LES CHRÉTIENS DANS L’EMPIRE ROMAIN

 

CHAPITRE VI — Chrétiens intransigeants et chrétiens opportunistes[1].

 

 

Celse, dans son Discours véritable, accuse quelque part les chrétiens de n’être qu’une faction, d’en avoir les passions exclusives et l’intraitable orgueil, de prétendre à toute force faire bande à part et se distinguer des autres mortels. Si tous les hommes, dit-il, voulaient se faire chrétiens, vous en seriez bien fâchés. Ailleurs il les compare à une troupe de grenouilles campées près d’un marais et s’imaginant que Dieu s’occupe d’eux seuls, qu’avec eux seuls il communique et désire faire société. L’accusation est étrange, quand on sait quel zèle de propagande animait partout les fidèles, et que la communauté se recrutait moins par les naissances que par les conversions ; quand on se souvient que leur dieu, ils l’annonçaient et le prêchaient comme le Dieu du ciel et de la terre, et non comme une divinité locale.

L’accusation cependant n’était pas absolument fausse. Cette troisième espèce d’hommes, comme plusieurs les appelaient au temps de Tertullien, individuellement pleins d’humilité peut-être, avaient, en tant que corps, dès le commencement du IIIe siècle, un très vif sentiment de son origine divine, de sa valeur et de ses hautes destinées. Ils prétendaient que le privilège et l’honneur d’être le peuple adopté de Dieu et les fils aînés du ciel avaient passé des Juifs a eux-mêmes. On leur reprochait d’être une faction ; ils répondaient qu’ils formaient comme un sénat dans l’empire. On les taxait de dépravation et d’athéisme ; ils répliquaient que seuls ils connaissaient la vraie vertu et la religion véritable ; que leurs seules prières étaient agréables à Dieu, capables de désarmer ses colères et d’arrêter ses vengeances, que leur présence dans l’empire l’empêchait seule de se dissoudre. Ils se glorifiaient de ne craindre ni l’empereur ni les proconsuls, mais Dieu seul, le maître unique, duquel toute puissance relève. Les plus modérés de leurs adversaires les accusaient d’avoir emprunté les meilleures de leurs maximes aux anciens philosophes. Ils répondaient fièrement qu’ils n’avaient que faire des guides profanes ; que leurs propres livres — les livres juifs qu’ils s’appropriaient, et dont ils prétendaient avoir hérité — étaient plus vieux que tous les écrits des anciens philosophes, que c’étaient ceux-ci qui tes avaient pillés et en avaient dérobé l’ombre de sagesse dont ils se targuaient vainement.

L’attitude des chrétiens, telle qu’elle résulte et des interrogatoires qu’on lit dans les Actes des martyrs, et des écrits de ceux qui prirent la plume pour les défendre, n’est pas, il faut le reconnaître, celle d’humbles suppliants, celle d’égarés qui se repentent, font amende honorable et se soumettent. Ils protestent communément qu’ils ne sont coupables d’aucun crime ni d’aucun délit de droit commun, mais ils dégagent et réservent fermement leur conscience, prétendent ne l’abaisser ni devant les empereurs ni devant les dieux de l’État ou de la tradition, et proclament que ceux-ci ne sont rien que de vains noms. Mais les négations et les railleries des philosophes et des libres penseurs sur les cultes régnants étaient impunies. Pouvait-on dire que, sur le chapitre des religions et des cérémonies populaires, les chrétiens allassent plus loin que Lucien, qui était fonctionnaire public ? Le pouvoir, depuis qu’il était aux mains d’honnêtes gens, uniquement soucieux de l’ordre et de la prospérité générale, avait aperçu, ce semble, cette anomalie et combien il était injuste de frapper l’athéisme chrétien, comme on disait, pendant qu’on laissait pleine liberté à l’athéisme philosophique. Plusieurs rescrits émanés de la chancellerie impériale avaient invité les magistrats à la discrétion, dans leurs rap ports avec les chrétiens. C’est le sens évident de lettres attribuées à Hadrien, à Antonin le Pieux et Marc-Aurèle. L’esprit d’équité des législateurs s’y met en travers de l’opinion publique trop échauffée et de haines populaires trop promptes. Tous répètent le mot de Trajan : Conquirendi non sunt : sachez ferme les yeux, et ne poursuivez pas d’office. Aucun prince cependant ne songe à ordonner une enquête approfondie sur la cause chrétienne ; aucun n’ose, contrer les précédents et le sentiment public, déclarer les chrétiens innocents, amnistier par avance leur foi, ni leur accorder solennellement la pleine liberté de conscience. C’est que les plus avisés et les plus amis du bien public comprennent que les philosophe sont des individualités, des unités éparses dans l’empire, tandis que les chrétiens sont un corps, une association, une faction, un état dans l’État, petit et opposé au grand, petit état croissant et grandissait chaque jour, et qui semble avoir pour but et pour consigne de détruire le grand et de s’y substituer. La proclamation de la liberté des chrétiens eût par l’abandon des droits de l’empire et le suicide même de la société telle qu’elle était faite. Est-il possible de s’étonner que des princes, soucieux du présent et de l’avenir, et ayant mission de le maintenir, ne l’aient pas décrétée ? Nul sans doute, comme disait Marc-Aurèle après Hadrien, n’a jamais supprimé son successeur ; mais nul non plus, consciemment et de gaîté de cœur, ne forge les armes dont il doit être renversé. C’est le droit primordial d’un gouvernement de se défendre, et la maîtresse partie de la politique de savoir maintenir l’ordre. Si nous avons quelque peine à comprendre en quoi et comment le christianisme menaçait l’ordre, c’est qu’il nous est difficile de nous placer au point de vue de la société antique ; c’est que nous considérons dans le christianisme non une révolution naissante, mais une révolution achevée et consacrée par de longs siècles ; c’est que nous faisons abstraction des institutions qu’il a détruites et remplacées. Pour porter un jugement équitable sur les deux partis en présence, — et l’expression de partis n’est pas déjà fort juste, car, d’un côté, il y a l’État tel que le travail du temps l’a fait, et de l’autre une association de toutes sortes de gens obscurs, dont l’audace et les tendances subversives croissaient avec le nombre de ses adeptes, se disant fille du ciel et étrangère à la terre, mais en fait singulièrement envahissante et professant l’indiscipline civile, — il faudrait se faire contemporain de Marc-Aurèle et de Sévère, dépouiller nos idées modernes et entrer, si l’on ose dire, dans la toge d’un vieux Romain grave et patriote comme était Papinien ou Ulpien. Évidemment, si l’on supposait que Marc-Aurèle ou, vingt ans plus tard, Septime Sévère eussent pu deviner sûrement la suite des événements qui devaient se dérouler, on aurait lieu de s’étonner qu’ils aient montré tant de mollesse et de douceur relatives a l’égard des chrétiens, et n’aient pas usé à tous les immenses moyens dont ils disposaient pou les exterminer et les effacer du monde. Nous n disons pas qu’ils eussent réussi : il était bien tard déjà à la fin du second siècle ; mais ils eussent essayé, le dernier surtout, si impatient de toute opposition, si dur aux factions adverses, si prodigue du sang des suspects et des amis de ses rivaux abattus, et que prolongea et étendit si cruellement les représailles après ses victoires civiles.

