LES CHRÉTIENS DANS L’EMPIRE ROMAIN

 

CHAPITRE X — La persécution de Maximin (235-238).

 

 

La dynastie des princes syriens s’éteignit avec Alexandre. C’était un prince selon le cœur du sénat, d’esprit rangé, méticuleux, de mœurs douces, ennemi de l’arbitraire et de la violence, soucieux de l’ordre et de la paix civile, et qui avait gouverné d’après les conseils des plus sages.

Sa modération naturelle et une sorte de piété cosmopolite, qui était pour lui comme une tradition de famille, dictèrent sa politique à l’égard des chrétiens. La beauté et l’élévation de quelques-uns de leurs préceptes l’avaient séduit, et le Dieu qu’ils prêchaient, unique, présent partout, ne lui répugnait pas. Il était fier peut-être que la Syrie, son pays d’origine, eût porté cette philosophie nouvelle, digne, à son goût, par la largeur et la haute moralité de ses maximes, d’avoir place a côté des plus nobles enseignements du passé. Il lui eût volontiers, donné droit de cité. Il y trouva quelque opposition et craignit de passer outre. On ne sait si tous les chrétiens eussent alors accepté une investiture dont les conditions eussent pu gêner leur liberté et les mettre en tutelle. Ils vécurent tranquilles, sans être officiellement autorisés. L’empereur ne s’inquiéta pas de les voir s’organiser en une espèce de confédération et gagner chaque jour du terrain, et ne fit nul appel contre eux aux lois existantes ; lois d’exception d’ailleurs, invoquées seulement, disaient-ils, par les mauvais princes, et souvent éludées par les magistrats chargés de les appliquer ; lois inutiles en outre, car la force n’arrête pas le mouvement des idées, et l’effet des mesures violentes avait été plutôt d’accroître et d’étendre le mal prétendu que de le guérir ; lois iniques en tout cas et inopportunes, car elles violaient la liberté de conscience ; et l’opinion publique, généralement adoucie, avait cessé presque partout d’en réclamer l’exécution.

L’Église, en fait, jouit d’une pleine sécurité sous Alexandre Sévère. Les récits de martyres attribués à ce temps sont des fictions ou des anachronismes. Si, dans cette période de treize ans, quelques chrétiens eurent individuellement affaire aux juges, ou furent victimes de sévices populaires, comme cela eut lieu, dit-on, pour Calliste en 222, ce sont des incidents ou des accidents dont on ne peut tenir compte, dans l’ignorance où l’on est des faits, de leurs conditions et de leurs causes.

On raconte que cet état de choses changea dès l’avènement de Maximal, et des dix persécutions traditionnelles, on en place une à ce moment, entre la fin de 235 et l’année 238.

Voici, à ce sujet, les plus anciens témoignages des historiens ecclésiastiques : L’empereur Alexandre, dit Eusèbe, ayant été tué dans la treizième année de son règne, Maximin lui succéda. La haine dont celui-ci était animé contre la maison d’Alexandre, composée en majeure partie de chrétiens, l’ayant porté à les persécuter, il ordonna de mettre à mort les seuls chefs des églises, auteurs des progrès et de l’extension de la doctrine évangélique. C’est en ce temps qu’Origène composa son livre du Martyre, qu’il dédia à Ambroise et à Protoctetos, prêtre de Césarée, qui avaient l’un et l’autre couru de grands dangers et acquis, dit-on, beaucoup de gloire en confessant le nom du Christ[1].

Sulpice Sévère et Orose répètent a peu près ce que dit Eusèbe : Après Septime Sévère, dit le premier, les chrétiens jouirent d’une paix de trente-huit ans, à peine troublée au temps de Maximin par les rigueurs que souffrit le clergé de quelques églises[2]. Maximin, dit Orose, créé empereur par l’armée, sans l’aveu du sénat, fit subir aux chrétiens une persécution qui, à partir de celle de Néron, est comptée pour la sixième. Elle finit avec son règne, qui dura à peine trois ans. Elle frappa les prêtres et les clercs, c’est-à-dire les docteurs. Orose ajoute qu’elle eut lieu à cause d’Origène, et parce que la maison d’Alexandre et celle de Mammée étaient remplies de chrétiens[3].

Il n’y a nulle raison de récuser ces trois documents concordants.

L’Église, tranquille et florissante depuis près de quarante ans, avait pris pied partout, et dans les derniers temps a la cour surtout, où les oreilles de Mammée étaient ouvertes a toutes les nouveautés de sentiment et a toutes les curiosités d’esprit. Nombre de chrétiens s’étaient insinués dans la maison de l’impératrice-mère et dans celle de son fils. C’étaient eux, sans doute, qui avaient parlé d’Origène et du plaisir qu’on aurait à le voir, et à entendre un homme si savant et si éclairé. Quel triomphe pour l’Église et quel profit pour les chrétiens de l’entourage, que ces conférences amicales du grand docteur alexandrin avec la tutrice de l’empire ! Comment, après cela, ne pas voir d’un œil plus favorable les humbles fidèles dispersés dans toutes les fonctions du palais ? On peut croire que dans le grand conseil du prince, et dans ses alentours civils et militaires, la plupart voyaient avec indifférence l’influence croissante des sectaires autrefois méprisés et proscrits, quelques-uns avec jalousie, d’autres avec une irritation mal dissimulée. On parlait d’accointances indignes, d’oubli des vraies traditions, d’abaissement de la majesté impériale. Plusieurs se permettaient de piquantes railleries[4]. Maximin, qui avait quitté l’armée au temps d’Élagabal, dégoûté peut-être des bacchanales régnantes, avait repris du service sous Alexandre, qu’il voyait plus honnête et plus sérieux. On l’avait accueilli a bras ouverts, comme un brave et utile soldat. Mais sa nature inculte et grossière se pliait mal aux délicatesses et aux raffinements mystiques. Il lui déplaisait sans doute de voir les affaires aux mains d’une pédante, et tant d’oisifs et subtils discoureurs, incapables de porter l’épée, ou professant nue philanthropie hors de saison, diriger secrètement celle qui, par son fils, gouvernail l’empire. Eut-il quelque froissement avec eux ? Fut-il ou se crut-il évincé, par leur influence, d’une haute alliance dont il avait caressé l’idée pour son fils, et qu’Alexandre un instant avait bien accueillie[5] ? Tout cela est possible, et c’est peut-être cela ou quelque chose d’analogue qu’Eusèbe et Orose veulent faire entendre ? Toujours est-il qu’une fois le maître, par un de ces coups de force si communs à cette époque, il balaya les chrétiens de la maison de César, les renvoya ou lès fit tuer, et fit triompher un moment le parti de la réaction violente contre des complaisances, qui semblaient h beaucoup la désertion des devoirs de chef d’État.

Mais la guerre aux chrétiens, que tous ne souhaitaient pas, n’était pas, aux yeux des conservateurs les plus obstinés, une satisfaction qui pût voiler la honte de passer sous les fourches de la soldatesque. Ceux mêmes qui raillaient les manies ou les mollesses sentimentales d’Alexandre Sévère regrettèrent l’ordre qui périssait avec lui, et déplorèrent le règne dé la force Brutale qui s’inaugurait avec le farouche élu des soldats, un barbare né on ne savait où ni de qui, et qui n’était pas seulement sénateur[6]. Nul règne ne fut plus universellement impopulaire. L’ennemi des chrétiens fut la bête noire du sénat et de tous les honnêtes gens. Tertullien, s’il eût vécu, eût pu justement glorifier l’Église de compter pour adversaire un prince étranger aux lois divines et humaines, et dès le premier jour mis au ban de l’opinion.

