HISTOIRE DE L’INQUISITION

 

CHAPITRE XX.

Les successeurs de Valdès.

 

 

I

Nous n’entrerons pas plus longtemps dans le détail des procès et des événements auxquels l’Inquisition prit part.

Il n’y a rien de plus monotone que ce récit, où l’on voit toujours les mêmes victimes et les mêmes bourreaux.

Nous connaissons maintenant l’esprit et les pratiques du Saint-Office.

Nous savons comment il procédait.

Nous avons rassemblé et raconté, parfois avec minutie, les faits qui pouvaient édifier le plus complètement le lecteur et porter la lumière dans sa conscience.

En poussant plus loin cette analyse détaillée, nous ne lui apprendrions plus rien d’important ou de nouveau, mais nous risquerions de lasser sa patience et d’affaiblir l’impression qu’il a reçue.

Nous avons vu l’Inquisition poursuivre les nouveaux chrétiens, les marranos, les Juifs convertis, puis exiger l’expulsion de tous les Juifs non convertis.

Nous l’avons vue étendre sa juridiction sur les Maures, les pousser à la révolte, puis amener leur destruction finale par le fer, le feu, l’exil.

Nous l’avons vue arracher jusqu’à la dernière racine du protestantisme espagnol, et, en dix années, faire table rase de tout le mouvement de la Renaissance.

Nous l’avons vue frapper les livres, en même temps que les hommes, traquer la pensée humaine sous toutes ses formes, dans toutes ses manifestations, entourer l’Espagne d’une muraille infranchissable derrière laquelle un peuple entier, — saigné aux quatre veines,— décimé,— allant comme à une fête au supplice de tous ses savants, de ses meilleurs citoyens, de quiconque avait une idée, une énergie, une conscience,— croupissait, ignorant, superstitieux, paresseux et misérable, entre un confesseur et un alguazil.

Cela dura sans interruption jusqu’à la Révolution française, et cela recommença, après la chute de Napoléon, jusqu’en 1820, où les Cortès abolirent enfin l’Inquisition.

Sous Philippe II, après la mort de Valdès, il y eut encore cinq Inquisiteurs.

L’un d’eux fut D. Diègue Espinosa, sous l’administration duquel eut lieu la catastrophe du prince royal, don Carlos, fils de Philippe II, qui mourut emprisonné par les ordres de son père, et sans que l’on sût jamais au juste s’il avait été empoisonné, étouffé ou saigné dans un bain chaud.

Le prince succomba peut-être à la faiblesse de sa constitution ébranlée par les excès, au désespoir furieux de se voir prisonnier et menacé sans cesse de la mort par un père impitoyable, qu’il haïssait pour sa dureté.

Don Carlos, d’ailleurs, n’était qu’un pauvre fou, avec des instincts féroces, comme devait les avoir le fils de Philippe II, élevé à la lueur des bûchers de l’Inquisition.

A-t-il conspiré la mort du roi ?

Était-il entaché d’hérésie ?

Était-il seulement incapable de régner, et cette dernière considération a-t-elle seule dicté la conduite de Philippe II envers le futur héritier du trône ?

C’est ce qu’on ne sait pas encore d’une façon bien nette et bien positive.

Il fut arrêté, emprisonné, jugé, condamné, — il avait le cerveau dérangé, les passions furieuses, — il mourut à vingt-trois ans, après une agonie de dix mois, — voilà tout ce que l’histoire nous donne de positif.

En réalité, son père fut son meurtrier, car il souhaitait sa mort, et il fit tout ce qu’il fallait pour que cette mort vînt promptement le débarrasser d’un enfant malade, qui demandait des soins, et que la persécution devait conduire par l’exaspération jusqu’à une prompte crise finale.

Le grand Inquisiteur prit une part directe à cette catastrophe, et se fût chargé de rassurer la conscience de Philippe II, si elle avait éprouvé quelques hésitations, — ce qui n’arriva pas.

Comme le dit justement un historien, après avoir retracé la haine contre nature du père et du fils : — Tant de scélératesse de la part du fils, de barbarie de la part du père, étaient dignes des siècles de Torquemada et de Valdès.

