SÉNÈQUE ET SAINT-PAUL

DEUXIÈME PARTIE. — DES ÉCRITS DE SÉNÈQUE ET DES ÉPITRES DE SAINT PAUL. SÉNÈQUE A-T-IL LU ET IMITÉ LES LIVRES DES CHRÉTIENS ?

CHAPITRE V. — THÉOLOGIE CHRÉTIENNE DE SÉNÈQUE.

 

 

De la Foi et de l'Espérance. — De la Trinité. — Portrait de l'Homme-Dieu.

Avant de commencer l'examen de ce qu'on appelle fort improprement la théologie de Sénèque, nous sommes arrêté par un scrupule. N'y a-t-il pas en effet quelque péril à suivre certaines opinions, même pour les combattre, aussi loin que les emporte leur témérité, et ne pourra-t-on pas nous reprocher d'accorder trop d'importance à des hypothèses dont la bizarrerie et la fausseté manifeste révoltent le plus simple bon sens et l'érudition la plus commune ? Toute réfutation prend le caractère de la doctrine qu'elle détruit, et nous désirons conserver à l'étude de la question qui nous occupe le sérieux intérêt qu'elle mérite. Nous diviserons donc en deux parties l'ensemble des conjectures qui transforment Sénèque en un Père de l'Église ; nous exposerons d'abord celles qu'il suffit d'énoncer, et qui se réfutent d'elles-mêmes, réservant la discussion pour les assertions plus raisonnables, où du moins l'erreur est colorée de quelque vraisemblance.

 

§ I. — DE LA FOI ET DE L'ESPÉRANCE.

Sénèque, avons-nous vu, dit que le premier hommage à rendre aux dieux c'est de croire qu'ils existent, et de leur accorder tous les attributs que comporte l'excellence de leur nature. Il ajoute que là se borne un culte bien entendu[1]. Sur ce fondement, on déclare qu'il a connu le symbole, Credo in Deum... comme si la croyance en Dieu était chose nouvelle au temps de Sénèque, ou l'emploi du verbe credere, pour signifier croire, une invention grammaticale de notre philosophe. Il est donc admis qu'il connaissait la Foi, la première des vertus théologales, puisqu'il croyait en Dieu ; mais ce n'est pas 'assez dire, car il connaissait l'Espérance, et en voici la preuve sans réplique : il a employé les mots spes et sperare ! En quel sens ? En un sens chrétien et théologique ? Non, au sens profane et vulgaire ; mais qu'importe ? Dans une Épître où il recommande à Lucilius de rechercher la solitude que l'homme vertueux seul, selon Cratès, peut supporter sans danger, â dit à son ami : Vois ce que j'espère de toi, ou plutôt ce dont je suis certain., car espérer ne dit pas assez, l'espérance étant le nom d'un bien mal assuré, je ne trouve personne à qui j'aime mieux te confier qu'à toi-même[2]. N'est-ce pas là une preuve bien concluante que notre philosophe connaissait l'Espérance, puisqu'il se sert du mot espérer, et qu'il va jusqu'à dire que l'espérance est le nom d'un bien mal assuré ? Et le moyen de conserver quelque doute lorsqu'on lit dans saint Paul : Nous n'avons encore été sauvés qu'en espérance. Dr l'espérance qui se voit n'est plus espérance ; car qui espère ce qu'il voit déjà ? Que si nous espérons ce que nous ne voyons pas encore, nous l'attendons avec patience[3]. Entre les deux pensées nul rapport, puisque dans le premier cas il s'agit de l'estime et de la confiance que Lucilius inspire à son ami, et dans le second, de l'espérance du salut et du bonheur éternel. La seule ressemblance qu'on y puisse signaler, c'est la présence du mot spes dans l'une et l'autre phrase. Avions-nous raison d'hésiter avant d'entreprendre cette discussion ?