Ce serait faire sans doute trop d’honneur à Maximin que de supposer que des visées de politique et un dessein de défense et de conservation sociale inspirèrent les condamnations qu’il prononça contre les chrétiens. Ce fut comme une mesure d’État prise ab irato. Maximin était dur et cruel par nature. Ce sont les traits le plus visiblement empreints sur sa physionomie, dans les bustes et les médailles que nous avons de ce prince. Il a sévi contre les chrétiens pour cette seule raison que son prédécesseur les avait bien traités. Un esprit d’aveugle réaction le guida. Il prit le contre-pied des pratiques inspirées par Mammée en toutes choses. A la mollesse et au laisser-aller il fit succéder une extrême tension. Il estimait que l’empire, pour être gouverné, avait besoin d’une main de fer[7]. Aux fades et énervantes maximes qui prévalaient, il fit succéder la terreur au dedans, et au dehors une action énergique. Il aimait le métier de soldat, auquel il devait sa fortune, et le savait bien faire. Pendant tout son règne il vécut sous ta cuirasse, dur pour lui-même, donnant l’exempte d’usé activité inconnue chez un prince depuis Septime Sévère. A Rome, beaucoup qui, par malheur pour l’État, avaient renoncé à la vie des camps, et en soutenaient à peine l’idée, lui reprochaient de jouer au soldat. Il répondait aux railleries par des arrêts de mort. Il se savait haï et méprisé des grands et des riches ; il les décima pour étouffer les haines, faire taire l’opposition et trouver l’argent dont il avait besoin pour satisfaire l’armée. Il convient d’ajouter que plusieurs conspirations avortées lui fournirent, des raisons ou des prétextes pour tailler en plein corps du sénat et se saisir des mécontents connus ou supposés. On dit qu’après le complot du consulaire Magnus, quatre mille personnes furent horriblement suppliciées : les uns mis croix, les autres bâtonnés jusqu’à la mort, d’autres livrés aux bêtes ou cousus vivants dans le ventre d’animaux fraîchement égorgés[8]. On appelait Maximin Cyclope, Busiris, Phalaris ; on faisait ouvertement des vœux pour qu’il ne mît jamais les pieds dans Rome ; on souhaitait des bras qui délivrassent le monde de cette bête féroce ; on lui chantait au nez, des vers qu’il ne comprenait pas et qu’on n’avait garde de lui traduire, qu’il n’est pas d’animal si gros et si redoutable dont, à plusieurs, on ne puisse venir à bout. Quand de l’Afrique éclata la rumeur d’une révolte à l’annonce d’un nouveau prince proclamé, ce fut un cri de joie universel, et le sénat, si timoré d’ordinaire, déclara résolument Maximin ennemi public[9].

Les rigueurs exercées contre les chrétiens par Maximin se perdent donc dans les violences de ce règne et ne paraissent pas avoir de causes plus profondes que celles que nous avons dites. Nul ne rapporte que, parmi les amis de Mammée et les conseillers ou familiers de l’entourage d’Alexandre, il les ait mis a part et traités avec une sévérité exceptionnelle. Dans cette cour où les maîtres donnaient l’exemple de la largeur d’esprit et de la tolérance pour toutes les croyances et toutes les pratiques, chrétiens et païens vivaient sans doute sur le même pied d’intimité et de faciles transactions. Maximin ne distingua pas et frappa au hasard[10]. Il ne se piquait pas de dévotion et s’inquiétait fort peu des vieilles traditions religieuses de l’empire. A l’occasion, il traitait les dieux comme de simples sénateurs, jetait leurs statues au creuset, si elles étaient d’or ou d’argent, pillait leurs temples, en enlevait les riches offrandes, en dépit de l’opposition des populations.

On ignore, en somme, les péripéties de la persécution de Maximin. Cependant on peut dire qu’elle dura peu, qu’elle ne dut pas être fort rigoureusement exécutée, si ce n’est peut-être dans les premiers temps, et qu’elle fut certainement circonscrite. Pour le premier point, cela résulte du fait même de la courte durée du règne, qui l’ut virtuellement fini lorsqu’on sut que l’Afrique avait proclamé le vieux Gordien et que le sénat l’acclamait. D’un autre côté, Maximin passa tout le temps de son règne aux armées, devant les barbares, loin du centre de l’administration.

Pour le second point, on peut l’induire de l’impopularité universelle et avérée du nouveau gouvernement. Il est permis, en effet, de douter que les magistrats s’engagèrent partout résolument dans une politique de violence dont on était depuis longtemps déshabitué, et qui semblait fondée sur la fantaisie cruelle d’un prince de hasard, ignorant dans l’art de gouverner, et dont l’usurpation détestée paraissait avoir peu d’avenir.

Le troisième point résulte directement des témoignages allégués plus haut, et où il est dit que les chefs seuls de l’Église furent visés, et quelques ecclésiastiques seulement condamnés en fait. D’autres renseignements à peu près contemporains confirment ces témoignages. Firmilianus, évêque de Césarée, en Cappadoce, dans une lettre écrite à Cyprien quelque vingt ans plus tard, rapporte que beaucoup de chrétiens alors prirent la fuite, sans qu’on y mît obstacle, car la persécution était locale et ne s’étendait pas dans l’empire entier[11]. Ainsi, il ne paraît pas, que les fidèles aient en rien à souffrir alors dans la province d’Afrique. Ponce, diacre, dans sa vie de saint Cyprien, atteste qu’avant Cyprien aucun évêque d’Afrique n’a été condamné, et Optat, dans son troisième livre Advenus Parmenianum, ne semble connaître dans cette province que les persécutions de Dèce, de Valérien et de Dioclétien[12].

Nous n’entendons pas dire que sous Maximin les dispositions générales des esprits eussent changés, ni que le christianisme fût alors généralement bien vu dans l’empire. La haine fanatique était toujours à fleur de peau, plus assoupie qu’éteinte, s’échauffant ou se calmant selon la politique régnante, et toujours facile à réveiller. On peut croire même que plus d’un Romain de vieille roche, attaché de cœur ou par patriotisme aux traditions des ancêtres, n’avait pas vu sans gémir les complaisances de Mammée et de son fils envers des hommes qu’il regardait comme des déserteurs des devoirs de la vie civile, comme d’inconscients mais dangereux destructeurs de la cité romaine.

Cependant, avec le temps, avec l’accroissement considérable du nombre des fidèles, la longue neutralité du pouvoir et parfois sa sympathie manifeste, on avait appris à connaître les chrétiens, à vivre avec eux, à les supporter doucement, partout au moins où ils savaient êtres sages et prudents. Sans doute, en dépit du sang répandu, il ne fut pas nuisible à la cause chrétienne de subir alors les coups d’une réaction violente qui s’attaquait à tous les gens de bien. Et d’autre part, c’est comme un aveu d’impuissance de la part de Maximin de n’avoir pas songé à détruire le corps entier des chrétiens, mais d’avoir seulement ordonné de sévir ça et là sur les chefs et les meneurs de la secte.

Pontien était alors évêque de Rome. Il avait en cette qualité paisiblement succédé à Urbain, mort en 250. Il fut une des premières victimes, nous ne dirons pas de l’édit de Maximin, car nous ne savons pas s’il en promulgua, mais tout au moins des ordres qu’il envoya à Rome et dont nous ignorons la teneur. Hippolyte, l’ancien adversaire de Zéphyrin et de Calliste, s’il faut voir en lui l’auteur du livre des Philosophumena, fut frappé en même temps. Était-il évêque du Port de Rome, comme quelques-uns l’ont prétendu, ou seulement membre du presbytérat romain ? On ne le sait pas de façon certaine. Naguère fougueux polémiste, engagé dans les controverses doctrinales du temps, il n’avait pas craint de taxer d’ignorance et d’hérésie les chefs de l’Église de Rome, d’invoquer contre eux les enseignements traditionnels, de blâmer leur facilité et leur indulgence, qui compromettaient, à son gré, la vieille discipline. Il s’était employé à faire la police du dogme en définissant et en classant les hérésies. Vieux alors et revenu de toute ambition, après avoir vu les suffrages populaires lui préférer pour le gouvernement de l’Église, depuis Zéphyrin, trois diacres ou prêtres moins connus que lui, il vivait à Rome, rapproché peut-être dans ses derniers jours de l’évêque Pontien, honoré et consulté sans doute comme un des plus célèbres champions de l’Église et un des doyens parmi les prêtres.

Le plus ancien texte que nous ayons à propos de la double condamnation de Pontien et d’Hippolyte est le suivant : Eo tempore Pontianus episcopus et Ypolitus presbyter exoles sunt deportati in Sardinia, in insula nociva, Severo et Quintiano consulibus. In eadem insula discinctus est IIII kal. octob. et loco ejus ordinatus est Anteros XI kal. décemb. consulibus suprascriptes. C’est-à-dire : En ce temps-là, sous le consulat de Sévérus (Cnéius Claudius) et de Quintianus (L. T. Claudius Aurélius), Pontien, évêque, et Hippolyte, prêtre, furent exilés et déportés en Sardaigne, dans une île meurtrière. Dans la même île, Pontien fut déposé le 4 des kalendes d’octobre (28 septembre), et le 11 des kalendes de décembre (21 novembre) Antéros fut ordonné à sa place, sous les consuls susnommés[13].

