LES CHRÉTIENS DANS L’EMPIRE ROMAIN

 

CHAPITRE VIII — Les martyrs de la légende sous les princes syriens.

 

 

Nul édit de persécution contre les chrétiens ne promulgué dans l’empire pendant la période de vingt-quatre ans qui sépare la mort de Septime Sévère celle d’Alexandre Sévère (211-235). Au contraire, politique religieuse d’Élagabal leur fut favorable, et le cœur du fils de la pieuse Mammée fut avec eux pendant ses treize ans de règne.

Que nul fidèle n’ait été inquiété ou frappé pendant ce long espace de temps, soit pour quelque délit de droit commun, soit pour sa foi, — et la foi même chez les enthousiastes peut inspirer des imprudences qualifiées par la loi, — on ne saurait le prétendre. Les chrétiens étaient nombreux dans l’empire ; tous n’étaient pas des saints, et les saints mêmes sont parfois téméraires. D’autre part, certains gouverneurs pouvaient être plus attachés aux traditions romaines que les chefs de l’empire et plus portés à les défendre : plusieurs suivaient peut-être plus volontiers les règles d’Ulpien et de Paul que les aspirations éclectiques d’Alexandre. Enfin l’esprit de tolérance et de mansuétude qui soufflait au Palatin ne pénétrait pas nécessairement parmi les masses, et les explosions du fanatisme ou les inimitiés privées pouvaient s’échapper en voies de fait ou forcer la main de magistrats mal résistants aux exigences de l’opinion.

L’histoire n’a pas recueilli ces accidents de violence, S’ils eurent lieu, comme il est possible, et dans l’ignorance où nous sommes à ce sujet, nous n’en pouvons tenir compte. Ce qui est indubitable, c’est qu’ils n’ont pas été considérés par les historiens ecclésiastiques comme ayant rompu la paix de l’Église, puisque nul n’en a fait mention.

On trouve bien dans Eusèbe qu’un Alexandre, d’abord évêque dans la Cappadoce, puis auxiliaire ou successeur de Narcisse dans l’administration de l’Église de Jérusalem, subit la prison sous le règne de Caracalla — on ne sait précisément ni en quelle ville, ni en quelle année. — On trouve encore qu’Asclépiade, avant de monter au siège épiscopal d’Antioche, où il succéda à Sérapion, avait montré beaucoup de courage et de fermeté dans la persécution[1]. Mais du premier nous ne savons par ce témoignage que le fait d’un emprisonnement ; du second il est probable que les persécutions mentionnées par Eusèbe se rapportent a règne de Septime Sévère. En tout cas, la constance d’Asclépiade ne fut pas soumise aux dernières épreuves, puisqu’il fut plus tard élu évêque d’Antioche et qu’il mourut, encore revêtu de cette dignité, sous le règne d’Alexandre Sévère, en 228 ou 229[2]. S’il était mort martyr à cette époque, Eusèbe, assurément, n’eût pas manqué de le marquer précisément[3].

A défaut de l’histoire, la légende parle. Le livre des Actes des Saints, l’interminable épopée de l’Église triomphante, n’a laissé de page blanche sous aucun règne. Les compilateurs anonymes de la lutte sacrée ignorent les variations de la politique, la différence des temps, les dispositions particulières des empereurs, les périodes de paix, la distinction des princes persécuteurs et des princes tolérants. A les lire, il semble que la guerre faite aux chrétiens ait été continue, n’ait connu ni trêve ni merci. La victoire est plus glorieuse et la divinité de l’œuvre plus éclatante si les obstacles ont été plus grands, si les efforts pour étouffer l’Église qui ne se défendait pas ont été plus suivis, si le zèle violent du pouvoir pour l’exterminer ne s’est ni arrêté ni ralenti. Nous trouvons donc dans les traditions hagiographiques de nombreux récits de martyres attribués à cette période d’incontestable paix. Nous ne pouvons faire autrement que de nous y arrêter pour savoir ce qu’il en faut penser. Il serait d’une critique un peu sommaire de passer outre. Nul ne peut soutenir sérieusement que l’énorme collection des Acta Sanctorum ne soit à la lettre qu’une suite de romans nés de la seule fantaisie de ceux qui les ont écrits. L’imagination, sans doute, y tient une large place ; mais dans la plupart des cas elle a travaillé sur des faits réels et n’a fait qu’illustrer à sa manière des événements historiques. Le difficile est de démêler le fond de réalité caché sous la végétation parasite qui l’enveloppe.

Quel est, par exemple, ce personnage du nom d’Alexandre, désigné comme évêque et martyr dans le martyrologe romain à la date du 21 septembre, dans le martyrologe d’Adon, suivi par Surius, au 26 novembre, et dont les Bollandistes donnent les Actes à la première de ces deux dates, la seconde étant réputée celle de la déposition ou mieux de la translation du corps faite plus tard par les soins du pape Damase ? Il aurait, dit-on, été exécuté à vingt milles de Rome, près de la voie Claudia-Cassia, par suite d’une sentence rendue par un Antonin en personne.

Ses Actes sont donnés comme l’œuvre d’un contemporain, d’un prêtre ordonné par lui, du nom de Crescentianus, témoin de ses interrogatoires et de son martyre. Celui-ci même aurait pris soin, dit-il, de collationner ses notes sur les registres mêmes du greffe officiel.

Cet Alexandre, lit-on dans ce récit, fameux par les prodiges et les conversions qu’il opérait au temps où sous Antonin, les chrétiens étaient pourchassés et en butte à l’inquisition du pouvoir, ressuscita un jeune homme, à la prière de ses parents, qui avaient promis de croire s’il lui rendait la vie, puis, après le miracle opéré, convertit et baptisa quatorze mille cent trente-deux personnes de tout âge et de toute condition. L’affaire fit du bruit, comme on le pense, et il vint aux oreilles d’Antonin, qui ordonna à Cornélianus premier palatin, de prendre avec lui cent cinquante soldats, d’arrêter Alexandre et de le lui amener.

Cornélianus, dit l’auteur des Actes, nous trouva un dimanche à l’église, enseignant le peuple, avant la messe. Effrayé de la multitude, il exposa respectueusement la mission dont il était chargé. Alexandre se livra, calma le peuple qui voulait faire un mauvais parti a l’envoyé du prince, et, suivi de Crescentianus, de Bonifacius et de Vitalis, fut emmené à Rome. L’empereur étaità une villa située a dix-sept milles de la ville, sur la voie Claudia, ou il faisait construire un mausolée. Cornélianus, avec son prisonnier toujours suivi de ses acolytes, ne fit que traverser Rome, le conduisit à la villa impériale et le présenta devant le tribunal du prince, les mains liées derrière le dos.

