SÉNÈQUE ET SAINT-PAUL

DEUXIÈME PARTIE. — DES ÉCRITS DE SÉNÈQUE ET DES ÉPITRES DE SAINT PAUL. SÉNÈQUE A-T-IL LU ET IMITÉ LES LIVRES DES CHRÉTIENS ?

CHAPITRE VIII.

 

 

Des Anges. — De la fin du Monde. — Du Jugement dernier et de la Résurrection des corps.

§ I. — DES ANGES.

S'il est une croyance ancienne, répandue, partagée également par les philosophes de l'antiquité et par le vulgaire, c'est l'opinion qu'il existe entre la Divinité et la nature humaine des êtres intermédiaires, inférieurs à Dieu et supérieurs à l'homme, de même nature que notre âme, sortis comme elle des mains qui ont tout créé, disséminés dans les espaces, et chargés de veiller à la conservation de l'univers et de ceux qui l'habitent. Nous voyons par Plutarque, qu'Orphée, Hésiode, Homère, Héraclite, Pythagore, croyaient, comme le peuple, à l'existence de génies bienfaisants et de démons funestes, qui peuplaient les airs et exerçaient une action puissante sur nos destinées[1]. Cette doctrine, selon Plutarque, est venue soit de la Perse et de Zoroastre, soit de la Thrace, soit de l'Égypte, et il assimile ce qu'on rapporte de Typhon, d'Isis et d'Osiris aux traditions grecques sur les Titans et les génies. Dieu, dans le Timée, commence son œuvre par la création des divinités subalternes, il les charge ensuite de former les âmes des astres, les âmes humaines, et de les unir à des corps[2]. De là l'étymologie du mot Génie, donnée par Varron et Festus : genius a gignendo ; Le Génie est un Dieu qui a la mission et la puissance de tout créer[3]. Qu'il y ait eu parmi ces intelligences des classes diverses et une sorte d'hiérarchie, c'est ce qui résulte de l'idée que les anciens s'en formaient, de la variété des emplois qu'ils leur assignaient, et du degré inégal de puissance que leur accordait le caprice populaire et la fantaisie des poètes. Rien n'est plus connu que la grande distinction des bons et des mauvais génies. Platon et Xénocrate parlent de ces esprits impurs qui inspirent aux hommes des pensées funestes et répandent sur eux des calamités. Les Pères de l'Église leur attribuaient les erreurs superstitieuses dont le monde avait été si longtemps infecté. C'était encore une opinion ancienne que, parmi ces êtres supérieurs à l'homme, quelques-uns s'étaient dégradés par des faiblesses et par des crimes, et en avaient été punis. Le combat des Titans contre les dieux et les luttes dont les poètes remplissent l'Olympe sont un écho de ces traditions primitives. Outre les génies préposés à la garde du monde, où, suivant Platon, pas un atome n'est laissé sans surveillance[4], il en est dont la fonction spéciale consiste à prendre soin des hommes, à s'attacher à chacun de nous, comme un compagnon, un protecteur, un maître. Il serait infini de citer les témoignages des philosophes et des poètes, d'accord en cela avec la multitude[5] ; contentons-nous d'exprimer de cette doctrine ce qu'elle a de plus conforme au christianisme, et, comme de coutume, c'est Platon que nous ferons parler.

Chacun sait que, suivant la foi de l'Église, l'ange gardien, à la mort de l'homme, accompagne jusqu'au tribunal de Dieu l'âme dont il a été chargé ; si elle est condamnée, il s'en éloigne avec douleur et avec effroi. Socrate et son disciple disent à peu près la même chose : Voici ce qui se passe, lorsque quelqu'un est mort : le même génie qui a été chargé de lui pendant sa vie le conduit dans un certain lieu où les morts se rassemblent pour être jugés... Quand l'âme est arrivée au rendez-vous des âmes, si elle est impure et souillée, personne ne veut être son conducteur, et elle erre dans un abandon total ; mais celle qui a passé sa vie avec pureté a les dieux Mêmes pour compagnons et pour guides[6]... Le platonicien Apulée développe en ces termes la doctrine du maître : Quand l'âme est en présence du souverain Juge, si elle ment dans l'interrogatoire qu'elle subit, son génie la convainc de fausseté ; lorsqu'elle dit la vérité, celui-ci confirme son récit, et c'est sur le témoignage du génie que la sentence est rendue[7]. Platon dit aussi que pendant la vie, ces génies qui nous accompagnent non-seulement voient nos actions, mais connaissent nos pensées et lisent dans le secret des cœurs, qu'ils servent de médiateurs entre le ciel et la terre, portent aux dieux nos prières et nos désirs, et rapportent les oracles et les bienfaits de la Divinité[8]. Enfin, ce philosophe ne représente-t-il pas l'armée des dieux secondaires et des génies, divisée en onze sections, et s'avançant avec majesté au plus haut du ciel pour contempler de près l'essence éternelle ? Quoi d'étonnant qu'Eusèbe ait vu dans ces passages un emprunt fait aux livres saints et une imitation des Trônes, des Puissances, des Principautés, et de la céleste hiérarchie des anges[9] ?

