SÉNÈQUE ET SAINT-PAUL

DEUXIÈME PARTIE. — DES ÉCRITS DE SÉNÈQUE ET DES ÉPITRES DE SAINT PAUL. SÉNÈQUE A-T-IL LU ET IMITÉ LES LIVRES DES CHRÉTIENS ?

CHAPITRE X.

 

 

Suite de la morale de Sénèque. — Des maximes les plus élevées de la morale philosophique, et de la plus pure doctrine de l'antiquité. — Condamnation de l'esclavage.

Sénèque et saint Paul reconnaissent tous deux que l'esclave est moralement l'égal du maître ; tous deux recommandent de traiter les esclaves avec douceur, et ils ne dédaignent pas de se faire des amis parmi eux. Est-ce une raison de croire que ces idées sont dans le philosophe une inspiration des Épîtres apostoliques ?

Prétendre que les philosophes anciens, sans exception, ont approuvé l'esclavage est une déclamation qui s'use de jour en jour, et dont le plus médiocre savant fait bonne justice. Des témoignages irrécusables établissent que depuis Socrate, c'est-à-dire depuis la naissance de la vraie philosophie et de la civilisation, il n'est presque pas de philosophe et d'esprit élevé qui n'ait protesté contre cette violation des droits les plus sacrés de l'humanité. A mesure que les progrès de la raison diminuèrent les préjugés et calmèrent les haines qui divisaient les peuples anciens ; dès que l'égoïsme farouche qui caractérisait les citoyens des républiques grecques eut fait place à des notions plus justes, à des sentiments plus nobles sur la nature humaine et sur les rapports des hommes entre eux, ces protestations devinrent plus énergiques. Un passage formel d'Aristote nous apprend que de son temps ou même avant lui l'institution de l'esclavage avait ses adversaires, nombreux et déclarés, qui prétendaient que le pouvoir du maître est contre nature, et que la servitude est inique puisqu'elle est produite par la violence[1]. Socrate et Antisthène admettaient que les esclaves sont capables d'honneur et de vertu ; ils voulaient que le maure traitât en hommes libres tous ceux qu'il verrait sensibles à la louange[2]. C'était poser le fondement même de la réhabilitation. Car c'était reconnaître qu'ils sont hommes aussi bien que le maître qui les possède, puisqu'ils ont le meilleur de l'homme. Et à quel titre une doctrine encore plus éclairée et plus hardie les relèvera-t-elle un jour, si ce n'est en déclarant qu'ils sont égaux à tous par la vertu et par leur participation à ses récompenses ?

On ne s'étonnera pas de trouver le nom d'Euripide parmi les partisans des idées nouvelles. L'esclave, homme de bien, n'a d'esclave que le nom, car il a le cœur d'un homme libre... Ne méprisons pas l'esclave, s'il est vertueux, à cause de son nom ; quelquefois son âme est plus libre que celle des hommes libres... A quoi bon tant estimer la naissance ? Ceux dont le cœur est noble et courageux, fussent-ils esclaves, je dis qu'ils surpassent en noblesse les porteurs de vains titres[3]... Cette opposition entre la servitude du corps et l'indépendance de l'âme se rencontre aussi dans Sophocle[4]. Ce poète reconnaît en outre que le malheur et la servitude sont un effet des caprices et de l'iniquité du sort. Du reste, comment Euripide et tant de grands esprits portés à la justice par leur élévation même, auraient-ils pu méconnaître absolument les droits d'une classe dégradée, lorsqu'ils professaient sur l'égalité naturelle des hommes les principes suivants : Une même terre nous a également nourris, et personne n'a de privilèges. Nobles ou non nobles, nous ne sommes qu'une même race. C'est le temps et la loi qui ont produit l'orgueil de la noblesse... C'est Dieu et non la richesse qui nous donne l'intelligence[5]. Un discours de Démosthène nous apprend que des banquiers léguèrent en mourant à certains esclaves affranchis et leurs femmes et leurs banques[6].

