CHRONIQUE DE LA PRINCIPAUTÉ FRANÇAISE D'ACHAÏE

 

Chroniques étrangères relatives aux expéditions françaises pendant le XIIIe siècle – traduction Jean Alexandre Buchon.

 

Texte mis en page par Marc Szwajcer

 

 

LIVRE I — CHRONIQUE DE ROMANIE

J'ai un récit important à vous faire, et j'espère vous intéresser, si vous voulez bien me prêter l'oreille.

Précisément l'année 6612[1] de l'ère de la création du monde, arriva un grand événement, grâces à la coopération, à l'empressement, aux travaux et à l'influence du bienheureux frère Pierre l'Ermite, qui était venu faire un voyage en Syrie, comme pèlerin au tombeau de Jésus-Christ. Ce pèlerin eut le cœur vivement attristé de voir combien les chrétiens qui desservaient le saint tombeau et le patriarche lui-même étaient maltraités par le peuple infidèle, par ces Sarrasins leurs maîtres, lorsque le patriarche célébrait la messe et élevait en présence du peuple les vases consacrés, on les lui arrachait de vive force et on les jetait par terre. Osait-il faire des observations, ces barbares le renversaient à leurs pieds et le maltraitaient indignement. Le saint ermite ressentit avec douleur un tel affront; il s'affligea, il pleura, et dit au patriarche et aux chrétiens:« En ma qualité de chrétien orthodoxe, je vous annonce et je vous jure que, si jamais la faveur du Dieu de gloire me permet de retourner dans l’Occident, j'irai en personne vers le très saint pape et vers tous les rois chrétiens, et leur exposerai ce que je vois. Et j'espère, par la grâce du Christ tout clément, les déterminer à se rendre ici avec leurs troupes, pour chasser les Sarrasins du saint tombeau. »

Il revint de son pèlerinage déplorant vivement ces maux et arriva à Rome. Il raconta au pape tout ce qu'il avait entendu et tout ce qu'il avait vu.

Dès que le pape entendit ce récit, il pleura amèrement; il ressentit une tristesse profonde et ordonna immédiatement qu'on écrivît dans tous les royaumes. Il se hâte lui-même d'expédier des cardinaux, des légats et des évêques au roi de France et dans les autres pays, partout où étaient des chrétiens, partout où ils dominaient. Il envoie à tous des bénédictions et des prières. A quiconque voudra aller en Syrie au tombeau du Christ, il lui accorde l'absolution de tous les péchés commis dès sa naissance.

Aussitôt que les chefs de l’Occident apprirent la publication de cette indulgence, ils se hâtèrent de prendre la croix et de jurer sur le Christ de marcher en Syrie, pour en chasser ce peuple barbare. La réunion que les chrétiens formèrent fut très considérable. Il y eut quatre-vingt-huit mille cavaliers et huit cent dix-huit mille fantassins ». Ils passèrent par Constantinople. L'Anatolie était alors occupée par les Turcs.

L'empereur des Grecs, Alexis Vatatzès, voyant cette multitude de Francs, fit un arrangement avec eux. Il s'engagea par traité et par serment avec les chefs; il jura que si, à l'aide de Dieu, ils pouvaient chasser les Turcs et s'ils lui faisaient rendre le pays et les villes d'Anatolie, héritage de ses pères, lui-même en personne marcherait avec eux en Syrie, emmenant douze mille cavaliers à sa suite. Les Francs, hommes sincères en tout, crurent aux paroles de l'empereur et s'engagèrent par serment. Après avoir juré, ils se montrèrent fidèles à leur parole. Ils passèrent en Anatolie; ils conquirent le pays, et le remirent aussitôt entre les mains d'Alexis Vatatzès, qui était alors empereur de toute la Romanie.

