HISTOIRE DE L’INQUISITION

 

CHAPITRE XV.

PROCÉDURE DE L’INQUISITION.

Dénonciation. — Enquête. — Censure par les qualificateurs. — Prisons. — Premières audiences. — Charges. — Torture. — Réquisitoire. — Défense. — Preuve. — Publication des preuves. — Censure définitive par les qualificateurs. — Sentence. — Lecture et exécution du jugement.

 

 

ARTICLE Ier.

Dénonciation[1].

Les procès du Saint-Office commencent par la dénonciation ou par quelque avis qui en tient lieu, tel que la découverte qui résulte incidemment d’une déposition faite devant le tribunal dans une autre affaire. Il n’y a pas une seule dénonciation qui ne soit reçue avec empressement. Lorsqu’elle est signée, elle prend la forme d’une déclaration, dans laquelle le délateur, après avoir juré do dire la vérité, désigne par leurs noms, ou d’une autre manière, les personnes qu’il croit ou qu’il présume pouvoir déposer contre le dénoncé. Celles-ci sont entendues, et leurs dépositions, jointes à celles du premier témoin, composent l’information sommaire ou l’instruction préparatoire.

Les dénonciations n’étaient jamais plus fréquentes qu’aux approches de la communion pascale, parce que les confesseurs en faisaient un devoir à ceux de leurs pénitents qui disaient avoir vu, entendu ou appris des choses qui étaient ou qui paraissaient contraires à la foi catholique ou aux droits de l’Inquisition ; les pénitents faisaient part de leur inquiétude à leurs confesseurs, qui prenaient le parti extrême d’adresser à l’Inquisition les aveux ainsi recueillis. Lorsque celui qui avait quelque chose à dire savait écrire, il faisait lui-même sa déclaration par écrit ; dans le-cas contraire, le confesseur la rédigeait en son nom. Cette mesure était si rigoureusement prescrite, qu’elle obligeait jusqu’aux plus proches parents du dénoncé. Ainsi le père et l’enfant, le mari et la femme, étaient les dénonciateurs les uns des autres, parce que le confesseur ne leur accordait l’absolution qu’après leur avoir fait promettre de se conformer, dans le délai de six jours, à l’ordonnance de l’Inquisition.

ARTICLE II.

Enquête.

Lorsque le tribunal des Inquisiteurs avait jugé que les actions ou les discours dénoncés méritaient que l’on fît une enquête pour en établir la preuve, et que la déclaration par serment, faite par le dénonciateur, avait été reçue, accompagnée des circonstances dont nous avons parlé, on examinait les personnes qui avaient été citées comme instruites de l’objet de la déclaration, et on leur faisait promettre par serment de garder le secret sur ce qu'on allait leur demander.

Mais les choses ne se passaient pas comme dans les tribunaux ordinaires. On ne faisait connaître à aucun de ces témoins le sujet pour lequel il était appelé à déposer. On lui demandait seulement en général, et avant toute chose, s’il n’avait rien vu ni entendu qui fût ou qui parût contraire à la foi catholique ou aux droits de l’Inquisition.

Une expérience personnelle m’a prouvé[2] que plusieurs fois le témoin, qui ignorait pour quel objet on l’avait fait venir ; se rappelait des faits étrangers à celui-ci sur le compte d’autres personnes, qu’il faisait connaître, et qu’il était ensuite interrogé sur leur compte, comme si son interrogatoire n’avait pas eu d’autre motif : on ne reprenait le cours de la première affaire que lorsqu’on n’avait plus rien à demander sur l’incident qui était survenu. Cette déposition accidentelle tenait lieu de dénonciation ; on en prenait acte dans la secrétairerie du tribunal, et l’on commençait un nouveau procès, auquel on ne s’était point attendu.

Mais les suites d’une semblable façon de procéder étaient bien autrement graves dans le cours du procès, si le témoin ne savait ni lire ni écrire, parce que les déclarations étaient rédigées au gré et par la main du commissaire ou du greffier, qui, ordinairement, s’acquittait de ce travail de manière à aggraver la dénonciation, au moins autant que le pouvait permettre l’interprétation arbitraire qu’il donnait aux expressions impropres ou équivoques employées par des personnes peu instruites.

Le mal était encore plus grand lorsque trois personnes conspiraient pour en perdre une autre ; car si, après que l’une avait fait sa dénonciation, les deux autres, dont elle avait fait mention comme de co-témoins, appuyaient l’accusation, le dénoncé était perdu sans ressource, la réunion des trois témoins établissant la preuve complète.

ARTICLE III.

Censure par les qualificateurs.