Espinosa mourut en exil, le 5 septembre 1572, après avoir autorisé la condamnation, en six années, de quatre mille six cent quatre-vingts personnes des deux sexes, dont sept cent vingt furent brûlées vives, et trois cent soixante en effigie.

Trois mille six cents pénitenciés finirent leur existence aux galères et en prison, laissant leur famille et leurs descendants dans l’opprobre et la misère.

Le successeur d’Espinosa, D. Pedro Ponce de Léon, mourut avant d’avoir pu entrer en fonctions, et fut remplacé par le cardinal Gaspar de Quiroga, qui devint Inquisiteur général, en 1573.

Son ministère est surtout fameux par le procès d’Antonio Pérez, premier ministre de Philippe II, dont le résultat fut la destruction des fueros, ou Constitution du royaume d’Aragon, et la décapitation du grand justicier.

En effet, Pérez, tombé en disgrâce et enfermé douze ans dans les prisons de Madrid, s’échappa encore brisé par la torture et vint se réfugier en Aragon, à l’abri des lois du royaume.

Philippe II, voyant qu’il ne pourrait là obtenir une condamnation, renonça à ses poursuites personnelles, mais fit intervenir l’Inquisition qui déclara Antonio Pérez suspect d’hérésie.

Les Aragonais se soulevèrent, pour délivrer leur compatriote au moment où on allait le livrer aux Inquisiteurs, et massacrèrent les troupes et les familiers qu’on avait rassemblés pour prêter main-forte au Saint-Office.

Antonio Pérez put gagner la France, où il mourut en 1611.

Quant aux Aragonais, vaincus après une première victoire, ils devinrent victimes des vengeances de Philippe II et de l’Inquisition.

Presque toute la noblesse de Saragosse fut immolée.

Pérez fut brûlé en effigie, et le grand justicier d’Aragon, chargé de soutenir les droits de l’Aragon et de défendre ses lois particulières, fut décapité pour avoir rempli son devoir.

C’est ce magistrat suprême, qui, avant de prêter serment au roi, lui disait au nom de la nation :

Nous qui valons autant que toi, et qui pouvons plus que toi, nous te faisons notre roi, à condition que tu respecteras nos privilèges ; sinon, non.

Quiroga établit l’Inquisition en Galice, où elle n’existait point encore, et publia un nouvel index contre les livres.

Il mourut le 20 novembre 1594.

Sous son ministère, on brûla, en personne, deux mille huit cent seize individus, et quatorze cent huit en effigie. Quatorze mille quatre-vingts subirent d’autres peines, — ce qui fait en tout dix-huit mille trois cent quatre victimes.

Jusqu’à la mort de Philippe II, arrivée en 1598, rien de remarquable.

C’est pendant le règne de Philippe II, que Charles IX, roi de France, ordonna le massacre de la Saint-Barthélemy.

La France, à ce moment, n’avait rien à envier à l’Espagne : — le sang des protestants y coulait à flots.

Si les Inquisiteurs manquaient aux Valois, les bourreaux ne leur faisaient pas défaut, et ne firent jamais défaut, ni à Louis XIV, au dix-septième siècle, ni à Louis XV, au dix-huitième.

Partout le fanatisme religieux fut le même, partout les mêmes actes de férocité épouvantèrent le monde, partout les plus grands citoyens et les plus belles intelligences périrent sous la hache ou sur le bûcher.

 

II

D. Jérôme Manrique de Lara, fils naturel du cardinal Manrique, qui avait été grand Inquisiteur sous Charles-Quint, et Pierre Porto-Carrero, furent les douzième et treizième successeurs de Torquemada.

Le règne de Philippe III fut rempli par les 14e, 15e, 16e, 17e et 18e Inquisiteurs généraux, qui se montrèrent de tous points dignes de leurs prédécesseurs.

Ils s’appelèrent D. Ferdinand Nigno de Guevara, cardinal, puis archevêque de Séville ; — D. Juan de Zugniga, commissaire apostolique de la Sainte-Croisade, et évêque de Carthagène ; — D. Juan Baptiste d’Alebedo, archevêque in partibus infidelium, gouverneur du conseil de Castille, etc. ; — D. Bernard de Sandoval y Roxas, cardinal-archevêque de Tolède, et conseiller d’Etat ; — D. François-Louis de Aliaga, dominicain et confesseur de Philippe III.

