SÉNÈQUE ET SAINT-PAUL

DEUXIÈME PARTIE. — DES ÉCRITS DE SÉNÈQUE ET DES ÉPITRES DE SAINT PAUL. SÉNÈQUE A-T-IL LU ET IMITÉ LES LIVRES DES CHRÉTIENS ?

CHAPITRE PREMIER.

 

 

Chronologie comparée des écrits de Sénèque et des livres saints.

Quelle que soit la force des preuves que nous avons rassemblées pour convaincre de fausseté la tradition qui suppose des rapports personnels entre le philosophe et l'apôtre, cette démonstration ne sera décisive et complète que lorsque nous aurons expliqué l'origine des ressemblances signalées par la critique entre les Épîtres de saint Paul et certains passages des écrits de Sénèque. Nous admettons, pourrait-on nous dire, que le rapprochement hypothétique de deux hommes si éloignés par leur rang et par leurs doctrines soit invraisemblable, contraire à l'histoire et au bon sens ; mais alors, que signifient ces analogies de pensée et d'expression qu'offrent leurs écrits ? D'où vient cet accord de sentiments qui se révèle par des marques si frappantes ? Plus l'injustice des préjugés païens et l'obscurité de la primitive Église établissaient entre ces deux esprits une séparation profonde, plus ces rencontres nombreuses sont difficiles à comprendre. Peut-être Sénèque, sans être lié avec saint Paul, a-t-il pris connaissance des livres saints qui furent composés de son temps. — Dépouillée, comme on l'a vu, du faux éclat des illusions historiques dont elle s'entourait, la tradition, sous cette forme nouvelle, qui est la plus spécieuse, conserve une apparence dont nous allons examiner la solidité.

Un ouvrage ne peut servir de modèle à un autre ouvrage que s'il lui est antérieur. La question qui se présente d'abord est donc une question de chronologie. Elle serait facilement éclaircie, si l'on savait avec certitude l'époque précise où furent publiés les livres des chrétiens et les écrits de Sénèque ; mais là-dessus les calculs varient d'un certain nombre d'années, et ici les années importent. Il y a plus ; nous sommes en présence de deux sortes de chronologie : la chronologie catholique et celle de la libre critique. Nous exposerons, sous forme brève, les résultats qui, de part et d'autre, semblent les moins controversés.

I. Chronologie théologique. — On s'accorde à donner la priorité à l'Évangile selon saint Matthieu, composé, suivant Eusèbe[1], en Palestine, avant la dispersion des apôtres, qui eut lieu vers l'an 44. A la vérité, cette date est contredite par un texte de saint Irénée, qui recule la publication de cet Évangile jusqu'au temps où saint Pierre et saint Paul prêchaient à Rome, c'est-à-dire jusqu'en 61 et au delà, puisque ces deux apôtres ne s'y rencontrèrent pas avant l'année 67[2]. Irénée, plus rapproché qu'Eusèbe des temps apostoliques, a plus d'autorité que cet historien souvent inexact. Toutefois, l'opinion d'Eusèbe a prévalu[3]. Le symbole des apôtres, qui a dû précéder la dispersion, appartient, suivant cette école, à la même époque.

Pour l'Évangile de saint Marc, on n'est sûr ni du temps ni du lieu[4]. Suivant Irénée, il parut après la mort de saint Pierre et de saint Paul ; suivant Chrysostome, il fut composé en Égypte, et ces deux opinions sont assez d'accord[5]. Eusèbe cependant le rattache aussi à la date de 44[6]. Ellies Dupin, pour concilier ces divers témoignages, dit : Il semble qu'on pourrait accorder cette contradiction en disant que saint Marc fit son Évangile à Rome, peu de temps avant la mort de saint Pierre, que cet apôtre l'approuva, et qu'après sa mort, étant sorti de Rome, il le porta et le publia en Égypte. De cette sorte, on accorde tous les auteurs[7]. Oui, mais on n'accorde pas toutes les dates, et ces problèmes-là demeurent fort embrouillés.

L'Évangile selon saint Luc, disent encore les théologiens, est de l'an 63. Sur le lieu où il fut écrit, il y a neuf opinions différentes. Les Actes des apôtres furent composés vers la même époque, soit à Rome, soit à Alexandrie[8]. D'un avis unanime, les historiens et les Pères reculent jusqu'en l'année 99 la composition de l'Évangile selon saint Jean. On ne sait rien de précis touchant le lieu et l'époque où furent écrites les Épîtres de cet apôtre et celles de saint Pierre.

