort, dit Euripide, et la mort sans doute une vie. Le corps retourne à la terre, et l'âme s'envole dans les airs d'où elle est venue. Or l'âme c'est nous-mêmes[37]. — Il ne faut point, comme quelques-uns le recommandent, n'avoir que des pensées et des sentiments humains, parce que nous sommes des hommes ; que des pensées et des sentiments mortels, parce que nous sommes mortels ; il faut, au contraire, nous affranchir autant que possible de la mortalité[38]. La foule a bien l'air d'ignorer que les vrais philosophes ne s'appliquent en ce monde qu'à mourir ou qu'à vivre comme s'ils étaient déjà morts... En général, le philosophe ne doit point s'occuper du corps, mais s'en séparer autant que possible pour donner tous ses soins à l'âme. Il travaille donc plus particulièrement que les autres hommes à détacher son âme de la société de la matière. Et cette séparation, ce divorce, ce détachement, cet affranchissement, n'est-ce pas ce qu'on appelle la mort ?[39]...  Le vrai philosophe ignore dès sa jeunesse le chemin de la place publique ; il ne sait où est le tribunal, où est le sénat et les autres lieux de la ville où se tiennent les assemblées. Il ne voit ni n'entend les lois et les décrets prononcés ou écrits ; les factions et les brigues, les réunions, les festins, les divertissements, rien de tout cela ne lui vient à la pensée, même en songe... S'il s'abstient d'en prendre connaissance, ce n'est pas par vanité : mais, à vrai dire, il n'est présent que de corps dans la ville. Son âme, regardant tous ces objets comme indignes d'elle, se promène de tous côtés, mesurant les profondeurs de la terre, s'élevant jusqu'aux cieux... et ne s'abaissant à aucun des objets qui sont tout près d'elle...[40] Aussi, celui qui s'est livré sérieusement à l'étude de la philosophie doit voir arriver la mort avec tranquillité. Bien plus, il la verra avec une grande volupté, car il est fermement persuadé que nulle part que dans l'autre monde il ne rencontrera cette pure sagesse qu'il cherche. N'y aurait-il pas de l'extravagance pour un tel homme à craindre la mort[41] ? Cicéron traduit ces nobles inspirations du mysticisme platonicien : Notre âme, sortie du ciel, a été précipitée de ce séjour élevé et plongée dans la boue de la terre, lieu si contraire à sa nature divine et éternelle... Aussi, lorsque Dieu lui aura donné un juste motif de sortir de ce monde, le sage s'élancera avec joie de ces ténèbres pour retourner vers cette lumière... car la vie entière du philosophe n'est qu'une méditation sur la mort... Détachons-nous donc peu à peu de nos corps et habituons-nous à mourir. Par là, tant que nous habiterons cette terre, nous mènerons une vie semblable à celle d'en haut, et lorsque, délivrés de nos liens, nous pourrons retourner vers notre céleste patrie, vers ce lieu de la vie véritable, vers ce port de refuge, le vol de notre âme en sera moins appesanti[42]. On reprochait à Anaxagore d'oublier ses devoirs envers sa patrie : Prends garde, répondit-il, je suis tout entier à ma patrie ; et en même temps il montrait le ciel[43].

Voilà, encore une fois, les prédécesseurs naturels et les vrais modèles de Sénèque ?

Comment donc se fait-il qu'on ait soutenu, non-seulement sur la foi d'une légende ; mais avec tout l'appareil d'une discussion érudite, que Sénèque a copié les livres saints ? Plusieurs choses ont fait illusion. D'abord il était facile de s'appuyer sur tous les points communs à la philosophie et au christianisme, et de les transformer en ressemblances particulières à Sénèque et à saint Paul. Cela constituait des apparences ; et combien de personnes se payent d'apparences 1 Enfin, s'il était aisé d'ouvrir le Nouveau Testament en regard de Sénèque, et de dire, voyez comme le philosophe parle souvent le langage des chrétiens, il l'était moins peut-être de rechercher dans les principaux monuments de la philosophie, et dans les débris des systèmes maltraités par le temps, la source véritable de la doctrine de Sénèque. Les nombreux écrits des stoïciens et des épicuriens, prédécesseurs et contemporains de ce philosophe, ont disparu ; c'était une bonne fortune dont il ne fallait pas abuser, au point de négliger absolument le peu de fragments qui en restent. Or, nous avons vu combien ces fragments ont d'importance, et quel jour ils jettent sur la question.

