HISTOIRE DE L’INQUISITION

 

CHAPITRE VI.

Conduite de l'Église envers les hérétiques depuis le huitième siècle, jusqu’à l’avènement d’Innocent III.

 

 

L’impulsion était donnée, les principes posés, la jurisprudence établie, — rien ne devait plus arrêter l’Église sur la pente de la persécution.

Les peuples accoutumés, depuis quatre siècles déjà, à voir les rois combler les ecclésiastiques de privilèges, et même, en certains cas, leur confier directement le pouvoir judiciaire, qui devint plusieurs fois un droit de l’épiscopat, finirent peu à peu par admettre que l’autorité du Pape devait être sans bornes.

Les fausses décrétales qui parurent au huitième siècle achevèrent d’enraciner cette idée dans l’esprit des populations ignorantes, et bientôt il fut admis que le Vicaire de Jésus-Christ avait le droit de commander en tout, partout, à tous, — non-seulement dans les questions religieuses, mais encore dans les questions purement temporelles.

Lorsque les papes se virent en état d’exercer une si grande influence sur l’opinion publique, ils employèrent naturellement cette influence à conserver, puis à étendre leur domination, et la doctrine admise que les papes avaient le pouvoir de délier les sujets du serment de fidélité ne tarda pas à mettre les rois, pour un temps, sous la dépendance absolue des chefs de l’Eglise romaine.

C’est grâce à cette doctrine que l’Inquisition approuvée, encouragée, préconisée par les papes, put enfin s’implanter sous une forme régulière dans la plupart des pays d’Europe, malgré la résistance des peuples, et les craintes que ce tribunal tout-puissant inspirait même aux rois, pour peu qu’ils fussent jaloux de leur autorité.

A Innocent III revient l’honneur d’avoir le premier introduit l’Inquisition dans le monde, c’est-à-dire régularisé, centralisé, codifié la persécution.

On ne saurait trop le répéter, l’Inquisition ne fut une nouveauté dans l’Église qu’en ce sens quelle organisait un corps particulier chargé de la recherche, de la poursuite, de la répression de l’hérésie.

L’Inquisition ne créa pas cette persécution, ainsi qu’on l’a déjà vu, ainsi qu’on va le voir encore ; seulement la persécution confiée aux mains des évêques, et pour ainsi dire à l’Église entière, d’une façon anonyme, avait ce caractère d’irrégularité et d’intermittence que devait lui donner nécessairement l’action, d’un grand corps disséminé dans l’Europe entière.

Chaque évêque l’entendait, l’appliquait un peu suivant son tempérament.

Dans chaque pays elle variait aussi suivant le caractère du prince régnant, et les décrets qu’on avait arrachés à sa docilité.

Elle n’était pas plus fixée dans sa procédure et ses moyens que les lois civiles au moyen âge, où mille coutumes diverses, le caprice et l’ignorance du juge amenaient dans leur application, d'une province à l’autre, des différences considérables, des contradictions incessantes.

Cependant partout on poursuivait les malfaiteurs et les criminels, partout on les condamnait.

Innocent III, en fondant l’Inquisition, ne fit donc autre chose que ce que fit la Convention lorsqu’elle décréta le Code criminel, et organisa sur un plan uniforme un corps de magistrats chargés de réprimer tous les délits, tous les crimes, d’après un ensemble de lois nettement définies.

Il serait donc aussi absurde de prétendre que l’Inquisition créa la persécution religieuse, ou aggrava son principe, que de prétendre que le code criminel et la magistrature ont créé ou aggravé le principe de la répression en matière civile.

Le Code de la persécution religieuse précéda le Code civil de six cents ans environ, voilà tout, et les Inquisiteurs furent simplement les magistrats de l’ordre religieux.

Ils centralisèrent entre leurs mains tout ce qui avait rapport à la recherche de l’hérésie et à la punition des hérétiques, ils organisèrent d’une manière fixe et uniforme les moyens d’action contre les ennemis de la foi.

Qu’il en soit résulté peut-être dans la répression un caractère particulier d’atrocité, due surtout à ce que cette répression devint régulière, permanente, sans répit, comme sans imprévu, — cela n’est pas douteux.

Mais ici l’apparence ne doit pas nous égarer sur le fond. Jusqu’à cet instant les persécutions, par leur intermittence, grâce aux hésitations des persécuteurs — ne sachant pas toujours très-bien, en l’absence d’un Code établi, comment ils devaient procéder, — sans être moins odieuses, ont quelque chose de plus spontané, qui révolte moins la conscience que la froide impassibilité d’un tribunal sans entrailles, fonctionnant avec le calme et la régularité d’un mécanisme sanglant.