Septime Sévère ne vit certainement pas de sérieux ennemis de l’État et de l’ordre établi dans les chrétiens. Il dut envisager la secte nouvelle comme une éruption de rêveurs affolés, de superstitieux et de fantastiques bizarres et incommodes qu’on pouvait laisser tranquilles si eux-mêmes restaient en repos, mais dont la hardiesse conquérante ou les provocations devaient être réprimées et les empiétements contenus. Pour le premier point, il pouvait se fier à l’opinion publique dont l’hostilité avait plutôt besoin d’être arrêtée — il le prouva, dit-on[2] — qu’avivée, et au zèle des magistrats, facilement serviteurs de l’opinion commune. Pour le second, il y pourvut par un rescrit qui défendait la propagande chrétienne, si Spartien l’a résumé exactement. Défense illusoire, du reste, ou d’impossible application, car les échanges d’idées sont insaisissables, et, dans l’universelle confusion de croyances, le nouveau chrétien, pour lequel le culte extérieur était si peu de chose alors, pouvait se dissimuler aisément. Défense qui, de plus, fit peu d’éclat, car les écrivains contemporains païens et chrétiens semblent l’ignorer, et n’en font nullement mention. Or, si le silence absolu dé Tertullien et de l’auteur des Actes de Félicité et de Perpétue sur cet édit de Sévère ne prouve pas qu’il n’ait point été promulgué, il prouve au moins qu’il ne fit pas grand bruit parmi les fidèles mêmes et ne fut pas explicitement allégué par les magistrats qui les condamnaient.

Nous estimons que la persécution des chrétiens sous Sévère ne peut être niée. Mais une étude impartiale et attentive des documents existants nous permet d’affirmer que cette persécution ne fut ni générale ni continue. Elle ne fut pas générale, car on ne découvre oui indice certain de poursuites en Italie, fort peu de traces en Gaule et dans les provinces orientales. Là où la persécution sévit, en Égypte et à Alexandrie, elle fut courte ; dans la province proconsulaire d’Afrique, elle fut certainement intermittente. Dans ces deux contrées, elle ne frappa pas tous les chrétiens présents et connus, mais un très petit nombre, relativement à la masse totale des fidèles ; elle s’appesantit en général sur de petites gens sans nom et, comme on disait sans doute alors parmi la colonie des Romains bien posés, sans aveu. Nous nous arrêtons sur une question qui se pose d’elle-même a la pensée ; pourquoi ceux-ci et non les autres ?

De dire qu’on prit au hasard parmi les fidèles, c’est donner une explication insuffisante et partielle. C’est la façon, il est vrai, dont on procède dans les tumultes militaires. Arrêter tous les chrétiens était impossible. On ne pouvait songer à condamner des milliers d’hommes à Carthage seulement, quand on était embarrassé et hésitant en face de quelques-uns. Pour avertir et terrifier, oh pouvait en effet prendre les premiers venus.

Dans ces arrestations aussi, on peut faire une part aux inimitiés ou aux jalousies privées, aux convoitises des agents ou à l’espoir de larges aubaines de la part des fidèles, de leurs protecteurs ou des communautés.

Mais ceux sur lesquels s’abattait la main de la police, ceux qu’accusaient les haines fanatiques, étaient vraisemblablement ceux des fidèles dont le zèle ignorait la circonspection, ceux qui plus que les autres étalaient et affichaient leurs opinions, ceux que leurs allures, leurs bravades et leurs provocations héroïquement imprudentes désignaient comme des chefs et des meneurs au sein de la secte.

Exprimée brutalement, sans explications ni nuances, cette thèse que, si des chrétiens d’Afrique furent arrêtés, condamnés et suppliciés, ce fut leur faute, a. quelque chose qui ressemble a une gageure ou a une raillerie. Nous entendons dire que, pouvant échapper en toute sûreté de conscience, plusieurs se laissèrent prendre volontairement ; que d’autres forcèrent en quelque sorte la main des juges, qui ne demandaient qu’un prétexte pour les renvoyer ; que d’autres se firent un jeu de s’exposer ; que d’autres se livrèrent d’eux-mêmes, bien qu’on ne songeât pas à les chercher.

A côté des divergences doctrinales qui, dès avant le milieu du IIe siècle, divisaient les chrétiens, on doit reconnaître parmi les fidèles deux tendances ou deux esprits fort différents : l’un qui caractérise en général les sociétés secrètes et les minorités d’opposition, l’exaltation outrée, l’infatuation, la raideur logique, l’impatience de tout accommodement, l’intransigeance absolue : l’autre qui est le propre des partis pratiques, aspirant à s’établir et a durer, l’esprit de conciliation et de transaction, et, comme on dit aujourd’hui de certains politiques assagis par le suces et l’expérience des hommes et des choses, Y opportunisme, c’est-à-dire l’art d’attendre le moment, de se servir du peu qu’on a pour obtenir davantage, de se prêter aux circonstances, de voiler ses prétentions, de s’accommoder de bonne grâce aux conditions du temps, de ménager l’opinion, de n’effrayer personne en montrant tout son drapeau, d’user de transitions convenables et de laisser a chaque jour sa tâche.

Pour l’Église chrétienne, il ne s’agissait pas alors de se substituer aux pouvoirs établis, ni de prendre en main le gouvernement de la société civile. Elle Q’était pas mûre pour cette tâche. Les plus ardents de la secte, dans leurs rêves les plus chimériques, Nourrissaient à peine de telles espérances. Nul, du reste, ne songeait à les accuser de semblables ambitions. Le crime de lèse-majesté, dont on les chargeait, n’allait pas jusque-là ; on les taxait plutôt d’indifférence et d’abstention, et de se désintéresser à l’excès devoirs et des fonctions qui incombent aux bons citoyens. Ce n’était pas par calcul habile ou pour répondre à de sourdes impatiences que Tertullien déclarait que les chrétiens ne s’étaient pas mis avec Avidius Cassius contre Marc-Aurèle, ni avec Pescennius Niger ou Albinus contre Sévère. C’était l’expression même de la vérité. L’Église, attentive sans doute aux choses du dehors, et fort anxieuse en face des compétitions politiques d’où pouvait dépendre son repos, avait la sagesse de ne s’y point mêler activement. En apparence, elle ne travaillait pas pour la domination, n’aspirait nullement à la direction politique de la société et se renfermait dans la sphère de la vie spirituelle.

Cependant, la même, son domaine d’étendant chaque jour par de pacifiques conquêtes, deux courants se formèrent : celui des chrétiens mondains et composés facilement avec les habitudes et les mœurs communes et celui des chrétiens au cou raide, des chrétiens intraitables et intransigeants.

Aux premiers jours, quand le christianisme sorti des entrailles d’un peuple souvent foulé, mais fier, tenace en ses espérances et dont la conscience n’avait pas subi le niveau de Rome, il recueillit surtout comme on sait, les pauvres et les déshérités du monde. C’est à ceux-là particulièrement qu’il faisait appel. On disait : Heureux les humbles et les petits heureuses les âmes simples et ignorantes, heureux ceux qui ont faim et soif, heureux ceux qui souffrent Dieu les adopte, et le ciel est leur héritage. On disait : Malheur aux riches, aux puissants, aux esprits enflés d’eux-mêmes et de leur vaine sagesse ! Le royaume du ciel n’est pas pour eux. Il n’était pas question de rien prendre à personne, ni de déplacer ici-bas les rangs et les fortunes. Les biens éternels, les biens de l’autre vie étaient seulement mis dans la balance pour établir les justes compensations et faire l’équilibre.

De ces biens on déclarait presque exclus à l’avance ceux qui jouissaient des biens terrestres : on les promettait au contraire a ceux qui n’avaient rien ici-bas qu’un cœur pur, droit et docilement résigné. La pauvreté, la souffrance et la peine étaient glorifiées. A ceux qui possédaient et voulaient être sauvés, le maître conseillait de tout donner, de se faire nus, pauvres et misérables, de briser tous les liens d’ici-bas, famille, position ou fortune, pour mériter les joies dignes que l’œil n’a point vues et que l’oreille n’a point entendues. En même temps, la doctrine chrétienne proclamait que la répartition ultérieure ne se ferait pas attendre. En même temps l’anathème était jeté a l’endurcissement du cœur, aux routines du culte extérieur ; un peu plus tard, à toutes les institutions religieuses, nourrices de la corruption générale, et aussi des terribles menaces. Les nouveaux convertis étaient les nouveaux fils adoptifs de Dieu, les prédestinés de ses faveurs et de ses grâces. Les autres, les fils de ï’esprit des ténèbres, seraient plongés dans le bain de Jeu préparé pour purifier le monde et faire l’œuvre de justice. On déclarait donc que le monde ne vaut pas qu’on s’en occupe ni qu’on s’y attache, puisque ses jours sont comptés, que la vraie vie n’est pas celle d’ici-bas, qu’elle doit commencer hors du monde, et qu’elle n’est réservée qu’aux fidèles, aux âmes saintes et douces qui, par le bienfait de la naissance ourle libre choix, ont vécu dans le pur et entier détachement du siècle.