Ce texte, malgré sa forme barbare, paraît assez clair. La mention des consuls nous donne l’année de cette condamnation. Elle fut prononcée en 256. Le Liber Pontificalis l’attribue à Alexandre Sévère, qui régna jusqu’au milieu du mois de mars de cette année (18 mars), et les critiques qui ont suivi cette indication, comme Baronius, expliquent la sentence par des haines privées et des calomnies dont Pontien et Hippolyte auraient été victimes[14]. Adon, Tillemont et beaucoup d’autres, jusqu’à M. de Rossi dans ces derniers temps, estiment qu’elle doit être imputée au gouvernement de l’empereur Maximin. Nous entrons pleinement dans cette opinion.

Maximin fut salué empereur par les soldats le 18 mars 235, et la réaction contre les facilités du précédent régime se fit sentir presque immédiatement. L’Église en porta sa part, et paya la protection et la faveur dont elle avait joui. Il est naturel que Pontien, désigné par son rang, et Hippolyte par sa position d’acolyte et sa notoriété, en aient subi les premiers coups. L’expression discinctus est du catalogue philocalien est obscure. Quelques-uns la traduisent par defunctus est. Cependant le Liber Pontificalis porte au sujet du même Pontien : defunctus est III kal. novemb. Il mourut le 30 octobre. S’il n’y a pas ici une confusion et une erreur d’un mois, et qu’il faille, sans répudier le mot discinctus est IV kal. octob., accepter comme exacte l’indication du Liber Pontificalis, il faudra donner au terme discinctus est du premier texte le sens d’abdication, de démission, de vacance ouverte ou déclarée du siège épiscopal de Rome. Dès lors, la date de la relégation en Sardaigne de Pontien et d’Hippolyte serait, a quelques jours près, donnée par le vieux chronographe. Pontien et son compagnon furent déportés aux mines de Sardaigne à la fin de septembre, et le jour même ou quelques jours plus lard, le 28 de ce mois, soit par acte spontané de renonciation, soit par délibération du corps presbytéral de l’Église romaine constatant le fait, la vacance du siège de Rome et l’ouverture de la succession de Pontien aurait été prononcée, et Antéros, un mois et vingt-deux jours plus tard, aurait été ordonné à sa place (21 novembre). A ce moment, Pontien était-il encore vivant ? M. de Rossi le suppose[15], par la raison que le texte où l’on note son abdication — en supposant que discinctus est doive être ainsi entendu — et la nomination d’Antéros ne marque pas sa mort. La raison n’est peut-être pas tout a fait probante. On peut la fortifier cependant en ajoutant qu’Eusèbe, qui ne note pas la condamnation de Pontien, le fait mourir au commencement du règne du vieux Gordien (avril 237)[16]. M. de Rossi ne prolonge pas sa vie au-delà du 30 octobre 236. Mais que Pontien soit mort le 28 septembre 235 ou le 30 octobre de la même année ou de l’année suivante, peu importe ici. Il reste qu’il fut, avec le prêtre Hippolyte, une des premières victimes de la persécution de Maximin à Rome. Nous entendons aussi le texte ancien non comme un simple exil, mais, quoique le chronographe ne le marque pas explicitement, comme une condamnation aux travaux forcés des mines, peine cruelle, d’un degré seulement inférieure à la peine capitale, aggravée d’ordinaire par les mauvais traitements, la privation de nourriture et la bastonnade. Le Liber Pontificalis note ces circonstances : Afflictus, fustibus maceratus, en marquant la mort de Pontien.

Hippolyte ne dut pas être plus ménagé. On n’a nul détail sur sa mort ; on sait seulement que, comme Pontien, il mourut et fut enseveli en Sardaigne. Un peu plus tard, en effet, Fabien, successeur d’Antéros sur le siège épiscopal de Rome, fit ramener les dépouilles des deux confesseurs, plaça le corps de Pontien dans le cimetière pontifical de Calliste, et celui d’Hippolyte dans une crypte de la via Tiburtina.

Au IVe siècle, on érigea ou on attribua à ce dernier une statue, et une légende se forma autour de sa mémoire. A la suite des Actes peu sérieux de saint Laurent, archidiacre de Sixte, on trouve en général dans les passionnaires la narration du martyre d’un officier ou soldat du nom d’Hippolyte, à la garde duquel Laurent aurait été commis. Ce soldat converti par Laurent, son prisonnier, aurait été jugé par l’empereur Dèce et son préfet Valérien, siégeant en personne, et, après son refus formel de sacrifier et de revenir au culte des dieux immortels, attaché a des chevaux indomptés et traîné parmi les pierres et les ronces jusqu’à ce que son corps ne fût plus qu’une masse informe et sanglante. Prudence qui, à la fin du IVe siècle, a consacré une de ses hymnes à illustrer cette passion, semble avoir confondu cet Hippolyte, inconnu de l’histoire, avec l’ennemi personnel de Calliste, l’intransigeant du commencement du IIIe siècle. Il en fait un adepte des novatiens, un adversaire du pape Corneille mort vingt ans plus tard, et un champion déclaré du rigorisme ecclésiastique. Il n’y a nulle vérité historique, est-il besoin de le dire, dans ce supplice d’Hippolyte. C’est un souvenir de la légende du fils de Thésée, et quelques critiques n’y ont vu qu’une adaptation chrétienne d’un vieux mythe grec[17].

On peut croire que la condamnation de l’évêque Pontien et du prêtre Hippolyte aux mines de Sardaigne émut vivement les fidèles de Rome. Une longue paix avait amolli les courages. Le poste d’évêque paraissait périlleux. Il resta vacant près de deux mois, du 28 septembre au 21 novembre. On n’imagine guère, du reste, comment, sous la surveillance d’un pouvoir hostile et d’une administration servie par une police bien dressée, l’Église entière de Rome, qui comptait sans doute alors de nombreux milliers d’adhérents dispersés dans les quatorze régions de la ville, pouvait se rassembler pour donner un successeur à Pontien. Il est présumable que, dans les temps ordinaires même, les fidèles se réunissaient par petites sections, comme dans toute société secrète et que les élections se faisaient par les délégués de groupes. Dans les circonstances critiques, l’Église redoublait de précautions : le collège presbytéral, représentation naturelle et régulière des fidèles, assisté peut-être des diacres, qui étaient de fort importants personnages et des plus zélés de la communauté, examinait les candidats et choisissait. Antéros, élu après bien des allées et venues sans doute, ne fit que passa sur le siège épiscopal de Rome. Ordonné le 21 novembre 235, il mourut le 5 janvier 236, après avoir porté un mois et demi à peine son nouveau titre d’évêque de la grande Église de Rome.

Sur les causes, les circonstances et le genre de sa mort, nous n’avons aucun renseignement certain. A lire Eusèbe, on n’a nulle raison de croire qu’il ne soit pas mort d’une mort naturelle. La chronique de Damase, après avoir constaté la courte durée de son épiscopat, ajoute qu’il s’endormit le 3 des nones de janvier, sous le consulat de Maximin et d’Africanus. L’expression dormit peut être difficilement prise pour synonyme de passus est. Elle exclut à tout le moins l’hypothèse d’une mort violente. Le Liber Pontificalis, postérieur à la chronique de Damase, et pour cela seul de moindre autorité, est plus explicite. On y lit : Hic (Antéros) gesta martyrum diligenter requisivit et in Ecclesia recondidit propter quod a Maximo præfecto martyr effectus est. D’après ce passage, Antéros, inculpé d’avoir recueilli les Actes des martyrs et de les avoir serrés dans les archives de l’Église, aurait été condamné par le préfet Maximus. Ce Maximus, dit-on, ne serait autre que Maximus Pupianus, un peu plus tard opposé, avec Balbin, à l’empereur Maximin par le sénat, et qui, selon Borghesi, aurait occupé en ce temps la préfecture urbaine. L’inculpation de faire un recueil des Actes des martyrs ne laisse pas d’être assez étrange. A part deux ou trois pièces à peu près contemporaines des événements, et encore qui n’appartiennent pas proprement à l’histoire de l’Église de Rome, y avait-il alors des Actes de martyrs composés ? Mais peut-être Antéros songea-t-il justement à en l’aire rechercher les matériaux dans les greffes de la justice romaine[18]. Le moment ne paraissait pas très heureusement choisi, si la persécution avait recommencé. Faire relever comme des titres de gloire les souvenirs de ceux qui, contre la loi, avaient affirmé leur foi, glorifier leurs mémoires, c’était protester ouvertement contre la politique passée au moment où elle se réveillait, et inviter indirectement les proscrits à"la désobéissance. Il y a des bravades qui tentent les cœurs ardents, les âmes fortes et sans peur. Mais, en admettant cette libre interprétation du texte du Liber Pontificalis, si Antéros a été condamné pour violation des archives judiciaires de Rome, il n’a point été frappé pour sa seule profession de foi, comme membre de la hiérarchie et chef de l’Église, selon les ordres prétendus de Maximin, mais pour un acte particulier de prévarication. D’autre part, en acceptant a la fois le mot dormit de la Chronique de Damase et le terme martyr effectus est du Liber Pontificalis, et en supposant que ces deux expressions ne sont pas contradictoires, on en tirera qu’Antéros, pour le fait constaté plus haut (propter quod), fut seulement mis en prison, où il mourut de misère et de faim.