Le fanatisme populaire y prend part.

Il y a des répits, de la confusion, c’est une guerre de partisans, les choses se passent au grand jour, l’hérétique peut fuir, ou, tout au moins, s’il est pris, se défendre, plaider sa cause.

Avec l’Inquisition, tout cela disparaîtra, — mais, je le répète, ce n’est qu’une question de forme : — le principe reste le même, la procédure seule change, ou plutôt se perfectionne, et prend son caractère définitif.

En effet, jusqu’à l’avènement d’innocent III, nous voyons la persécution poursuivre son œuvre, avec l’outillage imparfait que l’état de la société et l’organisation de l’Église mettaient à sa disposition, mais avec un zèle toujours croissant.

Quelques exemples pris au hasard suffiront à le démontrer.

L’empereur Michel étant monté en 811 sur le trône d Orient, renouvela, la première année de son règne, toutes les lois qui condamnaient à la peine de mort les hérétiques manichéens. Le patriarche Nicéphore lui représenta qu’il serait plus convenable d’entreprendre de les ramener par la douceur. L’empereur suivit le conseil de Nicéphore ; mais l'esprit qui régnait alors dans l’Eglise était si opposé au système de modération préconisé par le patriarche, que l'abbé Théophane, que sa piété et sa doctrine ont rendu célèbre, rendant compte de cette circonstance dans son histoire grecque, n hésite pas à traiter d’ignorants et de mal intentionnés Nicéphore et les autres conseillers du prince, il ajoute qu'il est conforme aux maximes de l’Evangile de brûler les hérétiques, parce qu'on ne doit pas espérer qu’ils soient jamais portés à se repentir et à faire pénitence.

Dans le neuvième siècle, Gotteschalk publia une doctrine sur la prédestination. Hincmar, archevêque de Reims, Rahan Maure et plusieurs autres, entreprirent de lui faire connaître son erreur, et n’ayant pu y réussir, il fut condamné, comme hérétique obstiné, dans un concile de treize évêques, de deux chorévèques et de trois abbés, qui fut tenu en France, à Quiercy-sur-Oise, dans l’année 849. Gotteschalk y fut dégradé du sacerdoce, et, d’après les statuts de l’ordre de Saint-Benoît et les canons du concile d’Agde, condamné à la prison et à recevoir cent coups de fouet ; il subit cette peine devant le roi de France, Charles le Chauve. On brûla ses livres, et il fut enfermé dans l’abbaye de Hautvilliers, au diocèse de Reims.

En 1022, on découvrit à Orléans et dans quelques autres villes de France des hérétiques qui semblaient professer la doctrine des manichéens ; on les regarda comme tels. De ce nombre était Étienne, confesseur de la reine Constance, femme de Robert. Ce prince fit assembler 4 Orléans un concile, présidé par l’archevêque de Sens : Etienne y fut mandé, on tâcha de le ramener aux véritables sentiments de l’Église. Mais inutilement. En conséquence, on résolut de punir ces hérétiques ; ceux qui étaient revêtus du sacerdoce furent dégradés, et on les excommunia avec les autres.

Le roi, s’étant rendu à Orléans, voulut qu’on leur fit subir immédiatement la peine du feu, et cette même reine qui avait confessé ses faiblesses aux pieds du prêtre Etienne, ne craignit point de porter la main sur lui et de le frapper rudement à la tête avec un bâton, au moment où il sortait de la cathédrale pour aller au supplice. Déjà les condamnés étaient atteints par les flammes, lorsque plusieurs s’écrièrent qu’ils se soumettaient à l’Eglise ; mais il n’était plus temps ; tous les cœurs étaient fermés à la pitié, et ils durent subir jusqu’au bout leur affreux supplice.

 

Du reste, la soif du sang, la fureur de sévir, la passion de remettre entre les mains du prêtre tous les droits et tous les pouvoirs, d’annihiler entièrement la société civile devant la société religieuse, étaient devenues si générales dans l’Église, que celte dernière avait peu à peu, et fort logiquement à mon sens, proclamé une certaine quantité de maximes, dont le résultat devait être d’augmenter, dans une proportion considérable, le nombre de ses justiciables, c’est-à-dire de ses victimes.

Cela devait être.

Le monde matériel étant maudit, cette terre étant conférée comme une vallée de larmes, l’homme étant, d’essence, corrompu et coupable, la cité de Dieu, la cité des élus était tout, l’autre cité, la cité terrestre n’était rien.