Tant que l’Église se recruta dans les dernières couches de la société, parmi ces tenuiores où le détachement de tous les plaisirs était comme une nécessité de condition, tant qu’elle ne vit venir a elle que les pauvres et les misérables, dont le lot est d’attendre peu d’ici-bas et d’espérer, de rêver ailleurs le bonheur et le repos, elle put vivre comme une fille du ciel, ainsi qu’on disait, tombée sur la terre, mais étrangère au monde. Tant qu’elle ne captiva qu’exceptionnellement des personnes d’un rang supérieur, comme elle ne les avait séduites que par le nouvel et pur idéal qu’elle proposait et qui se trouvait répondre a leurs aspirations intimes, ses règles austères trouvèrent une facile obéissance. Pomponia Græcina, femme du consulaire Aulus Plautius, vainqueur de la Bretagne, qui fut, dit-on, chrétienne, vécut de longues années dans la tristesse et le deuil volontaire, et ce détail donné par Tacite[3], s’ajoutant à l’accusation de religion étrangère contre laquelle elle dut se défendre devant ses proches, est justement la raison qui fait supposer qu’elle embrassa la foi nouvelle.

Cependant, dès l’âge apostolique, dans le milieu très mêlé où le christianisme trouva ses adeptes, les habitudes sociales, les préjugés de race ou de cité, et les dispositions individuelles, créaient déjà parmi les nouveaux convertis des aspirations divergentes et comme des ébauches de partis. A Corinthe, au temps de saint Paul, l’Église se divisait en écoles, l’esprit de coterie philosophique s’y insinuait. Certains noms propres étaient mis en avant et opposés comme des drapeaux. Et tandis que les uns, s’attachant a certains préceptes traditionnels qu’ils pressaient à l’excès, cultivaient un rigorisme immodéré et condamnaient le mariage comme incompatible avec la sainteté de la vie, d’autres, de conscience plus large et plus dégagée, professaient la commode indifférence des actions. De même les uns réprouvaient absolument l’achat au marché et l’usage des viandes qui avaient servi au sacrifice ; les autres ne se faisaient nul scrupule d’en manger, pas même de s’asseoir a table dans des lieux consacrés aux idoles, quand des parents ou des amis étrangers à l’Église les invitaient.

Au premier siècle donc, l’Église comptait déjà des chrétiens rigoristes, ennemis irréconciliables des pratiques et des usages des Gentils, et des chrétiens plus traitables, plus accommodants en face des habitudes et des conditions de la vie commune. Sur tous pesait Vodium generis humant, grief un peu vague et certainement injuste pour le plus grand nombre. Mais du dehors, on juge toujours les partis par les immodérés et les excentriques. Avec l’extension de la secte et ses progrès, surtout dans les classes moyennes, l’esprit de raideur sectaire s’affaiblit et diminua peu a peu. La nécessité de vivre, le désir de s’établir et de durer, les rapports inévitables et quotidiens des fidèles avec la société païenne d’où ils sortaient presque exclusivement, et les liens domestiques et civils qu’ils ne pouvaient ou ne voulaient pas rompre après leur conversion, avaient produit ce résultat. L’exaltation d’ailleurs est un état violent, c’est-à-dire l’état de quelques-uns et qui dure peu. Il est certain qu’en 119, à Amisus, les nombreux chrétiens auxquels Pline le Jeune avait affaire dans sa légation de Bithynie n’étaient pas tous des héros ; car, dans sa fameuse lettre à Trajan, il fait entendre que devant ses menaces beaucoup faiblirent[4], renièrent leur foi et s’empressèrent de brûler l’encens et de faire des libations de vin et des prières aux pieds des statues des dieux.

Une autre preuve de l’affaiblissement de l’esprit sectaire au sein de l’Église, c’est, dans la seconde moitié du IIe siècle, l’apparition du montanisme et la diffusion en qualité de parti d’opposition, incommode au plus grand nombre des fidèles et bientôt répudié et condamné par eux. Le montanisme, en effet, ne se donne pas comme une innovation et ne vient point, a proprement parler, introduire une doctrine séparée. Il prétend moins changer que restaurer la tradition. On enseigne communément que le Seigneur a tout dit : il professe que l’Esprit-Saint est immanent dans l’Église et que le cercle des révélations et des prophéties n’est pas clos. Il est aussi et surtout une réaction contre un certain amollissement disciplinaire et moral, un effort pour ramener les fidèles a des espérances et à des pratiques à demi-délaissées. Il est l’école de ceux qui se piquent de n’avoir rien oublié. Parmi la grande Église qui forme ses cadres et sa hiérarchie, apprend la prudence en face des Gentils, s’endort et se mondanise, il est comme une renaissance de l’illuminisme, de l’austérité, du détachement a outrance et de l’attente du prochain règne de Dieu.

Les minorités politiques sont parfois violentes et criardes dans leurs allures, excessives dans leurs revendications, insoucieuses de la pratique, soit par ignorance, soit par dédain. Elles ont leur idéal dans les hauteurs où règnent les nuages et s’inquiètent peu de l’ajuster précisément aux conditions positives du gouvernement. S’il arrive que quelque coup de fortune les mette au pouvoir, on les voit d’ordinaire se briser en deux tronçons. Le plus petit nombre demeure en l’air, accroché à ses rêves. Le plus grand, content d’être arrivé, se rapproche des chemins battus, ajourne les chimères poursuivies et les renvoie à l’avenir, apprend la sagesse, taxe d’incorrigible folie ceux des amis de la teille qui sont restés fidèles à eux-mêmes et ne veulent pas des joies de l’ambition satisfaite, et se laisse aller facilement a quantité de transactions qu’il condamnait auparavant et que lui imposent les nécessités d’une situation nouvelle.

L’Église, dans les dernières années du IIe siècle, était loin du pouvoir sans doute. Le présent était équivoque et l’avenir inconnu. Cependant, par le nombre de ses adhérents, elle était une véritable puissance. En tout cas, il ne faut pas se figurer qu’elle vivait dans les catacombes, loin du jour, cachée et étrangère aux plaisirs et aux intérêts de la vie commune. Les chrétiens, pris individuellement, ne se distinguaient pas des autres hommes. A part les Cérémonies païennes, où ils s’abstenaient de paraître, on les voyait en tous lieux et à peu près dans tous les métiers. Nous sommes partout, dit Tertullien dans une célèbre apostrophe ; nous ne vous laissons que vos temples[5]. L’éclosion du montanisme, encore une fois, ne s’explique que par les progrès de l’esprit mondain dans l’Église. C’est parce que la plupart des fidèles et leurs chefs hiérarchiques s’accommodent visiblement à la vie du siècle et se laissent gagner par les mollesses communes qu’un parti, les demeurants ou les héritiers du passé, se lève et proteste, et contre les langueurs, les relâchements et les compromissions qui ressemblent à des apostasies,.professe un christianisme sombre, fanatique, anti-social. Il se donne comme l’élite de l’Église, répugne à vivre comme tout le monde et à avoir commerce avec les païens, s’enivre des révélations qu’il prétend susciter ou recevoir du Saint-Esprit, prêche la fin prochaine de toutes choses, aspire à l’anticiper par le martyre et veut qu’on s’y prépare par le jeûne, les abstinences et des austérités redoublées.