Sous le ministère de Sandoval, dix-septième Inquisiteur général, nommé le 12 septembre 1603, les Cortès tentèrent encore une nouvelle démarche auprès du roi, et lui représentèrent :

Qu’en 1579 et 1589, les députés de la nation avaient demandé la réforme des abus qui se commettaient dans le tribunal de l’Inquisition, pour mettre fin aux torts considérables et continuels que causait à ses sujets le droit que les Inquisiteurs avaient usurpé de connaître de certains crimes étrangers à celui d’hérésie ; que Philippe II, son père, avait promis d’appliquer le remède au mal dont on se plaignait ; mais qu’ayant été surpris par la mort, sa promesse était restée sans effet. En conséquence, ils renouvelaient auprès de Sa Majesté la même prière, attendu que le désordre avait augmenté, et qu’il était temps que personne ne pût être arrêté et mis dans les prisons secrètes de l’Inquisition pour d’autres crimes que pour l’hérésie, car le plus grand nombre des Espagnols n’étant pas en étal de distinguer les motifs des arrestations, regardaient tous les prisonniers comme hérétiques, et cette prévention exposait ceux qui avaient eu le malheur d’être arrêtés par le Saint-Office, à ne pouvoir contracter de mariage, parce qu'on les croyait déshonorés comme les autres ; que le moyen de remédier à la confusion qui s’ôtait introduite dans les lois, était de statuer que les prévenus de crimes autres que l’hérésie, seraient détenus dans les prisons ordinaires pour y attendre leur jugement.

Philippe III promit, comme jadis Charles-Quint, de faire droit à ces plaintes, et comme Charles-Quint ne tint pas ces promesses solennelles.

Les abus continuèrent.

L’année suivante, sur les instances de D. Juan de Ribera, archevêque de Valence, à qui le Pape a, depuis, accordé les honneurs de la béatification, l’expulsion définitive des Maures, dont nous avons parlé plusieurs fois, fut décidée en conseil du roi, malgré l’opposition d’un grand nombre de seigneurs[1]. — Ils exposèrent en vain les dangers d’une semblable mesure, qui allait ruiner vingt provinces en pleine prospérité, car les Maures, de même que les Juifs, avant leur destruction, étaient les meilleurs cultivateurs et les seuls habitants industrieux de l’Espagne.

L’avis de l’Inquisiteur général l’emporta : ce qui restait de cette race vaincue et énergique, après ses terribles révoltes sous Philippe II[2], reçut l’ordre de s’expatrier.

Les Maures de Valence durent partir avant la fin de septembre 1609, et ceux des autres provinces avant le 10 janvier 1610.

L’Espagne perdit encore, de la sorte, un million d’habitants.

Ces malheureux passèrent en Afrique.

Ils enlevaient une force à la civilisation ; — ils portaient un appoint à la barbarie.

Ils avaient demandé à Henri IV de venir s’établir dans les Landes.

Ils les eussent peuplées, fertilisées, — mais Henri IV ayant mis pour condition qu’ils professeraient la religion catholique, la crainte des persécutions les éloigna de la France, et pas un ne consentit à s’y établir.

Ce que l’Europe doit de bienfaits au Christianisme est incalculable ! Philippe III mourut au commencement de l’année 1621, après un règne de vingt-trois ans, pendant lequel il protégea constamment l’Inquisition.

Sous son règne et celui des cinq Inquisiteurs généraux que nous avons nommés plus haut, les seize tribunaux du Saint-Office établis en Espagne seulement, condamnèrent treize mille deux cent quarante-huit individus, dont dix-huit cent quarante furent brûlés vifs, et six cent quatre-vingt-douze en effigie.

N’oublions pas d’y joindre un million de Maures perdus pour l’Espagne.

Ainsi chacun de ces rois très-chrétiens ne quittait le trône qu’en laissant son peuple un peu diminué, un peu appauvri, plus enfoncé dans l’ignorance, la superstition et l’avilissement.

 

III

Le règne de Philippe IV fut inauguré par un auto-dafé qu’on célébra en l’honneur de son avènement.

Ce règne dura quarante-cinq ans, pendant lesquels se succédèrent quatre Inquisiteurs généraux, du 19e au 22e.