Dès qu'Alexis se trouva en possession des villes et du pays, il conçut, d'accord avec son conseil, un projet trompeur. Ils examinèrent ensemble comment ils pourraient trouver un prétexte pour se dispenser du voyage de Syrie et ne pas s'exposer aux dangers. Alors l'empereur eut une entrevue avec les princes, chefs, et commandants de l'armée franque, et leur fit entendre ces paroles: « Je remercie d'abord Dieu, et vous en second lieu qui m'avez aidé à recouvrer mon héritage. Je vous prie cependant de vouloir bien consentir à m'accorder un délai d'un mois, afin que je puisse approvisionner les places que vous avez conquises et réorganiser mes troupes pour qu'elles puissent m'accompagner. Prenant ensuite mon essor, je me hâterai d'aller vous rejoindre. »

Les Francs, en bons chrétiens, ne soupçonnèrent aucune ruse. Ils crurent à sa parole, et lui firent leurs adieux. Ils traversèrent l'Arménie et vinrent à Antioche. L'empereur resta et abandonna les Francs. Il viola fallacieusement le serment qu'il leur avait fait et n'alla point avec eux, ainsi qu'il s'y était engagé. Voilà la faute que fit cet empereur, et tous les hommes de l'univers blâmèrent sa conduite.

Lorsque les Francs arrivèrent à Antioche, ils eurent beaucoup à souffrir tant qu'ils n'eurent pas occupé cette ville. Après l'avoir prise, ils y passèrent l'hiver jusqu'au mois de mars; de là ils se dirigèrent vers les contrées de la Syrie, en pillant et ravageant toutes les places et les villes dont ils s'emparaient. Ils livrèrent beaucoup de combats contre les Barbares, ainsi que nous l'avons trouvé rapporté en détail dans le livre de la conquête de Syrie. Je vous rapporte sommairement ces choses pour vous en faire connaître l'ensemble, et je m'empresse de reprendre le fil de ma narration; car dès que les Francs eurent pénétré dans l'intérieur de la Syrie, ils suivirent en droite ligne le chemin de Jérusalem.

Les Francs attaquèrent sans délai cette ville; ils y entrèrent; et après être parvenus au tombeau du Christ ils adressèrent des hymnes et des actions de grâces au créateur de l'univers. Alors les chefs délibérèrent sur celui qu'ils devaient proclamer roi. Plusieurs se disputaient cet honneur parce qu'ils avaient une haute opinion de leur pouvoir; mais les plus sensés d'entre les chefs, et le peuple avec eux, choisirent pour roi Godefroy de Bouillon', car il était le plus sage et le plus vertueux aux yeux de tous. Il fut donc déclaré seigneur et roi de Syrie. Cet homme reçut la souveraineté en sage, et s'opposa à ce qu'on plaçât sur sa tête la couronne d'or, en disant: Je ne suis point digne d'un tel honneur. Dans ces lieux où le Christ a porté une couronne d'épines, il ne convient pas à un pécheur d'orner son front d'une couronne d'or. »

A peine l'autorité des Francs se fut-elle étendue dans le royaume de Syrie, je vous le dis en connaissance de cause, il ne s'écoula pas cinq ou dix ans que l'on vit arriver en grand nombre du royaume de France, de l'Angleterre, et de tous les autres royaumes de l'Occident, ceux qui aimaient le Christ et qui avaient une fervente piété. Tous se rendaient en Syrie, riches et pauvres, au tombeau du Christ, et s'y établissaient avec toute leur famille. Les uns venaient y faire un pèlerinage; les autres cherchaient à y acquérir de la gloire.

Cent ans s'étaient déjà écoulés depuis que le passage des Francs avait eu lieu, et on comptait précisément la 6716e année de l'ère de la création du monde,[2] lorsque les comtes que je vais nommer, avec plusieurs autres grands personnages de l'Occident, firent un serment ensemble et prirent la croix pour passer tous à la fois dans la Syrie, à Jérusalem et au tombeau du Christ: le premier d'entre eux était Baudouin comte de Flandres;[3] le second était le comte de Champagne;[4] le troisième était le comte de Toulouse.[5] Je ne puis rapporter le nombre du peuple et des bannerets; ils étaient en trop grande multitude pour être énumérés. Les chefs réunis délibérèrent sur celui qu'ils devaient mettre à la tête de l'armée, et ils finirent par choisir le comte de Champagne.