Antonin lui dit : « C’est toi, Alexandre, qui as causé la perte d’une partie de l’Orient, — qui partem Orientis damnasti, — et viens ici troubler ceux qui vivent bien, et tromper beaucoup d’hommes en leur persuadant de croire en une espèce de fou qui, dit-on, fut mis autrefois à mort par ses frères. Si celui-là eût été fils de Dieu, il n’aurait pas souffert comme un homme. — C’est pour cela même, répondit Alexandre, que le Seigneur de la majesté est descendu du ciel avec la forme humaine ; c’est afin de délivrer de la mort sa créature qu’il a bien voulu mourir pour nous tous. — Fais trêve, jeune homme, à de longs discours ; abjure seulement ton Dieu, et sacrifie aux dieux, et je te donnerai la première place dans mon palais. Mais si tu refuses de m’écouter, je te ferai souffrir mille tourments, et ton Dieu ne viendra pas en libérateur t’arracher de mes mains. — Fais donc ce que tu dis, répliqua Alexandre. C’est pitié de m’avoir fait venir ici dans l’espoir que tu pourrais me persuader d’adorer ces pierres insensibles. Fais ce que tu veux ; tu ne changeras pas mes sentiments ». Antonin dit : « Qu’on l’étende et qu’on le frappe de verges, jusqu’à ce que le souffle lui manque. Tu ne sais donc pas devant qui tu profères de pareils discours ? Tu m’outrages, moi qui ai le monde entier dans la main ! — C’est présumer trop de ta puissance, dit Alexandre, que de prétendre que le monde entier est dans ta main, car tu le laisseras un jour, quoi que tu veuilles, pour aller où te ne voudrais pas ».

Antonin ordonne alors de le conduire en prison, et en le quittant dit : « Je te donne un délai de quatre jours, afin que tu reviennes de toi-même à la raison ». Et Alexandre : « Figure-toi que ce délai est expiré, et achève aujourd’hui ce que tu veux faire ».

Cependant, pour récompenser le zèle de Cornélianus, qui a si bien servi ses haines en arrêtant Alexandre, l’empereur Antonin lui donne les honneurs du consulat ; puis, ayant fait dresser le tribunal et préparer un spectacle de bêtes féroces, il ordonne qu’on amène le saint évêque.

« — Eh bien ! Alexandre, lui dit-il, es-tu décidé a devenir notre ami ? — Ne me tente pas, dit Alexandre, comme le diable ton père voulut tenter le Seigneur ; mais il est écrit aussi : Tu ne tenteras pas le serviteur du Christ ».

Alors Antonin le fit attacher au chevalet, et ordonna de lui brûler les côtes avec des lampes ardentes et de le déchirer avec des ongles de fer ; puis, suspendant le supplice, lui dit : « Si tu veux de bon cœur rendre témoignage aux dieux, tu seras pour moi comme un frère, et je te comblerai de richesses. — Et où sont-ils, tes dieux ? dit Alexandre. Allons les trouver, pour que je leur sacrifie comme il me plait ».

On le conduisit donc au temple d’Apollon. A peine y fut-il entré et eut-il commencé à faire sa prière, qu’un tiers du temple s’écroula, et la statue du dieu tomba et fut mise en pièces.

Antonin, attribuant le fait a ses invocations magiques, condamna Alexandre à être exposé aux bêtes. Contre lui on lança quatre ours et deux lions, mais ces bêtes, se couchant humblement, lui léchaient les pieds. Et tout le peuple protestait pour le saint évêque, accusant, d’une seule voix, l’injustice et la cruauté d’Antonin.

Alors celui-ci fit apprêter une vaste fournaise, dans le bourg de Baccano, et comme le saint demeurait calme devant les flammes, Antonin lui dit : « Ne persiste pas dans le mal ; réfléchis. Tu es jeune ; j’ai pitié de voir que la lumière du jour va s’éteindre pour toi avant l’heure. Je le jure par tous les dieux, si tu veux renier ton Dieu, tu seras mon meilleur ami ; je te couvrirai d’or et d’argent, et si tu veux je te donnerai la dignité de préfet, et dans mon palais tu seras le second après moi. — Un chien, dit Alexandre, est meilleur et plus sage que toi. Je te l’ai dit déjà : tu ne tenteras pas le serviteur du Christ. Et tu retourneras à ton vomissement comme un chien. Je te le répète fais ce que tu veux faire ». Alexandre fut alors jeté dans la fournaise ; mais dès qu’il y fut plongé le feu s’éteignit et ses vêtements mêmes restèrent intacts.

Alors le prœses Cornélianus conseilla à Alexandre de lui faire couper là tête. Et comme on allait le conduire au supplice, un jeune homme nommé Herculanus, de l’office d’Antonin, ne pouvant se contenir, s’écria : « Tyran insensé, comment demeures-tu a ce point sourd et aveugle ? Ce serviteur de Dieu que voici, après tes verges tes chevalets, tes lampes ardentes, tes ongles de fer, tes bêtes féroces et ta fournaise vaines, s’en va au supplice plein de sérénité et d’allégresse ! N’est-il pas le vrai Dieu, celui qui peut donner une pareille force à ses fidèles ? »

Antonin demande au jeune imprudent quelle folié l’a saisi. L’autre répond qu’il est chrétien depuis l’âge de quatorze ans. « J’entrais avec toi dans les temples, dit-il ; mais tout bas je priais mon Seigneur le Christ ».

Cependant l’évêque Alexandre fut conduit, et sa tète tomba sous le glaive. Et la terre trembla, et les thermes et une partie du bourg s’écroulèrent.

Quant à Herculanus, on le mit à mort secrètement. On le jeta dans le lac voisin, une grosse pierre au cou ; mais la corde qui l’attachait se cassa : il surnagea et fui recueilli et enseveli.

Alexandre, après sa mort, apparaît à Crescentianus et lui recommande de bien cacher ses Actes, à cause du malheur des temps, afin qu’Antonin et Cornélianus ne les découvrent pas. — S’ils les trouvent, en effet, ils vous persécuteront et brûleront ces pièces.

Le corps d’Alexandre avait été recueilli, enseveli pieusement, et une inscription gardait sa mémoire. Sept jours après la déposition, Cornélianus, ayant va le tombeau et l’inscription, voulut faire disparaître ce monument ; mais au moment où il y portait la main, celle-ci se sécha tout à coup, et Cornélianus, tourmenté de douleurs cruelles, demeura comme paralysé. Il sentit enfin la grâce divine, se convertit et retrouva sa main perdue et la santé.

L’hagiographe rapporte encore qu’une église fut plus tard consacrée à la mémoire du saint martyr Alexandre, là même où il avait été plongé dans la fournaise, Constantin et Crispus étant tous deux consuls pour la seconde fois, c’est-à-dire en 321 de notre ère.