Ce furent D. André Pacheco, archevêque et conseiller d’État, sous lequel l’Inquisition se distingua par l’insolence de sa conduite envers les membres du clergé et les représentants de l’autorité royale ; — D. Antonio de Zapato y Mendoza, cardinal ; — D. Antonio de Sotomayor, religieux dominicain et confesseur du roi ; — D. Diegue de Arce y Reiuoso.

Nous signalerons quelques faits seulement : — le soulèvement bientôt réprimé du peuple de Tolède, et le procès de trente religieuses possédées par le démon.

On arrêta le confesseur, et des savants déclarèrent que le diable était le coupable.

Le diable a bon dos : — son intervention sauva merveilleusement d’un scandale trop dangereux.

Les livres furent également poursuivis : — l’Espagne continua de ne pouvoir lire que les ouvrages qui convenaient au fanatisme des moines, ou qui répandaient des idées favorables à la toute-puissance de l’Inquisition.

On en vint même à proscrire les œuvres des jésuites : — jalousie de métier, inimitié de boutique.

Pour raviver l’intérêt des auto-dafé, auxquels peut-être on avait fini par s’accoutumer et qui paraissaient peut-être fades à la longue, l’Inquisiteur général, Sotomayor, inventa un nouveau châtiment.

Dix hérétiques judaïsants entendirent la lecture de leur jugement une main clouée sur une grande croix de bois.

Grâce à cette mise en scène inattendue, la pièce eut le plus grand succès, et le peuple de Valladolid parla longtemps de la représentation.

A Lima, au Pérou, eut également lieu un auto-dafé solennel, où l’on brûla onze personnes, — maigre régal comparé aux banquets de l’Inquisition d'Espagne.

Cependant le Saint-Office, à la même époque, éprouva une défaite. Il avait intenté un procès à Jérôme de Villanueva, secrétaire d’Etat du roi en Aragon, et confident du ministre Olivarès alors tombé en disgrâce. — Villanueva en appela au Pape, qui révisa le procès, le cassa, et constata un si grand nombre d’injustices et d’irrégularités dans la procédure, qu’il en fit les reproches les plus sévères au grand Inquisiteur.

En effet, les Inquisiteurs n’avaient jamais cessé, selon leur intérêt ou leurs passions, de falsifier ou de changer les pièces authentiques qui pouvaient les gêner et amener l’acquittement d’un prévenu.

Enfin n’oublions pas de mentionner la béatification de Pierre Arbues, cet Inquisiteur de Saragosse, dont nous avons raconté la mort, en 1485, dans un chapitre précédent.

Cette cérémonie, à laquelle le roi et le Saint-Office consacrèrent des sommes immenses, eut lieu le 17 avril 1664, sous le règne pontifical d’Alexandre VIII. Les Inquisiteurs espagnols se crurent couverts d’une gloire immortelle, pour avoir placé sur l’autel de Dieu un moine de leur pays et de leur institution.

Philippe IV mourut vers la fin de 1665.

Sous son règne, l’Inquisition avait fait plus de dix-huit mille victimes, — qui se décomposent ainsi :

Deux mille huit cent cinquante, brûlées en personne ;

Quatorze cent vingt-huit, en effigie ;

Quatorze mille quatre-vingts, condamnées à l’emprisonnement, aux galères, à d’autres peines infamantes, à la confiscation des biens.

Sous le règne de Charles II, qui finit en 1701, après trente-six années de hontes, pendant lesquelles l’Espagne acheva de déchoir de son rang en Europe, les victimes de l’Inquisition commencèrent à diminuer environ d’un tiers, — ce qui tint, non pas à une réforme des idées des Inquisiteurs, ni à un adoucissement de leur part, mais à la disparition presque complète des nouveaux chrétiens, Juifs ou Maures convertis, qui, depuis plusieurs siècles périssaient, chaque année, par milliers, dans les cachots du Saint-Office, sur les bûchers ou aux galères.

Les victimes menaçaient réellement de manquer !

Le reste de la nation espagnole, — ce qu’on appelait les vieux chrétiens, — complètement abâtardi, inerte, sans vie intellectuelle ou morale, échappait, par cette léthargie même, à la persécution, et n’y donnait plus de prétexte.

Comment persécuter un cadavre ?