N'avons-nous pas diminué la gloire de Sénèque en montrant tout ce qu'il doit à ses maîtres ? Non, car il n'a jamais passé pour un auteur de systèmes, ni pour un génie fertile en conceptions originales[44]. Tout son mérite est dans l'expression ; interprète ingénieux, subtil, éloquent des doctrines grecques, il renouvelle l'œuvre de Cicéron, à la différence près des matières et du talent. Il excelle à appliquer la parure du style aux idées philosophiques que goûtait son siècle ; ses ouvrages ont réussi par une double flatterie envers ses contemporains, qui y trouvaient leurs propres opinions, revêtues de grâce et de majesté, et les défauts de leur spirituelle rhétorique, ennoblis, illustrés par le prestige d'une puissante imagination. Mais Sénèque est plus qu'un rhéteur déclamant sur la philosophie ;,comme Cicéron, c'est un interprète convaincu, un traducteur plein de génie et d'enthousiasme, qui agrandit et féconde les idées d'emprunt qu'il exprime. Converti à la philosophie, il a la foi et l'amour. Son esprit, né sublime, était naturellement philosophe. Il entretient sans effort un commerce assidu avec les grands fondateurs des systèmes philosophiques ; sans se guinder il est à leur niveau, et ne dément point cette haute parenté.

Nous n'avons pas eu l'occasion de faire connaître, parce qu'il n'était pas besoin de le réfuter, un des arguments employés par les partisans du christianisme de Sénèque : il prouve à quels expédients on est réduit quand on entreprend de soutenir ce qui est insoutenable.

Parmi les endroits de Sénèque qu'on a coutume de comparer aux livres saints, il en est qui appartiennent à des ouvrages qui ont précédé l'apparition du Nouveau Testament, de l'aveu même de ceux qui le regrettent le plus. Étranges copies, qui ont précédé l'original ! Cette difficulté grave est tournée de la manière suivante. Dion Cassius, en racontant la mort de Sénèque, dit que ce philosophe, avant de s'ouvrir les veines, prit le temps de mettre en ordre un ouvrage qu'il venait d'achever, et de déposer ses autres écrits en mains sûres, de peur que Néron, à l'exemple de Tibère, ne leur fît subir le sort des écrits de Crémutius Cordus. Le texte attribue ces soins à Pauline, mais Fabricius, par une correction plausible, les rapporte à Sénèque lui-même[45]. Mais de ce texte, de quelque façon qu'on l'interprète, il est impossible de rien tirer pour le besoin de la cause et l'aplanissement de la difficulté. Que fait-on ? on ajoute un mot[46] et l'on donne de ce passage une traduction libre. Voici cette traduction : Avant de porter les mains sur lui-même, il corrigea un ouvrage qu'il composait, ainsi que tous les autres, et les confia à des dépositaires fidèles, de peur qu'ils ne fussent détruits par Néron, s'ils tombaient en son pouvoir. Mais, même avec le secours de cette interpolation, on n'obtient pas le sens désiré, car la traduction qui précède est inexacte, et suppose un mot important, un verbe qui n'est pas dans le texte, et qu'on n'ose y insérer. Ainsi corrigé, le passage n'offre littéralement aucun sens, et ne peut être construit grammaticalement.

Sur cette base on édifie une conjecture : Sénèque corrigeait ses écrits ! Ah ! sans doute il y ajoutait des idées chrétiennes qui lui avaient été révélées sur la fin de ses jours dans son commerce avec l'Apôtre ! Il profitait de cette révision pour insérer çà et là quelques-unes des idées nouvelles dont son esprit, en dernier lieu, venait de s'illuminer, sous l'influence des livres mystérieux que les circonstances lui avaient procurés. Il glissait dans les premières productions de sa verve philosophique des amendements chrétiens, des adoucissements aux impiétés et aux erreurs de la jeunesse ; il y cousait des lambeaux de maximes évangéliques, non pas dans leur simplicité hardie, mais mitigées, voilées, presque méconnaissables ! Aussi craignait-il que ses écrits, ainsi épurés et augmentés, ne vinssent au pouvoir de Néron, du persécuteur des chrétiens !