Les choses ont pu se passer de la sorte en effet. Mais le péril n’était pas fort urgent, et si Maximin avait donné l’ordre de sévir contre les chefs de l’Église, les magistrats, à Rome au moins, montrèrent quelque mollesse à les exécuter. La preuve, c’est qu’Antéros étant mort — martyr ou non, il n’importe — le 5 janvier 256, sa place fut remplie quelques jours après, et le 11 ou 12 du même mois, Fabien élu évêque. Or, Fabien était encore à la tête de l’Église de Rome à la fin de l’année 249. Nul ne dit qu’il ait été inquiété pendant le règne de Maximin. Et il n’y a pas lieu d’alléguer ici les préoccupations de la guerre civile et les troubles intérieurs, qui furent toujours une heureuse aubaine pour les chrétiens. Car Fabien fut élu vers le milieu de janvier 236, et ce n’est qu’au milieu du mois d’avril de l’année suivante 237 qu’éclata en Afrique l’espèce d’émeute qui aboutit à la proclamation du vieux Gordien comme empereur. Or, pendant ce long intervalle de quinze mois, le gouvernement de Maximin ne fut mis en échec nulle part, Et il ne fallait pas si longtemps pour découvrir l’évêque Fabien et les prêtres de son entourage. Ni lui, ni aucun d’eux, que nous sachions, ne fut traduit en justice.

On voit à quoi se réduit, à Rome, dans la plus nombreuse Église de l’empire romain, ce qu’on appelle la sixième persécution. Nous ne connaissons de science certaine qu’un seul fait : la transportation de Pontien et d’Hippolyte aux mines de Sardaigne. L’emprisonnement et la mort d’Antéros en qualité de martyr sont choses incertaines. Être puni pour avoir dérobé des pièces de greffe, — si c’est là, comme il semble, la cause de l’emprisonnement hypothétique d’Antéros, — cela ne peut guère s’appeler souffrir pour la foi qu’eu forçant singulièrement le sens des mots.

L’Église, dans certaines provinces de l’Orient, fut plus maltraitée qu’à Rome et en Italie. En Cappadoce et dans le Pont, quand on apprit la réaction inaugurée par le nouveau prince et le réveil des compressions violentes, l’opinion s’émut de toutes parts. Des calamités publiques frappaient en même temps le pays. Des tremblements de terre avaient renversé quantité d’édifices ; plusieurs villes s’étaient effondrées. Beaucoup qui, dans la paix des éléments, riaient des dieux, voyaient là des coups du ciel, le signe des colères d’en haut. La foule ignorante assiégeait les temples, maudissait la secte des impies, leur attribuait tous ces maux. Les hommes qui paraissaient sages, dit Origène dans ses commentaires sur saint Matthieu, s’unissaient à la foule et répétaient ces odieuses accusations[19]. Les ordres du prince, c’était peu. Les dieux parlaient eux-mêmes et demandaient vengeance contre les blasphémateurs.

Ælius Sérénianus, ancien membre du grand conseil d’Alexandre, homme d’une intégrité exemplaire, selon Lampride[20], gouvernait alors la Cappadoce. Il eût été dans un grand embarras, sans doute, si les cris de mort contre les chrétiens se fussent produits quelques mois auparavant, sous un prince qui ne se faisait pas scrupule de les protéger visiblement. Mais les choses étaient changées. Il pouvait suivre le courant populaire, en restant d’accord avec le nouveau maître. On peut croire qu’il le suivit. Firmilien dit positivement qu’il se montra cruel et inhumain, et que la persécution sévit. On ignore en quelle mesure ni sur quelles victimes ; mais il y en eut probablement, et le fanatisme déchaîné des masses ne fit sans doute pas toujours la distinction des simples fidèles et des dignitaires de l’Église. On ne dit pas que l’évêque Firmilien subit aucune violence, ni qu’il passa en jugement. Les chrétiens se cachèrent ou prirent la fuite. On dut piller quelques maisons et maltraiter tumultuairement quelques fidèles. Ces faits, vraisemblablement, appartiennent à la fin de l’année 235, quand les fonctionnaires du régime précédent n’étaient pas remplacés partout[21].

Au milieu de ces malheurs publics et des émotions diverses qu’ils occasionnaient dans la Cappadoce et le Pont, de l’affolement fanatique des païens, du désarroi des fidèles éperdus, l’ivresse prophétique, compagne ordinaire des mauvais jours, se réveillait dans l’Église. L’exaltation prédicante secouait quelques cerveaux troublés. Une femme inspirée de l’esprit de Dieu suivant les uns, possédée du démon selon les autres, opérait, disait-on, des prodiges, annonçait les tremblements de terre ou les produisait par une puissance toute divine. On la voyait marcher pieds nus sur k neige, sans souffrir du froid. Elle prétendait venir 4e Jérusalem et y retourner bientôt. Nombre de fidèles, et jusqu’à des diacres et des prêtres, s’étaient ; laissé séduire a ses prestiges et la suivaient docilement. Elle savait les formules des prières solennelles, et s’en servait, donnait le baptême et distribuait l’eucharistie. Apparemment, c’était la continuation des scènes dont les montanisantes avaient donné le spectacle à diverses reprises dans ces mêmes provinces, et, bien que l’auteur qui rapporte ce fait n’en dise rien, un réveil des croyances millénaires, toujours vivantes en quelques âmes exaltées. Les émotions vives — et elles ne manquaient pas a ce moment — suscitaient ou rallumaient aisément ces espèces de convulsion de foi, surtout parmi les femmes[22].

En Palestine, il y eut aussi quelques poursuites contre les chrétiens. Origène, condamné quelques années auparavant avec fracas par l’évêque d’Alexandrie Démétrius, moins peut-être pour les témérités de son livre Des principes que par un sentiment de mesquine jalousie, habitait la ville de Césarée en Palestine. Nul docteur en Orient ni en Occident n’avait un renom égal au sien. Sa vie s’écoulait entre les soins de renseignement et ses études d’exégèse biblique. Ses amis et surtout Ambroise l’excitaient au travail, lui fournissaient des scribes et multipliaient les copies de ses écrits. Il n’était pas d’âme plus pacifique, d’esprit plus éclairé et plus large. En dépit du témoignage d’Orose, il est assez difficile de croire que Maximin ait surtout visé Origène dans la persécution qu’il ordonna. Que pouvait-il y avoir de commun entre le chrétien platonisant et l’inculte soldat qu’un coup de force, et si l’on peut dire une ironie de la fortune, avait mis a la tête de l’empire ? Les haines ecclésiastiques excitées contre le grand docteur qui, simple laïque encore, s’était permis d’avoir plus d’esprit, de science et de gloire que son chef hiérarchique, l’évêque Démétrius, étaient en partie éteintes. Les aboiements de chien, comme parle saint Jérôme, poussés quelques années auparavant contre Origène par le clergé d’Égypte, a propos de son ordination et de ses succès en Palestine, étaient oubliés. Maximin d’ailleurs et ses ministres songeaient-ils à prendre parti dans ces querelles déjà vieilles, et qui s’agitaient dans un monde auquel ils étaient étrangers ?