Pendant la minorité de Charles II, Marie-Anne d'Autriche, régente, nomma le vingt-troisième Inquisiteur général, D. Pascal d’Aragon, auquel succéda, vingt-quatrième, Jean Everard de Ritardo, jésuite allemand, confesseur de la régente.

Il se retira au bout de trois ans, après avoir fait condamner sept cent soixante-huit personnes, dont cent quarante-quatre furent brûlées en personne, et quarante- huit en effigie. Le règne du vingt-cinquième Inquisiteur général, D. Diegue Sarmiento de Villadarès, n’offre rien de remarquable, si ce n’est un grand auto-dafé, célébré à Madrid, en l’année 1680, pour fêter le mariage de Charles II avec Marie-Louise de Bourbon, nièce de Louis XIV. Il y figura cent dix-huit personnes, dont presque toutes périrent dans les flammes.

On avait fait les choses grandement pour cette solennité, — ce qui prouve que si les victimes diminuaient de nombre, la férocité des mœurs et le zèle des moines ne subissaient aucune modification.

L’esprit religieux a cela de spécialement redoutable qu’il ne s’amende jamais. Le dernier des représentants de l’Église, dominé, entraîné par des principes immuables, convaincu qu’il agit d’après les ordres de Dieu, n’aura rien appris, rien oublié.

Sarmiento exerça ses fonctions pendant vingt-six ans, et fit brûler vives douze cent quarante-huit personnes, et quatre cent seize en effigie.

Quatre mille neuf cent quatre-vingt-douze condamnés subirent diverses peines.

Total, six mille six cent cinquante-six victimes. Sous le vingt-sixième Inquisiteur général, Jean-Thomas de Rocaberti, général des Dominicains, Charles II réunit une grande junte pour régler les rapports des Inquisiteurs et des juges-royaux.

La Grande Junte rédigea une consultation basée sur les vraies principes, et qui aurait causé un immense soulagement à l’Espagne, si ses conseils avaient été suivis, mais Rocaberti fit échouer celte nouvelle tentative, et changea toutes les bonnes dispositions du roi.

Un historien ajoute à ce sujet des réflexions fort justes :

Dans tous les temps et sous tous les gouvernements, même sous le despotisme des rois et de l’Inquisition réunis, toutes les fois que des assemblées nationales ont eu lieu librement, il est sorti, du sein des peuples les plus abrutis et les plus superstitieux, des hommes qui, débarrassés des entraves dont on surchargeait leur bon sens et leur philosophie naturelle, s’élevaient aussitôt au-dessus de leur siècle, écartaient d’une main hardie le voile qui couvrait les erreurs et les préjugés, et faisaient entendre aux rois et aux peuples étonnés, le langage de la raison et de l’éternelle vérité. Les consultations de la Grande-Junte contenaient des principes tellement philosophiques-, qu’on ne pourrait les émettre au dix-neuvième siècle, sans être taxé de perversité.

Rocaberti mourut au bout de cinq ans, après avoir laissé condamner douze cent quatre-vingts personnes, dont deux cent quarante furent brûlées vives.

Le dernier Inquisiteur du règne de Charles II, fut D. Balthazar de Mendoza y Sandoval.

Le roi mourut en 1701, laissant, comme trace de son passage en ce monde, huit mille sept cent quatre-vingts victimes.

Les bûchers en avaient dévoré seize cent trente-deux.

Charles II étant mort sans enfants, son neveu, Philippe de Bourbon, petit-fils de Louis XIV roi de France, monta sur le trône d’Espagne, sous le nom de Philippe V.

Suivant l’habitude, l’Inquisition voulut fêter son avènement par un auto-dafé, mais Philippe V, ce qui n’était point arrivé depuis des siècles, refusa d’assister à cette barbare cérémonie. Cependant il ne faudrait pas croire que Philippe V ait cessé- de protéger l’Inquisition. Louis XIV, qui se connaissait en despotisme et était digne d’apprécier les services rendus par l’Inquisition à la tyrannie sous toutes ses formes, avait fortement engagé son petit-fils à se montrer le soutien résolu du Saint-Office. Le Saint-Office de son côté prouva, dès le début du nouveau règne, de quelle utilité la religion chrétienne pouvait être à la monarchie.