C'est ainsi qu'on raisonne, et l'imagination une fois lancée ne s'arrête pas en si beau chemin.

 

 

 



[1] Ép. LXXXVIII.

[2] De benef., I, 11.

[3] Ad Helv., 16.

[4] Cité par saint Jérôme.

[5] Controverses, II, 15.

[6] Lois, VIII. (841.)

[7] L. II, ch. I, §§ 3, 4.

[8] Euripide, Hippolyte.

[9] Ménandre, p. 92.

[10] Philémon, p. 128.

[11] Quintilien, Déclam., 211.

[12] Sénèque, De benef., V, 14. — Cicéron, De off., III. — Sénèque le Rhéteur, Contr. excerpt., VI, 8. — Ovide :

Quæ, quia non licuit, non facit, illa facit.

Ut jam servaris bene corpus, adultera mens est :

Omnibus exclusis, intus adulter eris.

[13] Non est summa felicitatis nostræ in carne ponenda. Ép., LXXIV. Voyez aussi De vit. beat., XXXII. — Ad Marciam, XXIV. — Ép. LXV, LXXIV, XCII, CXXII.

[14] Ép. CIII.

[15] Rom., VIII, 8, VII, 23, XIV, 17. — I Corinth., VIII, 8, II, 14. — II Corinth., XII, 7-10. — Philipp., II, 18-20. — I Tim., V, 6.

[16] Phédon, trad. de M. Cousin, p. 201, 200, 207.

[17] Phèdre.

[18] Tusc., 22. — Rép., VI, 7.

[19] Diogène Laërte, X.

[20] Grenouilles, v. 171, — Perse traduit poétiquement ce terme de mépris :

O curvæ in terris animæ, et cœlestium inanes !

Quid juvat hoc, templis nostros immittere mores,

Et bona dis ex hac scelerata ducere pulpa ?...

Peccat et hæc, peccat, vitio tamen utitur...

(Sat. II, 60.)

[21] Ép. VIII. — Ép. V, Hic mihi modus placet. Temperetur inter mores bonos et publicos.

[22] Il est bon de ne pas manger de chair et de ne pas boire de vin. Ad Roman., XVI, 21.

[23] Sat. I, 6, v. 114, 127.

[24] Xénophon, Entretiens mémorables, I, 6.

[25] Euripide. Stobée, Florilèges, t. V.

[26] Sénèque, Ép. XXI.

[27] Contre Jovinien, l. II.

[28] De off., I, ch. 30.

[29] IV, 8. — Cette épître est regardée comme apocryphe.

[30] Diogène Laërce, VII, 1.

[31] Diogène Laërce, VI, 3.

[32] Sénèque, Ép. XV, note de Juste Lipse.

[33] Sénèque, Ép. XV, note de Juste Lipse.

[34] De off., I, 23.

[35] Peregrinus et properans, dit le texte : Ép. CII, CXX. — Horace emploie la même expression dans le même sens :

Dum peregre est animus sine corpore velox.

(L. I, Ép. XII, 13.)

[36] Peregrini et hospites, Coloss., III, 1, 2 ; II Corinth., V, 1, 6 ; Hébr., XI, 14, 16.

[37] Suppliantes, 530.

[38] Aristote, Éthique à Nicomède, X, 8, fin.

[39] Platon, Phédon.

[40] Platon, Théétète.

[41] Phédon.

[42] Cicéron, Cato major. — Tusc., I, 31, 49.

[43] Diogène Laërte, II, 3.

[44] In philosophia parum diligens, a dit de lui Quintilien. (L. X.)

[45] L. LXII, 25.

[46] Il m'a paru nécessaire, pour la clarté de la construction grammaticale, d'ajouter le pronom relatif ά après τάλλα. Cette addition d'une simple lettre donne, sans la moindre ambiguïté, le sens que j'indique, en même temps qu'elle remédie à la confusion du passage, en le rendant plus logique. M. Fleury, t. I, page 267, note 1.