Quoi qu’il en soit, les amis d’Origène pensèrent que le séjour de la Palestine, où il était connu, n’était point sûr pour lui et le firent partir pour la Cappadoce. Ce fait permet de supposer que, dans ce pays, après un peu d’éclat les violences s’étaient amorties. Origène demeura a Césarée de Cappadoce, caché chez une chrétienne du nom de Juliana, et put, grâce à des livres qu’il y trouva, continuer paisiblement ses travaux.

C’est là qu’il apprit que son ami Ambroise et Protoctetos, prêtre, et peut-être quelques autres, avec eux, avaient été arrêtes en Palestine. A leur intention, et pour les autres qui couraient le même péril, il composa son exhortation au martyre. L’heure n’était pas venue pour lui de prêcher d’exemple. Il écrivit et, avant d’agir, donna la leçon.

Cet ouvrage d’Origène doit être de l’année 236. C’est une lettre un peu longue, et qu’on souhaiterait plus personnelle et moins embarrassée de citations de l’Écriture, mais où respire la foi la plus vive. Origène s’adresse à ses deux amis, Ambroise et Protoctetos.

Les tribulations vont les exercer ; mais de vastes espérances s’ouvrent devant ceux qui les auront traversées sans faiblir. Ceux du dehors nous méprisent ou nous raillent, nous appelant des impies ou des insensés[23]. Souvenons-nous des Écritures et des inviolables promesses qu’elles contiennent. Qui n’accepterait tribulations sur tribulations pour recueillir aussitôt la béatitude qui en est le prix ? Regardons, non l’épreuve présente, qui est courte, mais le fruit assuré qu’elle porte pour ceux qui ont bien combattu pour Jésus-Christ. Songeons à la récompense qui attend ceux qui, dédaignant le corps, ce vase d’argile, auront su montrer qu’ils aiment Dieu de toute leur âme.

Or, ceux-là seuls aiment Dieu de toute leur âme qui, pour s’unir à lui, consentent de bon cœur à se séparer du corps et à briser avec lui quand l’occasion s’en présente. Qui, de ceux qui gémissent d’y être attachés et d’en subir la corruption, ne rendrait grâce d’en être délivré ? Celui qui estime cette rupture pénible n’a jamais soupiré après le Dieu fort et vivant, comme le cerf altéré après les claires fontaines, il n’a jamais dit sincèrement en lui-même : Quand donc irai-je a Dieu ? Quand donc serai-je devant lui face à face ?

Je souhaite donc que, dans le combat qui vous attend, vous ayez toujours présente a l’esprit l’idée de l’infinie récompense réservée à ceux qui souffrent persécution et opprobre pour la justice et le fils de Dieu, et que vous soyez dans la joie et dans l’allégresse, comme les apôtres se sont réjouis d’avoir été jugés dignes de souffrir le mépris pour son nom. Que si parfois vous sentez en vous quelque angoisse, que l’esprit du Christ soutienne votre âme ! Sachez vous dire : Ô mon âme, pourquoi es-tu triste, et pourquoi me troubles-tu ? Espère en Dieu.

Plaise au ciel que votre âme soit ferme, que devant les tribunaux et le tranchant menaçant des glaives la paix du Seigneur la garde, qu’elle soit tranquille, assurée que ceux qui s’échappent ainsi du corps vont a Dieu, Seigneur de toutes choses.

Mais si nous ne pouvons nous défendre du trouble, du moins sachons le renfermer en nous-mêmes, et qu’il n’éclate pas devant nos ennemis. C’est vers Dieu, l’auteur, le modérateur, le conservateur de l’univers, qu’il faut regarder, et non vers des hommes d’un jour réservés à sa justice. Ce n’est point eux qu’il faut craindre. Dieu jadis dit a Abraham : Sors de ton pays. A nous bientôt il dira peut-être : Sors du monde, et il est bon de lui obéir si Ton veut goûte1 ce qu’on nomme le royaume des cieux. Que ceux qui sont appelés à combattre songent aux luttes souvent engagées ici-bas pour la cause des vertus. La tempérance, la sagesse, la justice ont eu leurs champions, même parmi ceux qui sont étrangers au parti de Dieu[24]. Pour la religion, la race élue, le peuple choisi, la nation sainte, héritière des divines promesses, combat seule[25]. Les autres hommes n’ont jamais songé à mourir pour la piété, quelque atteinte qu’elle soumit, ni à préférer la mort dans la piété à la vie liée a l’impiété. Mais les sentiments intérieurs ne suffisent pas. Il ne faut pas croire seulement, mais confesser sa foi au besoin. Ce n’est pas de cœur seulement, c’est aussi de bouche qu’il faut l’affirmer hautement.

Ceux qui, devant le tribunal ou avant même d’y avoir été conduits, abjurent la foi chrétienne, sans professer l’idolâtrie, font acte d’idolâtre. C’est la, en effet, en face des juges, qu’on donne la preuve de l’amour qu’on a pour Dieu. Devant les instigations impies et criminelles, il faut demeurer oreilles closes et bouche muette. Dieu, vous le savez, est un Dieu jaloux et qui ne veut pas de partage. Celui qui confesse quelque dieu, surtout quand on emploie la question et les supplices pour examiner sa foi, s’unit a celui qu’il confesse ; celui qui l’abjure, par son abjuration même, s’en sépare violemment et comme par le tranchant d’un glaive.

La mesure de la confession, quelle elle doit être, le voici : si dans tous le cours de l’interrogatoire et de l’examen nous ne laissons nulle prise sur nous au démon qui veut nous souiller par des pensées de négation ou de doute, et s’efforce de nous détourner du martyre et de la voie de la perfection ; si nous savons tout supporter de nos adversaires, les outrages, la moquerie, la risée, l’opprobre et la pitié même dont ils semblent se targuer à notre égard, nous traitant de fous et d’égarés, et nous appelant de pauvres dupes ; si de plus, pour rester attachés à Dieu et lui demeurer fidèles, nous savons oublier femme, enfants et tous les biens de la vie, comme on les nomme, et les lui sacrifier, alors, oui, nous aurons rempli la mesure de la confession légitime. Mais si nous manquons sur quelqu’un de ces points, cette confession ne sera point pure, mais souillée[26]. En nous faisant chrétiens, nous avons contracté avec Dieu. Toutes les règles de la loi évangélique nous lient. Or, n’y lit-on pas : Qui veut venir avec moi, qu’il renonce à lui-même. Qui veut sauver sa vie la perdra, mais qui veut perdre sa vie pour moi la sauvera. C’est donc le devoir et le chemin du salut que de donner sa vie pour le Christ.

Si donc, instruits de la doctrine chrétienne, vous voulez dépasser la connaissance superficielle et équivoque d’ici-bas, hâtez-vous d’aller a celui qui vous a appelés, et devenus les amis du Père céleste, vous le connaîtrez par une communication intime et directe ; plus heureux que l’apôtre, qui ne fat ravi qu’an instant au troisième ciel et en descendit bientôt, vous irez au-delà ; vous verrez plus que lui ; vous jouirez sans fin des trésors que Dieu cache en son sein et qu’il ne découvre qu’à ceux qui, purifiés de la souillure corporelle, sont devenus ses libres enfants.

Pieux Ambroise, personne de ceux qui ont vécu jusqu’ici, ou bien peu du moins, ont pu monter à ce comble de béatitude qui t’attend, si tu sors victorieux du combat qui s’offre à toi[27]. A ceux qui abandonnent tout pour lui, Jésus donnera mille fois plus, et par dessus la vie éternelle. Ah ! certes, je voudrais posséder tous les biens que tu possèdes ici-bas et plus encore, et être appelé a rendre témoignage au Christ Dieu, et abandonner femme, enfants et maison, pour m’unir au Père universel ! Et nous aussi, les pauvres, nous serons martyrs ; mais la première place auprès de lui est à ceux qui ont eu a traverser les plus cruelles épreuves, et qui, pour aller a lui, ont le plus sacrifié ici-bas. Mais vous avez choisi librement, quand vous avez reçu les prémisses de la foi ; alors on vous a pu dire : Si vous ne voulez pas servir Dieu, choisissez-en un autre à qui vous donner. Vous avez répondu : Loin de nous la pensée d’abandonner le Seigneur et de servir des dieux étrangers. Le pacte est fait. Il faut garder votre parole.