Platon, dans les Lois, accepte l'institution de l'esclavage, en la trouvant fort embarrassante ; il la supprime, au contraire, dans la République : la raison en est que, dans le premier ouvrage, il trace le plan d'une cité grecque, et dans le second, le modèle d'une cité imaginaire où la raison, comme l'imagination, a le champ libre. Le peuple de la République comprend une troisième classe, celle des artisans et des laboureurs, qui est chargée de tous les travaux manuels ; il ne reste donc aucune place pour les esclaves, puisqu'on ne leur laisse aucun emploi. Voici ce que renferment les Lois au sujet de l'esclavage : Il y a quelque difficulté à justifier ou à condamner l'usage des esclaves... je ne sais que régler touchant leur possession... nous savons qu'il n'est personne qui ne dise qu'il faut des esclaves fidèles et affectionnés, et qu'il s'en est trouvé beaucoup qui ont montré plus de dévouement que des frères ou des fils, et qui ont sauvé à leurs maîtres la vie, les biens et toute leur famille... On dit aussi, d'un autre côté, qu'il n'y a aucun fond à faire sur un esclave... Suivant que les hommes partagent l'un ou l'autre de ces sentiments contraires, les uns, ne se fiant nullement à leurs esclaves, les traitent comme des bêtes féroces, et, à force de coups de fouet et d'étrivières, rendent leur âme non-seulement trois fois, mais vingt fois plus esclave ; les autres tiennent une conduite tout opposée... Il est utile de les bien traiter, non-seulement pour eux-mêmes, mais en vue de nos propres intérêts. Ce bon traitement consiste à ne point se permettre d'outrages envers eux et à être, s'il se peut, plus équitable à leur égard qu'envers nos égaux. En effet, c'est surtout dans la manière dont on en use avec ceux qu'on peut maltraiter impunément, que l'on fait voir si l'on aime naturellement et sincèrement la justice[7]...

Aristote[8], dont on Cite si souvent les dures et iniques théories, admet que le maître peut aimer ses esclaves, du moins en tant qu'hommes ; il ordonne de les traiter avec plus d'humanité même que les enfants ; et personnellement il pratiqua ces préceptes, et fut imité en cela par ses disciples[9].

Épicure donnait aux mieux doués une instruction philosophique, et se plaisait à converser avec eux[10]. Or, n'était-ce pas les élever jusqu'à lui et les déclarer Ses égaux ? Car, pour un philosophe détaché des richesses, des honneurs, et même de la patrie, qui met tout soli cœur et tous ses biens dans la philosophie et l'amitié, donner à un esclave le titre d'ami et l'initier à là sagesse, n'est-ce pas lui faire présent de la liberté véritable et de la plus noble égalité ? Les cyniques, qui faisaient profession de n'estimer rien que la vertu, et qui, tournant en ridicule la société civilisée, en offraient dans leurs personnes une sorte de parodie, se trouvaient par leurs goûts et par leur naissance trop rapprochés des esclaves pour ne pas leur tendre les bras. Ils les accueillirent dans leurs rangs, se glorifièrent de quelques-uns, tels que Monime[11] et Ménippe, qui parvinrent à tin haut degré de sagesse ; en général, ils montrèrent une prédilection marquée pour le menu peuple, dont ils sortaient, et qui leur ressemblait naturellement et sans effort. En vantant, avec Antisthène, l'excellence du travail, le mérite de la peine et de la souffrance, ils faisaient l'éloge de la condition même et de la vie de l'esclave. Diogène avait coutume de dire : Si les serviteurs sont esclaves de leurs maîtres, les gens vicieux le sont de leurs passions. Devenu esclave lui-même, et vendu à un maître, il répondit à ceux qui voulaient le racheter : Les lions ne sont point esclaves de ceux qui les nourrissent ; les véritables esclaves ce sont les maîtres des lions[12].