Il est bien difficile de démêler ce qu’il y a de vraiment historique dans ce récit que nous venons d’abréger. Le nom de Cornélianus, désigné dans un passage comme primus palatinus, ailleurs comme prœses, paraît un prénom banal et qui ne peut servir d’indice. On nous dit qu’Antonin le nomma ou le désigna consul pour le récompenser d’avoir arrêté Alexandre. C’est un bien grand honneur pour un si mince service. Dans les Fastes, nous trouvons plusieurs Cornélius, consuls sous Commode et les deux premiers Sévère, et un Cornélianus, consul en 237, sous Maximin. Mais ce dernier n’a jamais porté le nom d’Antonin, et l’hypothèse serait sans doute un peu forte d’imaginer que le Cornélius Anullinus, consul pour la seconde fois en 199, ou le Cornélius Anullinus, consul en 216, soit précisément celui dont il est fait mention dans cette pièce, et qui se convertit à la fin de l’histoire. On ne saurait dire non plus auquel des empereurs qui ont porté le nom d’Antonin convient le rôle qu’on fait jouer à l’Antonin des Actes. Antonin Caracalla résida très peu à Rome ; il n’aimait guère à rendre lui-même la justice. Il ne se reprenait pas à plusieurs fois pour frapper ceux qui le blessaient. On sait l’histoire du massacre d’Alexandrie. Les paroles conciliantes que l’hagiographe met dans sa bouche, en face des bravades et des outrages d’Alexandre, ne s’ajustent guère avec ce que nous savons de sa fougueuse brutalité. Enfin, le passage où l’évêque Alexandre, dans une vision de Crescentianus, son fidèle acolyte et son prétendu biographe, avertit qu’on ait soin de cacher ses Actes, que le temps est critique, que celui chez qui on les trouverait est exposé à souffrir et à les voir brûler ; ce passage s’accorderait beaucoup mieux avec la persécution de Dioclétien, pendant laquelle on faisait la chasse aux pieux écrits dont les chrétiens nourrissaient et encourageaient leur foi. Dans ce cas le nom de celui que juge et préside aux divers supplices de l’évêque Alexandre ne pourrait être pris comme nom propre et personnel d’un prince, mais comme synonyme de prince persécuteur et ennemi de l’Église.

M. de Rossi rapporte le martyre d’Alexandre an règne d’Antonin Caracalla, et estime que cet Alexandre était évêque de Baccano, gros bourg situé sur la voie Claudia-Cassia, à vingt milles de Rome. Il arrive à ce résultat en combinant ingénieusement plusieurs passages de la narration des Actes avec quelques découvertes archéologiques récemment faites à cet endroit et dans le voisinage.

Au milieu de détails d’une puérile invraisemblance et de façons de parler qui s’adaptent mieux au temps où furent écrits les Actes, au plus tôt après le premier quart du IVe siècle, qu’au commencement du IIIe on trouve dans cette pièce certaines indications d’une précision si minutieuse, qu’on ne saurait, suivant l’illustre archéologue, les croire imaginées après coup si tardivement.

Comme Alexandre était conduit au supplice, dit l’écrivain hagiographe, on arriva à la fontaine qui en contrebas, à deux pieds de la route et à trente pieds environ du bourg. Alexandre s’y lava les mains et le visage, et recommanda son âme à Dieu. On arriva en face de la vingtième borne milliaire, là où se trouvait une stèle avec inscription gravée, dressée sur de hautes pierres, orientée au levant, dominant la route, à sept pieds de celle-ci et à soixante-quinze pieds de borne milliaire. A deux endroits des Actes, le bourg est nommé Vicus Baccatensis ou Ad Baccanas, indication marquée aussi sur la voie Claudia dans l’Itinéraire d’Antonin et sur la carte de Peutinger. Or, là même, à Baccano, sur la via Cassia, qui est comme un bras de la via Claudia, est resté jusqu’au XIe siècle, le souvenir d’un saint Alexandre qui y avait une église sous l’invocation de son nom. Il suivrait de là, suivant M. de Rossi, que c’est à Baccano que l’évêque Alexandre aurait subi le supplice, et il est vraisemblable qu’il était évêque de ce bourg, où se trouvaient un temple, des thermes et une population fort nombreuse.

D’un autre côté, il est dit dans les Actes que l’Antonin qui jugea et condamna Alexandre avait de ce côté un beau domaine et s’y faisait construire un monument — le texte dit mausolée — et que le morceau de route par lequel on y accédait, formant une rampe, s’appelait Clivus Parralis. Or, justement au dix-septième mille, près de la voie Claudia-Cassia, on a découvert les restes d’un important édifice avec de rares mosaïques, et sur des tuyaux de conduite en plomb le nom de Septimius Geta, ce qui permet d’induire que là se trouvait l’édifice dont il est question dans les Actes, bâti sur un terrain qui avait appartenu à la famille de Pescennius Niger, et de ses mains, par le droit de la victoire, avait passé entre celles de Septime Sévère. Donc l’Antonin mentionné dans les Actes ne peut être que Caracalla[4].

Encore une fois, ces inductions de M. de Rossi sont fort ingénieuses ; elles le sont presque à l’excès. Cependant, les difficultés que nous avons marquées subsistent. On ne peut les lever en partie qu’en faisant un choix dans les Actes, et ce choix est forcément arbitraire et gratuit. Encore on n’y peut absolument rien découvrir qui permette d’affirmer qu’Alexandre était évêque de Baccano. Ce n’est point assez, pour le conclure ou le supposer, de savoir qu’Alexandre était évêque, qu’il fut arrêté, jugé et exécuté près de celte petite ville, qu’une église, après sa mort, y fut consacrée à son nom, et que la population y était fort nombreuse. Ce dernier détail même, déjà incertain en lui-même, car il repose sur le fait invraisemblable d’une conversion de plus de quatorze mille personnes faite en une fois, ne saurait prouver ni qu’Alexandre fût évêque de Baccano, ni même que Baccano ait jamais eu d’évêque.

Nous accorderions plus aisément l’induction au sujet du nom de l’Antonin des Actes. Nous savons, par la Lettre à Scapula, que la persécution se prolongea en Afrique après la mort de Septime Sévère. Les traits, dans les Actes d’Alexandre, sont évidemment grossis et forces ; mais enfin, en 212 ou 213, il put y avoir en Orient et en Italie quelques chrétiens poursuivis et frappés, et entre autres un évêque du nom d’Alexandre. La loi qui défendait la propagande chrétienne pouvait être encore en vigueur, et nul ne tombait plus naturellement sous cette loi qu’un évêque venu en Italie avec un renom de convertisseur, c’est-à-dire, au point de vue des païens, de perturbateur du repos public et d’agitateur des esprits.

Nous aussi, en choisissant parmi les passages des Actes d’Alexandre, nous croyons en pouvoir tirer qu’Alexandre était un évêque pérégrin, arrivé d’Orient, où il avait eu quelque affaire avec la police romaine, et qui portait en Italie la fougue généreuse de sa jeunesse.

Tu es, dit le juge, l’Alexandre qui a déjà causé la perte d’une partie de l’Orient et qui trouble ceux qui vivent bien. Donc, Alexandre est un Oriental venu en Italie, et pour que le juge romain le sache, il faut qu’il ait eu, comme nous dirions, un dossier judiciaire et le renom de quelque poursuite. Pour ce qui est du fait de sa jeunesse, deux passages l’attestent explicitement.