Vous allez être un spectacle au monde dans votre combat. Les fidèles et les infidèles auront les yeux sur vous, et les anges du Seigneur et les démons. Supporterez-vous que ces derniers disent de l’un de vous : Il a succombé comme nous ? Gardez-vous même de faiblir ou d’hésiter, et de montrer une foi chancelante et boiteuse !

Peut-être quelques-uns vous railleront ; vos voisins vous auront en dédaigneuse pitié et hocheront la tête en disant : Quels fous ! Dieu ne nous a-t-il pas appelés à être objet de risée et d’opprobre ? Qu’importe, si vous restez fermes et si votre cœur ne retourne pas en arrière ? Nous n’avons personne a craindre, si ce n’est Dieu.

Salomon a dit dans l’Ecclésiaste : J’ai glorifié les morts plus que je n’ai fait aucun de ceux qui1 vivent aujourd’hui. Or, quel mort mérite qu’on le glorifie plus que celui qui volontairement a donné sa vie pour sa foi ?

Et Origène rappelait l’héroïsme des Macchabées, de la mère et des sept fils, invincibles aux plus épouvantables tourments, montrant ce que, contre la violence et la douleur, peut l’amour de Dieu, plus puissant que tous les philtres.

Considérons aussi que le martyre nous acquitte envers Dieu. Il nous a comblés de bienfaits. Que pouvons-nous en revanche ? Nous pouvons mourir pour lui. Ils comprennent mal les paroles du Christ, ceux qui, pour couvrir leur faiblesse, prétendent .que lui-même a faibli devant la souffrance quand il a dit : Seigneur, s’il se peut, que ce calice s’éloigne de moi, et ils méconnaissent le prix du martyre, ceux qui le redoutent et s’y dérobent. Il est comme an second baptême qui nous lave de nos péchés et nous fait assez puissants pour effacer ceux des autres. Les âmes des chrétiens qui ont été frappés de la hache ne sont pas en vain auprès du Seigneur ; ils obtiennent de fui, pour ceux qui les prient, la rémission de leurs fautes. Il est vrai, le chemin qui mène à la béatitude est rude, et pour arriver à cette douce paix il faut traverser une âpre tempête d’hiver. Mais après l’hiver et ses rigueurs abondent les fleurs du printemps.

Jésus a ordonné de répudier les idoles et le culte des faux dieux. C’est pour cela que l’ennemi, ne pouvant nous persuader, veut nous contraindre, pour cela qu’il emploie les tourments que nous savons et fait de ceux qu’il éprouve des idolâtres ou des martyrs. Ce n’est point autrefois seulement que Nabuchodonosor a dressé la statue d’or, ni menacé de jeter dans la fournaise Ananias, Azarias et Misaël. Mais voici qu’un autre Nabuchodonosor nous menace, nous aussi qui vivons aujourd’hui et sommes les vrais Hébreux[28]. Mais nous, pour recevoir aussi la rosée céleste qui éteindra le feu et rafraîchira la principale partie de notre âme, imitons ces pieux enfants. Un autre Aman voudra se faire adorer par vous, nouveaux Mardochée ; mais dites : Je ne placerai pas la gloire d’un homme au-dessus de celle de Dieu. Armons-nous du Verbe de Dieu pour renverser le dragon, et les lions ne nous toucheront pas plus qu’ils n’ont touché Daniel.

Souvenons-nous que Jésus n’a parlé du martyre qu’à ses seuls apôtres. A eux seuls il a donné des préceptes a ce sujet, et il a dit que nul n’est appelé au combat, si ce n’est par la Providence ; il a enseigné qu’on ne peut tuer que notre corps, et que nul n’a de pouvoir sur l’âme ; il a déclaré qu’il reniera devant son Père celui qui l’aura renié, comme il avouera tous ceux qui l’auront confessé.

Et non seulement il ne faut pas nier ; mais il ne faut pas rougir de comparaître ni d’avoir à souffrir ce que les ennemis de Dieu regardent comme une honte et une flétrissure, pour toi surtout, pieux Ambroise, qui, après tant d’honneurs reçus dans la vie civile, es conduit maintenant comme une victime, suivant la croix de celui qui te mène vers les grands de la terre et les rois, et pour toi aussi, Protoctetos, son compagnon et son associé dans le martyre, et pour vous aussi qui allez témoigner avec eux[29]. Il ne faut ni renier le Fils de Dieu, ni rougir de lui. Il a promis la paix ; mais il a apporté l’épée et le feu sur la terre, et l’a déclaré : l’épée qui sépare le corps de l’âme, ce qui est de la terre et ce qui est du ciel ; le feu qui détruit tous les liens et toutes les attaches d’ici-bas. Au ciel, Ambroise, tu seras plus utile aux tiens, à ta femme, tes sœurs, à tes enfants, qu’ici-bas. Tu sauras bien les aider ; tu sauras mieux comment il les faut aimer. Souviens-toi seulement de ce mot de Jésus : Celui qui aime son fils ou sa fille plus que moi n’est pas digne de moi. Vous avez déjà souffert plus d’un outrage pour le Christ. Persévérez jusqu’au bout, sans défaillir. Songez combien de fois vous avez affronté la mort pour de chétifs intérêts ; peut-être votre vie a-t-elle été gardée justement pour cette épreuve suprême.

Si quelqu’un, vaincu par l’amour de la vie, ou par la faiblesse de la chair, ou par les discours insinuants de ceux qui essaient de le tourner vers la mauvaise voie, nie le Dieu unique et son Christ, et reconnaît les démons ou la fortune du prince, sachez-le, celui-là s’expose aux vengeances que le Seigneur a annoncées. Celui qui nie le Fils nie le Père, lequel le rejettera ; qui confesse le Fils confesse le Père et sera reçu par lui.

En passant de la mort à la vie, c’est-à-dire de l’infidélité à la foi, on trouve la haine du monde, mais plus tard la joie et les consolations au centuple. On vous mène comme des vaincus en triomphe ; mais c’est vous qui triompherez et les puissants qui seront abattus.

Montrons maintenant que nous avons aimé la science par des couvres que la science ne désavoue pas. Que la pure chasteté brille en nous. Fils du Dieu patient, frères du Christ patient, faisons éclater notre patience dans les maux qui nous frappent. Si l’on peut se relever par les armes de la justice, nous le pourrions ; ne nous en glorifions pas cependant. Supportons l’infamie, bien que nous ayons mérité et acquis une bonne renommée ; résignons-nous a l’ignominie dont nous couvrent les impies. Les amis de la vérité savent que nous sommes véridiques ; sourions de nous entendre appeler des trompeurs. Les dangers auxquels Dieu nous a arrachés ont appris à beaucoup que nous sommes connus de lui ; laissons dire par qui voudra que nous sommes des inconnus. Laissons-nous considérer comme des gens à plaindre, nous qui avons la joie au cœur. Opprobre, tribulations, dépouillement des biens, qu’est-ce que tout cela pour ceux dont le trésor n’est pas ici-bas, mais inviolable au sort et aux hommes ? Considérons, non ce qui paraît, ce sont biens d’un jour, mais ce qui est éternel.

Quant à ceux qui, n’ayant pas une juste idée des démons, regardent comme indifférent de sacrifier, on peut leur répondre : Si les hommes qui fournissent des aliments aux brigands, aux assassins, aux barbares ennemis du prince, sont punis comme ennemis de l’État, combien sont-ils plus coupables ceux qui, en sacrifiant, nourrissent les ministres de l’iniquité et se rendent complices du mal qu’ils font !

D’autre part, plusieurs pensant que les noms par eux-mêmes n’ont nulle vertu, prétendent qu’il importe peu qu’on dise : J’adore le grand dieu ou Jupiter ; j’honore le soleil ou Apollon, la lune ou Diane, l’esprit qui est dans la terre ou Cérès, et les autres que nomme la sagesse grecque. Il faut leur répondre que les noms ne sont points indifférents, et que le grand Dieu ne peut être légitimement invoqué que sous les noms que Moïse, les prophètes et le Sauveur Notre-Seigneur lui ont donnés : Sabaoth, Adonai, Saddaï, Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob. Il faut songer à cela pour déjouer les pièges de nos adversaires[30].