Il devenait donc naturel que l’Église, représentation de la cité divine, et chargée d’y conduire les hommes, fût non-seulement la première puissance du monde, mais encore l’unique, et ceux qui s’opposaient à l’accroissement naissant de sa juridiction ne pouvaient agir ainsi que sous l’inspiration directe du démon.

Aussi les verrons-nous bientôt considérés comme ennemis de la religion, par conséquent entachés d’hérésie, et menacés des mêmes peines que l’hérétique avéré.

A l’époque où nous sommes rendus, au neuvième siècle, il était donc admis déjà, comme vérités incontestables :

1° Qu’on devait frapper d’excommunication, non-seulement les hérétiques obstinés, mais encore quiconque se rendait coupable d’un délit grave aux yeux des Évêques ou des Papes ;

2° Que quiconque, après avoir été excommunié, persistait plus d’un an dans le refus de s’humilier et de demander l’absolution, après s’être soumis à la pénitence canonique, était considéré comme hérétique ;

3° Qu’il était méritoire de poursuivre les hérétiques ; que c’était un devoir pour tous les fidèles sans exception.

En conséquence, des indulgences étaient accordées aux délateurs.

La première maxime livrait à peu près l’universalité des citoyens à la merci de l’Église.

La deuxième maxime permettait de traiter en hérétique, au bout d’un an, tout citoyen qui, frappé d’excommunication, sous un prétexte quelconque, n’aurait pas reconnu la justice de l’excommunication dont il était atteint.

La troisième maxime érigeait la délation et l’espionnage en devoir chrétien, — c’est-à-dire ouvrait la voie à toutes les vengeances personnelles, remettait l’honneur, la fortune, la vie de chaque individu entre les mains du premier fanatique ignorant qui voudrait assurer son salut, et installait au foyer de la famille de pieux mouchards dans la personne du frère, de la sœur, des enfants, des époux.

On verra, du reste, bientôt, la délation n’être plus seulement méritoire, et devenir obligatoire.

On verra, bientôt, celui qui n’a pas dénoncé l’hérétique assimilé à l'hérétique, puni comme lui, menacé du même bûcher.

L’Inquisition est là tout entière, comme je le disais plus haut.

Elle n’a rien à trouver, rien à ajouter : elle n’a plus qu’à appliquer.

Sous Grégoire VII et ses successeurs, la situation acheva de se dessiner.

Les papes, à ce moment de l’histoire, étaient arrivés à la plénitude de leur toute-puissance, et parvenus presque a transformer l’Europe en une vaste République chrétienne, où les rois, courbés sous la suprématie de Rome, devaient se contenter de n’être plus que des agents au service de sa politique, et des bourreaux aux ordres de son fanatisme.

Les Évêques de Rome en profitèrent aussitôt pour appliquer en grand, et pousser jusqu’à leurs dernières conséquences, les principes d’intolérance, qui sont comme l’âme de la religion chrétienne.

A ces rois vassaux, ils défendirent de souffrir des hérétiques dans leurs États, et ils ordonnèrent d’expulser pitoyablement tous les dissidents, tous les malheureux dont les doctrines ou les tendances pouvaient sembler une menace pour le pouvoir de la papauté et l’unité toujours rêvée de la foi catholique.

La différence, certes, était grande entre les humbles prières que les papes adressaient jadis aux empereurs romains, et ces bulles impératives du douzième siècle qui infligeaient la peine de l’excommunication aux monarques de la terre, les privaient de leur trône, et les réduisaient à venir implorer, pieds nus, au Vatican, la faveur d’une audience longtemps refusée, et la remise des peines canoniques prononcées contre eux.

Mais quelque grande que parût cette différence, elle ne consistait que dans le déplacement de la puissance, qui avait passé, grâce aux efforts persévérants de l’Eglise, des mains des laïques aux mains des prêtres.

Dans leurs humbles suppliques des premiers siècles, les papes imploraient le concours du pouvoir civil pour la répression de l’hérésie ; — sous Grégoire VII et ses successeurs, ils ordonnaient au pouvoir civil d’accomplir cette répression.

L’esprit n’était point changé, et le but était toujours le même.

Quant à cette sujétion des princes, à cette prétention du Saint-Siège de se placer au-dessus de tous les trônes de la terre, — prétention qui a tant excité l’indignation des historiens, — elle était, en réalité, fort logique, et sortait de la nature même des choses.

