HISTOIRE DE L’INQUISITION

 

CHAPITRE VIII.

Établissement de l’Inquisition ancienne en Espagne, sous le pontificat de Grégoire IX.

 

 

En 1231, l’Espagne était divisée en quatre États chrétiens, — Castille, Aragon, Navarre et Portugal, — et en trois royaumes musulmans, — Séville, Cordoue et Jaen.

La Castille absorba bientôt ces trois derniers États, tandis que l’Aragon comprenait Valence et Mayorque.

C’est à cette époque, 1232, que le pape ayant adressé un bref à l’archevêque de Tarragone, pour lui signaler la présence d’un certain nombre d’hérétiques dans divers diocèses espagnols, — c’est à cette époque seulement que l’Inquisition commença à se constituer régulièrement, et à fonctionner au delà des Pyrénées.

Dans les chapitres suivants, nous nous occuperons exclusivement de l’Inquisition d’Espagne.

En effet, comme je l’ai déjà dit, mon intention n’est pas d’écrire l’histoire de la persécution religieuse dans le monde : — ce sujet trop vaste demanderait des développements considérables.

Ce que je veux, c’est montrer l’esprit persécuteur du Christianisme, et, par quelques exemples frappants, indiscutables, faire connaître les conséquences de cet esprit, ainsi que l’idéal du gouvernement des consciences rêvé par l’Église.

Après avoir tenté de réaliser cet idéal partout où elle a pénétré, l’Église n’y est guère parvenue, en dehors de Rome, qu’en Espagne.

Là, elle a régné, commandé, agi, avec tout pouvoir pendant des siècles.

Ce qu’elle y a fait, ce qu’elle y a produit, suffira donc à nous permettre de conclure en toute connaissance de cause.

Du reste, quand il en sera besoin, nous ferons une rapide excursion hors d’Espagne, en France, pour démontrer par quelques faits que la persécution, du moment où le clergé exerça une influence prépondérante, revêtit le même caractère, en tous pays, dans tous les siècles.

L’Espagne qui devait subir ce joug jusqu’en 1820, s’y montra d’abord profondément hostile.

Dès que l’Inquisition se révéla, les peuples se révoltèrent, et tout ce qu’il y avait d’honnêtes gens et d’hommes énergiques protesta, puis résista avec violence.

C’est à Lérida que fut établi le premier tribunal de l’Inquisition, puis dans le diocèse d’Urgel.

Aussitôt commença la lutte.

Le moine dominicain, Pierre de Planedis, est assassiné, comme l’abbé de Cîteaux l’avait été par les Albigeois.

Plus d’une fois, dans la suite, les Espagnols exaspérés lapidèrent des Inquisiteurs ou allèrent les poignarder jusqu’aux pieds même des autels.

Dès que l’Inquisition fut fixée en Catalogne et en Aragon, un concile provincial, réuni à cet effet, détermina la manière de procéder contre les hérétiques, et les pénitences canoniques que les réconciliés auraient à subir.

En résumé, le concile décréta que les impénitents seraient livrés à la justice séculière pour subir le dernier supplice ; — et que les réconciliés devraient, pendant dix ans, se tenir, chaque dimanche de carême, à la porte de l’église, avec le costume de pénitent, sur lequel étaient attachées deux croix d’une couleur différente de l’habit.

C’est à cette même époque que le pape Innocent IV, désireux d’encourager une institution si conforme aux traditions constantes du Christianisme, et appréciant, comme il méritait, le zèle des Dominicains, chargea d’une façon toute spéciale les moines de cet ordre de la recherche de l’hérésie.

Il augmentait en même temps leurs droits et leurs attributions, leur permettant de priver des honneurs, emplois et dignités, non-seulement les hérétiques, mais encore leurs fauteurs, leurs complices et leurs receleurs.

Il leur accordait[1] le pouvoir d’interpréter les règlements et les droits des villes, de manière à les considérer comme nuis dans tous les cas où ils pourraient nuire aux intérêts de l’Inquisition ; de priver de leurs emplois, de leurs honneurs et de leurs dignités, ceux qu'ils jugeraient dignes de cette peine, et de poursuivre les procès sans communiquer aux accusés les noms des témoins.

Forts de pareils encouragements, de pareilles autorisations, qui devaient être des lois sacrées aux yeux des fidèles, les Inquisiteurs purent se livrer à tous les caprices du fanatisme le plus sanguinaire. Us profitèrent de ce qu’on remettait sans contrôle entre leurs mains, la fortune, l'honneur et la vie de tous les citoyens, pour se livrer, sous le couvert de la religion, à tous les actes de brigandage, que l’esprit de vengeance, l’ambition ou l’avarice devaient inspirer à des moines armés du pouvoir le plus absolu dont les hommes aient jamais pu abuser, depuis qu’il y a des hommes.

Non contents d’asservir et de persécuter les vivants, ils s’en prirent aux morts, et la tombe elle-même cessa d’être un asile inviolable.

On les vit instrumenter contre ceux dont les vers avaient fait leur pâture depuis longtemps, ordonner l’exhumation de leurs os, envoyer leurs restes au bûcher, noter d’infamie leur mémoire.

Les tombeaux d’Arnaud, comte de Forcalquier et d’Urgel, d’Ermesinde, sa fille, et de plusieurs autres seigneurs illustres furent violés[2].

On comprend que de pareils attentats ne pouvaient manquer de soulever l’indignation publique, et un Inquisiteur, Pierre de Gadirete, dominicain, fut lapidé par le peuple en fureur.

Aujourd’hui, on l’adore, comme martyr, à Urgel.