Il y a en nous une partie qui est de même nature que Dieu, invisible et immatérielle, qui spontanément tend vers lui, aspire à s’unir à lui comme à son principe. Comment donc répugnerions-nous, comment hésiterions-nous à rejeter et à dépouiller ce corps corruptible et cette enveloppe grossière qui alourdit l’âme et l’empêche de prendre son vol, à rompre les liens de la chair et du sang pour trouver avec Jésus-Christ le repos de la béatitude, surtout après avoir été instruits par le Verbe lui-même et éclairés de sa lumière ?

Depuis longtemps déjà nous connaissons les enseignements de Jésus, et nous vivons d’après les règles de l’Évangile, et avons bâti notre demeure. Est-elle édifiée sur le roc ou sur le sable mouvant ? C’est le présent combat qui le fera voir. La tempête menace en effet, portant la pluie, le vent et l’inondation. Elle révélera notre faiblesse ou notre force. Puissent, la pluie des esprits pervers, les fleuves de nos ennemis, princes et puissants, les âpres vents des chefs des esprits de ténèbres, l’inondation des esprits souterrains se briser sur notre maison sans l’entamer ! puissent tous ces assauts nous frapper en vain ! Montrons de même que le semeur n’a pas perdu son grain, le long de la route, au milieu des pierres et des épines, mais qu’en nous il a rencontré un sol fécond. La tribulation et la persécution feront preuve que la semence a poussé en nos cœurs de vives racines. Ceux que trouble la persécution ne croient que pour un temps et n’ont pas de racines. Pour nous, soyons inébranlables a la tempête, impassibles devant la persécution, insouciants du siècle, des trompeuses richesses et des voluptés de la vie ; hâtons-nous, pleins de l’esprit divin, vers les richesses qui ne trompent pas et les voluptés du paradis ; ne nous attachons pas au visible, mais à l’invisible.

Il a été écrit : Le sang d’Abel a crié vers Dieu. Le sang de tous les martyrs crie aussi vers Dieu. Ce sang servira de rançon à plusieurs, car les martyrs méritent plus d’être exaltés que s’ils eussent été justes sans avoir subi le martyre. Il élève en haut, en effet, ceux qu’il ravit à la terre, et accroît la gloire de Dieu.

Origène terminait par ces mots : J’ai dans la mesure de mes forces écrit ce discours pour, vous. Je prie Dieu qu’il ne vous soit pas inutile dans la lutte présente. Que si, initiés comme vous êtes aux plus profonds mystères, et en ayant tiré de plus grandes, de plus précieuses et de plus salutaires leçons, les circonstances où vous êtes vous méprisez mes conseils comme jeu d’enfant et chose sans valeur, je ne m’en plaindrai point. Ce qui me tient au cœur c’est que vous arriviez au but, non par moi, mais de quelque façon que ce soit. Et plaise au ciel que vous y arriviez par ce qu’il y a de plus sage et de plus excellent, par ce qui dépasse la force humaine, par la sagesse et les paroles de Dieu même.

Telle est, en substance, l’exhortation qu’Origène adressait à ses amis Ambroise et Protoctetos et à leurs compagnons, dans les premiers mois de l’année 256. Elle est longue, et dans le texte que nous avons résumé ici, semée parfois de subtilités et chargée de redites ; mais le courage et la foi y vibrent à chaque ligne. On croirait à la lire que son auteur appartient au groupe même des prochains lutteurs et qu’il l’a écrite pour raffermir le cœur de quelques compagnons hésitants, tant il confond sa cause avec celle de ses amis. On se prend à s’étonner que celui qui prêche le martyre avec cette chaleur, et insiste si ardemment sur la nécessité et la vertu du sacrifice de la vie pour le nom du Christ, se soit dérobé à la persécution, ait quitté la Palestine où on devait le chercher, pour s’échapper en Cappadoce. N’est-il pas étrange que ces lignes, qui respirent le dédain de la vie et qui semblent propres à inspirer aux fidèles non seulement le courtage passif qui attend les juges, mais la témérité qui les prévient et s’offre a eux, aient été composées par un chrétien fugitif, dans la liberté d’une cachette où il tenait sa vie et sa foi en sûreté ? On aime à croire que la fuite d’Origène n’avait pas été volontaire et que, s’il prit soin de se mettre a l’abri, c’est qu’on lui persuada que son devoir était de se réserver, et qu’il servirait mieux les intérêts communs en consentant à vivre qu’en mourant.

Quoi qu’il en soit, l’exhortation au martyre d’Origène est une pièce historique de date précise et certaine, et qui contient maint renseignement digne d’être relevé. Il y paraît que la persécution, au su d’Origène, n’avait guère fait de victimes, non pas seulement celle de Maximin qui débutait, mais les autres. En parlant de ceux qui ont précédé Ambroise dans la carrière du martyre, Origène se sert d’une expression souvent notée, un très petit nombre πάνυ όλέγοι.

Il y parait aussi que l’opinion publique, bien que toujours antipathique aux chrétiens, était moins acharnée contre eux. On les appelait des fous, des cerveaux troublés, des égarés. Ils excitaient plus de compassion que de colère. On cherchait parfois — parmi les païens ou dans les cercles chrétiens ? — à leur persuader de ne pas être les bourreaux d’eux-mêmes. On rappelait peut-être qu’un de leurs premiers maîtres avait dit que les idoles ne sont rien ; on leur remontrait qu’il est indifférent de nommer Dieu d’un nom ou d’un autre. Plus d’un sans doute, dans les temps antérieurs, avait usé de ce biais et sauvé sa vie par quelque sous-entendu analogue. Au moment où Origène écrivait, au sein du clergé même, beaucoup apparemment cherchaient les moyens d’accommoder la nature et la foi, et de sauver leur vie par quelque détour habile.

Le discours d’Origène parvint-il aux mains des amis auxquels il l’adressait ? Les trouva-t-il captifs on déjà libres, alarmés ou résolus ? On n’a pas de réponse à ces questions. Le groupe des fidèles palestiniens qu’on avait saisi fut-il conduit de la Syrie sur les bords du Danube, jusqu’au camp de l’empereur ? Comparut-il devant Maximin en personne ? Les juges provinciaux suffisaient à de pareilles causes, et on se demande dans quel intérêt le prince les eût voulu voir et juger lui-même. Nul ne rapporte qu’aucun des prisonniers ait été exécuté, et l’on sait de science certaine que douze ou treize ans plus tard Ambroise, l’ami d’Origène, vivait encore. C’est sur sa demande qu’Origène, à la fin du règne de Philippe, entre 247 et 249, écrivit ses huit livres contre Celse, et c’est à lui qu’il les adressa.

On convient qu’Ambroise et Protoctetos furent confesseurs et non martyrs dans la persécution de Maximin, c’est-à-dire qu’ils affirmèrent leur foi sans faiblir, et en même temps sans qu’il leur en coûtât la peine capitale. Gela prouve que la persécution de Maximin, qu’on sait déjà par plusieurs témoignages très formels avoir été locale et restreinte, n’alla pas généralement jusqu’aux dernières violences. De deux choses l’une, en effet : ou les amis d’Origène se montrèrent fermes et constants dans la confession de leur foi, et ne transigèrent point devant les prières, les menaces et les tortures employées — nous ignorons si on alla jusque-là ; — ou bien ils se laissèrent aller à ces capitulations de conscience fréquentes au temps de Septime Sévère, et plus encore au temps de Decius. Dans le premier cas, l’autorité mollit et n’eut pas le courage de la répression à outrance ; dans le second, tes accusés n’eurent pas le courage d’aller jusqu’au bout et rentreraient dans la classe, non des confesseurs, mais des lapsi. Si donc on leur laisse la qualité de confesseurs, il suit de là que la persécution1 officielle, qui déjà ne frappait que les chrétiens qualifiés, ne fut pas poussée à la dernière rigueur.

Mais si nous sortons de l’histoire et que nous consultions la légende, nous trouvons tout autre chose, non que les Actes fournissent beaucoup pour le règne de Maximin — la ressemblance du nom de Maximin avec celui de Maximien, collègue de Dioclétien, a pu causer plus d’une confusion chez les hagiographes ; — il y a cependant une étrange et sanglante histoire que nombre d’historiens de l’Église qui l’ont trouvée dans les passionnaires rapportent à ce règne. Il s’agit du martyre d’une jeune fille qui aurait eu lieu dans une province voisine de la Cappadoce, dans la ville de Nicomédie. On n’est pleinement d’accord ni sur l’époque, ni sur le lieu de la scène, ni sur le nom de l’héroïne. La plupart des passionnaires la nomment Barbara. On l’appelle couramment sainte Barbe.