Le savant Huet[4] croyait cependant voir une définition collective des deux premières vertus théologales dans le passage suivant : Deux choses donnent surtout de la force à n'une, la foi dans le vrai et la confiance ; l'avertissement donne l'une et l'autre, car on y ajoute foi, et cette conviction étant établie, n'une conçoit de grandes pensées et se remplit de confiance ; donc l'avertissement n'est pas superflu[5]. Or, quelle est la vraie pensée de Sénèque ? C'est de prouver l'efficacité des conseils et des avertissements. L'épître entière est une réfutation du sentiment d'Ariston, stoïcien, qui prétendait que les préceptes spéciaux, concernant chaque condition, était inutiles et que les principes essentiels, les maximes générales suffisaient. Sénèque démontre, d'après Cléanthe, que le détail de la science des devoirs n'est pas sans avantage, et il recommande la fréquentation des bonnes compagnies, le goût des conversations honnêtes, l'emploi de fréquents avertissements, enfin tout ce qu'il appelle la médecine de l'âme. Voilà ce que signifie simplement ce passage, si mystérieusement expliqué par Huet[6].

Si l'on eût apporté à l'appui de l'orthodoxie de Sénèque d'autres preuves que des contre-sens et des non-sens (car quel nom donner à de telles interprétations ?), nous aurions pu rechercher si dans l'antiquité ces deux vertus, que le christianisme a divinisées, n'ont pas été entrevues, sous une forme déjà chrétienne, par la philosophie. A ce propos, nous aurions cité Clément d'Alexandrie, qui croyait retrouver dans les philosophes spiritualistes ces deux mots avec le sens particulier que leur donnent les théologiens : Je ne saurais, dit-il, trop louer le ponte d'Agrigente qui célèbre ainsi la Foi dans les vers suivants : Mes biens-aimés, je sais que la vérité réside au fond de mes discours ; mais l'acquiescement à la vérité est chose pénible et laborieuse ; les élans de la foi ne pénètrent que difficilement dans le cœur de l'homme..... Les écrivains de la Grèce nous ont fourni des témoignages assez nombreux à l'appui de la Foi. Prendre à tâche de rassembler la multitude des passages où ils ont parlé de l'Espérance et de la Charité, ce serait nous jeter dans des commentaires sans fin[7]. On eût pu encore invoquer le témoignage de ces vers recueillis par Stobée : L'Espérance est la seule divinité qui secoure ici-bas les mortels. — Rien n'est au-dessus de l'espérance : il faut tout espérer. — Si vous n'espérez pas ce qui dépasse l'espérance, vous ne trouverez pas ce qui échappe à vos recherches. — Il est des signes évidents qui nous font saisir ce que nous ne pouvons apercevoir. — L'esprit voit clairement ce qui n'est pas sous nos yeux[8]. La Foi et l'Espérance ne semblent-elles pas désignées dans ces vers ?

Nous ne savons s'il est vrai qu'Empédocle ait dit : On ne peut apercevoir Dieu avec les yeux, ni le saisir par la main ; la foi est comme le grand chemin par lequel il descend dans le cœur des hommes[9]. Selon nous, toutes ces ressemblances sont plutôt extérieures que réelles, et nous pensons que le Juif Philon, le premier parmi les philosophes, a employé ces mots avec une signification à peu près chrétienne. Son mysticisme religieux s'exprime ainsi : Quelle est donc cette attache invincible qui nous unit à Dieu ? La piété et la foi[10]. Cependant on ne peut pas nier que Platon n'ai souvent et fortement exprimé la confiance de l'âme en la justice et la bonté de Dieu, cette ardente espérance qui au sein des misères présentes lui ouvre un avenir éternel de félicité. Conservons la ferme conviction que, quoi qu'il puisse arriver aux gens de bien, si ce sont des maux, les dieux les rendront plus légers, et changeront leur condition présente en une meilleure ; tandis qu'au contraire si ce sont des biens, loin d'être passagers, la jouissance leur en est assurée pour toujours. C'est dans ces douces espérances qu'il faut vivre, c'est par de tels souvenirs qu'il faut se fortifier, se les rappelant distinctement à soi-même et aux autres en toute occasion... Voilà pourquoi je ne m'afflige pas tant, sur le point de mourir ; au contraire, j'espère dans une destinée réservée aux hommes après leur mort, et qui, selon la foi antique du genre humain, doit être meilleure pour les bons que pour les méchants... Aussi, pendant la vie, il faut tout faire pour acquérir de la vertu et de la sagesse ; car le prix du combat est beau, et l'espérance est grande... Qu'il prenne donc confiance pour son âme celui qui, ici-bas, a rejeté les plaisirs et les biens du corps, comme lui étant étrangers et portant au mal ; et celui qui a aimé les plaisirs de la science, qui a orné son âme non d'une parure étrangère, mais de celle qui lui est propre, comme la tempérance, la justice, la force, la liberté, la vérité ; celui-là doit attendre tranquillement l'heure de son départ pour l'autre vie ; comme étant prêt au voyage quand la destinée l'appellera[11].