Du moment où l’on admettait l’existence d’une religion révélée, du moment où l’on admettait la morale de l’Évangile, — la chute de l’homme, et son rachat par le sang de Jésus, — il était évident que l’Église qui représentait la volonté divine sur la terre, qui parlait au nom de Dieu, qui seule pouvait ouvrir les portes du ciel, était premier pouvoir, le pouvoir sacré, le pouvoir suppute par excellence.

N’eût-il pas été étrange que ce qui venait de l'homme — c’est-à-dire le pouvoir civil — fut supérieur, égal, ou seulement indépendant en face de ce qui venait de Dieu, c’est-à-dire en face du pouvoir sacerdotal ?

Si l’on croit, si l’on est chrétien, catholique, il n’y a, ne peut y avoir qu’un roi, ici-bas : — le Pape, représentant l’Église, représentant Jésus, représentant Dieu.

Tout pouvoir doit émaner de lui, de même que toute grâce, et tout salut.

Les autres rois ne sont quelque chose, ne jouissent de quelque autorité, au temporel, que par délégation spéciale, et avec la consécration du pouvoir spirituel. — Il y a la même différence entre le monarque temporel et le Monarque spirituel, qu’entre le corps périssable, corrompu, et l’âme immortelle, rachetée par la foi.

Telle est la moelle de la doctrine chrétienne.

Quand l’Église n’a pas la force, elle se plie aux circonstances, et endure ce qu’elle ne peut empêcher, mais croire que ses principes se modifient est un enfantillage, une absurdité.

Pie IX parle aujourd’hui le même langage que Grégoire VII, et le successeur de Pie IX ne parlera, ne pensera pas autrement :

Sint ut sunt, aut non sint.

On peut vaincre, on peut détruire le catholicisme, — on ne le changera pas. Au fond, les princes qui se disent chrétiens, catholiques, et qui élèvent la prétention de ne point subir le joug de Rome, — luttant contre le triomphe absolu de sa suprématie, c’est-à-dire d’une institution décrétée par Dieu, — sont des ennemis aussi dangereux que les hérétiques, et des hérétiques mêmes.

Ils méritent l’excommunication, toutes les peines canoniques en ce monde, toutes les vengeances célestes dans l’autre.

C’est au fruit qu’on juge l’arbre : voyons donc ce qui sortit de la toute-puissance de l’Église, ce que cette toute-puissance apporta au monde pour le bonheur des hommes et les progrès de la civilisation ; ainsi nous jugerons la valeur intrinsèque de la religion chrétienne, et, pour ainsi dire, la moralité de sa morale.

Voilà la papauté maîtresse, voilà les rois soumis à ses ordres, les peuples imbus des idées qu’elle avait mission de répandre, nourris exclusivement de son enseignement infaillible.

En résulte-t-il une amélioration sociale quelconque ?

Les peuples en sont-ils plus heureux ?

Les mœurs en sont-elles moins barbares, moins dissolues ?

Voit-on régner la paix, la justice ?

Les inégalités révoltantes qui séparent les castes disparaissent-elles ?

L’esclave est-il affranchi ?

Le serf est-il soulagé ?

Le seigneur féodal est-il ramené au respect des droits imprescriptibles de l’homme, quel que soit son rang, quelle que soit sa fortune ?

Le bon plaisir du plus fort cesse-t-il de gouverner le monde ?

Les rois sont-ils moins despotes ?

Les sujets sont-ils moins pressurés ?

L’aurore de l’Égalité et de la Fraternité, — à défaut de la Liberté, dont l’Évangile ne parle pas, — se lève-t-elle sur l’Europe rassérénée ?

Non.

Les papes, du moins, font-ils quelques efforts dans ce sens, et profitent-ils de ce que leur parole écoutée, suivie, retentit seule au milieu du silence et de l’ignorance universels, pour faire entendre au maître et à l’esclave, au pauvre et au riche, au fort et au faible, des enseignements qui seront l’expression de la justice éternelle, et qui conduiront les peuples, par la vérité, au bonheur ?

Non !

Ce n’est point contre la barbarie des mœurs, contre l’inégalité des conditions, contre le despotisme des monarques et des seigneurs, en faveur de l’affranchissement du serf et de l’esclave, que les papes usent de leur toute-puissance.

Ils ne prononcent aucun de ces mots libérateurs que prononcera la Révolution six cents ans plus tard.

Ils laissent le monde matériel, le monde social, en proie à toutes ses plaies, à tous ses hideux abus.

Qu’importe ce bas monde !