Lactance a conservé un fragment des ouvrages perdus de Sénèque, où ce philosophe parle des génies disséminés dans le monde pour en régler la marche et faciliter l'exécution des lois divines. Cela prouve qu'il n'était pas en opposition avec le sentiment universel. On peut trouver aussi quelques traces de cette opinion dans ceux de ses écrits qui subsistent. Admettait-il, en outre, comme Platon, Pythagore, et le genre humain, l'existence des génies protecteurs de l'homme, en un mot, des anges gardiens ? Pour le prouver, on cite une phrase qui signifie, au contraire, qu'il mettait cette croyance au rang des superstitions : ... Oubliez un instant, dit-il à Lucius, cette opinion de quelques-uns, que chacun de nous est sous la garde d'un divin pédagogue, d'un de ces dieux de bas étage qu'Ovide appelle des dieux plébéiens. Toutefois, en écartant cette opinion, songez que les anciens qui l'ont adoptée étaient des stoïciens ; ils ont donné à chaque homme un génie. Nous verrons plus tard si les dieux ont assez de loisir pour s'occuper de nos affaires privées[10]. Sénèque, comme on le voit, traite fort légèrement une opinion partagée même par les siens, et il parle avec une ironie peu respectueuse de cette plèbe de dieux, ministres subalternes de la Providence, sur laquelle d'ailleurs il émet des doutes que le christianisme n'a pas inspirés.

Telle est, encore une fois, la valeur des preuves qu'on met en avant pour nous persuader que Sénèque avait lu l'Évangile[11].

 

§ II. — LA FIN DU MONDE ET LA RÉSURRECTION.

Les Pères de l'Église ont souvent remarqué que la doctrine stoïcienne sur la fin du monde par le feu présentait quelque analogie avec les prédictions où Jésus et ses apôtres décrivent ce grand événement. Nous n'avons pas à faire l'historique de la question : elle est trop connue. La doctrine stoïcienne est en principe dans Héraclite, et même, selon Plutarque, dans Hésiode et dans Orphée ; Zénon, Cléante, Chrysippe, Antipater, l'avaient soutenue dans des écrits spéciaux ; Boëtius de Sidon et Panétius la combattirent, pour adopter le dogme péripatéticien de l'éternité du monde ; Posidonius la remit en vigueur, et nous voyons, par l'adhésion de Sénèque, que son siècle y avait souscrit[12]. Le christianisme et le Portique l'accordent surtout en un point, c'est que le monde présent périra, et l'un et l'autre considèrent le feu comme le principal agent de cette destruction. Il est donc naturel de rencontrer quelques traits assez semblables dans les descriptions stoïciennes et les prophéties évangéliques, puisqu'on y dépeint les mêmes effets produits par les mêmes moyens. Deux tableaux représentant une ruine ou un incendie, et surtout la ruine ou l'incendie du même objet, ne pourront pas différer entièrement de ton et de couleur. Mais à part quelques ressemblances apparentes et passagères, que de différences essentielles entre les livres saints et les écrivains profanes, au sujet du dernier jour, non-seulement pour le fond de la doctrine, mais encore dans l'expression ! Le monde, suivant les stoïciens, doit périr pour se renouveler ; la nature inanimée, les hommes, les génies, tout disparaîtra dans un feu divin, âme impérissable de l'univers, qui ensuite produira un monde brillant de jeunesse, peuplé de races nouvelles. Cet anéantissement du genre humain, qui aboutit à une palingénésie, ces évolutions périodiques du monde qui rentre dans le sein de Dieu pour en sortir encore, cette suppression complète de la personnalité humaine, de la responsabilité de l'âme, des châtiments et des récompenses de l'autre vie, n'est-ce pas l'opposé de la doctrine évangélique ? Aussi comparez les amplifications de Sénèque sur le dernier jour, avec les prédictions de Jésus selon saint Mathieu : dans l'écrivain profane vous voyez un désordre et un bouleversement purement physique qui se terminent par le calme profond du néant[13] ; au contraire, c'est un effet moral que produisent les descriptions chrétiennes, la terreur qu'elles inspirent agit principalement sur l'âme, et, en somme, le fracas extérieur n'est qu'un accessoire ; les phénomènes sensibles n'épouvantent que parce qu'ils sont les signes précurseurs du jugement dernier ; ce qui fait sécher d'effroi la créature responsable, au milieu de ces ruines universelles, ce sont ces bruits qui l'appellent au pied d'un tribunal plein d'une redoutable majesté. La diversité des doctrines se marque dans la diversité des descriptions.