 

§ II. — DE LA TRINITÉ.

L'erreur que nous venons de relever est étrange ; en voici une autre qui ne l'est pas moins. Elle consiste à assimiler la définition de la Trinité chrétienne à la formule du panthéisme professé par les stoïciens. Personne n'ignore et nous avons eu occasion de rappeler que le Dieu des stoïciens est une intelligence qui se mêle à la matière, la pénètre, et lui communique la vie, la forme et le mouvement[12]. Pour désigner la Divinité, sa nature, son action et ses attributs, ils se servent de plusieurs expressions qui toutes se rapportent à un Être unique, que l'école définit et comprend de la même manière. Tantôt il est appelé simplement Dieu ; tantôt, l'âme du monde, d'où s'échappent comme d'un foyer les âmes particulières ; tantôt, c'est la Raison séminale qui contient en germe tout ce qui existe ; ou bien encore, la Nature, force productive ; le Destin, loi immuable ; la Providence, pensée dirigeante et puissance conservatrice. Peu importent les noms, comme dit Sénèque ; tous les stoïciens sont d'accord sur l'idée de la Divinité[13]. Or, c'est dans la diversité des termes qu'ils emploient qu'on a voulu trouver une sorte de définition chrétienne du dogme de la Trinité, sans faire attention que toute leur métaphysique est un commentaire explicite de ces expressions, et qu'à moins de nier l'évidence, il n'y a pas lieu de s'y méprendre. Voici donc cette définition stoïcienne de la Trinité. Elle est tirée d'un écrit de Sénèque qui, soit dit en passant, est certainement antérieur aux prétendues relations du philosophe avec l'Apôtre[14] ; mais qu'est-ce qu'une invraisemblance de plus dans une erreur si manifeste ?

Sénèque exilé, en écrivant à sa mère, veut lui prouver que l'exil ne peut dépouiller l'homme de ses avantages les plus précieux, c'est-à-dire de sa volonté et de sa vertu. Ainsi l'a voulu, dit-il, l'auteur de cet univers, quel qu'il soit, et quelque nom qu'on lui donne ; que ce soit un Dieu tout-puissant, ou la raison incorporelle, artisan de grands ouvrages, ou un esprit divin, également répandu et distribué dans tous les objets, ou le destin et un enchaînement immuable de causes étroitement liées[15]. Ce que nous avons dit assez longuement, au sujet des idées stoïciennes, sur la création et le gouvernement de l'univers, renferme une explication plus que suffisante de ce passage, qui d'ailleurs s'explique de lui-même. Il n'est pas besoin d'être profondément versé dans la métaphysique de Zénon, de Cléanthe et de Chrysippe, pour savoir que Sénèque énumère ici les termes familiers aux philosophes de son école, et avec leur sens bien connu. Il s'adressait à sa mère qui avait, comme on sait, quelque teinture de philosophie[16]. Mais comment transformer cette formule du panthéisme en une définition du dogme chrétien ?