Voici maintenant les dates à peu près constatées des Épîtres de saint Paul. Les deux Épîtres adressées aux Thessaloniciens, et écrites à Corinthe, sont de l'année 52 ; l'Épître aux Galates, envoyée d'Éphèse, est de 57 ou de 58. Du même lieu et à la même époque, l'Apôtre écrivit deux fois aux Corinthiens. C'est entre 52 et 60 que l'Épître aux Romains fut composée. A Rome, de 61 à 63, saint Paul prisonnier fut en correspondance avec les Philippiens, les Éphésiens, les Colossiens, les Hébreux, et avec Philémon. Les deux Épîtres à Timothée, et l'Épître à Tite contiennent des faits qui paraissent s'être passés dans l'intervalle des deux emprisonnements de saint Paul à Rome, c'est-à-dire entre 63 et 68[9].

II. Chronologie critique. — De ce côté aussi il y a de l'indécision, des dissentiments et de l'à-peu-près. J'emprunte à M. Renan le résumé des conclusions de la science critique, en remarquant qu'elles sont moins radicales et moins différentes de l'opinion catholique qu'on ne le croirait.

On s'accorde à considérer comme les plus anciens les deux Évangiles de saint Matthieu et de saint Marc. Il est à peu près sûr qu'il a existé dans l'origine un recueil des discours de Jésus, écrits en hébreu par saint Matthieu, ou revus par lui, et un recueil de faits et d'anecdotes publié par saint Marc, d'après les souvenirs de saint Pierre. Les deux Évangiles que nous avons ne nous offrent pas le texte vrai de ces anciens recueils ; ils sont mêlés de renseignements d'une provenance plus récente. Les rédactions primitives ont disparu. L'Évangile de saint Luc est une composition plus régulière et moins ancienne que les deux autres ; il a été écrit sur des documents antérieurs. Or, ce troisième Évangile n'a pas pu être écrit avant le siège de Jérusalem, qui est de l'an 70 ; il a été composé peu de temps après, et, comme il est le plus récent des trois, cela donne la date approximative des deux autres. C'est à peu près, comme on voit, l'opinion de saint Irénée, qui recule la publication de ces deux premiers Évangiles jusqu'à l'an 67 ou 68. Quant aux Actes, certains y voient un apocryphe, composé vers l'an 100 ou 120 ; d'autres, sans en attaquer l'authenticité, les placent après l'Évangile du même auteur, et, par conséquent, à une date plus récente, vers l'an 80, par exemple. L'Apocalypse est de l'an 68. L'Évangile de saint Jean est sorti, vers la fin du Ier siècle, d'une école d'Asie où les doctrines et la personnalité de l'apôtre étaient en grand honneur. Certaines parties semblent porter l'empreinte originale de l'apôtre lui-même[10].

Sur l'authenticité, comme sur la date des Épîtres de saint Paul, ni le doute ni le désaccord ne sont possibles. Il est certain qu'elles ont été écrites de l'an 53 à l'an 62 à peu près. La différence entre l'école théologique et l'école critique consiste en ceci, que la seconde regarde comme apocryphes les deux Épîtres à Timothée et attaque même, avec moins de raison, il est vrai, l'Épître aux Colossiens et le billet adressé à Philémon[11].