Orné de tous les agréments de la jeunesse et de la beauté, habile dans les armes quoiqu'il ne fût que dans sa vingt-cinquième année,[6] le comte de Champagne, à la prière de tous les chefs, accepta avec empressement ce haut office. Tous résolurent alors de retourner dans leurs foyers, afin de se tenir prêts au commencement d'avril, et de se réunir ensuite pour marcher en Syrie.

Un mois ou deux s'étaient à peine écoulés depuis leur séparation lorsque mourut malheureusement le comte de Champagne, cet homme si éminent[7] Cette nouvelle causa une vive affliction à tous les pèlerins, et leur douleur de cette mort fut telle qu'il s'en fallut peu qu'ils n'abandonnassent tout à fait leur voyage d'outre-mer. Mais Dieu voulut que cette expédition eût lieu, afin que tant d'hommes puissants ne se trouvassent pas au dépourvu[8] et ne renonçassent pas à une si belle expédition.

Parmi eux se trouvait un habile chevalier, noble et sage au-dessus de tous les autres. Son nom était messire Geoffroy de Villehardouin. Il était grand maréchal de Champagne et de plus grand chancelier et premier conseiller du feu comte de Champagne. Il avait été des plus actifs à conseiller cette expédition, et lorsqu'il apprit la mort du comte, il prit sur lui tout l'embarras du passage d'outre-mer. Il calcula, en homme sage, que ce serait un grand malheur que de voir manquer par la mort d'un homme une expédition qui devait être le salut des chrétiens. Il comprit que ce serait une honte de renoncer à ce projet.

Il emmena avec lui deux chevaliers de son conseil, partit de Champagne et se dirigea sur la Flandre. Il trouva le comte Baudouin extrêmement affligé de la mort du comte de Champagne. Après s'être affligé avec lui, il entreprit avec prudence de le consoler. Il possédait si bien le don de la parole et savait si habilement insinuer ses conseils qu'il parvint à réorganiser l'expédition; et lorsque le projet du passage d'outre-mer eut été renouvelé, le comte de Flandre lui donna un de ses chevaliers pour l'accompagner près du comte de Toulouse. Ils se mirent aussitôt en route et arrivèrent dans la Provence où ils trouvèrent le comte de Toulouse vivement affligé et plongé dans la douleur.[9] »

Le comte lui déclara que son affliction avait pour motif la mort du comte de Champagne et plus particulièrement encore l'inévitable rupture de l'expédition pour laquelle il avait pris tous ses arrangements. Messire Geoffroy, toujours plein de sagesse, le consola et l'assura que le comte Baudouin, le souverain de Flandre[10] persistait toujours à vouloir entreprendre le passage d'outre-mer, et que c'était même dans cette intention qu'il lui avait envoyé un chevalier. « Il m'envoie aussi, dit messire Geoffroy, pour vous informer de ses desseins, que je vous garantis sur ma parole. Je viens réclamer votre assentiment, afin d'écrire à l'instant à ceux qui sont liés par le même serment, pour qu'ils viennent avec vous et que vous vous réunissiez. Arrangez donc l'affaire ainsi que vous l'entendrez. »

Prudent comme il l'était, le comte de Toulouse écouta ces paroles, et gagné par l'expérience de messire Geoffroy, il consentit à entrer dans ce projet et détermina l'endroit où ils devaient se réunir. A quoi bon vous rapporter des détails qui pourraient vous ennuyer? Les deux comtes se réunirent en Bourgogne.[11] Ils unrent conseil avec les pèlerins pour savoir celui qu'ils devaient mettre à la tête des troupes. A la fin les plus sages des croisés résolurent et arrêtèrent que Boniface, seigneur de Montferrat,[12] en serait nommé le chef. Ce seigneur était un guerrier célèbre et un des plus puissants souverains de l'Italie. Il avait une puissance redoutable et beaucoup de troupes sous ses ordres. Sa sœur était reine de France[13].