On commence par retrancher le quatrième terme dont se sert Sénèque, ce fatum qu'en plusieurs endroits il donne encore pour un synonyme des expressions Deus, Ratio, Spiritus, Natura, Providentia[17] ; on obtient ainsi les trois termes nécessaires, et on les cite seuls[18]. Après ce premier résultat, sans s'inquiéter aucunement de ce que veut dire l'auteur ou de ce qu'il a jamais dit de pareil et d'identique, on prend les trois termes principaux qui restent, Deus, Ratio, Spiritus, abstraction faite de ce qui les entoure et les explique, et on a ainsi Dieu le Père, Dieu le Fils ou le Verbe, λόγος, et le Saint-Esprit. En manière de preuves subsidiaires, on rapproche du passage de l'écrivain panthéiste ces mots : Omnia per ipsum facta sunt, et sine ipso factum est nihil quod factum est... termes dont les derniers sont empruntés à l'Évangile de saint Jean, qui, suivant l'opinion des théologiens eux-mêmes, fut composé vers l'an 99, c'est-à-dire trente ans après la mort de Sénèque ; on ajoute ce verset de l'Ancien Testament : Effundam de spiritu meo super omnem terram[19], et celui-ci des Actes : Effudit hunc quem vos videtis et auditis[20] ; et de cet habile arrangement il résulte que Sénèque, en écrivant à sa mère, vers l'an 45, connaissait le dogme principal du christianisme, au moment où saint Pierre prêchait l'Évangile à Rome, dont notre philosophe avait été banni depuis plusieurs années. Est-il besoin d'ajouter qu'on fortifie cette assertion d'arguments pareils aux premiers, et tirés des endroits où Sénèque expose le plus catégoriquement soit le dualisme, soit le fatalisme, soit le naturalisme, et toutes les doctrines, quelles qu'elles soient et quelque nom qu'on leur donne, qui ôtent à Dieu la puissance de créer, à l'homme sa liberté, et qui confondent tout ce qui existe dans le sein immense d'un être unique, soumis à une loi fixe et immuable ?

Par une inconséquence encore plus étonnante, on prend pour auxiliaire Tertullien, on apporte un passage de ce docteur qui renverse le frêle édifice de ces hypothèses. Car Tertullien, citant les expressions stoïciennes employées par Sénèque, leur donne leur véritable sens, et, quoiqu'il signale entre le Portique et le christianisme quelque analogie, il est bien éloigné de croire à une parfaite identité. Chez vos sages, dit-il, le Logos est l'artisan de l'univers ; Zénon l'appelle aussi destin, Dieu, âme de Jupiter et nécessité universelle. Cléanthe en fait un esprit répandu dans le monde[21]. Voilà les propres expressions de Sénèque, entendues comme elles doivent l'être, et attribuées à leurs premiers auteurs.

Faut-il maintenant rechercher dans les philosophes antérieurs à Sénèque quelque pressentiment confus, quelque vague intuition du dogme chrétien ? Ce soin serait superflu, car on n'établirait que de fausses similitudes. La Trinité chrétienne est un dogme sui generis, que le paganisme grec et romain a complètement ignoré. On peut signaler quelque ressemblance apparente entre le Verbe chrétien et le Logos de Platon, entre le Saint-Esprit et le souffle divin ou l'âme du monde, des stoïciens ; mais il n'en est pas moins vrai que le mystère d'un Dieu en trois personnes réelles et distinctes, qui est triple sans cesser d'être un, n'a son équivalent dans aucune conception philosophique. Nous ne citerons donc que pour mémoire les rapprochements qu'on a essayé d'établir sur ce point entre la philosophie et la révélation. Théodoret dit : Ce que nous appelons le Père, Platon l'appelle souverain bien ; notre Verbe est chez lui l'intelligence, et il appelle âme du monde cette force qui anime et vivifie tout, et que les divines Écritures appellent Saint-Esprit. Il a fait ces larcins à la théologie des Hébreux[22]. Platon n'a point fait de larcin, car on ne trouve pas chez lui le système que Théodoret lui prête. Origène cite un passage tiré de la lettre de Platon à Hermias, Éraste et Corisque, où ce philosophe rend, dit-il, un témoignage précis à la divinité du Fils de Dieu, en ces termes : Prenez à témoin Dieu, maître de toutes choses présentes et futures, et le souverain Père de ce Dieu, de cette cause, qu'un jour, si nous devenons de vrais philosophes, nous connaîtrons tous clairement, autant que cela a été donné au génie de l'homme[23].