N’est ce pas une vallée de larmes ?

Qu’importe cette vie !

N’est-ce pas une expiation ?

Le vrai monde, c’est l’autre monde, et la vie ne commence qu’après la mort, par delà la tombe.

L’Eglise ne sait rien, ne veut rien pour l’amélioration de la société.

L’Église maudit la Liberté, — qui serait la reconnaissance du droit individuel et de la raison humaine, — car l’Église est venue prêcher la soumission, l’abdication, la foi.

Quant à l’Égalité, à la Fraternité, elles n’existent, elles ne peuvent exister que dans le sein de Dieu, qui est tout.

Mériter son pardon, obtenir sa grâce, — voilà le seul but de l’homme ici-bas, sa seule raison d’être.

Mais comment y parvenir ? En obéissant à l’Église qui ouvre les portes du ciel.

L’église n’a donc qu’un devoir à remplir, — assurer sa propre prépondérance, — et, pourvu qu’elle domine, qu’elle amène le triomphe définitif, universel, absolu de la foi, le monde sera sauvé : — elle aura accompli sa mission.

Pour réformer le monde, pour améliorer la société, pour épurer le sens moral de l’humanité, il faudrait que l’Église apportât LA JUSTICE : — elle apporte LA GRÂCE, — qui est son contraire.

Il n’est donc pas étonnant que partout où l’Église passe et commande, l’humanité se sente diminuée dans sa valeur morale et intellectuelle, et que la société sans principe tutélaire, sans point d’appui, s’écroule au milieu du chaos et de la corruption.

Jésus a prêché sa doctrine en vue de la fin prochaine du monde. — Mais le monde a duré.

Est-il étonnant que ce qui devait consoler une agonie, n’ait pu servir à la vie ?

Comme je l’ai écrit ailleurs[1] :

Le monde en durant, les sociétés en s’organisant, ont fait de cette morale de l’agonie, une morale insuffisante et dangereuse Ne s’appliquant pas à la vie, mais à la mort, la conception de Jésus a gêné l’expansion de la vie.

La papauté triomphante ne put et ne sut donc rien faire pour l’humanité.

Armée de son principe : Hors l’Église point de salut, elle tenta d’englober l’univers dans l’Église, pensant que, pourvu qu’on ait le salut, le reste importe peu.

Pour y atteindre, elle ne trouva que deux moyens : LES CROISADES ET L’INQUISITION.

Mais l’homme est toujours l’homme, même sous la tiare, l’étole et le cilice. A côté des considérations relieuses, l’Église suivit aussi les incitations de la vulgaire ambition temporelle.

Si j’ai évité d’y insister jusqu’à présent, c’est qu’en dehors de toute considération des faiblesses humaines, je tenais à démontrer l’action des idées chrétiennes dans le monde, et leur conséquence inévitable, alors même que tous les prêtres eussent été des saints, tous les papes d’honnêtes gens, sans passions misérables ou désirs mesquins.

Il n’en fut pas, il n’en pouvait être ainsi.

Écoutons à ce sujet ce que dit des Croisades l’historien Llorente.

Il s’agit de la première croisade, en 1095, sous le pape Urbain II :

Cette guerre et les autres expéditions du même genre qui la suivirent, auraient révolté toute l’Europe par leur injustice, puisque les conquérants n’avaient aucun juste motif de les entreprendre, si déjà les peuples n’avaient été imbus de l’idée absurde que, pour l’exalta- lion et la gloire du christianisme, il était permis de faire la guerre ; qu’elle était même si méritoire, que ceux qui y prendraient part obtiendraient le pardon de tous leurs péchés, et que la palme du martyre était réservée aux chrétiens qui y perdraient la vie ; déclaration qui n’aurait pas manqué d’avoir son effet, si les papes eux-mêmes n’avaient eu honte de tenir leur promesse, en voyant cette multitude énorme de crimes monstrueux de toute espèce que les croisés ne cessaient de commettre.

Mais si les papes n’osèrent canoniser les croisés, ils n’en prodiguèrent pas moins les indulgences à tous ceux qui s’enrôlaient pour la Terre-Sainte, ces entreprises ayant pour résultat de mettre à leur disposition des armées formidables dont ils pouvaient disposer contre les souverains mêmes qui les avaient formées, s’ils refusaient d’exécuter les ordres du Saint-Siège. En excommuniant le monarque rebelle, en le qualifiant d’hérétique, en publiant qu’il refusait de reconnaître la puissance du vicaire de Jésus-Christ, en promettant ses Etats à qui voudrait entreprendre une guerre contre lui, les souverains pontifes obtenaient tout, sans toucher à leur trésor et sans perdre un homme de leurs États.