C’était la fille d’un riche païen nommé Dioscore. Il la tenait enfermée dans une tour, à cause de son extrême beauté. Plusieurs jeunes gens de bonne maison des environs vinrent le trouver fit lui dirent : Choisis parmi nous un époux pour ta fille. Dioscore fit part à Barbara de cette demande ; mais elle la repoussa, le priant de ne point insister sur ce point.

Cependant Dioscore ayant eu l’idée de construire des bains dans sa maison, réunit des ouvriers et des artistes, leur donna ses instructions, pais partit en voyage. Or, la jeune fille descendit un jour delà tour, et examinant le nouvel édifice, vit que du côté du septentrion l’on n’avait ouvert que deux fenêtres, et demanda aux ouvriers d’en faire une troisième. Et ceux-ci, alléguant les ordres du maître et disant qu’ils ne voulaient pas s’exposer à sa colère, elle les rassura et répondit qu’elle prenait tout sur elle. Les ouvriers firent donc une troisième fenêtre. El Barbara plaça de ses mains une croix sur le marbre des baignoires ; et apercevant les idoles qu’adorait son père, elle s’approcha, leur cracha à la face, les maudissant, elles et leurs adorateurs.

Le père, à son retour, s’étonna de voir trois fenêtres, s’enquit, apprit que sa fille avait donné des ordres, l’interrogea sur cette fantaisie, et celle-ci lui ayant dit qu’il en fallait bien trois pour représenter les trois lumières qui illuminent le monde, le Père, le Fils et le Saint-Esprit, qui sont une seule essence, il fut transporté de colère et allait la tuer, mais la sainte, par un miracle, échappa de ses mains. Les murailles s’ouvrirent, et elle se trouva cachée dans le creux d’une montagne. Le père la découvrit sur l’indication d’un berger, l’accabla de mauvais traitements, la ramena chez lui, l’y enferma chargée de chaînes, et la dénonça au proconsul Marcianus.

Celui-ci, n’ayant pu, ni par prières ni par menaces, l’engager à sacrifier, la fit cruellement flageller, puis reconduire en prison. Là, la sainte fut visitée par le Christ, qui la réconforta, affermit son courage et guérit ses blessures. Le lendemain, ramenée devant le juge, elle demeura inébranlable, et après d’horribles tourments lut décapitée par la main même de son père ; après quoi le feu du ciel tomba sur celui-ci et mit son corps en poussière.

Dans cette histoire, il faut l’avouer, le merveilleux est encore au-dessous de l’horrible. Les deux dépassent toute mesure. Que d’autres trouvent de pareils récits édifiants ! Y a-t-il sous cette narration un fond historique, quelque drame de famille qui frappa vivement les imaginations, et que plus tard on illustra de la sorte ? Qui pourrait le dire ? Il faudrait des témoignages trois fois sûrs pour qu’on pût admettre le fait brut, même dégagé des circonstances dont on l’a enveloppé. Jusqu’à nouvel ordre, on peut ranger l’histoire de sainte Barbe parmi les récits les plus suspects des faiseurs de contes sacrés.

On voit à quoi se réduit ce qu’on sait certainement de la persécution de Maximin.

Dès l’avènement de ce prince, plusieurs chrétiens furent peut-être mis à mort à Rome, moins comme chrétiens que comme conseillers ou familiers du prince assassiné, avec d’autres qui partageaient avec eux l’amitié d’Alexandre Sévère, sans partager leur foi.

Un peu plus tard, l’évêque Pontien et le prêtre Hippolyte furent envoyés aux mines de Sardaigne ; Antéros, le successeur de Pontien, fut peut-être mis en prison. En Cappadoce il y eut des violences exercées contre les fidèles, quelques-uns de leurs oratoires ou lieux de réunion pillés ou détruits, moins par les magistrats agissant suivant les formes légales que par la foule exaspérée par des calamités publiques. En Palestine il y eut quelques recherches. Origène put s’échapper ; mais deux de ses amis, Ambroise et Protoctetos, et quelques autres avec eux, furent pris. Le bruit courut en Cappadoce qu’on les devait conduire devant Maximin en Germanie ; mais cette affaire n’aboutit pas à des condamnations capitales. En somme, quelque émoi dans la communauté, en certains pays des voies de fait populaires, trois ou quatre condamnations légales, plus de peur que de mal.

 

 

 



[1] Eusèbe, Histoire ecclésiastique, VI, 28.

[2] Sulpice Sévère, Chroniques, III, 32.

[3] Orose, Histoire, XIX, init.

[4] Lampride, Alexandre, 28-29, loc. cit.

[5] Capitolin, Maximinus junior, 3.

[6] Eutrope, H. R. brev., IX, 1. Cf. J. Capitolin, Maximinus, 8.

[7] Erat enim ei persuasion nisi crudelitate imperium non teneri. (Capitolin, Maxim., 8.) Capitolin cite de Maximin un mot qui n’est pas vulgaire. On lui disait qu’il n’avait pas besoin de se donner de peine, étant en passe des plus hauts grades ; il répondit : Ego vero, quo major fuero, tanto plus laborabo. (Ibid., 6.)

[8] Capitolin, Maxim., 8,10.

[9] Item consul retulit : P. C. De Maximinis quid placet ? — Responsum est : hostes, hostes. Qui eos occiderit, praemium merebitur. — Itemm consul dixit : De amicis Maximini quid videtur ? Adclamatum est : Hostes, hostes. Qui eos occiderit praemium merebitur. — Item adclamatum est : Inimicus senatus in crucem tollatur. Hostis senatus ubicumque feriatur. Inimici senatus vivi exurantur. (Capitolin, Maxim., 16.)

[10] Capitolin, Maxim., 9-10.

[11] Lettre de Firmilien à Cyprien, édit. de Vienne des œuvres de Cyprien, vol. III, pars 2, p. 817.)

[12] Voir la note de Theiner, Annales ecclésiastiques, t. II, p. 599.

[13] Chron. Damasi.

[14] Aliqua potius calumnia circumventum a gentilibus (ut sæpe accidere consuevisse diximus) Pontianum existimamus quem christianœ religionis causa cum ipse imperator familiam haberet refertam christianis hominibus negotium illi facessitum ab Alexandro. (Annal. ecclés., éd. Aug. Theiner, t. II, p. 395.)

[15] De Rossi, Roma sotterranea, t. II, pp. 73-79.

[16] Eusèbe, Hist. ecclés., VI, 29.

[17] Les mythologiens chrétiens, en écrivant la légende de saint Hippolyte, gardien de saint Laurent que le feu dévore, n’ont point oublié de parler de sa nourrice et de ses compagnons. De lui ont donné le nom de Concorde et le font naître au 16 janvier, le même jour où se célébrait la fête de la Concorde. (De Ring, dans le Messager des sciences historiques de Gand, ann. 1864, pp. 384-396.)

[18] M. de Rossi, Roma sotterranea, II, p. 374, est très affirmatif sur ce point.

[19] Origène, Comment. sur Matth., t. XXVIII, éd. Delarue, t. III, p. 859.

[20] Serenianus omnium vir sanctissimus. (Lampride, in Alex. Severus, 68.)

[21] Firmilien, dans sa lettre à Cyprien (epist. LXXV, éd. de Cyprien du Corpus script. ecclés. de Vienne, t. III, partie 2, pp. 810 et sqq.), rappelle, dit-il, un souvenir de vingt-deux ans : ante viginti et duos fere annos temporibus post Alexandrum. En supposant cette lettre écrite en 257, — elle ne peut guère avoir été écrite plus tard, puisque Cyprien mourut en 258, — on arrive à l’année 235.

[22] Lettre de Firmilien à Cyprien citée plus haut.

[23] Exhort. ad Mart., II.

[24] Exhort. ad Mart., V.

[25] Exhort. ad Mart., V.

[26] Exhort. ad Mart., XI.

[27] Exhort. ad Mart., § 14.

[28] Origène, Exhort. ad Mart., 33.

[29] Origène, Exhort. ad Mart., 36. Les mots qui suivent la mention nominative d’Ambroise et de Protoctetos prouvent qu’ils avaient des compagnons de martyre.

[30] Origène, Exhort. ad Mart., § 47.