On allègue cet autre passage de sa seconde lettre à Denys : Tout est autour du roi de tout ; il est la fin de tout ; il est la cause de toute beauté. Ce qui est du second ordre est autour du principe second, et ce qui est du troisième ordre autour du troisième principe. L'âme humaine désire avec passion pénétrer ces mystères ; pour y parvenir, elle jette les yeux sur ce qui lui ressemble, et elle ne trouve rien qui la satisfasse absolument[24]. Sans parler de l'obscurité des termes allégués, nous pouvons dire en un mot que l'authenticité de ces lettres est loin d'être démontrée. Il y aurait plus de raison à rapprocher de la Trinité chrétienne la Trinité philosophique de Platon, le beau, le juste et le bien, et cette triple essence qui est la science en soi, la sagesse en soi, la justice en soi[25] ; mais on comprend en même temps quelle distance sépare cette conception philosophique du dogme religieux. Si Philon est plus explicite, puisqu'il appelle le Verbe le premier-né de Dieu, il n'y a pas lieu de s'en étonner : Philon est juif et versé dans l'Ancien Testament.

 

§ III. — PORTRAIT DE L'HOMME-DIEU.

Il y a dans Sénèque deux portraits de ce sage accompli que rêvait le stoïcisme : on a cru y reconnaître les traits de Jésus. On a supposé que l'auteur, en peignant le héros imaginaire de sa secte, empruntait ses couleurs aux Évangélistes et avait secrètement en vue l'Homme-Dieu. Nous pourrions faire remarquer combien de tels rapprochements sont indiscrets, mais notre tâche se borne à faire ressortir la fausseté de ces assimilations, et pour cela, citer suffit.

Quel est le lecteur de Sénèque qui n'ait présente à l'esprit cette pompeuse hypotypose où l'écrivain nous représente un homme intrépide dans les dangers, pur de toute passion, heureux dans l'adversité, calme dans les orages, qui regarde l'humanité de haut, et traite d'égal à égal avec les dieux ? Eh bien, cet homme, dit-on, c'est Jésus ; ce sage orgueilleux qui a des regards de mépris pour la triste humanité, des sourires de pitié pour ses faiblesses, c'est celui qui s'est humilié, pour racheter les hommes, jusqu'à souffrir la mort des esclaves :

Si vous voyez un homme intrépide dans les dangers, pur de toute passion, heureux dans l'adversité, calme dans la tempête, voyant de haut les autres hommes, traitant les dieux comme des égaux, ne vous sentirez-vous pas pleins de respect pour lui ? ne direz-vous pas il y a là quelque chose de trop grand, de trop élevé pour que je l'assimile au faible corps qui lui sert d'enveloppe ; une force divine est descendue là Oui, l'âme supérieure, modérée, qui traverse les choses de ce monde comme étant au-dessous d'elle, et en se moquant de nos craintes et de nos ambitions, une telle âme est mise en branle par une puissance du ciel. Un être aussi extraordinaire a pour soutien évident la divinité ; aussi cet être, pour une bonne part de lui-même, habite au lieu même dont il émane. De même que les rayons du soleil fauchent la terre, mais résident au lieu qui les envoie, de même l'âme grande et sainte, envoyée ici-bas pour nous faire connaître de plus près la divinité, vit, il est vrai, avec nous, mais elle reste attachée au lieu de son origine ; ses regards et ses efforts tendent de ce côté ; elle est parmi nous comme un être meilleur. Quelle est donc cette âme ? Celle qui ne s'appuie sur aucun bien qui lui soit étranger[26].

C'est là une amplification éloquente de ces idées stoïciennes qui maintenant doivent nous être familières ; par sa raison, le sage est l'égal des dieux ; il renferme en lui la divinité, car son âme est une parcelle de l'âme divine ; il aspire ici-bas à rentrer dans le foyer divin dont il est un rayon, enveloppé d'une matière périssable. Et quel est le but particulier où tend cette description ? C'est de prouver que les vrais biens de l'homme ne sont point ces avantages extérieurs qu'il partage avec la bête, mais la vertu, l'intelligence, la raison[27] : Tu me demandes quel est le bien propre de l'homme ? C'est l'âme, et dans cette âme une raison parfaite. L'homme est un être doué de raison ; donc il atteint au souverain bien dès qu'il a rempli le but de son existence[28]. Tel est le sens de la maxime qui termine le portrait l'âme vraiment grande est celle qui ne s'appuie que sur des biens qui lui sont propres, c'est-à-dire sur la raison, qui est le tout de l'homme.