Passons aux écrits de Sénèque. Le traité de la Colère, qui paraît le plus ancien de ses traités, fut sans doute publié au commencement du règne de Claude, lorsque Sénèque, chassé du barreau par la crainte de Caligula, revint à la philosophie[12]. C'était une sorte de représailles exercées contre un tyran toujours furieux. La Consolation à Marcia est d'une date assez ancienne, car elle est adressée à une dame qui avait été en faveur auprès de l'impératrice Livie[13]. Certains critiques font remonter cette publication jusqu'au règne même de Tibère. La Consolation à Helvia et la Consolation à Polybe, envoyées de l'exil, portent leur date avec elles. Les Questions naturelles, ou Études sur la nature, ébauchées à la même époque, ne furent achevées que dans les dernières années de l'auteur. Le livre sur la Clémence fut dédié à Néron, alors âgé de dix-huit ans[14]. On conjecture que la Tranquillité de l'âme date des commencements de l'élévation de Sénèque, parce qu'une phrase y semble faire allusion à ce soudain changement de sa fortune[15]. Un passage de la Vie heureuse répond aux reproche que l'opinion publique faisait à Sénèque au sujet de son excessive opulence ; or, suivant Tacite, c'est à partir de la quatrième année du règne de Néron que l'envie commença à ouvrir les yeux sur les millions du favori[16]. Le traité de la Brièveté de la vie, où il conseille à Paulinus de préférer aux soins vulgaires des emplois publics les loisirs et la haute indépendance du philosophe, est-il de la fin de sa vie et de l'époque de sa disgrâce ? Le Loisir du sage, au contraire, où il fait l'éloge de la vie active, est-il de l'époque d'ambition qui précède la jouissance des honneurs et l'exercice du pouvoir ? Faut-il voir dans la Constance du sage et dans le traité sur la Providence une réponse aux attaques de la Fortune qui l'exilait en Corse, ou un pressentiment de sa chute prochaine ? Il est impossible de rien établir avec précision ni certitude. Ce qui paraît plus sûr, c'est que les Bienfaits, et surtout les Lettres à Lucilius et les Questions naturelles, occupèrent ses derniers instants[17]. En général, il y a une double raison d'attribuer la plupart de ses écrits au temps qui précéda son entrée aux affaires ; c'est qu'à la cour, ses jours s'écoulaient troublés et vides, dans des luttes continuelles et multiples ; c'est qu'enfin il n'avait pu acquérir que par de nombreux travaux cette réputation qui fit sa fortune[18].

Il ressort de cet exposé : premièrement, que de tous les livres du Nouveau Testament les seuls que Sénèque ait pu imiter sont les deux Évangiles de saint Matthieu et de saint Marc[19], et les onze premières Épîtres de saint Paul ; en second lieu, que de tous les écrits de Sénèque, les seuls qui aient pu être composés sous l'influence chrétienne sont le traité sur les Bienfaits, les Questions naturelles, les Lettres à Lucilius, et peut-être la Vie heureuse. Par conséquent, si l'on admet l'imitation, une différence sensible doit se faire remarquer entre les premiers ouvrages du philosophe et les derniers.

Mais de ce que certains livres du Nouveau Testament peuvent à la rigueur avoir précédé de quelques années les écrits de Sénèque (et rien n'est moins prouvé), est-ce une raison suffisante de penser que l'auteur les a nécessairement connus et pris pour modèles ? Quelle idée se fait-on donc de l'apparition des premiers livres chrétiens dans le monde ? Croit-on qu'un évangile ou une épître, une fois écrits, couraient de main en main parmi les païens, et excitaient les sentiments profanes d'admiration et de curiosité qu'éveillent un poème, un discours, un traité récents ? Ira-t-on jusqu'à les placer comme les pièces en vogue dans l'étalage des libraires ? Ce serait voir sous un jour bien étrange l'histoire de ces temps que de s'imaginer que les dogmes chrétiens, au temps de Néron, eurent dans le public lettré et dans les écoles le retentissement d'un système nouveau de philosophie. Aucune erreur ne serait aussi choquante. Écrits pour des initiés, intelligibles pour eux seuls, dépouillés de tous les agréments propres à piquer le goût des hommes, les livres chrétiens, pendant de longues années, restèrent secrets, comme les assemblées mêmes des premiers fidèles, et inconnus, comme la doctrine qu'ils exprimaient. Ce n'est qu'au temps de Celse et de Julien que les païens paraissent instruits de leur existence ; et si l'on excepte les Épîtres apostoliques, ils sont à peine mentionnés par les Pères du IIe siècle[20]. Sous Néron, il est presque certain qu'ils étaient connus seulement des Églises où ils avaient été composés ou envoyés ; ils ne devinrent qu'un peu plus tard d'un usage universel pour les néophytes. Un siècle après, lorsque l'Église, accrue de nombreux talents, engagea la lutte avec la science mondaine, ses livres sortirent du demi-jour et arrivèrent à la publicité par l'éclat de l'attaque et de la défense. Mais au temps de Sénèque, nous le répétons, les chrétiens étaient trop peu nombreux, trop ignorés, trop souvent confondus avec les sectateurs des superstitions barbares, pour que leur doctrine et leurs écrits attirassent l'attention des païens, surtout des philosophes. Sans doute, si l'on eût pu prouver les rapports de Sénèque avec saint Paul, il serait facile et raisonnable d'admettre qu'il a connu, par cet intermédiaire, les Épîtres et les Évangiles, et qu'il les a compris, grâce aux commentaires de la prédication mais sans ce secours et cette communication officieuse, ni les livres chrétiens ne pouvaient aller jusqu'à lui, ni lui jusqu'à ces livres.