Zénon posa ce principe, qui n'était que la conséquence de ses idées en morale et en métaphysique : Tous les hommes sont égaux, la vertu seule établit entre eux des distinctions. Tous les méchants sont esclaves, le sage est seul libre, car il est seul maître de ses inspirations et le méchant ne l'est pas. Il y a en outre tel esclavage qui vient de la conquête, tel autre qui vient d'un achat ; à l'un et à l'autre correspond le pouvoir du maître, qui est un mal[13]. L'esclave est donc admis, au même titre que l'homme libre, dans la cité universelle qui comprend les hommes et les dieux, et où la vertu préside. Le sentiment de Zénon sur l'esclavage acquiert une force et une importance particulières ; ce n'est pas, en effet, une maxime isolée, un beau mouvement bientôt démenti ; c'est un point de doctrine ; il fait partie d'un système. Toutefois, cette théorie a sa première origine dans le spiritualisme de Socrate et de ses amis ; car, dès qu'il est établi que l'âme est supérieure au corps, ou plutôt qu'elle est tout l'homme, et que les biens de l'âme sont les véritables biens, il suit de là que l'esclave doué d'une âme vertueuse recouvre la dignité humaine et ses droits avec elle. La condamnation de l'esclavage est donc une des conséquences principales de toute philosophie spiritualiste. La force de l'habitude, les préoccupations politiques, peuvent empêcher pour un temps, même les meilleurs esprits, de la voir clairement ou de la développer avec assurance ; mais tôt ou tard le travail incessant de la pensée, secondé par des circonstances extérieures, accomplit ce progrès. Zénon eut le mérite de démontrer méthodiquement ce qui avait été pressenti et indiqué par Socrate.

Et qu'on ne croie pas que ce libéralisme se soit enfermé dans l'enceinte des écoles. Ses maximes retentissent sur le théâtre de la Nouvelle-Comédie. Ménandre relève l'esclave par la hauteur des sentiments qu'il lui prête : Sers en homme libre, et tu ne seras plus esclave. Philémon condamne l'esclavage comme étant un abus de la force et un usage contraire à la nature : On a beau être esclave, on est fait de la même chair que les autres. La nature ne fait point d'esclaves, C'est la fortune qui réduit le corps en servitude. Et ailleurs : Un homme ne cesse point d'être homme en devenant esclave[14]. — Pourquoi se croire si supérieur à l'esclave et d'une autre nature que lui ? Ne sommes-nous pas tous esclaves, au sens du poète Philiscus ? Je n'ai qu'un maître, fait-il dire à un valet de comédie ; mais vous tous que nous appelons libres, vous obéissez, les uns à une loi, les autres à un tyran, et le tyran est esclave de la peur. Les sujets servent sous les rois, les rois sous la dépendance des dieux, les dieux sous l'empire de la nécessité. Partout le faible est dominé par le fort ; le monde est un enchaînement de servitudes[15].

Imitateurs de la Nouvelle-Comédie, Plaute et Térence en copièrent les maximes philosophiques, et leurs esclaves se permirent quelquefois des réflexions dignes d'un cœur libre. Parmi eux, il en est qui servent en hommes libres[16], suivant l'expression de Ménandre ; il en est qui se souviennent qu'ils sont hommes et qui osent le dire à l'insolent qui les outrage : Un esclave mal parler à un homme libre !Quoi ! tu diras des injures à un autre, et tu ne veux pas qu'il te réponde ! Je suis homme comme toi ! Mais plus d'un siècle s'écoulera avant que la culture des lettres, les douceurs de la paix, les changements survenus dans l'état politique et social des Romains réussissent à humaniser ce peuple barbare, à corriger ce fonds d'orgueil, d'ignorance et de cruauté qui formait son caractère. Trop zélé pour la conservation des anciens usages et pour les institutions fondamentales de la société romaine, Cicéron évite ou néglige ce problème dont la solution est si délicate ; platonicien par l'intelligence, il semble allier à la prudence de l'homme d'État quelque chose des dédains de son maître pour une classe que la misère abêtit. Il se borne à recommander la justice envers les esclaves, et les assimile aux mercenaires[17]. C'est un commencement de réhabilitation, et nous pouvons reconnaître là une idée stoïcienne[18]. Cicéron d'ailleurs professait, sur l'égalité des hommes, sur les liens de fraternité que la nature a établis entre eux, des principes qui aboutissaient nécessairement à la condamnation de l'esclavage. C'est ce que nous éclaircirons plus tard. Enfin, le cœur en lui réparait les inconséquences de la pensée. Voici en quels termes il écrivait à un esclave qu'il avait lui-même affranchi, à Tiron : Notre désir de te voir est aussi vif que notre amitié ; l'amitié souhaite de te voir bien portant ; notre désir est que ce soit le plus tôt possible. Prends soin de ta santé ; de tous les offices que tu peux me rendre, celui-là sera le plus cher[19]. Quintus Cicéron disait à son frère, au sujet de cet esclave : Vous l'avez mis avec nous sur le pied d'un ami[20]. C'est l'application de la doctrine d'Épicure ; Cicéron ne l'énonce nulle part, mais il la pratique, Ailleurs il caractérise ses rapports avec un Curtius Mitrés, affranchi d'un de ses amis : C'est un homme de mon intimité et très-étroitement lié avec moi[21].