Ainsi, en croyant voir, dans cette épitre, l'esprit de l'Évangile, on a confondu le dogme de l'Incarnation avec certaines conséquences du panthéisme.

Le second portrait a des teintes plus douces. Lucilius avait demandé à son ami à quelles marques il pourrait reconnaître parmi les hommes une vertu parfaite, un vrai sage, un homme digne de ce nom, comme le cherchait Diogène. Après une exposition didactique, fort minutieuse, des caractères du bien et de l'honnête, Sénèque trace une idée générale du sage : on doit regarder comme parvenu au comble de la vertu celui qui se montre toujours d'accord avec lui-même, égal dans son humeur, soumis aux lois de la destinée, plein de douceur et de justice pour les hommes et pour les dieux, persuadé que la vie est un passage sur la terre, le corps un fardeau, la mort une délivrance. Ce n'est plus ce fier athlète qui provoque au combat l'univers, et se raidit contre les fléaux de la nature, les coups du sort, et ses propres passions ; c'est le stoïcien résigné et même un peu mystique, qui trouve sa sérénité dans sa hauteur, qui fait un personnage de sagesse consommée, de calme imperturbable, de dignité bienveillante, jusqu'à ce que la mort vienne l'avertir de quitter la scène du monde. Le premier est un héros armé en guerre, le second un héros qui a triomphé :

Jamais ce sage parfait n'a maudit la fortune ; jamais il n'a accueilli avec tristesse les accidents qui le frappent ; se regardant comme le citoyen et le soldat de l'univers, il a subi tous ces travaux comme une consigne. Tout ce qui fondait sur lui, il ne s'en est point détourné comme d'un mal tombé sur lui par hasard, mais il y a vu une mission à remplir. Tout cela, dit-il, me concerne, c'est mon affaire ; la chose est pénible, douloureuse ; appliquons-y tous nos efforts. Aussi la grandeur a-t-elle éclaté nécessairement en lui, homme qui jamais n'a gémi sur ses souffrances, qui n'a élevé aucune plainte contre sa destinée ; il a donné à beaucoup l'intelligence de sa vertu ; il a brillé comme une lumière au sein des ténèbres[29] ; il a attiré sur lui l'attention de tous par son calme et sa douceur, par cette égalité d'humeur qu'il conservait envers les dieux et les hommes. Ce sage avait une âme accomplie, parvenue à cette perfection suprême au-dessus de laquelle il n'y a rien, si ce n'est l'intelligence divine dont une parcelle s'était détachée par émanation pour habiter une âme mortelle[30].

Quoique ce portrait, comme le premier, porte l'empreinte des doctrines stoïciennes les moins conformes au christianisme[31], il peut néanmoins surprendre à première vue ceux qui ne connaissent le stoïcisme qu'imparfaitement, et qui le jugent d'après ses paradoxes les plus sévères et les plus étranges. La douceur semble incompatible avec cette secte rigide qui défend la pitié. Sénèque lui-même convient que de son temps l'opinion publique prenait quelquefois le change à ce sujet. Il réfute ce reproche : Aucune philosophie, dit-il, n'est plus clémente et plus douce, aucune n'est plus amie des hommes... La pitié, ajoute-t-il, ne doit pas entrer dans l'âme du sage, car elle est une faiblesse, elle participe de la douleur, elle altérerait cette sérénité, ce calme profond que doit conserver le sage au dedans de lui-même comme au dehors. Mais il n'en remplira pas moins tous les devoirs que la pitié impose aux autres hommes, il se montrera empressé à secourir toutes les infortunes, à soulager toutes les misères. Les gens de bien se défendront de la compassion, mais on trouvera en eux la clémence et la douceur[32]. Le stoïcisme, en effet, n'a-t-il pas proclamé ce principe, que les hommes sont égaux, unis par les liens d'une parenté naturelle, faits les uns pour les autres ? Ne disait-il pas : le monde forme un seul État, le genre humain un seul peuple, ou plutôt une seule famille ? Ne lit-on pas dans ses maximes : les sages seuls savent aimer[33] ? Ainsi ce caractère de mansuétude que Sénèque donne au sage est entièrement conforme à l'esprit du stoïcisme.