Sur cette double base, un peu frêle, nous l’avouons, nous construisons aussi notre hypothèse. Nous croyons que l’évêque Alexandre de nos Actes est celui même dont parle Eusèbe, évêque de Cappadoce, passé de là en Palestine, y ayant subi un emprisonnement pour la foi, et qui, beaucoup plus tard, retourné en Orient, arrêté pendant la persécution de Dèce, et à ce moment confesseur pour la troisième ou la quatrième fois, mourut en prison. Sans doute, alors, il n’est pas mort à Baccano, près de Rome. Il y a seulement confessé la foi et traversé diverses cruelles épreuves. Dans les Actes, Alexandre subit à lui seul tous les genres de martyre : la bastonnade jusqu’à la mort, l’exposition aux bêtes, le supplice du feu et la décapitation. On ne croira pas aisément qu’il ait passé par ces quatre genres de dernier supplice. Il n’est pas, en vérité, plus difficile de croire qu’il sût survécu aux quatre qu’à l’un d’eux, et la mention de ces quatre épreuves suprêmes n’est qu’un pieu hommage rendu à l’invincible courage avec lequel il résista aux plus cruels tourments. Cette foi indomptable attestée de la sorte, jointe au prestige que lai valait une confession précédente et de glorieuses aventures en Orient, purent suffire pour lui mériter l’honneur d’une église élevée plus tard sous son nom et d’un cénotaphe. Mais jeune alors, et d’humeur voyageuse, il put retourner en Asie, y vivre paisiblement pendant les trente-sept ans qui séparent l’année 213 de l’année 250, et finir sa carrière agitée par le martyre, au commencement de la persécution de Dèce.

Notre hypothèse est-elle un roman ? Peut-être. Il n’est point, en tout cas, moins vraisemblable ni, croyons-nous, moins bien fondé que celui de M. de Rossi.

Ce qui peut encore confirmer cette libre interprétation d’un texte de peu de valeur pris en lui-même, c’est la pleine et incontestable sécurité dont jouit à Rome le chef de l’Église, Zéphyrin, plus près du pouvoir et plus facile à trouver en cas de poursuites et de recherches, pendant les dix-huit ou dix-neuf ans de son administration ecclésiastique, sous les règnes entiers de Septime Sévère et de Caracalla. Il paraît, en effet, avoir survécu à ce dernier et être mort tranquillement sous le règne éphémère de Macrin. Quelques traditions obscures et sans autorité en font un martyr ; d’autres, plus nombreuses et plus accréditées, un confesseur seulement. On ne voit pas qu’il mérite ni l’un ni l’autre de ces deux titres. Le fait est que l’imagination, pourtant féconde et complaisante des hagiographes, ne s’est pas mise en frais pour lui. Il n’existe pas d’Actes sous son nom. Nul ne raconte qu’il ait comparu devant aucun juge, ni de façon quelconque rendu raison ou témoignage de sa foi. Il avait pu librement préparer sa sépulture sur la voie Appienne. C’est lui qui fonda et inaugura le cimetière dit de Calliste, et peut-être même y reposa-t-il à ciel ouvert dans un tombeau que rien ne dérobait aux regards, et ou il fut porté tout entier.

Chose remarquable, c’est sous le règne d’un prince dont l’histoire régulière et authentique nous dit qu’il fut manifestement favorable aux chrétiens, c’est sous Alexandre Sévère, qui honorait le Christ d’un culte discret et songea à lui élever un temple à Rome même, que les auteurs anonymes des pièces hagiographiques ont surtout multiplié les martyrs.

Ils en citent un grand nombre pendant toute la suite de ce paisible règne. A Rome, peu après l’avènement d’Alexandre Sévère, en 222, le prêtre Calépodius aurait été frappé du glaive, traîné au croc par les rues et jeté au Tibre ; Palmatius, consul ou personnage consulaire, exécuté avec sa femme, ses fils et quarante-huit personnes de sa maison ; de même Simplicius, sénateur, avec sa femme et soixante-huit personnes de sa maison ; de même Félix et Blanda, sa femme : les têtes de tous ces malheureux auraient été coupées et attachées aux portes de Rome, pour servir d’exemple et d’épouvantail ; Privatus, tué à coup de lanières armées de balles de plomb ; Calliste, l’évêque de Rome, le successeur de Zéphyrin, mis en prison, laissé sans nourriture, bâtonné cruellement, précipité dans un puits et lapidé ; Tatiana, déchirée par des griffes de fer, exposée aux bêtes, soumise au supplice du feu, et enfin décapitée ; un peu plus tard, Martina, fille d’un consulaire, passant par la même série de supplices, et les dix-sept soldats convertis spontanément au milieu de ces épreuves, dont ils étaient les instruments, exécutés à leur tour. De même, en Mysie, les martyres du soldat Julius et d’Hésychius, son compagnon ; a Ostie, ceux de l’évêque Cyriacus ou Quiriacus et de ses acolytes, le prêtre Maximus, le diacre Archélaüs et la vierge Auréa ; à Rome, encore vers 230, les exécutions de Valerianus, de son frère Tiburtius, de Maximus, greffier du préfet, de la vierge Cécilia, d’une des plus anciennes et des plus illustres maisons de Rome ; de l’évêque de Rome, Urbain, successeur de Calliste ; du prêtre Astérius, de Thespésius, en Cappadoce ; a la fin du règne, en 235, l’évêque de Rome Pontianus envoyé en exil en Sardaigne avec Hippolyte et quelques autres.

Les historiens ecclésiastiques Baillent-ils donc quand ils parlent de la paix dont l’Église put heureusement jouir sous le règne d’Alexandre Sévère ? Et Lampride se moque-t-il de ses lecteurs quand il écrit que le même empereur permit qu’on fût chrétien, christianos esse passus est ? Eusèbe, Sulpice Sévère et Orose ont évidemment ignoré cette suite d’exécutions ininterrompue depuis le commencement du règne jusqu’à la fin, sans quoi ils n’eussent pas rendu hommage a la piété et presque aux sentiments chrétiens de Julia Mammea, qui constamment gouverna l’esprit du prince, et Eusèbe n’eût pas dit qu’il y avait de nombreux chrétiens dans le palais impérial.

Les écrivains postérieurs sentent visiblement la difficulté. Ils expliquent la persécution en insinuant qu’elle se fit sans qu’aucun édit eût été publié, et par le fait de l’administration subalterne. Ulpien, Paul et les autres jurisconsultes ou hommes d’État, qui formaient le conseil que le nouveau prince avait institué dès le commencement de son règne, étaient, dit-on, des conservateurs à outrance, hostiles a toute nouveauté, défenseurs et gardiens étroits des vieilles institutions, ennemis par conséquent des idées et dés coutumes qui les pouvaient affaiblir ou compromettre, et particulièrement de la religion nouvelle, où ils voyaient non seulement une sorte de folie d’esprit, mais comme un péril public, une sorte de coalition de mauvaises volontés, et une conspiration contre l’ordre établi.