 

On comprend facilement, du reste, que s’il était permis, méritoire, conforme aux enseignements de l’Église, et par conséquent à l’esprit chrétien, de faire la guerre aux infidèles, d’aller porter chez eux le fer et le feu, la dévastation et le massacre, il était évidemment encore plus méritoire, plus utile, plus nécessaire de poursuivre les hérétiques répandus parmi les fidèles, et dont la contagion était infiniment plus redoutable.

Aussi voyons-nous dans le concile de Latran, tenu en 1179, les Pères déclarer que, quoique l’Église réprouve, comme le dit saint Léon, l’usage des peines qui font verser le sang des hérétiques, elle ne refuse pas les secours qui lui sont offerts par les princes chrétiens, pour les punir, parce que la crainte des supplices est Quelquefois un remède utile pour l'âme.

L’Eglise, on le voit, réunie en concile infaillible, reste tout à la fois dans la lettre et dans l’esprit de son code divin ; — dans la lettre, qui dit : Ne versez pas le sang ! — dans l’esprit, qui dit : Sauvez les âmes, faites de la propagande, l’hérétique n’appartient point à la famille des fidèles, et doit en être retranché ; c’est-à-dire : — Persécutez.

Aussi, Alexandre III ne se contente pas d’excommunier les hérétiques, leurs adhérents et leurs défenseurs, il dégage de leurs engagements ceux qui en auraient contracté avec eux ; les exhorte à détruire les hérétiques, et leur accorde l’absolution de leurs péchés. Il veut que les seigneurs réduisent à la condition d'esclaves[2] les hérétiques s’ils persistent dans l’hérésie, qu’ils s’emparent de leurs biens. Il promet à ceux qui mourront dans cette guerre[3] la récompense éternelle : il offre des indulgences pour deux ans à ceux qui prendront les armes i les évêques en accorderont de plus amples ; enfin les croisés sont considérés comme placés sous la protection de l’Église.

Deux ans plus tard, en 1181, le cardinal Henri, évêque d’Albe, qui avait été abbé de Clairvaux, fut envoyé en France par Alexandre III, avec la qualité de légat, afin de poursuivre les hérétiques albigeois. Le prélat se mit à la tête d’une armée considérable, s’empara du château de Lavaur, et obligea Roger de Béziers et d’autres seigneurs d’abjurer l’hérésie. Cette expédition ne détruisit pas entièrement le parti, et le pape Luce III assembla en 1184, à Vérone, un concile, auquel l’empereur Frédéric voulut assister.

On y décréta qu’on livrerait à la justice séculière ceux qui seraient déclarés hérétiques par les évêques, et qui ne confesseraient pas leur crime. Le concile recommandait en même temps aux évêques de visiter une ou deux fois par an leurs diocèses, et de s’assurer de tous les lieux où l’on supposait qu’il existait des hérétiques, d’obliger les habitants les plus connus, et même tous, s'il le fallait, à faire serment de dénoncer quiconque serait soupçonné d'hérésie, afin que les hérétiques fussent punis suivant la coutume du pays.

On devait dénoncer aussi ceux qui y seraient retombés ; et si les habitants s'y refusaient, les traiter eux- mêmes en hérétiques.

Le concile régla aussi que les comtes, les barons et les autres seigneurs jureraient de prêter main-forte à l’Église pour punir les hérétiques, sous peine d'être excommuniés et de perdre leurs terres et leurs emplois ; que les villes épiscopales qui ne se conformeraient point à cette mesure, cesseraient d’être la résidence de l’évêque, et que les autres villes seraient privées des privilèges que leur commerce avait obtenus ; que les fauteurs de l’hérésie seraient déclarés infâmes, pour toujours dépouillés des emplois publics ; qu’ils ne pourraient être ni témoins ni avocats.

Il ne manque plus à l’Inquisition que son nom, et l’organisation d’un ordre spécial, chargé de la représenter au lieu et place des évêques, qui jusqu’alors avaient été exclusivement chargés de la poursuite et de la répression de l’hérésie.

Cette question de forme fut tranchée par Innocent III.

 

 

 



[1] Béranger, ses amis, ses ennemis, ses critiques, t. II, p. 215.

[2] Encore une preuve que le christianisme, loin d'abolir l’esclavage, comme on l’a tant répété, l’a toujours admis, consacré.

[3] Contre les catharins et les patarins.