On peut croire que ces opinions, et ces pratiques étaient dans chaque groupe chrétien celles d’une minorité d’extrême gauche, si l’on peut dire, et qu’elles semblaient singulièrement outrées ou déplaisantes à la grande majorité des fidèles, pour laquelle elles étaient à la fois un reproche et un danger. En Asie elles donnaient lieu à des disputes et à de très aigres récriminations. Les chrétiens politiques accusaient les prétendus spirituels de n’être point au fond si purs, si indifférents aux biens du monde, si avides du martyre qu’ils le paraissaient. On peut supposer, d’un autre côté, qu’à Rome les chrétiens rigoristes ménageaient peu ceux des fidèles qui vivaient dans les antichambres de Commode : ils estimaient sans doute que Carpophore, le banquier, faisait un vilain métier, que les frères qui lui confiaient leur argent pour le faire valoir s’attachaient à de vils intérêts, et que Calliste, le prête-nom de Carpophore, avait largement mérité les coups de fouet que le préfet lui avait fait donner, avant de l’envoyer aux mines de Sardaigne. Ce serait commettre un anachronisme que de parler ici d’orthodoxes et d’hérétiques. Avant les déclamations conciliaires, l’hérésie n’est rien qu’une opinion de minorité. Il n’est pas douteux qu’au Ve siècle le nom de chrétien, au double point de vue des croyances et des façons de vivre, ne couvrit, bien des variétés. Le montanisme est l’une de ces variétés. Il est une étiquette assez commode ; mais son défaut est d’unir et d’enfermer dans une classe commune nombre d’esprits qui s’entendaient sur plusieurs points, mais ne s’entendaient pas sur tous.

Sous le bénéfice de cette réserve, on ne doit pas faire difficulté d’admettre que les montanistes et les montanisants étaient nombreux dans l’Afrique romaine, y formaient le parti des chrétiens d’avant-garde, des chrétiens intransigeants qui prétendaient régenter les autres, c’est-à-dire la majorité, laquelle ne résistait que passivement et par force d’inertie à leurs avères critiques. Dans la plupart des livres de Tertullien on distingue sans peine les deux tendances opposées dont nous parlons.

Pourquoi, par exemple, le docteur de Carthage gentil son traité Des Spectacles ? Est-ce pour, guérir, les païens de la passion de la comédie, des pant des jeux du stade et du cirque, des chasses de l’amphithéâtre et des combats de gladiateurs ? Il n’y pense pas. Son livre vise les seuls chrétiens. L’auteur s’adresse aux fidèles qui, par ignorance, faiblesse ou respect humain, vont aux spectacles avec les païens. Son but est de les amener à renoncer aux folies et aux corruptions du siècle. Ils allèguent qu’il n’y a rien qui blesse la religion dans ces plaisirs donnés aux yeux et aux oreilles ; que le ciel ne défend pas à l’homme de se divertir, et qu’il n’y a nul mal a le faire, quand on sait garder en son cœur la crainte de Dieu et lui rendre honneur dans le temps et le lieu voulus, comme on le doit. Ils disent encore que Dieu est l’auteur de toutes choses, que c’est lui qui a créé le marbre et tous les matériaux qui entrent dans la construction des édifices destinés aux jeux et aux spectacles, et tes bêtes même qu’on y fait paraître, et le soleil qui tes éclaire, et que lui-même les voit sans en être souillé ; ils ajoutent que les actions théâtrales apprennent la politesse et la science du monde ; enfin ils demandent qu’on leur cite les textes de l’Écriture où ces plaisirs sont condamnés et prétendent que tout ce qui n’est pas expressément défendu est permis.

Et Tertullien, en son nom et au nom du groupe des rigoristes et des radicaux, répondait que les spectacles sont l’école de la cruauté ou de la dépravation ; qu’ils amollissent les âmes et les corrompent ; que les démons y président ; que la politesse et la science du monde sont de peu de prix, car la science mondaine est folie devant Dieu ; que le plus grand plaisir pour le vrai fidèle doit être de mépriser le plaisir, d’aspirer a quitter, le monde et d’inaugurer, autant qu’il est possible ici-bas, la vie divine.

De même, c’est contre les chrétiens relâchés que Tertullien lance son traité De l’Idolâtrie et ses livres Sur la Parure des femmes.

La religion nouvelle a trouvé ses fidèles non entre ciel et terre, dans une génération sans attaches ici-bas, et nés d’une pousse miraculeuse, comme ceux que souhaite Platon pour en faire les citoyens de. sa République, mais aux divers étages d’une société vivante et réelle, où chacun exerce une profession dont il vit, et où les désœuvrés sont l’exception. Or la conversion n’a rien changé aux conditions de la vie matérielle et n’a guère modifié non plus les habitudes de la vie mondaine.

La coquetterie et le goût de la parure règnent panai les belles dames chrétiennes comme parmi les païennes ; elles ont même manière de vivre, même culte de leurs personnes : on les voit comme les autres le visage fardé ou couvert de céruse, le cou, les bras et les oreilles ornés de bijoux précieux, la tête chargée de cheveux teints ou achetés ; elles sont aussi frivoles, aussi vaines de leur beauté, aussi soucieuses de plaire et d’attacher autour d’elles l’essaim des jeunes gens.

Et les hommes ? Ils ont gardé leurs anciennes professions et continuent de les exercer d’une conscience légère. Les architectes dessinent des édifices sacrés ou profanes pour les païens ; les maçons taillent et disposent des pierres destinées à la construction des temples ; les statuaires, peintres, céramistes, graveurs, brodeurs, tapissiers, travaillent le marbre et l’ivoire, modèlent, sculptent ou fondent des statues divines, s’occupent a peindre ou à broder des usages pour les sanctuaires ou les oratoires des Gentils, fabriquent et vendent des vases pour les libations ou des couronnes pour les festins profanes, gravent des inscriptions avec les noms des divinités populaires. Les maîtres de grammaire et les professeurs de belles-lettres expliquent les poètes et commentent les mythologues, reçoivent des étrennes, observent les jours fériés ; les commerçants vendent de l’encens, des aromates et des parfums qui doivent brûler devant les idoles. Non contents de fournir par leur travail matière à l’idolâtrie, on voit des chrétiens assister par plaisir ou curiosité aux solennités païennes, prendre part aux saturnales, aux brumales, aux fêtes de Janus et à celles de Mars, donner des jeux et des festins. Aux fêtes et aux anniversaires, ils allument des lampes devant leurs maisons, ou suspendent à leurs portes des branches de laurier. L’Église n’en prend pas souci et ouvre les rangs de la hiérarchie sacrée à ces pourvoyeurs d’idoles, à ces fidèles qui cachent ou dissimulent leur foi sous prétexte qu’il faut ménager l’opinion, éviter le scandale, ne blesser et n’irriter personne, ne pas créer d’embarras à la communauté. De même il y a des chrétiens qui recherchent et acceptent des fonctions civiles, se soumettent avec de vaines et timides réserves de conscience à des formalités sacrilèges liées a leurs charges.

En face de ces prudents, de ces timorés qui paganisaient sans scrupule, cachaient leurs croyances comme s’ils en rougissaient et couvraient leur pusillanimité du voile de l’intérêt de l’Église qu’il était, suivant eux, périlleux de compromettre par un éclat indiscret ; en face de ces amis de la paix à tout prix, si prompts à toute transaction, le parti des impatients et des logiciens intraitables, et Tertullien à leur tête, protestaient vivement. Artistes, ouvriers et commerçants chrétiens disaient qu’ils faisaient honnêtement leur métier et n’en connaissaient point d’autre. Les radicaux répondaient que le métier était malhonnête dans ses œuvres et que ceux qui s’y livraient se rendaient complices de l’idolâtrie ; qu’au lieu de tailler des idoles ou de fournir de l’encens, ils devaient cracher sur les autels où il brûlait ; que ce s’est pas de vivre qui importe, mais de vivre bien et conformément à la loi du Seigneur ; qu’à ce compte les voleurs et les faussaires entrés dans l’Eglise pouvaient continuer légitimement leurs pratiques accoutumées ; qu’en se faisant chrétien, on abjurait nécessairement tout ce qui, de près ou de loin, sent l’idolâtrie et est contraire aux commandements de l’Évangile ; que c’était participer à l’impiété que de travailler pour les temples, et compromettre son salut que de contribuer à les orner. — Ils ne gagneront plus d’argent. — Eh ! tant mieux ; n’a-t-il pas été écrit : Bienheureux les pauvres ? — Ils ne pourront plus se nourrir, ni s’habiller. — Le ciel y pourvoira. N’a-t-il pas été écrit : Ne vous inquiétez pas des aliments ; et le Seigneur n’a-t-il pas parlé des oiseaux de l’air et du lis des jardins ? — Ils ne pourront s’enrichir, nourrir et élever leur famille, établir leurs enfants, garder leur rang dans le monde. — Ne leur a-t-il pas été ordonné de vendre ce qu’ils possèdent et d’en distribuer le prix aux pauvres ? Ne leur a-t-il pas été prescrit délaisser femme et enfants, de ne pas regarder en arrière et de suivre le Seigneur ? Ont-ils oublié qu’on ne peut servir deux maîtres, et qu’il faut choisir entre le monde et Dieu ? La foi véritable, loin de craindre la pauvreté, l’humidité, la bassesse, les embrasse comme les compagnes, les ouvrières et les gardiennes du salut.