Ce qui n'a été ni soutenu ni avancé par aucun philosophe ancien, c'est que la fin du monde présent sera suivie de la résurrection universelle des corps, et d'un jugement de tous les hommes. De tous les dogmes chrétiens, aucun, peut-être, n'a excité dans le monde païen plus d'étonnement et d'incrédulité. L'Aréopage d'Athènes ferma la bouche à saint Paul, lorsqu'il annonça, dans la patrie de Socrate, Jésus ressuscité. En signalant les analogies du christianisme et de la philosophie, les Pères avouent que Pythagore et Platon ont singulièrement altéré et mutilé le dogme de la résurrection qu'ils avaient trouvé dans les traditions du genre humain[14], Saint Augustin cite un passage de Varron où il est question de certains astrologues qui prétendaient que les hommes renaissent après 440 ans et reprennent le même corps qu'auparavant[15]. Mais il reconnaît que ces sortes d'assertions, traitées de rêveries et d'impostures, n'ont jamais été ni émises sérieusement, ni discutées. Platon admet un jugement individuel après la mort, mais nulle part il ne fait mention d'un appel général du genre humain au tribunal de Dieu. Sénèque, nous l'avons vu, ne croyait pas même à ce jugement qui attend l'âme au sortir du corps ; comment donc peut-on trouver dans ses écrits quelque allusion au jugement dernier et général ? Lactance cite de lui une phrase détachée d'un ouvrage disparu, où il dit en parlant de la mort prématurée : Ne comprends-tu pas l'autorité et la majesté de ton juge, maître de la terre et du ciel, Dieu des dieux, cause unique d'où dépendent ces divinités que nous adorons comme éternelles ?[16] Mais que peut-on inférer d'un fragment que rien n'explique, dont le vrai sens n'est déterminé par rien, et que Lactance cite dans toute autre intention que de prouver la croyance de Sénèque au jugement dernier ? En le prenant dans le sens le plus chrétien, on ne pourrait y voir qu'une sorte d'opinion platonicienne sur le jugement individuel. Mais nous repoussons même cette interprétation, qui est condamnée par la doctrine de Sénèque et par tous ses écrits. On ne soutiendra pas, je pense, qu'un fragment isolé et d'une signification douteuse prouve seul contre plusieurs volumes.