Cependant ces vengeances, ces représailles populaires n’intimidaient pas l’Inquisition.

L’autorité sans bornes et les avantages matériels que les membres du Saint-Office trouvaient dans leurs sanglantes fonctions, étaient plus que suffisants pour compenser aux yeux de moines ambitieux les dangers qu’ils devaient braver.

Jusqu’au commencement du quatorzième siècle il n’y avait eu qu’un seul provincial des Dominicains ayant le droit de nommer les moines aux fonctions d’inquisiteurs.

En 1301, le Chapitre général de l’ordre des Dominicains décréta qu’il y aurait deux provinces : la première, appelée province d’Espagne, comprenait la Castille et le Portugal ; la seconde, appelée province d’Aragon, était composée du royaume de Valence, de la Catalogne, du Roussillon, de la Cerdagne et des Iles Baléares.

Il y eut dès lors deux provinciaux Inquisiteurs généraux qui envoyaient des Inquisiteurs particuliers partout où ils le jugeaient nécessaire.

De 1301 à 1356, l’Inquisition poursuivit tour à tour les Templiers (1308), après s’être emparée de leurs biens, les hérétiques, et ceux que l’on suspectait d’hérésie, et célébra de nombreux auto-dafé.

Dans l’un d’eux, deux dogmatiseurs, Pierre Durand et Bonato, furent brûlés en présence du roi Jacques et de ses deux enfants.

C’est pendant la même période que l’Inquisiteur d’Aragon, Roselli, découvrit à Valence une secte, dont les membres furent connus plus tard sous le nom de Béguards.

Leur chef, Jacques le Juste, alla expier son hérésie dans une prison perpétuelle.

Quant à l’Inquisiteur Roselli, le zèle infatigable avec lequel il envoyait des victimes au bûcher le signala à la bienveillance particulière du pape Innocent VI, qui le récompensa par la dignité de cardinal.

Nicolas Eymerick lui succéda et se distingua encore davantage. — C’est à lui qu’on doit la rédaction du Guide des Inquisiteurs.

Sous son impulsion les auto-dafé s’allumèrent régulièrement dans toute la Catalogne et l’Aragon.

On cite particulièrement celui de Valence, en 1360, — justement célèbre par le nombre des victimes qui y figurèrent.

A la mort de Grégoire XI, en 1378, commença le grand schisme d’Occident, qui dura jusqu’en 1429, période pendant laquelle l’Europe eut le spectacle de deux papes s’excommuniant et s’anathématisant mutuellement.

L’Inquisition, naturellement, se divisa aussi en deux camps, et chacun des papes élus nomma de son côté des Inquisiteurs.

Cette division, du reste, ne causa aucun soulagement aux Espagnols, car les Inquisiteurs de chaque parti rivalisaient de zèle entre eux, et poussèrent ce zèle si loin que l’Inquisition finit presque par manquer de victimes, vers le milieu du quinzième siècle.

Quand on se rappelle de quel pouvoir jouissaient les Inquisiteurs, quand on se rappelle qu’il suffisait d’être soupçonné pour être condamné, et que rien au monde ne pouvait mettre à l’abri du soupçon, on frémit en songeant que les victimes furent sur le point de manquer !

Heureusement, on para à ce malheur.

On établit de nouvelles Inquisitions dans les provinces où il n’en existait pas, et Isabelle, femme de Ferdinand VII, roi d’Aragon, ayant hérité de la Castille, l’Inquisition put enfin enserrer dans un seul réseau, et prendre d’un seul coup de filet, l’Espagne unifiée.

On profita de l’occasion pour édicter de nouveaux statuts, et réformer les anciens règlements de l’Inquisition, en leur donnant une plus grande sévérité, et plus d’élasticité, — de telle sorte que le Saint-Office ne risqua plus de manquer de victimes.

Cette Inquisition agrandie, perfectionnée, étendue à la péninsule tout entière, prit le nom d’INQUISITION MODERNE.

Elle commença à fonctionner en 1481, et se continua jusqu’en 1820, après avoir été abolie, pour quelques années, par les Français, au moment où ils pénétrèrent en Espagne, sous Napoléon.

Tels sont en résumé les progrès de l’Inquisition pendant les quatorzième et quinzième siècles.

On voit qu’elle ne cessa de s’accroître, de se développer, et que sa conduite envers les hérétiques, approuvée unanimement par tous les papes, ne différera pas sensiblement de la conduite tenue auparavant par les évêques.

Chaque jour lui apportait de nouvelles prérogatives, sans doute, augmentait ses moyens d’action, et par conséquent le nombre de ses victimes, mais il n’y avait pas, pour cela, innovation à proprement parler. Seulement le temps et l’expérience apprenaient aux persécuteurs à employer des moyens plus efficaces, à perfectionner la machine, à graisser ses rouages, pour quelle fonctionnât avec plus de certitude et de rapidité.

Pas un pape, je le répète, n’avait hésité sur son droit et son devoir, pas un concile n’avait recommandé la modération ou blâmé les supplices, pas un évêque orthodoxe n’avait élevé la voix en faveur des martyrs de la liberté de penser.

L’Église, tout entière, unanimement, ne cessait, au contraire, d’exciter le zèle des persécuteurs, et de chercher de nouveaux procédés de persécution.

 

Avant d’aller plus loin, nous allons exposer :

1° De quels crimes l'Inquisition ancienne prenait connaissance ;

2° De quelle façon procédaient les tribunaux de l’Inquisition à la même époque ;

3° Quelles étaient les peines et les pénitences imposées jusqu’en 1481.

 

 

 



[1] 2 juin 1253.

[2] Le jugement est du 2 novembre 1269.