La déclaration des qualificateurs détermine la manière dont on doit procéder contre le dénoncé jusqu’au moment où le procès sera préparé pour la sentence définitive, et où l’on communiquera aux mêmes qualificateurs ce qui s’est offert depuis comme propre à fortifier ou à infirmer le jugement qui a été porté dans l’instruction préparatoire.

Les qualificateurs s’engagent par serment à garder le secret. Les qualificateurs sont des moines théologiens scolastiques, presque entièrement étrangers à la véritable théologie dogmatique, des hommes imbus de fausses idées, et dont beaucoup poussent la superstition et le fanatisme jusqu’au point de voir des hérésies ou des apparences d’hérésies dans tout ce qu’ils n’ont pas étudié ; ce qui les a très-souvent portés à frapper de leurs censures théologiques des propositions que l’on trouve dans les premiers Pères de l’Église.

ARTICLE IV.

Prisons.

Lorsque la qualification a été faite, le procureur fiscal demande que le dénoncé soit traduit dans les prisons secrètes du Saint-Office.

On n’y connaît jamais l’état de la procédure dont on est l’objet, on ne peut y jouir de la consolation de voir et d’entretenir son défenseur ; enfin, on y est plongé pendant l’hiver dans des ténèbres de quinze heures par jour, car il n’est point permis au prisonnier d’avoir de la lumière après quatre heures du soir ni avant sept heures du matin ; intervalle assez long pour qu’une hypocondrie mortelle s’empare du prisonnier, au milieu du froid dont il est saisi dans un séjour où le feu n’a jamais pénétré.

ARTICLE V.

Premières audiences.

Dans les trois jours qui suivent l’emprisonnement du prévenu, on lui donne trois audiences de inondions ou d’avis, pour l’engager à dire la vérité et toute la vérité, sans se permettre de mentir ni de rien cacher de ce qu’il a fait ou de ce qu’il a dit, et de ce qu’il peut imputer à d’autres de contraire à la foi.

On lui promet que s’il se conforme fidèlement à ce qui lui est prescrit, on aura pitié de lui ; mais que, dans le cas contraire, il sera traité selon toute la rigueur du droit.

Jusque-là, le prisonnier ignore le motif qui l’a fait arrêter : on se borne à lui dire que personne n’est traduit dans les prisons du Saint-Office sans qu’il existe des preuves suffisantes qu’il a parlé contre la foi catholique ; et qu’ainsi, il est de son intérêt de confesser de son propre mouvement, avant qu’il ait été décrété d’accusation, les péchés de cette espèce qu’il a commis.

Quelques promesses que l’on fît aux prisonniers, ils ne devaient pas espérer d’éviter la honte du san benito et de l’auto-dafé, ni de sauver leurs biens et leur honneur s’ils s’avouaient hérétiques formels.

ARTICLE VI.

Charges.

Lorsque la formalité des trois audiences de monitions a été remplie, le procureur fiscal forme sa demande en accusation contre le prisonnier, d’après les charges qui résultent de l’instruction. Quoiqu’il n’existe qu’une demi- preuve, il rapporte les faits déposés comme s’ils étaient bien prouvés.

ARTICLE VII.

Torture.

Mais ce qu’il y a de plus horrible en ceci, c’est que, quoique le prisonnier ait avoué dans les trois audiences des monitions autant et quelquefois plus de choses que les témoins n’en ont déposé, le fiscal termine son réquisitoire en disant que, malgré le conseil qu’on lui a donné de dire la vérité, et la promesse qu’on lui a faite de le traiter avec douceur, il s’est rendu coupable de réticence et de dénégation, d’où il résulte qu’il est impénitent et obstiné, et en conséquence il demande que l’accusé soit appliqué à la question.

La question durait jusqu’au moment où la victime se trouvait en danger évident de perdre la vie. Ce moment était annoncé par le médecin qu’on faisait assister au supplice ; et lorsque le malheureux ne mourait pas dans son lit des suites de la question (ce qui est cependant arrivé bien fréquemment), les tourments recommençaient pour lui quand il avait repris des forces ; dans la langue du Saint-Office, ceci n’était point, on le sait, une nouvelle torture, mais simplement la continuation de la première.

Ainsi, en supposant que l’accusé eût assez de forces pour résister à la douleur, et qu’il persévérât dans ses dénégations, il n’en résultait souvent aucun avantage décisif pour lui, parce que les juges donnaient quelquefois la qualité de preuves aux dépositions, en sorte qu’il était considéré comme hérétique de mauvaise foi, impénitent, et condamné, à la fin, comme tel à la relaxation. A quoi servait donc la torture ? Seulement à faire avouer aux malheureux tout ce dont l’Inquisition avait besoin pour pouvoir les condamner comme convaincus par leur propre confession.

En effet, mille fois, pour obtenir la fin de leurs tourments, on les a vus faire de fausses déclarations, et souvent même ne pas attendre pour cela que la torture eut commencé.