Si l'on veut que les auteurs profanes ne puissent parler de la vertu sans copier les livres saints, parce qu'ils lui attribuent la patience, la douceur, l'oubli des injures, que dira-t-on de ce passage de Platon où le juste est représenté mourant sur une croix ? En face de ce personnage (qui a la perfection de l'injustice), représentons-nous le juste, homme simple et généreux, qui veut, dit Eschyle, être bon et non le paraître. Dépouillons-le de tout, excepté de la justice, et rendons le contraste parfait entre cet homme et l'autre : sans être jamais coupable, qu'il passe pour le plus scélérat des hommes ; que son attachement à la justice soit mis à l'épreuve de l'infamie et de ses plus cruelles conséquences ; et que jusqu'à la mort il marche d'un pas ferme, toujours vertueux et paraissant toujours criminel... Le juste, tel que je le représente, sera fouetté, mis à la torture, chargé de fers ; on lui brûlera les yeux ; à la fin, après avoir souffert tous les maux, il sera mis en croix[34]...

Certes, à ne juger que par les ressemblances extérieures, aucun trait n'est plus frappant que celui-ci. Faut-il en conclure que Platon avait lu dans les prophéties des Juifs le futur supplice du Sauveur des hommes ? Non, assurément ; pas plus qu'on ne doit voir une allusion à Jésus dans le Second Alcibiade, ou aux apôtres, dans les Entretiens mémorables[35]. Mais comme il est nécessaire que la vertu soit ici-bas méconnue, injuriée, persécutée ; comme il est de son essence même de posséder la résignation et la mansuétude ; comme son douloureux privilège est d'endurer les plus affreux supplices que puisse inventer la cruauté des méchants, et les outrages les plus vils que puisse inspirer à la multitude une haine stupide, il n'est pas étonnant que l'imagination des écrivains, en traçant le portrait de la vertu, se rencontre quelquefois avec les description évangéliques où est dépeint le Juste abreuvé d'ignominies. Les supplices que décrivent les Évangiles et les Actes des martyrs, n'ont pas été inventés pour la passion de Jésus ni pour la persécution des chrétiens ; le paganisme, en cette occasion, a déployé les ressources ordinaires de la barbarie légale de l'antiquité ; la férocité de la populace s'est montrée avec ses instincts naturels contre ces opprimés ; mais dans les outrages comme dans les tortures il n'y a rien d'inusité : lors donc que les auteurs profanes font mention de quelque tourment et de quelque injure qui ont été essuyés par Jésus ou par ses disciples, il est puéril d'imaginer qu'ils ont emprunté ces termes aux livres saints.

 

 

 



[1] Le principal culte à rendre aux dieux, c'est de croire qu'il y a des dieux (primus est deorum cultus, deos credere), puis de leur accorder ce qu'exige leur majesté. On a coutume de donner des préceptes sur le culte dû aux dieux. Défendons d'allumer des lanternes le jour du sabbat.... Proscrivons ces salutations matinales, cette habitude d'assiéger la porte des temples : on séduit l'ambition humaine par de tels hommages. Connaître Dieu, c'est l'honorer. Ép. XCV.

[2] Ép., X.

[3] Ép. aux Rom., VIII, 24.

[4] Quæst. alnet., II, 3.

[5] Ép. XCIV.

[6] On peut comparer aux expressions de Sénèque cette phrase de Cicéron, où il est aussi question de la foi, et dans un sens aussi peu chrétien : Et si fidentia, id est firma animi confisio, scientia quædam est et opinio gravis, non temere assentiens ; diffidentia quoque est metus exspectati et impendentis mali. Et si spes est exspectatio boni, mali exspectationem esse necesse est metum. (Tusc., IV, 37.) — Les deux auteurs profanes définissent simplement l'acte intellectuel qui consiste à croire, à espérer, à se défier et à craindre.

[7] Stromates, V, 1 et 2.