Sous l'Empire, la. douceur envers les esclaves passe insensiblement dans les habitudes ; se montrer humain est de bon ton et fait partie des convenances. Auguste s'irrite contre les maîtres barbares ; un poète, fils d'affranchi et ami du prince, les punit par le ridicule[22]. La loi Petronia défend d'exposer les esclaves à des combats de bêtes féroces. Le préfet de la ville est chargé de recevoir les plaintes des serviteurs contre leurs maîtres. Les statues de l'empereur, très-nombreuses dans Rome, servent d'asile à ces opprimés, si souvent victimes d'atroces fureurs. En vertu d'une loi de Claude, tout maître qui ne soigne pas son esclave malade, perd ses droits sur lui[23].

Autre indice d'un progrès de l'esprit public : les anciennes lois sur l'esclavage, dans leurs dispositions les plus iniques, deviennent inexécutables. Elles soulèvent la conscience populaire. Sénèque nous apprend que les maîtres connus pour leur barbarie étaient montrés au doigt et insultés dans les rues par la foule. Plusieurs causes agissaient sur les esprits et les façonnaient à des mœurs, à des idées nouvelles. D'abord les lettres et la philosophie grecques, plus puissantes et plus répandues que jamais ; l'établissement de l'Empire, qui, en abaissant l'aristocratie, relevait, par l'effet même du contrepoids, les classes inférieures ; enfin, le profond bouleversement de l'ancienne société, l'extinction des hommes libres et de race romaine, l'affluence des affranchis et des étrangers naturalisés, la prodigieuse fortune d'anciens échappés de servitude, qui en peu d'années parvenaient aux honneurs, à l'opulence, à la considération. Nous ne parlons pas seulement des Pallas, des Narcisse, des Calliste, plus riches que Crassus, plus courtisés que l'empereur, et dont l'un eut trois reines pour femmes ; mais combien d'affranchis de tout rang, de toute nation, encore marqués des stigmates de l'esclavage, et dont on citait les vendeurs et les acheteurs, apparaissaient tout à coup, grâce à leur persévérante industrie, chargés de biens et d'emplois[24] !

Une paix sans terme ouvrait un vaste champ à l'activité des caractères obséquieux, des mérites vulgaires, des viles ambitions ; l'aristocratie, au contraire, inutile et importune, séchait de dépit et de langueur. ' Un mot peint la révolution sociale, accomplie en un demi-siècle : Je te hais, César, parce que tu es sénateur ; voilà le raffinement de la flatterie en usage à la cour de Néron, et c'est un mot d'affranchi, répété par une troupe de baladins et d'artistes, esclaves grecs et orientaux, amis et collègues de César[25]. Comment, dans unir telle perturbation des rangs et des fortunes, les anciens préjugés auraient-ils conservé leur force et leur intolérance ! Comment les idées n'auraient-elles pas changé avec la société même dont elles étaient l'expression fidèle ! Comment l'opinion publique n'aurait-elle pas perdu de ses sévérités à l'égard des esclaves, dans tin monde où les esclaves intelligents, affranchis par leur intelligence, formaient le public !