Les chrétiens qui pratiquaient ces divers métiers et d’autres encore plus condamnables, comme l’astrologie et la magie, et ne craignaient pas de garder dans l’usage commun de la vie des habitudes et des façons de parler toutes païennes, disaient qu’il faut ménager l’opinion, prendre garde de provoquer des soupçons et des haines. — C’est donc qu’il faut se faire païen avec les païens ? Non, la haine des Gentils est l’honneur des chrétiens : leurs outrages et leurs condamnations sont la gloire de l’Église. Qui les craint, jusqu’à transiger avec sa conscience, rougit de sa foi et désavoue le Christ pour lequel il doit être prêt à répandre avec joie tout son sang.

Le parti des intransigeants allait plus loin encore, quand il prétendait défendre aux chrétiens les fonctions publiques, civiles et militaires. Le cas de fidèles parcourant la pleine carrière des honneurs était rare apparemment au temps de Tertullien, car nous en savons peu, de science certaine, qui fussent alors de rang sénatorial. Mais les satiriques s’emportent volontiers sur les exceptions et généralisent aisément. Quelques chrétiens pouvaient appartenir à la curie de Carthage et avoir pris pied dans les magistratures de second ordre. Il faut dire aussi que Tertullien n’interdit pas absolument l’accès des fonctions civiles ; mais, par les conditions et restrictions qu’il ajoutait il en rendait en réalité l’exercice impossible. Voici en effet comme il s’exprime à ce sujet : Nous accordons qu’un chrétien puisse, sans risquer son salut, porte l’honneur et le titre des fonctions publiques, s’il ne sacrifie point, n’autorise aucun sacrifice, se fournisse point de victimes, ne charge personne de l’entretien des temples, ni ne veille à leurs revenus, ne donne de jeux ni à ses frais ni aux frais du public, n’y préside point, ne proclame, ni n’ordonne aucune fête, évite même tout serment, s’abstient dans l’usage du pouvoir de décider de la vie et de l’honneur de personne, j’excepte les affaires d’argent,ne prononce ni comme législateur ni comme juge, n’enchaîne, n’emprisonne, ne met personne à la question. Tertullien ajoute, par ironie sans doute : C’est à savoir si tout cela est possible.

La concession de Tertullien était purement théorique et détruite en fait, par les impraticables restrictions dont il entourait l’exercice du pouvoir. Cependant, comme s’il se repentait d’avoir trop accordé, le docteur de Carthage répondait à ceux, qui citaient l’Écriture sainte, et les exemples de Joseph et de Daniel : La simple pourpre que portèrent Joseph et Daniel était moins chez les barbares le signe du pouvoir que l’indice de la condition d’homme libre. Aujourd’hui, toute magistrature est une livrée d’idolâtrie : consacrée aux idoles, elle porte en soi une souillure indélébile. Personne ne peut paraître pur au milieu de choses impures. La pourpre du magistrat ne peut que salir le fidèle. Ceux qui allèguent Joseph et Daniel oublient qu’on ne peut comparer ces temps de rudesse, d’inculture et de barbarie avec notre époque. Ils étaient esclaves, et toi, chrétien, tu ne connais d’autre maître que le Christ, ni d’autre modèle. Or, il a vécu dans l’humilité et la bassesse volontaires, vêtu d’habits grossiers, d’apparence chétive et misérable. En dédaignant le pouvoir et son éclat, il nous a indiqué la règle à suivre. Ce dont il n’a pas voulu, il l’a rejeté ; ce qu’il a rejeté, il l’a condamné ; ce qu’il a condamné, il l’a renvoyé aux pompes de Satan. Si donc tu y touches en quelque chose, sache que c’est retenir à Satan, après l’avoir renoncé ; sache que c’est tomber dans l’idolâtrie.

Et, abondant de plus en plus dans son propre sens, Tertullien disait encore : Sache bien ceci : toutes les puissances et toutes les dignités de ce monde non seulement sont étrangères à Dieu, mais elles lui sont odieuses, car c’est par elles que ses serviteurs ont été condamnés et persécutés, et qu’on a mis en oubli les châtiments réservés aux impies. Les chrétiens participant aux charges et aux emplois civils étaient peu nombreux ; mais beaucoup d’entre eux étaient soldats. Sur ce chapitre, le parti des chrétiens radicaux n’était pas plus traitable. Ils mettaient alors en débat une question qui paraissait depuis longtemps résolue en fait, et la tranchaient impérieusement par la négative. Il n’y a, dit Tertullien, rien de commun entre le pacte divin et le pacte humain, entre la bannière du Christ et celle du diable, entre le camp de la lumière et le camp des ténèbres, une même âme ne peut se donner en même temps à Dieu et à César. Oui, si l’on veut s’amuser à disputer, Moïse porta la verge, Aaron le pectoral, Jean la ceinture de cuir, et Josué a conduit des bataillons où le peuple saint a fait la guerre. Mais comment un chrétien devenu soldat combattra-t-il ? comment fait-t-il son devoir pendant la paix, s’il n’a pas [mot illisible]. Or le Seigneur la lui a ôtée. Car bien que des soldats fussent venus auprès de Jean et eussent reçu la formule de notre foi, bien que le centurion lui-même ait embrassé la foi, il est certain que le Seigneur en désarmant Pierre a désarmé tous les soldats. Il ne peut être licite parmi nous l’état dont le Seigneur a désapprouvé et condamné les actes.

Ailleurs encore Tertullien revient sur ce point avec une vivacité accrue, qui marque bien que son opinion était celle d’une minorité de sectaires. C’est à partir d’un incident dont l’Église s’était émue : lors de la distribution d’un donativum, un soldat chrétien, contrairement à la discipline, s’était avancé seul, la couronne à la main, tandis que tous les autres, païens et chrétiens, l’avaient sur la tête. L’usage de la couronne en cette occasion était innocent en soi. Tertullien et ses amis le répudiaient comme sacrilège ; puis, portant la question plus haut et s’attaquant au principe même, ils posaient dogmatiquement la question et en parler absolument (in totum), le service militaire convient-il aux chrétiens ?