Lorsque les accusés avouaient pendant la question une partie ou la totalité des faits qui leur était imputés, on recevait le lendemain leur déclaration avec serment, afin qu’ils ratifiassent ce qu’ils avaient dit, ou qu’ils en fissent la rétractation. Presque tous confirmaient leurs premiers aveux, parce que, s’ils osaient se rétracter, on leur taisait subir une seconde fois la torture, et leur désaveu n’avait aucun effet. Il se trouvait cependant, de temps en temps, des sujets robustes qui protestaient contre leur première déclaration, en assurant, avec une grande apparence de sincérité, qu’ils ne l’avaient faite que pour voir finir leurs douleurs ; courage inutile, et dont ils ne tardaient pas à se repentir au milieu de nouveaux tourments.

ARTICLE VIII.

Réquisitoire.

Le réquisitoire ou l’accusation du procureur fiscal n’est jamais communiqué textuellement par écrit à l’accusé, afin qu’il ne puisse point en méditer les articles dans le calme de la prison, ni se préparer à y répondre victorieusement. Le prisonnier est conduit dans la salle des audiences : là, un secrétaire lit en sa présence les charges l’une après l’autre devant les Inquisiteurs et le fiscal ; il s’arrête à chaque article, et interpelle l’accusé de répondre à l’instant s’il est conforme ou non à la vérité.

ARTICLE IX.

Défense.

I. Après la lecture des charges et de l’accusation, les Inquisiteurs demandent à l’accusé s’il veut se défendre : s’il répond affirmativement, on ordonne qu’il soit pris copie de l’accusation et des réponses. On lui dit de désigner l’avocat qu’il veut charger de sa défense, sur la liste des titulaires du Saint-Office, qu’on lui présente.

II. Au reste, il importe peu à l’accusé d’être défendu par un homme habile, parce qu’il n’est point permis à l’avocat de voir le procès original, et qu’il ne peut communiquer en particulier avec son client. Un des greffiers tire une copie du résultat de l’instruction préliminaire, où il rapporte les dépositions des témoins, sans faire mention de leurs noms ni des circonstances du temps et du lieu, de celles des autres témoignages, ni même — ce qui est plus extraordinaire — de ce qui a été dit à la décharge de l’accusé. Il omet entièrement les déclarations — et jusqu’à l’indication — des personnes qui, ayant été assignées, interrogées et pressées par le tribunal, ont persisté à dire qu’elles ne savaient rien de ce qu’on leur demandait. Cet extrait est accompagné de la censure des qualificateurs, de la demande du fiscal, tant pour l’interrogatoire que pour l’accusation, et des réponses de l’accusé. Voilà tout ce qu’on remet au défenseur dans la salle où les Inquisiteurs lui ont ordonné de venir.

Le défenseur demande ordinairement à communiquer avec l’accusé, pour savoir s’il est dans l’intention de récuser les témoins, pour détruire en tout ou en partie la preuve établie contre lui. S’il répond affirmativement, les Inquisiteurs ordonnent qu’il soit procédé à la preuve de l’irrégularité des témoins.

ARTICLE X.

Preuve.

Cette mesure oblige de faire séparer du procès toutes les déclarations originales des témoins, contenues dans l’instruction préliminaire, et de les envoyer dans les lieux où ils ont établi leur domicile, afin d’y être soumises à la ratification. Ces choses se passent sans que l’accusé en soit instruit ; et, comme il n’est d’ailleurs représenté par personne pendant qu’on remplit celte formalité, il est impossible de faire triompher la récusation d’un témoin, quoiqu’il soit un ennemi capital du malheureux prisonnier. Si le témoin était à Madrid au moment de l’instruction, et s’il est ensuite allé aux Iles Philippines, il n’y a pas de terme arrêté après lequel le procureur fiscal soit obligé de présenter la déclaration originale. Le cours de la procédure reste suspendu, et l’accusé, sans soutien et sans consolation, est obligé d’attendre que la ratification soit arrivée du fond de l’Asie.

J’ai vu, dans un procès, que des déclarations de témoins ayant été envoyées à Carthagène des Indes, on ne sut que cinq ans après qu’elles n’étaient point arrivées à leur destination, soit qu’elles eussent péri dans la traversée, soit qu’on les eût interceptées ; — qu’on imagine dans quelle situation d’esprit devait être le prisonnier !

L’accusé établit ses moyens de récusation en nommant des individus qu’il regarde comme ses ennemis, en exposant les raisons de sa méfiance à l’égard de chacun en particulier, et en écrivant sur la marge de chaque article les noms des personnes qui peuvent attester les faits qui sont le motif de la récusation. Les Inquisiteurs décrètent qu’ils seront examinés, à moins que quelque motif ne doive les faire écarter.