Aussi les principaux lieux communs de la littérature contemporaine roulent sur la vanité des titres, sur l'égalité naturelle, sur l'inconstance de la fortune qui se plaît à confondre les conditions, à donner aux petits la place des grands. Ces réflexions naissaient du spectacle journalier des choses humaines. Sous Auguste, un rhéteur disait en présence d'un nombreux auditoire : La nature a fait les esclaves égaux aux maîtres, et ces inégalités, introduites par les lois, n'ont aucun fondement réel et légitime. Il ne paraît pas que son langage ait excité d'étonnement, et il fallait bien que cette opinion n'eût rien de singulier ni de choquant, puisqu'elle faisait partie de la confirmation dans un plaidoyer. Sénèque le père observe seulement que c'était une raison de philosophe[26]. Un autre rhéteur s'attendrit sur le sort des esclaves, livrés aux caprices de maîtres voluptueux : Quel crime, dit-il, ont donc commis ces esclaves ? celui de naître[27]. Dès le temps de Jules César, Diodore prêtait des idées analogues à ses personnages historiques ; ce qu'il louait surtout chez les Indiens, c'est qu'on n'y voyait point d'esclaves[28]. Valère Maxime prenait plaisir à signaler, dans l'histoire de toutes les nations, les hommes qui, sortis d'une basse condition, s'étaient élevés par leur mérite : la vertu, disait-il, fait la vraie grandeur ; tous, esclaves et hommes libres, peuvent y parvenir[29]. Faut-il donc s'étonner que Sénèque exprime tout à la fois les opinions stoïciennes, les idées philosophiques des écrivains et des poètes de toute l'antiquité, et les sentiments d'un grand nombre de ses contemporains ?

En effet, que trouvons-nous dans Sénèque au sujet des esclaves ? C'est la vertu, dit-il, qui fait la noblesse ; l'esclave aussi bien que l'homme libre peut être vertueux[30] : opinion déjà émise par Socrate, par Euripide, et par la plupart des pontes dramatiques. Dans l'esclave, ajoute-t-il, le corps seul est réduit en servitude ; l'âme reste libre, et cette âme a la même origine que la nôtre ; ainsi l'esclave, par sa nature, participe à la dignité humaine et a droit au nom d'homme ; que signifient ces expressions : noble, chevalier, esclaves affranchis ? Pures chimères de l'orgueil, inventions de l'injustice. Quelque corps qu'elle habite, l'âme vient de Dieu, et retourne à la source dont elle émane ; du sein de la bassesse elle peut s'élever vers le ciel et rejoindre par la pensée, à travers les espaces infinis, les Intelligences qui président au mouvement des astres[31]. Voilà encore une vérité depuis longtemps reconnue et proclamée, qui revêt ici la forme particulière aux doctrines stoïciennes. — La fortune est inconstante, poursuit notre philosophe, elle se fait un jeu de confondre les rangs ; elle précipite de la grandeur dans la servitude, et mène à l'illustration par l'obscurité. Voyez combien d'esclaves commandent aux hommes libres ! D'ailleurs, qui de nous échappe à l'esclavage ? Ne sommes-nous pas sous la tyrannie de nos passions ?[32] C'est ce que répétaient, depuis Diogène, tous les philosophes ; c'est ce que déclamaient les rhéteurs, contemporains des deux Sénèque.

A quelle conclusion aboutissent ces raisonnements ? L'esclavage est une chose injuste, sans doute, un accident du sort, une infirmité de notre nature, comme la mort, la maladie, la misère ; faut-il donc l'abolir ? Non, mais en tempérer la rigueur et l'iniquité par un traitement doux et humain. C'est ce qui avait été recommandé par tous les philosophes, sans excepter Aristote, et pratiqué par les maîtres honnêtes et sensés, comme le prouve Sénèque, en prenant ses exemples dans l'histoire romaine. Respectez vos esclaves, continue Sénèque, n'affectez point envers eux un mépris insolent, vivez familièrement avec ceux qui vous servent, suivant l'usage de nos ancêtres, gouvernez-les en pères et faites-vous-en aimer, On doit accorder sa confiance, son estime, son amitié même à ceux d'entre eux qui s'en montrent dignes[33]. Beaux et sages préceptes, qui résument fidèlement les progrès accomplis par l'esprit humain depuis Socrate, et les résultats du travail philosophique de la pensée. De toutes ces maximes, il n'en est pas une seule qui ne soit antérieure à Sénèque : sa gloire, c'est de les exprimer avec conviction et avec force :