Les partisans de la maison d’Autriche ayant prétendu que le serment de fidélité prêté à Philippe de Bourbon par les Espagnols n’était pas obligatoire, l’Inquisition s’empressa de faire publier un acte qui obligeait tous les Espagnols, sous peine de péché mortel et d’excommunication, à dénoncer tous les ennemis de la nouvelle royauté.

Les confesseurs étaient tenus de s’assurer si leurs pénitents s’étaient conformés à cette prescription, et ne devaient point les absoudre qu’ils n’y eussent obéi.

Philippe V pouvait-il refuser ses victimes habituelles à l’Inquisition qui maintenait sur sa tête la couronne chancelante ?

Cependant Mendoza ayant poussé l’impudence jusqu’à faire arrêter et emprisonner trois conseillers du conseil royal de la Suprême, Philippe V fut obligé de lui retirer son emploi et de l’exiler loin de Madrid.

A Mendoza succédèrent Vidal Marin, Antonio Ibagnez de la Biva, Herrera, puis François Judice.

Sous le trente-unième Inquisiteur général, le tribunal du Saint-Office fut sur le point d’être supprimé.

Le procureur fiscal Macanaz ayant composé par ordre du roi un ouvrage où il défendait la couronne contre les prétentions de la cour de Rome, l’Inquisition le poursuivit et le contraignit à la fuite, malgré les protestations de Philippe V. Ce dernier, irrité de l'audace des Inquisiteurs, prépara, en 1715, l’ordonnance qui devait supprimer le Saint-Office. C’en était fait, si les intrigues de la reine, du jésuite Daubanton son confesseur, et du cardinal Albéroni, n’avaient fait renoncer le roi à sa résolution.

Il n’y a rien de remarquable à mentionner pendant le ministère des cinq Inquisiteurs généraux qui succédèrent à Judice, depuis Joseph de Molinos jusqu’à Jean de Gamargo, nommé le 18 juillet 1720, et qui fut le trente-cinquième chef de l’Inquisition.

Camargo s’occupa spécialement de combattre les progrès de la secte de Molinos, qui, sous les apparences d’un grand mysticisme, encourageait les désordres les plus scandaleux.

Cette doctrine présentait les apparences d’une perfection spirituelle, associées à un système qui laissait un libre essor aux désordres de l’âme. Elle séduisit beaucoup de personnes qui n’auraient jamais embrassé aucune hérésie sans le prestige dont Molinos avait entouré ses erreurs. L’évêque d’Oviedo fut déposé et emprisonné par l’Inquisition comme molinosiste ; Jean de Gausada, le disciple le plus intime de Molinos, périt sur les bûchers, et les Inquisiteurs de Logrogno condamnèrent à deux cents coups de fouet et à une prison perpétuelle le carme Jean de Longas, le plus zélé champion de cette doctrine.

Elle se répandit promptement dans les couvents, ce qui donna beaucoup d’occupation aux Inquisitions, et particulièrement à celles de Valladolid et de Logrogno ; car il se passait des choses si scandaleuses et si horribles dans les communautés de religieuses, entre elles et leurs directeurs, qu’on ne pourrait les rapporter sans faire frémir. Le libertinage !e plus effréné, les avortements forcés et les infanticides y étaient si fréquents, que chaque couvent en fournissait un grand nombre d’exemples ; mais ce qu’il y a de plus remarquable, c’est que ces horreurs s’y commettaient avec une sorte de bonne foi apparente, qui ne peut être justifiée que par le fanatisme. C’est ce fanatisme pour les sectes qui faisait croire aux esprits faibles que tout ce qui était autorisé par les confesseurs, pouvait être fait sans crime- ; c’est ainsi qu’on vit dans le couvent de Corella, en Navarre, une supérieure qui avait déjà eu plusieurs enfants d’un provincial des carmes déchaussés, tenir elle- même sa nièce pendant que ce même provincial faisait le premier outrage à la pudeur de cette jeune personne, afin que cette œuvre fût plus méritoire aux yeux de Dieu ! C’est ainsi qu’on voyait des religieuses et des moines assister sans honte aux accouchements des autres religieuses, dont les enfants étaient aussitôt étranglés ! et tout cela se faisait avec des jeûnes et mille autres signes extérieurs de dévotion.