Croirons-nous, dit Tertullien, qu’il soit permis à s’ajouter au serment fait à Dieu le serment fait à un homme et, après s’être engagé envers le Christ, de s’engager à un autre maître ; d’abjurer père, mère, et toute espèce de prochain que la loi (mosaïque) ordonne d’honorer et d’aimer après Dieu, et que l’Évangile aussi a honorés en ne mettant au-dessus que le Christ seul ? Sera-t-il permis de vivre toujours avec l’épée, quand le Seigneur a déclaré que celui qui se servirait de l’épée périrait par l’épée ? Faudra-t-il qu’il soit sans cesse dans les combats, celui à qui les débats, les procès même sont interdits ? Faudra-t-il qu’il inflige les chaînes, la prison, la torture et les supplices, celui qui ne doit pas même venger ses propres injures ? Pour ses stations, faudra-t-il qu’il les fasse, ou pour d’autres, plutôt que pour le Christ, ou bien le jour du Seigneur, alors qu’il n’en fait pas même pour le Christ ? Veillera-t-il à la garde des temples auxquels il a renoncé ? Soupera-t-il aux lieux qu’interdit l’apôtre ? Ceux qu’il a chassés le jour par ses exorcismes, les défendra-t-il pendant la nuit ; appuyé et reposant sur la lance qui a percé le flanc du Christ ? Portera-t-il aussi l’étendard rival de celui du Christ ? Demandera-t-il le mot d’ordre au prince ; celui qui déjà l’a reçu de Dieu ? Sera-t-il troublé par la trompette du soldat, le mort qui attend la trompette de l’ange pour se réveiller ? Faudra-t-il que le chrétien soit brûlé, selon la discipline du camp, lui qui n’a pas le droit de brûler l’encens, lui que le Christ a délivré de la peine du feu ? Combien d’autres faits, inséparables de la vie des camps qui ne sauraient être absous ou excusés ! Le seul acte de passer du camp de la lumière au camp des ténèbres est une prévarication. Pour ceux, il est vrai, que la foi a trouvés déjà soldats, il n’en est pas de même, pourvu qu’après avoir reçu et souscrit la foi, ils abandonnent l’armée, comme beaucoup ont fait, ou se gardent de toute manière de rien faire contre Dieu de ce qui n’est pas permis aux chrétiens qui ne sont pas soldats, ou enfin qu’ils subissent la mort comme les autres fidèles. Le service militaire, en effet, n’assure ni l’impunité des crimes, ni l’exemption du martyre. Le chrétien, quelle que soit sa condition, n’est rien autre chose que chrétien[6].

On le voit, le groupe des intransigeants condamne toute participation aux fonctions civiles et au service militaire. Il prétend que le vrai chrétien soit hors de la cité : il incline même à le mettre hors de la nature et de l’humanité, en condamnant explicitement les secondes noces et implicitement le mariage. La majorité des fidèles objecte la nécessité de maintenir son nom, son patrimoine, de perpétuer sa famille et la race humaine. Les soldats, disent-ils, et les voyageurs qui n’ont pas de femme voient bientôt s’éteindre leur nom et périr leur fortune. — Eh bien ! nous aussi, chrétiens, ne sommes-nous pas des soldats et comme des passants dans ce siècle[7] ? Les chrétiens n’ont pas d’avenir à chercher ici-bas, pas même de lendemain[8]. Le serviteur de Dieu peut-il désirer des héritiers, lui qui s’est déshérité du monde ? Souhaitera-t-il de vivre longtemps quand l’apôtre se hâtait de retourner vers le Seigneur ? La famille est un embarras, une gêne et un fardeau. Elle ôte la liberté dans la persécution, le courage et la fermeté en face du martyre. Les relâchés qui la défendent semblent ne penser qu’au bien de l’État. Ils craignent apparemment que les cités ne s’appauvrissent, faute de leur postérité ; que les lois, les tribunaux, le commerce ne languissent ; que les temples ne soient abandonnés et qu’il ne reste plus personne dans les amphithéâtres pour prier : Les chrétiens aux lions ! Il ne s’agit pas de faire souche ici-bas ; l’antique précepte : Croissez et multipliez, a fait son temps ; les traditions nouvelles l’ont aboli[9]. Aveugles ceux qui veulent planter leur tente et s’établir à jamais sur la terre ! La fin suprême est proche et le jugement du Seigneur. Il faut renoncer aux choses de la chair, si nous voulons recueillir un jour les biens spirituels[10].

De là les austérités, les jeûnes, les macérations prolongées et une discipline tendue jusqu’à l’extrême rigueur. Ne faut-il pas se préparer à sortir de la vie, fortifier et alléger dès ici-bas l’esprit, et rompre, autant qu’il est possible, les liens de la chair et du sang ? Mais la majorité de l’Église, Tertullien le dit précisément[11], n’entrait pas volontiers dans ces voies étroites. Les protestations de Tertullien contre la parure des femmes prouvent que les dames chrétiennes n’avaient pas abdique le goût du monde et le désir d’y briller, et n’ignoraient pas la coquetterie. Les traités Des Spectacles et De l’Idolâtrie témoignent également de la facilité avec laquelle la majorité chrétienne savait transiger sur des points d’importance capitale. De même, les livres de la Pudicité et du Jeûne, plus particulièrement dirigés contre les chrétiens relâchés que Tertullien appelle psychiques, témoignent sûrement qu’ils ne portaient pas dans leur conduite morale une sévérité fort grande, et n’avaient point renoncé tout à fait aux plaisirs de la table.

Sans doute, Tertullien a chargé ses adversaires ; et ses livres de polémique fournissent des témoignages sujets à caution. Dès la première ligne du traité du Jeûne, on sent qu’on entre dans la satire, et, à la fin, on est en plein pamphlet. Ton ventre, dit-il, est ton Dieu ; ton palais, ton temple ; ton estomac, ton autel. Le cuisinier, c’est ton prêtre, ton Saint-Esprit la fumée des ragoûts ; tes dons spirituels, ce sont les condiments, et les hoquets de ta satiété ta prophétie[12]. Ce sont là invectives d’avocat ou de sectaire irrité. Ce que Tertullien et les puritains de son parti appellent dérèglement, luxure, intempérance, doit évidemment se traduire par une certaine facilité dans les mœurs et les usages de la vie commune. Cela veut dire que, dans l’Église de Rome et dans celle d’Afrique, au commencement du IIIe siècle, beaucoup vivaient sans raideur, comme tout le monde, se mariaient et se remariaient, ne détestaient ni la bonne chère, ni le plaisir, et, loin de souhaiter la mort, n’y pensaient pas. Cela veut dire que, dans la société chrétienne, la sainteté était l’exception, et qu’un esprit chagrin avait matière à s’indigner des mondanités et des faiblesses des fidèles, et peut-être de l’indulgence de leurs chefs.

Le traité De la Pudicité paraît, en effet, avoir eu pour occasion ce que Tertullien appelle, non sans, ironie, un édit péremptoire émané du Souverain-Pontife, évêque des évêques, sans qu’on sache, certainement s’il fait allusion a un décret promulgué par le chef de l’Église de Carthage ou par le chef de l’Église de Rome, ni quels en étaient les termes exprès, car le texte qu’il donne, dans sa brièveté et son arrogance plus qu’impériale, semble une version de polémiste. Moi, je remets les péchés d’adultère et de fornication à ceux qui en ont fait pénitence. Et le docteur africain ajoute : Ô édit sur lequel on ne pourra écrire la formule : Bien fait ! Et où affichera-t-on pareille largesse ? A la porte, j’imagine, des mauvais lieux, au-dessous de l’enseigne même qui les indique aux passants... C’est là qu’il faut qu’on lise le pardon accordé. On y entrera avec moins de scrupule. Mais on le lit, on le proclame dans l’Église qui est vierge. Ah ! loin, loin de l’épouse du Christ un si honteux placard ![13] Et Tertullien déniait à l’autorité épiscopale le droit de remettre de pareilles fautes pour le laisser à Dieu seul.

Quoi qu’il en soit de ce débat, le fait d’un pareil décret, qu’on ne peut supposer inventé à plaisir, prouve qu’au sein de la majorité des fidèles les mœurs avaient fléchi, et que la sévérité des évêques s’était détendue, soit à cause du caractère des hommes, soit plutôt à cause des nécessités du temps.

Il manquerait un trait essentiel à l’esquisse que nous avons présentée des deux partis qui se partageaient l’Église à l’époque de Septime Sévère, si nous taisions leur attitude diverse en face de la société païenne et des pouvoirs publics.