Lactance rapporte qu’Ulpien avait recueilli dans son septième livre, De Officio proconsulis, les édits et rescrits impériaux publiés contre la secte chrétienne : on peut croire qu’il fit cela, non pour satisfaire a une curiosité d’historien, mais pour fixer la tradition, guider la jurisprudence et donner des indications aux présidents embarrassés. Ce septième livre a péri ; mais dans ce qui nous reste de l’ouvrage, on sait comme il insiste sur la nécessité pour un bon proconsul d’avoir l’œil ouvert sur les perturbateurs, les esprits mal intentionnés et les mauvaises gens, — mali homines, — de les poursuivre et d’en purger la province, de s’occuper avec zèle de ce qui regarde le culte des dieux, de visiter fréquemment les temples, de veiller à leur entretien et à leur bon état. On sait que Julius Paulus, son collègue dans le conseil d’Alexandre Sévère, avait marqué de quelles peines il fallait punir ceux qui, a rencontre des traditions reçues, introduisent des croyances et des pratiques capables de troubler les esprits des faibles. De là on tire qu’en dépit des sympathies avouées ou secrètes de l’empereur et de sa mère pour les chrétiens, l’esprit d’ordre et de bon gouvernement, personnifié dans le conseil du prince, put prévaloir a Rome et ailleurs en certaines circonstances, et amener contre quelques chrétiens plusieurs condamnations justifiées ensuite aux yeux de l’empereur par des prétextes de violation du droit commun faciles a trouver, après tout.

Peut-être n’y a-t-il rien a opposer a un pareil raisonnement. Si, en divers lieux, plusieurs chrétiens furent jugés et condamnés, c’est que la tolérance qui les couvrait, et que Lampride atteste, était fort précaire, non écrite dans la loi, mais seulement dans l’âme rêveuse d’un jeune empereur, débonnaire jusqu’à la faiblesse, et dont les désirs, étaient mal obéis pour n’avoir pas reçu la forme de constitution ou de décret officiel ; ou bien c’est que la tolérance ne suffit pas au zèle téméraire de quelques chrétiens, et qu’ils affectèrent de prendre plus qu’on ne leur donnait. Dans ce dernier cas, ils n’auraient pas été frappés pour leur foi seulement, mais, pour des actes, inconsidérés et subversifs de la paix commune et contraires aux lois.

Mais, au lieu de raisonner au hasard, parcourons les Actes les plus importants de cette période, c’est-à-dire ceux de l’évêque de Rome, Calliste, ceux de Valérien, Tiburce, Maxime et Cécile, et ceux d’Urbain, successeur de Calliste.

Le martyre de Calliste est assigné, suivant les uns, à l’année 222, suivant d’autres à l’année 224. Ses Actes se trouvent dans Surius au 14 octobre. Voici ce qu’on y lit :

Au temps des empereurs Macrin et Alexandre, un incendie allumé par le ciel dévora la partie méridionale du Capitole, et dans le temple de Jupiter la main gauche de la statue d’or du dieu fut détachée et fondue. Aruspices et pontifes vinrent trouver l’empereur Alexandre, pour l’engager à apaiser les dieux par des sacrifices, et des libations. Il y consentit. Or, pendant que le sacrifice avait lieu, le malin du jour du soleil, par un ciel serein, la foudre s’alluma ; quatre prêtres des idoles furent foudroyés, l’autel de Jupiter brûlé, l’obscurité si profonde que le peuple, effrayé, se dispersa au loin dans toutes les directions. Quelques-uns de ceux qui avaient fui arrivèrent au delà du Tibre, dans le quartier des marins de la flotte de Ravenne, et entrant dans un temple entendirent dans un cénacle voisin une multitude de chrétiens chantant des psaumes. Au milieu d’eux était Calliste, évêque de la ville, avec son clergé.

Or, un des consuls, nommé Palmatius, qui avait entendu chanter cette foule de chrétiens, vint trouver Alexandre et lui dit : « Grand prince, le coup qui a frappé le temple et nos prêtres vient de ce que la ville est souillée. Si on prend soin de la purifier, la joie renaîtra parmi nous ; la gloire de ta majesté sera accrue, et notre République brillera d’un plus pur éclat ». Alexandre dit : « Soit, qu’on la purifie ; mais dis-moi, je te prie, ce que tu entends par la purification dont tu parles ». Palmatius répondit : « Que les impies soient supprimés — profani non sint. — Quels impies ? dit Alexandre. — « Les chrétiens », répondit Palmatius. Alexandre dit : « J’ai donné l’ordre à plusieurs reprises qu’ils soient punis partout où on les trouvera, à moins qu’ils n’offrent l’encens aux dieux immortels ». Palmatius répondit : « J’en atteste ta splendeur, ô prince, quand, effrayé de ces coups du ciel et des prodiges qui ont suivi, j’ai fui au-delà du Tibre, j’ai entendu par là, dans je ne sais quel lieu, une foule de chrétiens qui chantaient et se livraient a leurs maléfices, C’est pour cela sans doute que nous avons souffert les maux que tu sais. » Alexandre lui dit : « Je te donne mission et pouvoir qu’en quelque lieu que tu les trouves, tu les forces à sacrifier ou à subir les plus horribles supplices ».

Investi de cette mission, Palmatius prenant avec lui une grosse troupe de soldats, se rendit au-delà du Tibre, là où il avait vu des chrétiens en si grand nombre autour du bon pasteur, l’évêque Calliste. Avec eux se trouvait le prêtre Calépodius. Et dix soldats firent irruption dans la salle où ils étaient assemblés ; mais subitement ils furent frappés de cécité. Et s’adressant à eux, le prêtre Calépodius dit : « Qui cherchez-vous, mes chers enfants ? » Mais eux criaient : « Allumez-nous lampes et flambeaux ; ce lieu est obscur, et nous ne voyons rien ici ». Et Calépodius : « Le Dieu qui voit tout a lui-même jeté un voile sur vos yeux ». Alors, allant à tâtons, ils descendirent du cénacle. Ayant vu cela, Palmatius, effrayé, se sauva et vint rendre compte à Alexandre de ce qui avait eu lieu.

Le même jour, Alexandre ordonna que ces soldats frappés de cécité fussent amenés en sa présence. Quand il les eut devant lui : « Ô citoyens excellents, dit-il, vous voyez l’effet des prestiges de la magie ». Palmatius dit : « Si c’est là l’effet de la magie, où sont les vertus de nos dieux ? Que ta splendeur ordonne donc que des sacrifices soient offerts aux dieux tout-puissants, pour soustraire ton peuple aux maléfices de ces mécréants ». L’empereur ordonna donc qu’on fît un sacrifice à Mercure et qu’on sût les réponses du dieu. Donc un édit fut promulgué, ordonnant que tous les Romains se rendissent au Capitole pour offrir des sacrifices : on ajoutait que tous ceux qui s’abstiendraient de s’y rendre et resteraient dans leurs maisons seraient mis à mort. Le jour marqué, tout le peuple est présent, et Palmatius aussi, et toute sa maison entre au Capitole avec des porcs et des veaux.