L’Inquisition sévit, il est vrai, contre les religieuses, de ces repaires du crime ; mais, à quelques exceptions près, les punitions qu’elle leur infligea se bornaient à les disperser dans plusieurs couvents. Il est surprenant qu’après tant de désordres de ce genre, dont les archives sont remplies, l’Inquisition n’ait pas pris le parti d’ôter aux moines la direction des couvents de femmes[3].

Camargo mourut le 24 mai 1733 après avoir exercé ses fonctions pendant 13 années.

Son successeur, André de Arbe y Larréategui, trente-sixième Inquisiteur général, occupa son siège jusqu’en 1740 ; sous son ministère l’Inquisition de Sicile fut séparée de celle d’Espagne, et bientôt supprimée en 1782. A cette époque, en Espagne, l’Inquisition poursuivait particulièrement les francs-maçons, dont un grand nombre fut envoyé aux galères.

On doit inscrire particulièrement au compte de Manrique de Lara, trente-septième Inquisiteur général d’Espagne, la persécution acharnée exercée contre le franciscain Bellando, auteur de l'Histoire civile d'Espagne. Ce malheureux ayant signalé de nombreuses irrégularités dans les procédures du Saint-Office, fut jeté au fond d’un cachot, où il souffrit les plus indignes traitements ; il n’en sortit que pour être enfermé dans un couvent où il devait passer sa vie avec défense d’écrire aucun ouvrage. C’est ainsi que l’Inquisition se débarrassait de quiconque osait écrire la vérité en suivant les prescriptions de sa conscience.

Manrique étant mort en 1745, Philippe V nomma pour trente-huitième Inquisiteur général François Perez de Prado y Cuesta, et mourut lui-même peu de temps après.

Il avait régné 46 ans, pendant lesquels on compte sept cent quatre-vingt-deux auto-dafé, dans lesquels figurèrent onze mille quatre cent quatre-vingts individus des deux sexes, dont seize cents furent brûlés vifs, et sept cent soixante en effigie.

Les princes de Bourbon ne firent donc aucun effort pour arrêter les sacrifices humains inaugurés dans le monde par la religion chrétienne, et régularisés, en Espagne, par la très-sainte Inquisition.

Ils ne lui donnèrent aucune loi nouvelle, ils ne supprimèrent aucun article de son code monstrueux, ils ne s’opposèrent à la condamnation d’aucune victime.

Si les auto-dafé diminuèrent, si les condamnations devinrent plus rares, sous les successeurs de Philippe V, cela tient exclusivement, comme je l’ai dit plus haut, à l’extinction presque totale en Espagne des Juifs et des Mahométans, au progrès général de la civilisation en Europe, et à l’adoucissement des mœurs, auxquels la patrie de Torquemada et de Philippe II ne put échapper elle-même.

 

IV

Sous Ferdinand VI et Charles III, les deux fils de Philippe V, ce changement devint sensible. Le règne de ce dernier dura environ 29 années, durant lesquelles il n’y eut que trois Inquisiteurs généraux, Quintano Bonifaxe, Philippe Bertrand et Buben de Cevallos, quarante-unième Inquisiteur général qui remplissait encore ses fonctions en 1788, lorsque mourut Charles III.

Les auto-dafé devinrent rares pendant les 43 années que vécurent les deux fils de Philippe et l’on ne compte pendant ce temps que 2'i5 condamnations, dont quatorze à mort.

La franc-maçonnerie et le jansénisme occupèrent presque exclusivement les Inquisiteurs de cette époque. Cependant l’expulsion des jésuites du royaume d’Espagne, qui eut lieu en 1769, sous le règne de Charles III, amena un grand nombre de procès, mais qui n’eurent plus le dénouement sanglant des procès habituels du Saint-Office.

Dès à présent nous pouvons regarder l’Inquisition comme virtuellement abolie en Espagne.

Le tigre dompté, réduit à l’impuissance par la victoire de l’esprit humain, dont la Révolution française va bientôt nous donner le programme éclatant, — le tigre n’ose plus mordre, et fait patte de velours.