Comme l'accusé agit ici sans savoir ce qu’il fait, il lui arrive souvent de récuser des personnes qui n’ont pas été témoins. On passe leur article sous silence ; on en fait autant pour celles qui n’ont rien déposé contre l’accusé, ou qui ont parlé en sa faveur. Enfin, ce n’est que par hasard que celui-ci rencontre ses dénonciateurs.

S’il est poursuivi par la calomnie, son véritable ennemi reste caché dans les ténèbres, après avoir choisi pour instrument de son infâme manœuvre des hommes qui ne connaissent pas l’accusé ; lequel, de son côté, ne peut penser à les récuser comme témoins, n’ayant pas eu avec eux des relations suffisantes pour croire qu’ils ont pu le dénoncer.

ARTICLE XI.

Publication des preuves.

Lorsque la preuve est établie, le tribunal lait connaître Létal. du procès, et décrète la publication des témoignages et l’action en jugement. Mais ces termes ne doivent pas être entendus dans leur sens ordinaire, puisqu’il n’est question que d’une copie infidèle des déclarât.ous et des autres faits contenus dans l'extrait rédigé pour l’usage du défenseur. Un secrétaire en fait lecture à l’accusé, en présence des Inquisiteurs ; cette lecture n’est au fond qu’un nouveau piège tendu à l’accusé, parce qu’on ne lui rappelle pas ce qu’il a répondu dans l’interrogatoire du procès fiscal, où, au lieu de lui communiquer toute la déclaration des témoins, on s’est contenté de lui en présenter chaque article isolé ; et, comme il n’est point aisé de se rappeler au bout d’un certain temps tout ce qu’on a entendu au milieu du trouble qui accompagne un état aussi malheureux, l'accusé court risque de se contredire et de se faire un mal incalculable. En effet, quelque légère que soit une contradiction, elle fait naître le soupçon de duplicité, de réticence ou de faux aveu, et peut servir à motiver le refus que fait le tribunal d’accorder la réconciliation au prisonnier, quoiqu’il la demande, et souvent aussi à le faire condamner à la relaxation.

ARTICLE XII.

Censure définitive par les qualificateurs.

A la mesure dont je viens de parler, il en succède une autre : on appelle les théologiens qualificateurs, à qui on remet l’original du jugement qu’ils ont porté pendant l’instruction sommaire, ainsi que l’extrait des réponses que l’accusé y a faites dans son dernier interrogatoire, ainsi qu’aux déclarations des témoins qu’on lui a communiquées. On les charge de qualifier pour la seconde fois les propositions, de voir l’explication qu’il en a donnée, et de prononcer s’il a détruit, par ses réponses, le soupçon d’hérésie dont il est chargé ; s’il a éloigné celte présomption en tout ou en partie ; si, au contraire, il l’a fortifiée par ses réponses, et s’il mérite d'être regardé comme hérétique formel.

Les qualificateurs se donnent à peine le temps d’écouter une lecture rapide de ce qui s’est passé ; ils se hâtent d’établir leur opinion, et c’est là le dernier acte important de la procédure ; car tout le reste n’est plus qu’une simple formalité.

ARTICLE XIII.

Sentence.

Lorsque l’affaire est parvenue au point où nous la voyons, on la regarde comme finie. On convoque alors l’ordinaire diocésain, afin que lui et les Inquisiteurs prennent une résolution sur ce qu’il convient de faire ultérieurement.

Les sentences d’absolution sont si rares dans le Saint- Office, avant le règne de Philippe III, que quelquefois on n’en rencontre pas une sur mille ou deux mille jugements.

ARTICLE XLV.

Lecture et exécution du jugement.

Pour mettre le comble aux monstruosités qui souillent la procédure inquisitoriale, les jugements ne sont communiqués aux victimes que lorsqu’on a déjà commencé leur exécution, puisqu’on envoie le condamné à l’auto-dafé pour le réconcilier ou pour le livrer au bras séculier après l’avoir affublé du san benito, la mitre de carton sur la tête, la corde de genêt au cou, et une torche de cire verte à la main.

Lorsqu’il y est arrivé on lui lit sa sentence, qui est suivie soit de la réconciliation, soit de la relaxation au juge laïque, c’est-à-dire de la condamnation au feu par la justice du Roi. Cette affreuse conduite, contraire à celle des autres tribunaux, et à la raison comme au droit naturel, a produit quelquefois des effets terribles sur les malheureux condamnés, qui se sont imaginé qu’on les menait à l’échafaud, et que la surprise a subitement précipités dans la démence la plus complète. Il s’en est vu plusieurs exemples.

 

 

 



[1] Tout ce qui suit est extrait textuellement de Llorente.

[2] C’est Llorente qui parle, ne l’oublions pas.