Or, pendant que le sang des victimes immolées coulait et que les prêtres chantaient leurs hymnes, une vierge du temple, nommée Juliana, saisie par le démon, s’écria tout a coup : « Le Dieu de Calliste est le Dieu vivant et le vrai Dieu. Il s’indigne des souillures de votre république et brisera votre roi mortel, parce qu’il n’a pas adoré la vérité ». A cette voix, Palmatius ému se rendit à la hâte au-delà du Tibre, dans, la maison où la multitude des chrétiens était rassemblée, et se jeta aux pieds de Calliste, disant : « Je reconnais pour vrai Dieu le Seigneur Jésus-Christ que es démons ont confessé aujourd’hui. En son nom je te conjure et te supplie de me purifier du culte des démons, et de me baptiser au nom du Dieu que tu prêches ». Alors l’évêque Calliste lui répondit : « Crains, dans ton erreur, de railler la vérité ». Mais lui, avec des larmes : « Je ne ris pas de mon Seigneur. J’ai connu véritablement, par la cécité des soldats et par les paroles de la vierge du temple, Juliana, possédée du démon, que le Seigneur Jésus-Christ est le vrai Dieu ». Le prêtre Calépodius, intervenant, dit à Calliste : « Très bienheureux père, ne refuse pas le baptême à qui le demande ». Alors Calliste lui prescrivit un jour de jeûne, le catéchisa, bénit un peu d’eau apportée du puits de cette maison ; et Palmatius étant prosterné dans la poussière, il lui dit : « Crois-tu de tout ton cœur en Dieu le Père tout-puissant, créateur de toutes les choses visibles et invisibles ? » Palmatius dit : « Oui, je crois en lui ». L’évêque continua : « Et en Jésus-Christ, son Fils ? » Et il dit : « Je crois ». L’évêque ajouta : « Qui est né du Saint-Esprit par la vierge Marie ». Palmatius dit : « Oui, je crois ». Et encore l’évêque : « Et au Saint-Esprit, à la sainte Église catholique, à la rémission des péchés, à la résurrection de la chair ». Et Palmatius, les larmes aux yeux, s’écria : « Je crois, Seigneur ». Ayant été baptisé : « En vérité, dit-il, j’ai vu le Seigneur Jésus-Christ, vraie lumière dont j’ai été illuminé ». Toute sa maison fut aussi baptisée, sa femme, ses fils et ses serviteurs des deux sexes, au nombre de quarante-deux. Alors Palmatius distribua toute sa fortune aux pauvres, cherchant partout où se cachaient les chrétiens, pour leur fournir de ses deniers vivres et vêtements, et subvenir à leurs autres besoins.

Or, trente-deux jours après, Alexandre fit rechercher Palmatius sur ce qu’il avait appris qu’il s’était fait chrétien, et qu’il s’efforçait d’endoctriner les autres et de les gagner au Christ. Torquatus, tribun, s’empara de lui et l’envoya dans la prison Mamertine. Alexandre se le fit amener chargé de chaînes, le fit délier et lui dit : « Ainsi, tues devenu assez fou pour abandonner les dieux et t’attacher au culte d’un homme mort ? » Palmatius gardant le silence, Alexandre reprit : « Parle avec confiance et sans crainte — Si j’ai la liberté de parler, je dirai la vérité. — Tu fis toute liberté, dit Alexandre, sauf celle d’outrager les dieux ». Palmatius répondit : « Si tu veux y bien penser, il ne faut pas les appeler dieux, mais œuvres d’hommes mortels. Que ta mansuétude décide, en effet, s’ils doivent être adorés, ces êtres qui sont faits par la main des hommes. Juge quels dieux ce sont. Je prie ta grandeur de dire à ton dieu qu’il parle, et quand je l’aurai interrogé qu’il me réponde. Tu verras après cela si l’on peut dire que j’abandonne ces dieux ». Alexandre dit : « Toi qui dès le berceau les adoras, comment donc les délaisses-tu maintenant ? » Palmatius dit : « Je les ai servis enfant, sans, savoir ; mais depuis j’ai connu la vérité : aussi je prie le Seigneur Jésus-Christ de me pardonner, puisque j’ai péché par ignorance ». Souriant a ces mots, Alexandre le remit entre les mains d’un sénateur nommé Simplicius, avec mission d’avoir soin de loi et de le ramener doucement au culte des démons, et il ajouta : « Notre république a besoin d’an homme comme celui-là ». Simplicius amène Palmatius dans sa maison, le revêt de beaux habits, le traite, loi et les siens, avec considération, met tout ce qu’il possède à sa disposition, et Palmatius passe tout son temps en prières, en jeûnes, en veilles et en pénitence. Vers ce temps, un certain Félix vint le trouver, le priant de guérir sa femme, malade depuis quatre ans. « Confesseur de Jésus-Christ, dit-il, prie pour ta servante Blanda, ma femme, pour qu’elle se lève de son lit de douleur et soit rendue à sa santé d’autrefois. Il y a longtemps qu’elle est paralysée. Elle et moi nous recevrons le saint baptême ». Alors, en présence de la femme et de toute la maison de Simplicius, il se mit en prières avec Félix : « Seigneur Dieu, dit-il, guéris-là, pour que tous connaissent que tu es le créateur de toutes choses ». Au même instant, on vit Blanda qui arrivait en courant. Elle venait demander le baptême. Félix aussi pria Palmatius de le baptiser.

Palmatius appela alors l’évêque Calliste, qui baptisa Félix et Blanda. Simplicius demanda aussi à Calliste de le baptiser, lui et toute sa maison, ce qu’il fit : elle comptait soixante-huit personnes des deux sexes.

Ayant appris tout cela, Alexandre envoya une grosse troupe de soldats, fit saisir tous ceux qui avaient été baptisés, leur fit couper la tête, et pour servir d’exemple aux chrétiens fit attacher ces têtes aux diverses portes de la ville. Calépodius eut la mort par le glaive ; son corps fut traîné par la ville et enfin jeté au Tibre — ante insulam Lycaoniam. — Calliste, sous le coup de cette persécution, s’enfuit avec ses dix clercs et se réfugia chez un certain Pontianus. Celui-ci chargea quelques pêcheurs de chercher le corps du bienheureux Calépodius. On le trouva ; on le remit à Calliste, qui l’enveloppa de toiles de lin, l’embauma, et avec honneur, chants et prières, l’ensevelit le 7 des ides de mai, in cœmeterio ejusdem.