[8] Ces sentences sont de Théognis, d'Euripide, d'Héraclite et de Xénophane. — Voyez Stobée, Florilegium, préface de Grotius.

[9] M. Rohrbacher, t. III. — L'historien cite saint Clément.

[10] Philon, De migrat. Abrah. — Ritter, l. XII, ch. V.

[11] République, V. — Phédon, p. 198 et 334, trad. de M. Cousin.

[12] Voyez plus haut, ch. IIe.

[13] De benef., IV, 7.

[14] La Consolation à Helvia fut écrite pendant l'exil de Sénèque, de 42 à 49, c'est à-dire avant l'arrivée de saint Pierre à Rome. Cette date est certaine. Voyez plus haut, ch. I.

[15] Ad Helviam, VIII. Id actum est, mihi crede, ub ille quisquis formater universi fuit, cive ille Deus est potens omnium, sive incorporalis ratio, ingentium operum artifex, sive divinus spiritus, per omnia, maxima, minima, æquali intentione diffusus, sive factum et immutabilis causarum inter se cohærentium series...

[16] Voyez Ad Helviam, ch. XVI.

[17] De Benef., IV, 5, 6, 8. — Quæst. N., II, 45.

[18] Voyez Huet, Quæst. alnet., II, 3.

[19] Joël, n. 28. — Isaïe, XLIV, 3.

[20] Actes, II, 3.

[21] Apolog., 21.

[22] Therap., l. II. — Cité par M. Rohrbacher, Histoire de l'Église, t. III.

[23] L. VI, p. 74. Édit. de M. Cousin.

[24] Ibid., p. 59.

[25] République, l. VII, p. 76. — Éd. de M. Cousin.

[26] Quis est ergo hic ? Animus qui nullo bono nisi suo nititur. Ép. XLI.

[27] Idée empruntée à Platon par les stoïciens. V. Lois, I.

[28] Ép. XLI

[29] Fecit multis intellectum sui, et non aliter quam in tenebris lumen effulsit (Ép. CXX.) — On rapproche ces expressions du passage bien connu de saint Jean : Erat lux hominum, et lux in tenebris lucet, et tenebræ eam non comprehenderunt. (Év. 1, 4, 5.) Mais d'abord cette comparaison n'a rien d'assez inusité, ni d'assez extraordinaire pour que Sénèque ait eu besoin de la copier dans l'Évangéliste ; de plus, elle signifie chez lui le contraire de la pensée de saint Jean ; enfin il n'a pu imiter ce qui a été écrit en grec trente ans après sa mort.

[30] Ép. CXX.

[31] On y reconnaît en effet le fatalisme et le panthéisme.

[32] Ibid., II, 5, 6.

[33] Juste Lipse, Manuel., l. III, diss. 16 et 19. — Les stoïciens proclament que c'est la nature de l'homme d'être l'ami de l'homme, de l'aimer, non par intérêt, mais de cœur. Tous les êtres raisonnables sont faits les uns pour les autres, et ce qu'il y a de principal dans l'homme est ce qu'il y a de propre à la communauté. M. Ravaisson, Métaphys. d'Aristote.

[34] République, l. II, p. 72 et 75. — Trad. de M. Cousin. Ajoutez un passage de Théétète sur le philosophe (p. 127, éd. de M. Cousin). — Saint Clément y croyait trouver le portrait du chrétien (Stromates, v. 14). — M. Cousin, au sujet du passage de la République cité plus haut, dit que Platon a eu du Crucifié un pressentiment extraordinaire, et qu'il l'a presque dépeint dans la personne du Juste mourant sur une croix. — Du vrai, du beau, du bien, XVIe leçon.

[35] On cite ordinairement ce passage du Second Alcibiade, dialogue qui peut-être n'est pas de Platon : C'est pourquoi il te faut attendre nécessairement que quelqu'un t'enseigne quelle conduite tu dois tenir envers les dieux et envers les hommes. — Et quand viendra ce temps, Socrate ? Et qui sera celui qui m'instruira ? Que je le verrai avec plaisir !Ce sera celui qui t'aime. Nous avons cité plus haut les paroles de Socrate (Entr. Mém., l. I, ch. IV).