Les héritiers de Torquemada et de Valdès, devant qui jadis tremblait le monde, en sont réduits à de simples fonctions de police et* déchus du rôle de bourreaux au service de la cause de Dieu, deviennent les sbires de la royauté à l’agonie. Ils saisissent les livres et les journaux français ; — ils inspirent au comte Florida-Blanca, premier ministre de Charles IV, l’idée de supprimer les chaires d’enseignement de droit naturel et de droit des gens dans toutes les universités ; — ils saisissent les ouvrages des philosophes modernes ; — ils intentent des procès aux jeunes étudiants des facultés d’Espagne ; — enfin, ils font arrêter le chevalier Urquijo qui avait prémédité la suppression du tribunal du Saint-Office, le renferment dans un cachot humide et le tiennent au secret le plus rigoureux jusqu’à la mort de Charles IV. — Ils tentent encore de faire son procès à Godoï, prince de la Paix, cousin du roi et de la reine, — mais Napoléon Bonaparte, général de la République française, intercepte un courrier du Pape, à Gênes, et transmet toutes les pièces au prince de la Paix qui exile l’Inquisiteur général Lorenzana.

En 1805, ils mettent en jugement un prêtre qui avait avancé et soutenu des propositions condamnées par l’Église. L’obstination de l’accusé les force à le condamner à la relaxation, c’est-à-dire à la peine capitale : mais le curé mourut en prison.

Ce fut la dernière condamnation à mort, prononcée par le Saint-Office.

En un mot, ils font tout ce qu’ils peuvent pour prouver qu’ils sont toujours animés du même esprit, et qu’ils accompliraient toujours la même œuvre, si le réveil universel de la conscience humaine, après dix-huit siècles d’effacement et d’abdication sous le joug des idées religieuses et de la morale chrétienne, n’avait désarmé leur bras homicide.

Ces exécuteurs des hautes œuvres de la papauté, après avoir effrayé et ensanglanté l’univers, sont balayés par le souffle révolutionnaire, et suivent dans son exil la monarchie de droit divin, — mêlés à ses bagages, — comme des laquais.

Seulement n’oublions jamais que dans ces laquais du despotisme veille l’âme de Torquemada.

Un décret de Napoléon, du 4 décembre 1808, rendu à Chamartin, village près de Madrid, supprima le tribunal du Saint-Office, et presque toutes les procédures qui se trouvaient dans les archives de la Suprême, alimentèrent un dernier auto-dafé.

Les Cortès espagnoles réunies peu de temps après, à Cadix, sanctionnèrent cette suppression à une immense majorité et aux applaudissements de l’Espagne entière.

Cependant, Ferdinand VII, chassé du trône par l’armée française, ayant recouvré sa couronne en 1814, rétablit l’Inquisition, et nomma pour quarante-cinquième Inquisiteur général, François Miery Gampilla, évêque d’Almeira.

Aussitôt les prisons secrètes et les bagnes se remplirent de nouvelles victimes, et les îles se peuplèrent de proscrits.

On infligea des traitements atroces à tous les membres des Cortès qui s’étaient désignés aux coups du fanatisme par leurs opinions libérales, à tous les grands citoyens qui avaient sauvé l’honneur et défendu le drapeau de la patrie pendant l’invasion.

L’Inquisition se montrait digne d’elle-même : — Philippe II n’eut rien à reprocher à Ferdinand VII.

Mais si la religion et ses agents ne changent point, la patience des peuples n’est pas éternelle.

Toutes les provinces d’Espagne se soulevèrent en 1820 ; — le pouvoir absolu s’écroula : — l’Inquisition, ses familiers et ses bûchers disparurent du sol espagnol.

Partout où il y avait un tribunal du Saint-Office le peuple en enfonça les portes, délivra les prisonniers, démolit les palais et les cachots des Inquisiteurs, brisa les instruments de torture, et érigea des trophées destinés à conserver le souvenir de celte œuvre de justes représailles et d’affranchissement.

Le Portugal suivit cet exemple. Aujourd’hui, l’Inquisition n’existe plus qu’à Rome, à l’abri du pouvoir temporel des Papes, successeurs de saint Pierre, vicaires de Jésus-Christ.

 

 

 



[1] Le duc d’Ossuna, s’étant opposé à cette mesure impolitique, fut poursuivi par l’Inquisition.

[2] Voir chapitre XVI.

[3] Léonard Gallois.