Les deux comtes, et plusieurs autres parmi les plus puissants des pèlerins, prièrent alors messire Geoffroy de se rendre auprès du marquis et de faire tous ses efforts pour le décider à accepter le commandement, à marcher avec eux en Syrie et à se mettre à la tête de tons les pèlerins comme leur chef et leur commandant. Chacun des deux comtes lui donna un de ses chevaliers et s'engagea à ratifier tous les arrangements qu'il stipulerait. Alors messire Geoffroy alfa prendre les chevaliers des deux comtes, et se dirigea sur le lieu où était Boniface.

Ils le trouvèrent dans la grande ville de Lantze.[14] Après être descendus de cheval et s'être un peu parés, ils vinrent auprès du marquis qu'ils saluèrent avec affabilité de la part des deux comtes et des autres pèlerins, et lui remirent d'abord les lettres qu'ils lui apportaient. Messire Geoffroy lui adressa la parole en ces termes: « Tous les croisés, le comte de Flandre[15] d'abord, et en second lieu le comte de Toulouse, et les nobles et plus hauts chefs de l'expédition, vous prient de consentir à être le capitaine suprême de toutes les troupes. Ils vous ont tous choisi comme étant aussi sage que noble; et ils comptent assez sur vous pour croire que vous ne les abandonnerez pas. »

Le sage marquis leur répondit: « Je remercie les nobles chefs et tous les comtes d'avoir bien voulu me confier un aussi haut office; mais je ne puis répondre à cet honneur qu'avec le consentement et la volonté de celui que j'ai pour maître et pour roi, mon beau-frère le roi de France, et de celle que j'ai pour reine et pour maîtresse, ma sœur la reine de France.[16] Que les pèlerins daignent donc attendre jusqu'à ce que je sois allé les voir et que j'aie obtenu d'eux leur consentement et une réponse sur ce qu'il leur plaira de m'ordonner. Je reviendrai ensuite et répondrai à leurs propositions. »

Le marquis se prépara sur-le-champ à son voyage. Il sortit de Latze,[17] traversa les montagnes qui séparent la France de la Lombardie, continua sa route, arriva en France et trouva le roi et la reine à Paris.[18]

Le marquis salua le roi et la reine qu'il trouva ensemble. Ceux-ci se réjouirent beaucoup lorsqu'ils virent le marquis, et la reine lui demanda: « Quelle cause vous amène donc ici, mon frère? Votre arrivée subite ne peut manquer de m'étonner beaucoup. Jamais vous n'êtes venu, avec une si petite suite, nous visiter dans notre royaume. »

Le marquis raconta alors en détail l'affaire qui l'amenait auprès d'eux. Il dit comment les nobles comtes qui avaient juré sur le Christ de marcher en Syrie l'avaient sollicité de les accompagner au tombeau du Seigneur en qualité de chef et de capitaine général, et de se mettre à la tête de l'armée. « Je n'ai pas voulu, leur dit-il, répondre à ces propositions avant d'avoir obtenu l'assentiment et su la volonté de vous deux que je regarde comme mes seigneurs. Je suis venu exprès pour recevoir vos ordres et savoir ce que vous voulez que je réponde.[19] »

Le roi son beau-frère lui parla avec brièveté et lui donna cette réponse: « Je vous remercie, mon frère, marquis de Montferrat, je vous remercie de l'honneur que vous m'avez fait en venant prendre le consentement de nous deux que vous aimez et qui sommes vos proches.