Cependant Alexandre cherchait toujours Calliste. Ayant appris qu’il demeurait au-delà du Tibre, dam la maison de Pontianus, dans le quartier des marins, il envoya sous main une escouade de soldats qui le prirent, l’enchaînèrent et le mirent en prison. On l’y laissa languir sans nourriture. Pendant cinq jours il n’eut d’autre aliment que le pain de la parole de Dieu, et chaque jour il paraissait plus fortifié. Alexandre ordonna de le bétonner tous les jours et de mettre a mort tous ceux qui viendraient le visiter. Il était exténué et amaigri par ce cruel traitement, lorsque Calépodius lui apparut. « Sois constant et ferme, père, lui dit-il ; la couronne est préparée ». Et Calliste ne cessait de prier. Il y avait là près un soldat nommé Privatus qui, couvert d’ulcères et de plaies, souffrait cruellement nuit et jour. Il demandait secours à Calliste : « Sauve-moi, disait-il, pour que je croie an Seigneur Jésus-Christ, Dieu vivant et véritable, qui a délivré Blanda et peut me guérir aussi ». Et Calliste ; « Si tu crois de tout ton cœur et que tu sois baptisé au nom de la sainte Trinité, tu seras purifié. » Et Privatus répondit : « Je crois que, par ta main, le Seigneur Jésus-Christ me sauvera et me délivrera, de tous mes maux ». Baptisé et guéri en effet, il glorifiait Dieu à haute voix, disant : « Le Seigneur Jésus-Christ que prêche l’évêque Calliste est le vrai, le saint Dieu. Toutes les idoles vaines et muettes sont condamnées ; le Seigneur Jésus-Christ est le Dieu éternel ».

Ayant appris cela, Alexandre, plein de colère, envoya des appariteurs qui tuèrent Privatus à coups de lanières plombées. L’empereur ordonna de précipiter Calliste par la fenêtre de la maison et de le jeter une pierre au cou dans le puits, et par dessus des pierres et des décombres. Dix-sept jours après, un de ses prêtres, nommé Astérius, vint de nuit avec des clercs, repêcha le corps du saint évêque et l’ensevelit dans le cimetière de Calépode, sur la voie Aurélia, la veille des ides d’octobre. Six jours après, Alexandre fit prendre le prêtre Astérius et le fit jeter dans le puits. Son corps fut trouvé à Ostie, et enseveli dans cette ville par quelques chrétiens le 14 des calendes de novembre, le Seigneur Jésus-Christ régnant en paix[5].

La pièce qu’on vient de lire ne saurait être considérée assurément comme un document historique. Il faudrait d’abord en éliminer les détails qui sont en dehors de l’ordre n’attirai, lequel seul est matière d’histoire ; et le résidu même, nous essaierons de le montrer tout à l’heure, ne s’ajuste guère à ce que sous savons certainement de l’époque en question.

Cependant ces Actes de saint Calliste ne valent ni plus ni moins que ceux de l’évêque Alexandre dont nous avons parlé plus haut. Ils ne peuvent être non plus regardés comme écrits par un contemporain. Les articles du symbole, en usage, il est vrai, au milieu du IIIe siècle, dans la collation du baptême, ont ici à la fois une complexité de formules et une précision rituelle qui nous reportent à la fin du IVe ou au commencement du Ve siècle. L’article de la croyance à la sainte Église catholique, à la rémission des péchés et a la résurrection de la chair, surtout la première des trois formules, n’a certainement pas précédé le concile de Nicée. Ces articles du symbole mis dans la bouche de Calliste interrogeant Palmatius avant de lui conférer le baptême, à part la sécheresse avec laquelle il est parlé du Fils né par le Saint-Esprit de la vierge Marie, sans la mention ordinaire de son supplice, de sa mort et de sa résurrection, rappellent tout à fait le symbole donné par Rufin[6], et même dans celui-ci l’épithète catholique ne se trouve pas après l’article sur la foi à la sainte Église, ce qui indiquerait que notre texte est encore postérieur au temps de Rufin. De même a la fin de la pièce, la mention expresse de la sainte Trinité, posée comme réalité substantielle en guise de formule sacramentelle, n’est pas en usage au commencement du IIIe siècle. Elle a même quelque chose d’étrange dans la bouche de Calliste, lequel, bien qu’il eût excommunié Sabellius, inclinait pourtant, si l’on en croit l’auteur des Philosophumena, à l’opinion des unitaires, et effaçait autant qu’il pouvait la distinction encore mal définie des personnes divines.

Ces Actes dits de Calliste mériteraient plutôt d’être appelés Actes de Palmatius, car c’est ce dernier qui les remplit et y joue le rôle principal depuis le moment où il demande à l’empereur, étant encore païen, que Rome soit purifiée" des chrétiens qui la souillent — profani non sint — et est chargé de cette besogne, jusqu’à la grande exécution qui termine cette pièce étrange. C’est la conversion de Palmatius qu’on y raconte surtout. Palmatius seul comparaît devant l’empereur et subit un interrogatoire. De Calliste, il est fort peu question. Il n’intervient que pour administrer le baptême en qualité d’évêque. Dans les dernières lignes du récit seulement, lesquelles ne se lient pas nécessairement à ce qui précède, et pourraient être regardées comme un paragraphe ajouté après coup, on raconte sa mort violente par l’ordre de l’empereur, sans qu’il soit fait mention en aucune manière de comparution, d’interrogatoire, ni de sentence donnée en forme.

Or, ce Palmatius qui disparaît du récit au moment où il est dit que l’empereur Alexandre fit tuer tous ceux qui avaient été baptisés, et attacher, pour l’exemple, leurs têtes» coupées aux diverses portes de la ville, — ce qui impliquerait, quoique cela ne soit pas marqué expressément, qu’il fut du nombre des victimes ; — ce Palmatius, disons-nous, est désigné ici comme consul. Admettons qu’on ait voulu dire personnage consulaire ; son nom devrait figurer dans les Fastes. Il va sans dire qu’il ne s’y trouve point. Plusieurs noms sans doute manquent dans les Fastes ; mais si, sous Alexandre, un personnage de ce rang, et avec lui un sénateur, Simplicius, se fût fait chrétien et eût à ce titre été mis à mort avec sa femme, ses fils et toute sa maison, il n’est pas douteux que Dion, Hérodien ou Lampride, les deux premiers contemporains et le troisième si curieux de minces détails et de menus scandales, l’eussent relevé et noté. Quelle aubaine pour Lampride qu’une pareille aventure ! Or, le nom même de Palmatius ne se rencontré dans aman des trois historiens.

Bien plus, on nous raconte dans ces Actes l’exécution d’un consul et d’un sénateur, sans parler du massacre légal de leurs deux familles et de leurs serviteurs, au nombre de cent dix personnes en tout. Or Hérodien, qui n’est pas très favorable à Alexandre, atteste que sous son règne le sang d’aucun sénateur ne coula[7]. D’autres contradictions abondent. Dans l’interrogatoire de Palmatius, Alexandre affecte pour les dieux de l’empire un esprit de dévotion et on souci de défense mal d’accord avec ce qu’on sait de ses sentiments de large éclectisme. A deux reprises, dans la pièce hagiographique, il est question d’un édit de persécution donné par Alexandre contre les chrétiens, de l’ordre de les poursuivre et de les mettre à mort s’ils refusent de sacrifier. Or, non seulement il n’y a nulle trace d’édit ni d’ordre semblable sous ce règne, mais au contraire Lampride rapporte plusieurs faits qui témoignent formellement de la sympathie déclarée du prince pour le christianisme, et le même historien note particulièrement qu’il voulut qu’on les laissât vivre tranquilles. Et Eusèbe confirme implicitement ce témoignage, quand il rapporte qu’il y avait nombre de chrétiens dans la maison d’Alexandre.

