SÉNÈQUE ET SAINT-PAUL

 

AVERTISSEMENT.

 

 

Il y a quelques années, à une époque où ce genre d'études critiques n'avait pas encore reçu en France les développements dont nous sommes témoins, et n'excitait pas aussi vivement qu'aujourd'hui l'attention du public, j'entrepris d'examiner la question des rapports supposés entre Sénèque et saint Paul. D'importants travaux venaient de ranimer, peu de temps auparavant, de 1850 à 1854, cette ancienne controverse ; la croyance au christianisme de Sénèque, favorisée par l'esprit qui régnait alors et réhabilitée par une érudition spécieuse, avait repris vigueur. Le monde savant lui-même, que cet air de science prévenait et séduisait, avait adouci, à l'égard de la légende transformée, ses sévérités habituelles ; il s'était fait sur ce point une tentative de rapprochement entre l'esprit de la critique moderne et l'imagination du moyen âge ; cela symbolisait, aux yeux de certaines personnes, un essai et comme une velléité de conversion.

C'est à ce moment que l'idée me vint d'entrer dans l'examen de cette tradition et d'aller au fond du débat. Je n'eus aucune peine à me convaincre que ces apparences d'érudition et ce luxe d'arguments tout neufs n'étaient qu'une illusion. De ces recherches je tirai la matière d'une thèse que je présentai à la Faculté des lettres de Paris. Le sentiment des hommes éminents de cette Faculté, ainsi que les dispositions présentes du public, m'ont déterminé à publier aujourd'hui ce travail sous une forme nouvelle et plus ample. Je l'ai, en effet, dégagé de l'appareil de discussion, de l'abondance de citations que m'imposait la méthode universitaire ; j'ai ajouté des développements nouveaux, j'ai remanié les chapitres anciens ; l'ordre et le plan sont tout autres ; bref, de ce qui était une thèse ou un mémoire, j'ai voulu faire un livre.

Qu'on me permette de placer dans son vrai jour la question qui est ici traitée et d'en montrer, d'un mot, l'étendue et l'importance.

Il ne s'agit pas seulement de discuter une de ces légendes dont l'antiquité chrétienne était si prodigue et le moyen âge si avide ; le vrai sujet est plus sérieux et bien autrement vaste. Le point du débat est celui-ci : quand nous rencontrons dans les philosophes anciens, particulièrement dans ceux du premier siècle de notre ère, certaines maximes élevées, hardies, d'une apparence chrétienne et d'une générosité toute moderne, sur les grands et éternels objets des méditations humaines, sur Dieu, sur l'âme spirituelle et immortelle, sur la liberté et l'égalité, sur le progrès et la fin suprême de la civilisation, faut-il croire que la philosophie a tiré de son propre sein, de sa vigueur native et de sa fécondité inspirée, ces nobles enseignements, ou bien qu'elle n'a été qu'un écho des livres chrétiens ? C'est la question de l'incapacité ou de la puissance de la raison qui est ici posée. Sénèque, disciple et héritier de la philosophie antique, est ici le représentant de la raison libre ; sa cause est celle de l'indépendance et de l'originalité de la pensée.

Pour résoudre cette question capitale il n'y a qu'un moyen : c'est de rechercher si dans les maîtres et les devanciers de Sénèque on retrouve ces marques d'un prétendu christianisme. Si elles s'y trouvent, s'il est démontré que Cicéron, Platon et nombres d'autres ont été aussi chrétiens que Sénèque et même plus, la cause est jugée. Qu'y a-t-il donc au fond de ce débat ? La nécessité d'une étude attentive de la philosophie ancienne.

Ce n'est pas tout, et voici un autre ordre de recherches qui s'ouvre devant nous.

Pour répondre avec précision à ces conjectures vagues qui nous représentent Sénèque catéchisé par saint Paul et mis par lui dans la confidence des livres chrétiens qui étaient alors en voie de préparation, il faut savoir exactement quelle était alors la situation vraie du christianisme dans le monde : la religion nouvelle tenait-elle alors un assez haut rang et une assez large place dans les préoccupations publiques, jetait-elle un assez vif éclat, en un mot était-elle assez connue, assez accréditée et assez estimée pour qu'il soit permis de croire, sans une invraisemblance trop forte, quelle a pu attirer l'attention et gagner l'estime d'un homme tel que Sénèque ? De là tout un chapitre d'histoire à écrire sur la prédication de l'apôtre, sur l'établissement des premières Églises, sur le sujet si complexe et si délicat des origines du christianisme.

Il est facile de voir à combien de problèmes touche la question que nous examinons ici. C'est ce qui en fait l'importance et la difficulté, et c'est aussi, nous l'espérons, ce qui en fera l'intérêt.

Ce sujet si vaste, relevé et compliqué d'affinités si hautes, je n'ai cherché ni à l'exagérer ni à l'amoindrir. Sans sortir des limites que je me suis tracées, je me suis appliqué, selon ma conviction, à maintenir avec fermeté les droits de la raison humaine et à signaler les preuves de puissance et de générosité native qui éclatent dans les conceptions de la pensée antique, cette mère robuste et cette noble institutrice de la pensée moderne.

C. A.

Paris, 1er août 1869.