La profession chrétienne était généralement suspecte, et absolument à la merci de l’autorité. Les agents du pouvoir central pouvaient tout contre les chrétiens ; mais ils n’étaient pas gratuitement cruels ; et, d’autre part, les hésitations et les divergences de la politique impériale à leur sujet, non moins que le grand intérêt de la tranquillité et de la pais publiques, leur conseillaient des ménagements qui ne coûtaient guère, en général, à leur conscience. Le patriotisme, fort tiède à cette époque, à tous les degrés de la société, ne les armait pas contre les chrétiens, et l’indifférence en matière religieuse était notoire parmi les hauts fonctionnaires. Ils n’avaient donc nulle raison de sévir, si les chrétiens ne leur en fournissaient pas, s’ils voulaient et savaient être sages.

La plupart l’étaient, craignaient le bruit et le scandale, évitaient avec grand soin de compromettre l’Église, d’exciter contre elle, et d’abord contre eux-mêmes, les soupçons et les colères de la foule, et par suite l’animadversion des magistrats ; vivaient extérieurement comme tout le monde, cultivaient leurs relations ordinaires, ne s’abstenaient même pas de fréquenter quelquefois les cirques et les spectacles, ne montraient ni dans leur mise, ni dans leur tenue, rien qui pût trahir aux yeux profanes la foi qu’ils professaient. Ils ne souhaitaient pas de s’attirer des affaires, ni de goûter la prison, n’avaient nul goût pour le martyre, jouissaient sans impatience et sans honte de la vie et de ses biens, et attendaient la mort et ses suites sans trop soupirer après elle, sans nulle envie d’en devancer l’heure, ni d’abréger par quelque imprudence l’intervalle qui les en séparait.

Tertullien, dans son Scorpiaque, attribue aux Valentiniens les raisonnements d’une prudence un peu terre à terre contre les vertus et l’excellence du martyre, sans distinguer le martyre cherché et voulu, du martyre forcé. Nous pensons que ces raisonnements appartenaient au plus grand nombre des fidèles. Beaucoup même, qui admiraient l’intrépidité et la force d’âme de ceux qui versaient leur sang pour la foi, demandaient au ciel d’être dispensés de pareilles épreuves, et, bien loin de les regarder comme obligatoires, s’y dérobaient par tous les moyens possibles.

Rappelons l’affaire de la couronne. C’est au milieu d’un assez grand nombre de soldats chrétiens ; dociles à faire comme leurs camarades païens, suivant l’usage et la consigne, l’acte isolé d’un seul. Et qu’en disent les fidèles qui sont sous ce même drapeau ? C’est l’acte d’un téméraire, d’un glorieux, d’une tête à l’envers, d’un vrai fou qui, par son équipée, va troubler la bonne paix de l’Église et réveiller les violences. Est-ce que la foi obligeait à une pareille incartade ? Se croit-il seul chrétien ? Le courage qui attend le danger ne vaut-il pas mieux que la vaine présomption qui le provoque ? — Or, ceux qui parlent de la sorte, on ne nous dit pas qu’ils fussent des adeptes de Marcion ou de Valentin. C’est le bon sens de la masse. Et de même, quand la persécution est allumée, et que les chrétiens sont recherchés, quels sont ceux qui se dissimulent, se cachent, s’enfuient, achètent à prix d’argent la discrétion ou la connivence des frumentaires et des soldats de police ? Qui sont ceux contre lesquels Tertullien, après le Scorpiaque, lance son petit livre De la fuite dans la persécution, ceux qu’il accuse de faire si vite leurs paquets au moindre danger ? Quels sont ces groupes de fidèles et ces évêques qui paient tribut aux infimes agents du pouvoir pour assurer leur tranquillité ?

Ce sont les fidèles dont la foi n’exclut pas la prudence et qui croient ne pas trahir leur conscience en aimant la vie. Parmi ceux-ci, qui forment partout la majorité des Églises, il y a bien des nuances. Plusieurs, qui en temps de persécution se cachent, prient ou paient rançon, refuseront de descendre jusqu’aux suprêmes lâchetés de l’apostasie, et comme le Rutilius de Tertullien[14], après avoir voulu vivre sauront mourir avec courage. Il en est d’autres qui sont plus prudents que croyants, dont la foi s’évapore, si l’on peut dire, dans le feu du péril, et ne tient pas en face des menaces des juges et de l’appareil du supplice, chrétiens de surface plus que de fond, chrétiens en l’air et si l’on veut, comme s’exprime le docteur de Carthage[15], qui s’évanouissent dans la crise, et se retrouvent quand le danger est passé.

La minorité intransigeante est plus stoïque. Le zèle de ceux qui la composent est à l’état aigu. La prudence, ils l’appellent pusillanimité ou faiblesse ; les feintes, les compromis, la fuite, la rançon de la foi ; ils l’appellent trahison. Ils ignorent les sinuosités dans l’action et les complaisances dans le langage. Ils ne s’abaissent pas à saluer en passant les idoles ; ils ont peine à se retenir de les outrager violemment. Parmi ces puritains, il y a aussi des différences selon le caractère et l’humeur. Les uns ont une ardeur qui s’épanche en continuelles invectives, soit contre la société païenne, endormie en ses corruptions et en ses routines, et qui leur apparaît appuyée uniquement sur la force brutale ou sur l’absurde coutume ; soit contre la tiédeur des fidèles, leur mollesse et le respect humain. Les autres ont une exaltation plus placide, qui se nourrit de contemplations et de rêves célestes, et s’exhale pacifiquement en révélations et en prophéties.

Les uns et les autres, rêveurs mystiques ou hommes d’action, n’espèrent rien de ce monde et n’aspirent qu’à le quitter pour l’autre où ils ont mis toute leur âme. Ils attendent, à bref délai, la fin de toutes choses. De là, chez eux, on ne sait quoi de sombre et de dur, la haine de la nature, de la vie, de la raison et de ses œuvres ; la soif du martyre qui forcent les portes du ciel, épargne les risques de la chute et prévient l’heure de la délivrance ; l’apologie de toutes les témérités et de toutes les indisciplines qui exaspèrent les païens et effraient les fidèles ; l’anathème fièrement jeté aux institutions et aux mœurs régnantes, de hautaines imprudences ou d’héroïques bravades et, devant le tribunal où on les interroge, une attitude dédaigneuse ou provocante.

De cette distinction que nous avons essayé de faire entre les fidèles, il semble qu’on puisse inférer que la persécution qui pesa sur l’Église s’abattit surtout sur ce groupe de chrétiens que nous appelons les intransigeants. Seuls, en effet, ou plus que les autres, ceux-ci portaient dans leur foi on ne sait quoi de bizarre et d’anti-social qui les signalait ; une âpreté et une raideur batailleuse, un esprit d’universelle et radicale opposition qui les devaient désigner aux sévérités du pouvoir. Les autres, plus flexibles, plus pacifiques, plus amis de tout le monde, devaient passer pour inoffensifs et, sauf des cas exceptionnels, être généralement laissés en repos. Le plus souvent, du reste, on ne les connaissait pas pour ce qu’ils étaient, car le gouvernement ne s’inquiétait pas des consciences et ne prescrivait a personne la fréquentation des temples, la célébration des actes idolâtriques, ni l’assiduité aux cérémonies religieuses. Quand Tertullien écrit à Scapula Tertullus que, s’il veut exterminer tous les chrétiens de la province, il en trouvera a Carthage plus qu’il ne pense et plus qu’il ne voudrait, sans doute il parle de ces fidèles, ennemis du bruit, dont la sage prudence savait se faire ignorer, qu’une minutieuse enquête, fort difficile a faire dans chaque foyer et étrangère, du reste, aux habitudes romaines, eût seule pu faire découvrir.

Les intransigeants étaient plus faciles à trouver. Ils ne fuyaient pas, ne se cachaient pas ; à peine prenaient-ils d’élémentaires précautions. Le péril urgent, loin d’intimider leur zèle, l’exaltait davantage. Professant que la vie du vrai chrétien est l’apprentissage de la mort, que la mort pour la foi assure l’immortalité bienheureuse, ils attendaient la persécution, à souhaitaient presque, et parfois la devançaient en offrant aux juges. C’était surtout parmi les déshérités du monde, esclaves et petites gens, sans lettres, sans attaches ni traditions de famille, sans patrimoine ni foyer, ne connaissant la vie que par ses misères et ses charges, que soufflait la passion du martyre. Faut-il s’en étonner ? Le sacrifice de la vie est facile pour ceux qui souffrent ici-bas. Qui s’y portera plus ardemment que ceux qui attendent l’éternelle félicité pour prix de leur sacrifice ?