Enfin, la mort de l’évêque Calliste précipité par la fenêtre, jeté dans un puits, et, dans ce puits, écrasé sous des pierres et des débris de toute espèce, ne parait pas un supplice légal, suite d’une sentence judiciaire.

Il reste vraiment fort peu de chose de ces Actes de Calliste, si on veut les regarder de près, a la lumière des faits les mieux établis.

L’histoire du coup de foudre et de l’incendie du Capitole, qui en forme le début, n’est probablement qu’un exorde banal. Qui savait encore, à la fin du IVe ou au commencement du Ve siècle, que deux cents ans auparavant le tonnerre était tombé sur un coin d’un temple de Rome ? Mais la tradition avait pu garder parmi les chrétiens le souvenir d’émeutes et de violences populaires que des accidents analogues avaient soulevées contre les fidèles. Le mot profani non sint, mis ici dans la bouche du consul, demandant qu’on apaise la colère des dieux en frappant ceux qui font profession de les mépriser, a bien l’air d’une acclamation populaire, telle qu’il en dut retentir souvent au second et au troisième siècle, au milieu des malheurs publics.

Il semble aussi qu’on puisse relever comme Url trait historique d’un caractère général le fait de l’irruption d’une troupe de soldats dans un cénacle de chrétiens chantant des psaumes. Nous remarquons que le texte dit ici : in quodam cœnaculo. L’auteur anonyme a pris quelque souci du temps où la scène est censée se passer. Ce cénacle, c’est une assemblée tenue dans la salle haute, ou si l’on peut dire dans quelque grenier mal éclairé d’une maison, ou dans une salle basse à demi-obscure et souterraine. De là peut-être le cri des soldats frappés de cécité, dit l’auteur des Actes, et demandant qu’on leur allume des lampes et des flambeaux. L’auteur ne parle pas d’un temple proprement dit, d’une église, et on n’a nulle preuve, en effet, qu’au commencement, du IIIe siècle les fidèles eussent des basiliques ou des édifices religieux à ciel ouvert. Mais comment veut-on que le même prince, qui adjugeait aux chrétiens un terrain contesté pour s’y construire quelque cénacle ou quelque oratoire, eût envoyé ses soldats pour les disperser et les saisir, alors qu’ils étaient pacifiquement réunis pour prier ? La contradiction saute aux yeux.

Ce qu’on raconte ici comme un acte de la puissance publique avec un interrogatoire où l’empereur se montre, il est vrai, plein de douceur, mais décrète ensuite un massacre odieux, peut bien n’avoir été qu’une sorte d’émeute accompagnée de violences populaires.

La confusion et l’incohérence du dernier paragraphe des Actes s’expliqueraient assez avec cette interprétation. On nous dit en effet que Calliste fut arrêté, mis en prison, privé de nourriture et bâtonné ; puis on le montre baptisant Privatus, comme s’il était libre et sans lien ; ensuite on nous dit qu’il fut précipité hors de la maison où il était, jeté dans le puits voisin, et mourut dans ce puits. Tout cela ne se tient pas. Comment la prison où il est chargé de liens est-elle plus tard appelée la maison ? Qui dira que le prince ou quelque magistrat l’ait condamné à être jeté dans le puits ? Calépodius, traîné par les rues de la ville et précipité dans le Tibre, semble être une victime d’un tumulte populaire. De même Calliste. On vient l’assiéger dans sa maison, puis la forcer, se saisir de lui, le précipiter par la fenêtre et de là dans le puits voisin, Alexandre laissant faire ou n’empêchant rien, de même qu’il avait laissé massacrer Ulpien presque sous ses yeux. Le martyre de Calliste, transmis par la tradition, subsisterait de la sorte, mais n’entre en aucune manière à la charge du gouvernement de l’empereur Alexandre Sévère. Le prince, qui manquait de caractère, n’osa pas en cette circonstance protéger décidément la faiblesse opprimée, ni mettre la force publique au service de ses secrètes sympathies.

Nous avons fort peu de chose à dire du groupe des martyrs d’Ostie, composés de l’évêque Ciriacus ou Cyriacus, du prêtre Maximus, du diacre Archélaüs, de Sensorinus, un des principaux officiers d’Ulpien, du tribun Théodotus et de seize soldats formant le corps qui gardait la prison, et d’un enfant de douze ans nommé Faustinus, ressuscité, dit-on, par l’évêque Cyriacus, non plus que de la vierge Auréa. Leur exécution est marquée dans les Bollandistes et dans le martyrologe romain au 23 août pour les premiers, au lendemain 24 août pour Auréa, dont il est dit qu’elle fut tirée de prison pour être jetée à la mer une pierre au cou. Leurs Actes sont absolument insignifiants, pour ne rien dire de plus. Nous y relèverons une contradiction. Ulpien, le jurisconsulte, préfet du prétoire d’Alexandre Sévère, d’après le récit de l’écrivain hagiographe, aurait ordonné leur supplice, et il est dit dans les Actes d’Auréa que l’évêque Cyriacus florissait et faisait merveille au temps où saine Hippolyte souffrit pour la foi. Or, quand ce dernier fut déporté en Sardaigne avec Pontien, l’évêque de Rome en 235, Ulpien était mort depuis plusieurs années. Si donc il faut accorder créance à ce témoignage historique, le seul en vérité qu’on puisse tirer de ces pièces, il en résultera que ces exécutions, si elles eurent lieu en effet, doivent être rapportées au règne de Maximin, successeur d’Alexandre Sévère. S’il fallait pousser fort loin la critique, on reculerait à beaucoup plus tard les faits racontés ici, car il est dit dans les Actes de Cyriacus qu’Ulpien envoya à Ostie le vicarius Ulpius pour y mettre à mort tous ceux qui refuseraient de sacrifier. Or la fonction de vicaire du préfet du prétoire n’est pas connue au IIIe siècle. Il est vrai que le rédacteur anonyme de ces Actes de basse époque a pu prêter au IIIe siècle des dénominations officielles en usage de son temps. Nous arrivons maintenant aux Actes de sainte Cécile et de ses compagnons, et aux Actes du pontife de Rome, Urbain, qui, quoique distincts, sont en étroit rapport avec l’histoire de Cécile, de Valérien, de Tiburce et de Maxime. Ces Actes méritent d’être étudiés de près.

 

 

 



[1] Eusèbe, Hist. ecclés., VI, 11.

[2] Baronius, Annal. ecclésiast., note de Theiner, t. II, p. 576.

[3] Eusèbe, Hist. ecclés., VI, 21.

[4] De Rossi, Bullet. di Archeolog. crist., VI, pp. 142-152.

[5] Surius, De probatis sanctorum historiis, au 14 octobre, t. VII, p. 780-782.

[6] Michel Nicolas, Le Symbole des Apôtres. (Revue germanique du 1er janvier 1865.)

[7] Hérodien, VI, init.