La doctrine chrétienne est d'accord avec les théories philosophiques. La voici en substance dans ce passage de saint Paul : Esclaves, obéissez à vos maîtres charnels avec crainte et tremblement, dans la simplicité de votre cœur, comme vous obéissez au Christ ; non pas en les servant en apparence, comme lorsqu'on veut plaire aux hommes, mais comme il convient à des esclaves du Christ ; eu faisant la volonté de Dieu du fond de votre cœur. Servez avec bonne volonté, comme on sert Dieu et non comme on sert les hommes ; sachez que l'esclave, aussi bien que l'homme libre, recevra de Dieu la récompense du bien qu'il aura fait. Et vous, maîtres, agissez de même envers ceux qui vous servent, en désarmant vos rigueurs ; n'oubliez pas que leur maître et le vôtre est aux cieux, et qu'il n'y a point acception de personne devant le Seigneur[34]. En s'accordant sur le fond des choses, le christianisme et la philosophie gardent le caractère qui leur est propre, s'appuient sur des principes différents, et ne parlent pas le même langage. Tous les raisonnements des philosophes sur la nature, l'égalité, la vertu, la fortune, sont ici remplacés par un dogme : Dieu est au-dessus des maîtres et des esclaves ; nous sommes tous égaux à ses yeux, et jugés d'après nos œuvres. Les mêmes peines, les mêmes récompenses nous attendent. C'est donc Dieu qui commande, c'est à lui qu'il faut obéir. Dans les deux cas, la réhabilitation de l'esclave et son affranchissement moral sont établis formellement : là en vertu d'arguments qui se déduisent et se discutent, ici au nom d'une croyance incontestée.

Maintenant, la question relative aux imitations supposées de Sénèque nous paraît résolue. S'est-il inspiré de ce passage de saint Paul, postérieur à la plupart de ses écrits et qui, tout en aboutissant aux mêmes conséquences que les théories philosophiques, y ressemble si peu par l'expression et par les principes ? Ou bien est-il simplement l'interprète convaincu des doctrines de son école, ou plutôt de toutes les écoles, et des opinions accréditées de son temps parmi les esprits généreux ? Évidemment, le doute est impossible à ce sujet.

Pourquoi donc certaines personnes sont-elles portées à voir dans le christianisme l'origine des idées libérales de Sénèque ? En voici la raison : c'est qu'elles supposent que tous ses prédécesseurs ont approuvé l'esclavage. Quand on se borne à dire : dans l'antiquité, l'esclave n'était pas un homme, c'était une chose dont il était permis d'user, et pour ainsi dire d'abuser à volonté ; quand on croit avoir résumé fidèlement en ces quelques mots l'historique de la question, il est naturel que cette façon expéditive de juger l'antiquité laisse quelque embarras pour expliquer comment tout à coup un philosophe, succédant aux apologistes d'une tyrannie séculaire, se déclare l'ami des esclaves, l'avocat d'une cause opprimée, le défenseur de droits méconnus. Mais ce n'est pas là apporter la lumière ; c'est créer des ténèbres et s'y ensevelir ; c'est agir avec l'esprit humain comme avec ces esclaves à qui leurs maîtres déniaient l'intelligence et la moralité.

 

 

 



[1] Politique, l. I, ch. II, § 3.

[2] Xénophon, Écon., ch. XII, sur les qualités d'un bon fermier, et ch. XIII, sur l'émulation parmi les esclaves. — Nous avons trouvé, sur la question de l'esclavage, comme sur celle de l'égalité, de l'unité du genre humain, de la charité et de la chasteté, de nombreux renseignements dans un excellent livre de M. Denis, ancien élève de l'École normale Histoire des théories et des idées morales dans l'antiquité (1856, ouvre couronné par l'Institut). Notre objet n'étant pas ici de faire des découvertes dans l'histoire de la philosophie, mais de démontrer, à l'aide de l'histoire, la fausseté de certaines assertions, nous avons cru pouvoir profiter des indications qui nous étaient fournies par une science exacte et scrupuleuse, et recourir aux textes originaux sur lesquels avait travaillé le récent historien. A ses recherches, que nous avons vérifiées, nous avons ajouté les nôtres.