 

 

 



[1] Hist. ecclés., III, 24. — M. Glaire, t. V.

[2] Adv. Hœres., III, 1.

[3] M. Glaire, t. V.

[4] M. Glaire, t. V.

[5] Chrysostome, Hom. I in Matth.

[6] Hist. ecclés., VI, 11.

[7] Disc. prélim. sur la Bible, l. II, ch. II, § 4.

[8] M. Glaire, t. V.

[9] M. Glaire, t. VI, art. 2. — Don Calmet. — Connybear et Howson, t. II.

[10] Vie de Jésus, Introduction, XV, XX, XXV, XLII, XLIII. — Les Apôtres, Introd., VIII, XX, XXIII, XXIX, XLI. — On peut consulter sur ces questions les travaux suivants : Strauss, Vie de Jésus, IIIe section, ch. IV et V. — Nouv. vie de Jésus, l. I, § 46, etc. ; l. II, § 97, etc. — Albert Réville, Étude sur les Évangiles, Reuss, Schérer, Revue de théologie, t. X, XI, XV. Nouvelle série, t. II, III, IV. — Nicolas, Revue germ., sept. et déc. 1862 ; avril et juin 1863.

[11] Renan, les Apôtres, Introd., XVI, XLI.

[12] C'est l'opinion de tous les éditeurs ; elle se fonde sur certains endroits de l'ouvrage, l. I, 16, l. III, 19.

[13] Ad Marciam, IV.

[14] De Clem., I, 19.

[15] Ch. I : Circumfudit me a longo frugalitatis situ venientem ; multo splendore circumsonuit.

[16] Ann., XIII, 42.

[17] Schœll, Hist. de la litt. romaine, t. II, p. 443. — Ruhkopf, t. II, préf., p. 7 et 8, sur la lettre 91. — Quæst. nat., l. III, préf. — L. VI.

[18] Résumons ici toutes ces dates.

I. Livres saints. Chronologie théologique. Évangile selon saint Matthieu, de 41 à 44 ; règne de Claude, exil de Sénèque. — Symbole des apôtres, de 41 à 44. — Évangile selon saint Marc, en 44, ou de 61 à 68. — Évangile selon saint Luc, en 63 ; commencement de la disgrâce de Sénèque. — Actes des apôtres, en 63. — Les onze premières Épîtres de saint Paul, de 53 à 62, temps de la faveur de Sénèque. — Dernières Épîtres de saint Paul, de 64 à 68. — Évangile selon saint Jean, en 99.

Chronologie critique : Évangile selon saint Luc, un peu après l'an 70. — Évangiles synoptiques (saint Matthieu et saint Marc), un peu avant celui de saint Luc.—Actes, vers l'an 80.— Évangile de saint Jean, vers l'an 100.— Épîtres authentiques de saint Paul, même date que dans la chronologie catholique. (Nous ne parlons ni des Épîtres de saint Pierre, ni de celles de saint Jean, dont la date, tout au moins, est incertaine.)

II. Écrits de Sénèque : De ira, Consolatio ad Marciam ; Consolatio ad Helviam, ad Polybium, de 41 à 49. — De vita beata, De brevitate vitæ, De clementia, De beneficiis, Epist. ad Lucilium, Quæst. naturales, de 58 à 65. — De tranquillitate animi, de otio sapientis, de constantia sapientis, de Providentia, date incertaine.

[19] Encore faut-il pour cela s'en référer à la chronologie catholique ; s l'on adopte, au contraire, la chronologie critique, ou celle même de saint Irénée, tous les Évangiles sont d'une date plus récente que les écrits de Sénèque. Il resterait onze épîtres de saint Paul composées entre 53 et 62. On voit combien cette imitation prétendue, même à ce simple point de vue des dates et des époques précises, souffre de difficultés.

[20] Saint Irénée est le premier qui ait fait mention des Évangiles, et il en recule la date assez loin, comme on l'a vu.