Si l'on veut savoir comment la philosophie a parlé du jugement particulier, lorsqu'elle se rapproche le plus du christianisme, on peut relire cette page du Gorgias où l'âme humaine est représentée devant son juge, sans appuis, sans défenseurs, dépouillée de toute vaine pompe et de tous les voiles de la dissimulation ; elle porte la marque de ses penchants vicieux, la souillure de ses crimes ; elle est cicatrisée de mensonges, de fraudes, d'injustices ; elle a les monstruosités de l'orgueil, de la cruauté, de la débauche ; en cet état, elle apparaît sous un regard sévère et inquisiteur, et entend la sentence qui la condamne à une expiation éternelle ou temporaire[17]. On relira encore les dernières paroles du même dialogue ; Socrate y exhorte ses amis à penser à leurs fins dernières : J'ajoute, Calliclès, une foi entière à ces discours, et je m'étudie à paraître devant le Juge avec une âme irréprochable. Je méprise ce que la plupart des hommes estiment ; je ne vise qu'à la vérité, et tâcherai de vivre et de mourir, lorsque le temps en sera venu, aussi vertueux que je pourrai. J'invite tous les autres hommes, et je t'invite toi-même à embrasser ce genre de vie et à t'exercer à ce combat, le meilleur, à mon avis, de tous ceux d'ici-bas ; et je te reproche que tu ne seras point en état de te défendre lorsqu'il faudra comparaître et subir le jugement dont je te parle... Vous trois qui êtes les plus sages Grecs d'aujourd'hui, vous ne sauriez prouver qu'on doive mener une autre vie que celle qui nous sera utile quand nous serons là-bas. Au contraire, de tant d'opinions que nous avons discutées, toutes les autres ont été réfutées ; et la seule qui demeure inébranlable est celle-ci, qu'on doit plutôt prendre garde de faire une injustice que d'en recevoir... que si quelqu'un devient méchant en quelque point, il faut le châtier, et qu'après être juste, le second bien est de le devenir, et de subir la punition qu'on a méritée... Rends-toi donc à mes raisons, et suis-moi dans la route qui te conduira au bonheur, et pendant ta vie et après ta mort. Souffre qu'on te méprise comme un insensé, qu'on t'insulte, si l'on veut, et même laisse-toi frapper volontiers de cette manière qui te parait si outrageante. Car il ne t'en arrivera aucun mal, si tu es solidement homme de bien et dévoué à la culture de la vertu[18].

L'examen de la métaphysique et de la théologie, dites chrétiennes, de Sénèque est terminé. Deux mots le résument : 1° Sénèque, dans toutes les questions examinées, est un interprète fidèle du stoïcisme, acerrimus stoïcorum, comme dit Lactance. 2° Sur tous les points, sans exception, Platon est beaucoup plus près du christianisme que Sénèque. La raison en est simple : Sénèque suit ouvertement la doctrine du panthéisme, et ses opinions particulières dérivent de ce principe.

Passons à sa morale.

 

 

 



[1] D'Isis et d'Osiris. — Pourquoi les oracles ont cessé.

[2] Page 137. Trad. de M. Cousin.

[3] Voyez Juste Lipse, Phys. st., I, diss. 19.

[4] Chaque partie du monde est surveillée par un génie qui règle ce qu'elle doit faire ou souffrir, et ces génies gouvernent jusqu'au dernier atome. (Lois, X.)

[5] Juste Lipse cite Hésiode, Homère, Zénon, Plaute, Ménandre.

[6] Phédon.

[7] Apulée, Du démon de Socrate. — Il est vrai qu'Apulée attribue cette opinion aux pythagoriciens ; mais les deux écoles s'accordaient sur ce point.

[8] Juste Lipse, Phys. st., I, 19. — Plutarque, D'Isis et d'Osiris.

[9] Platon, Phèdre. — Eusèbe, Prép. év., l. XI, ch. XXVI.

[10] Ép. CX.

[11] Nous ne croyons pas devoir mentionner l'expression supposée de la lettre XXe, angelus Epicuri : c'est une altération du texte véritable qui parait être œmulus. Ce mot d'ailleurs, dans l'endroit où on le place, n'aurait aucun sens.

[12] Ad Marciam. Se mundus renovaturus exstinguet. — Lettres 9, 36. — Cicéron, De nat. deor., II, 46.

[13] Ad Marciam, fin.

[14] Minucius Félix, Octavius, 34.

[15] De civ. Dei, l. XXII, ch. XXVIII.

[16] Annæus quoque Seneca, qui ex Romanis vel acerrimus stoïcus fuit, quam sæpe summum Deum merita laude prosequitur ! Nam cum de immatura morte dissereret, Nonne intelligis, inquit, auctoritatem ac majestatem judicis tui, rectoris orbis terrarum cœlique, et deorum omnium Dei, a quo ista numina, qua singula adoramus et colimus, suspensa sunt ? Div. Inst., I, 5.

[17] P. 407, éd. de M. Cousin.

[18] P. 411, ibid.