[3] Stobée, Florilèges, tit. 62-86.

[4] Stobée, Florilèges, tit. 62-86.

[5] Stobée, Florilèges, tit. 86.

[6] Démosthène, Disc. pour Phormion. Les noms de ces esclaves que cite Démosthène sont, outre Phormion, Satyros, Timodème, Hermæos, et vingt autres, dit l'orateur.

[7] L. VI.

[8] Aristote dit dans sa Politique : Souvent il arrive que les hommes libres n'ont d'hommes libres que le corps, comme certains esclaves sont libres par l'âme. Polit., I, 2. — Il répète, en l'approuvant, le proverbe : Il y a esclave et esclave, il y a maître et Maître. — Il dit encore : Entre le maître et l'esclave, quand c'est la nature, et non la violence, qui les a faits tels, il existe un intérêt commun, une bienveillance réciproque (ibid.). — Ailleurs : L'esclave est homme, doué de raison, et par conséquent capable de vertu (L. I, V, § 3.) — Enfin, il veut qu'on lui présente la liberté comme prix de ses travaux. (L. IV, IX, § 9.)

[9] Diogène, l. V, ch. II, III, IV.

[10] Diogène Laërce, X : Que dire de sa douceur pour ses esclaves, attestée par son testament ? Il les associait à ses études, en particulier Mus, le plus célèbre d'entre eux.

[11] Diogène Laërce, VI, ch. III. Monime de Syracuse, disciple de Diogène, était esclave d'un banquier de Corinthe.

[12] Diogène, VI, 1, 2.

[13] Diogène, VII, 1.

[14] Stobée, Florilèges, t. LXII.

[15] Stobée, Florilèges, t. LXII.

[16] Serviebas liberaliter. — Tér., Andr., l. I. — Plaute, Trinomus, v. 240. Philto (servus) : Homo ego sum, homo tu es : ita me amabit Jupiter !Asinaria, v. 560 : Quæ res ? Tun' libero homini male servos loquere ?Tu contumeliam alteri facias, tibi non dicatur ? Tam ego homo sum quam tu. — Scilicet ita res est, (470.)

[17] De offic., l. XIII.

[18] Servus, ut placet Chrysippo, perpetuus mercenarius est. (Sénèque, De benef., III, 22.)

[19] Ep. fam., l. XXVI. Ép. XXVII. — Burigny, Mém. sur l'esclavage à Rome (Acad. des inscript., 37).

[20] Ép. XVI.

[21] L. XII, Ép. LXIX.

[22] Horace, sat. III, l. I, v. 80.

[23] M. Trolong, de l'Infl. du christ. sur le droit civil des Romains. — Sénèque, De Benef., III, 27. — De clementia, I, 18. — Tacite, Ann., XIV, 42, 45.

[24] Voyez Tacite, Ann., XIII, 27. — Pétrone, XXXVIII, 57, 71.

[25] Dion, LXIII, 15.

[26] Controv., III, 21.

[27] Quid infelix iste peccasit aliud quam quod natus est ?... (Controv., V, 33.) — Voir d'autres exemples cités, dans le chapitre sur les philosophes romains.

[28] Liv. II, ch. XXXIX. Chez les Indiens, la loi défend de faire qui que ce soit esclave ; tout homme est libre, et doit toujours respecter dans un autre son semblable et son égal. Ailleurs, l'historien rapporte une loi des Égyptiens : Celui qui tuait volontairement un homme, soit libre, soit esclave, la loi le condamnait également à perdre la vie, d'abord pour détourner d'un tel crime, par la nature seule de l'action, sans égard pour les différences que le hasard a introduites dans la société... (Liv. I, 77.)

[29] Liv. III, ch. III et IV. Sur les hommes de peu illustrés par leur mérite.

[30] De benef., III, 18.

[31] De Benef., III, 20. — Ep. XLIII. — Ep. XXXI.

[32] De benef., III, 29.

[33] Ép. XLVII.

[34] Ép. aux Éphésiens, VI, 5 ; VII, 10.