La logique de la passion qui animait ces héros de la vie spirituelle aboutissait donc au martyre attendu et souhaité, et, pour peu que la force d’âme et de caractère répondit à l’ardeur de la foi, voulu et cherché. Contre ces hommes aussi, dédaigneux des biens terrestres, répudiant ouvertement les usages, les croyances et les devoirs de la cité, se tournaient naturellement les haines de la foule, les soupçons des hommes bien posés et les défiances de l’autorité. En cas de désastre public, la multitude affolée s’en prenait à ceux qui passaient pour rêver toujours les bouleversements et les catastrophes, et demandait la mort des chrétiens faisant peser sur tous la peine des imprudences et des témérités de quelques-uns. Les agents du pouvoir appuyés sur la loi, traitaient en ennemis publics ceux qui, au point de vue de l’ordre établi, parlaient en agissaient parfois en ennemis de la société, et donnaient l’exemple de l’insoumission civile et militaire. Les ménagements devaient paraître hors de saison lorsque ces exemples partaient des bas-fonds de la société, et, comme en Afrique, se rencontraient parmi les demeurants de la race vaincue, parmi des hommes de sang panique ou berbère, rebelles aux bienfaits et aux élégances de la civilisation romaine.

Or, entre les martyrs de l’Afrique romaine sous Septime Sévère dont les noms soient venus jusqu’à nous, un seul, une femme, Vibia Perpétue, est donnée appartenant à une famille riche et bien posée. Le seul fait de relever ce détail permet de douter que les autres fussent, de même condition et de même rang. Parmi ceux-ci, deux sont explicitement désignés comme esclaves, Révocatus et Félicité. Mavilus d’Adrumète, livré aux bêtes par ordre de Scapula, devait être aussi de condition servile. La plupart des autres portent des noms qui indiquent qu’ils n’étaient pas de sang romain. Artaxias, dont il est fait mention dans Actes de Félicité, était vraisemblablement d’Arménie, Namphamo, Miggin, Samaë, Donata, Guddène, ou Narzal, Luvitas, Cittin, étaient sans doute de race punique ou libyque. Le groupe dont font partie Félicité et Perpétue, était, à n’en pas douter, des montanistes ou de montanisants. On les prit ensembles et Saturus, qui était absent quand on les arrêta, vint se livrer spontanément et se joindre à ses amis, lorsqu’il apprit leur arrestations.

Tous les martyrs africains de la fin du IIe et du commencement du IIIe siècle, et peut-être peut-on dire tous les Martyrs de l’Église, tous ceux qui, ivres de foi, ont mis leur honneur et leur joie à en rendre témoignage et à mourir pour elle, appartiennent, croyons-nous, au parti des chrétiens intransigeants dont nous avons essayé d’esquisser le caractère et les traits. Ils formaient partout l’infime minorité, comme dans les luttes politiques, ceux qui combattent de leur personne. Mais cette minorité militante a plus fait pour le triomphe de l’Église que la majorité prudente, raisonnante et raisonnable : celle-ci a organisé l’Église et a légiféré pour elle ; celle-là l’a fondée et lui a gagné des adeptes.

Mais, au point de vue de l’empire romain et de l’ordre établi, il est difficile de ne pas accorder que les chrétiens intransigeants ne fussent des rebelles et des insoumis. Sans doute, ils avaient le droit de ne pas croire aux dieux communément adorés et de ne pas plier leurs consciences devant l’État ; mais déjà le refus de sacrifier aux dieux ne s’est-il pas traduit de leur part en railleries et en insultes ? N’a-t-il pas eu l’air d’une conspiration effective quand on a pu y voir, non la protestation de consciences individuelles, mais un concert de volontés s’entendant de près et de loin, et apparemment liguées ensemble pour miner et détruire les plus anciennes et, suivant les païens, les plus augustes et les plus inviolables institutions de la société ? D’un autre côté, le souci exclusif de la cité divine, dont ils se disaient d’avance les élus, no leur fit-il pas oublier la patrie d’ici-bas, la cité et la famille terrestre et leurs multiples obligations ? N’ont-ils pas professé, ne pratiquaient-ils pas dans l’empire l’indiscipline sous toutes ses formes ? Persuadés que le monde avait alors ses jours de grâce, qu’on ne pouvait faire fond sur lui, et que la fin universelle était proche, ne travaillaient-ils pas, après la société civile, à dissoudre la société humaine elle-même ? Au temps de Constantin, dans l’Église libre, sous un prince qui se portait impérieusement son tuteur, l’État eût-il admis que les chrétiens se dérobassent aux fonctions et aux charges civiles et militaires ? Les puritains et lés intransigeants de l’Église ont vaincu l’empire ; mais, comme on l’a vu plus d’une fois dans l’histoire des partis politiques, ils n’ont pas vaincu pour eux. L’Église s’honore de leur héroïsme et s’en pare ; mais c’est elle, ce sont les chrétiens sages et raisonnables qui ont hérité de leur victoire.

 

 

 



[1] Ce chapitre a paru dans la Nouvelle Revue, t. I, p. 1206-1233. Nous le donnons ici avec quelques modifications.

[2] Tertullien, Ad Scapulam, 4.

[3] Pomponia Grœcina, insignis femina, Plautio, qui avans se de Britanniis rettulit, nupta ac superstitionis externœ rea, mariti judicio permissa. Isque prisco instituto propinquis coram de capite famaque conjugis cognovit, in insontem nuntiavit. Longa hinc Pomponiœ œtas et continua tristitia fuit. Nam post Juliam, Drusi filiam, dolo Messalinœ interfectam per quadraginta annos non cultu nisi lugubri, non animo nisi mœsto egit. (Tacite, Ann., XIII, 32.)

[4] Interrogavi ipsos an essent Christiani : confitentes iterum ac tertio interrogavi, supplicium minatus, perseverantes duci jussi... Alii ab indice nominati esse se christianos dixerunt, et mox negaverunt : fuisse quidam, sed desiisse... Omnes et imaginent tuam, deorumque simulacra venerati sunt ii ; et Christo maledixerunt. (Pline, Epist., X, 97.)

[5] Navigamus et nos vobiscum, et militamus, et ruticamur et mercamur : proinde miscemus arter, opera nostra publicamus usui vestro. (Tertullien, Apologétique, 42.)

[6] Nusquam christianus aliud est. (Voyez le XIe chap. entier du De Corona.)

[7] Non enim nos et milites sumus... Non et nos peregrinantes in isto seculo sumus ? Cur autem ita dispositus es, o christiane, ut sine uxore non possis ? (Tertullien, De exhort. castit., 41.)

[8] Sed posteritatem recogitant christiani, quibus crastinum non est, hœredes Dei servus desiderabit, qui semetipsum de seculo exhareditavit !... (Tertullien, De exhort. castit., 12.)

[9] Ubi et « Crescite et redundate » evacuavit extremitas temporum, inducente apostolo : superest ut et qui habent uxores, sic sint ac si non habeant, quia tempus in collecta est. (Tertullien, De Monogamia, VII.)

[10] Renuntiemus carnalibus ut aliquando spiritualia fructificemus. (Tertullien, De exh. cast., 10.)

[11] Quasi non facilius sit errare cum pluribus, quando vertitas cum paucis ametur. (Tertullien, De Pudicit., 1.)

[12] Deus enim tibi venter est, et pulmo templum, et aqualiculus altare, et sacerdos cœus, et sanctus spiritus nidor, et condimenta charismata, et rucius prophetia. (De Jejunio, 16.)

[13] De Pudicitia, 1.

[14] Tertullien, De fuga in persécutione, V.

[15] Tertullien, Scorpiaque, passage déjà cité.