C'est certainement une distinction éclatante que d'être choisi et demandé pour seigneur, pour chef et pour gouverneur par des personnages aussi éminents. Remerciez-en Dieu et votre bonne fortune. Quant à moi, l'offre qui vous est faite me plaît beaucoup et je vous engage à l'accepter avec confiance et empressement. Je vois et je sais fort bien qu'ils vous nomment à cause de moi, et pour que je vous fournisse des subsides et des troupes. Quoi qu'il en soit, mon frère, je vous l’ordonne et j'y tiens: ouvrez ma cassette et prenez-y autant que vous le voudrez. Je verrai aussi avec plaisir que tous ceux de mon royaume qui y sont disposés vous suivent en Syrie, car c'est véritablement un honneur et une gloire pour tous les nôtres. »

Le marquis en homme sage écouta les paroles de son beau-frère. Il inclina la tête et salua respectueusement le roi. Il remercia d'abord Dieu et ensuite son beau-frère. Il prit autant d'argent et de troupes qu'on avait consenti à lui en accorder; il vint demander au roi ses derniers ordres et partit bien préparé. Mais avant tout il embrassa la reine et lui dit: « Ma souveraine, accompagnez-moi de vos prières et que je parte avec vos vœux. »

Il partit alors et arriva où il avait sa seigneurie, dans le pays de Montferrat qu'il aimait beaucoup. Aussitôt son arrivée, il écrivit et envoya des messagers au comte de Flandre et au comte de Toulouse. Il leur manda qu'il était de retour d'auprès du roi de France et qu'il consentait et était prêt à faire ce qu'ils demandaient de lui, à les accompagner au saint tombeau où le Christ a été crucifié pour le genre humain. Ceux-ci lui firent savoir le lieu où tous devaient se rendre pour se concerter sur les pays qu'ils auraient à traverser. C'est en Savoie qu'ils se réunirent; c'est là qu'ils fixèrent l'exécution de leur projet. Après avoir mûrement délibéré, ils s'arrangèrent entre eux et décidèrent de passer par Venise.

Alors les deux comtes et les autres chefs de l'armée prièrent messire Geoffroy de Villehardouin, l'homme le plus distingué de leur conseil et le plus sage de l'armée, de se rendre à Venise pour préparer le voyage. On lui remit des ordres écrits avec les sceaux pendants. Les grands l'investirent de leurs pleins pouvoirs et lui promirent de ratifier et d'exécuter ce qu'il aurait arrêté. Les deux comtes lui donnèrent chacun un chevalier. Le marquis lui en donna également un des siens. Messire Geoffroy en avait de plus deux de sa propre suite Il les emmena avec lui, traversa les monts, arriva, en Piémont dans l'intérieur du Montferrat,[20] parcourut la Lombardie et parvint à Venise. Il salua le duc de Venise de la part du marquis, des deux comtes et de tous les autres chefs les plus distingués et les plus renommés, lui remit de ses propres mains les lettres de créance, et lui dit de vive voix que tous les chefs le priaient comme ami et comme frère de leur procurer des navires pour se rendre de Venise au tombeau du Christ en Syrie', et qu'ils avaient besoin de bâtiments de transport pour huit mille hommes de cavalerie et quatre-vingt mille hommes d'infanterie.

Le doge de Venise d'alors s'appelait messire Henri Dandolo. C'était un homme sage, plein de charme dans sa personne et digne de toute louange. Il accueillit honorablement messire Geoffroy et ressentit une joie très vive en apprenant cette nouvelle, car il calcula que le passage d'outre-mer rapporterait à Venise à la fois beaucoup d'honneur et de profit. Il donna ordre que tous les grands ainsi que le peuple de Venise se réunissent à Saint-Marc, et il prononça ce discours:

« Grands de l'Etat, frères, amis, compagnons et parents, vous voyez combien nous sommes aimés du Roi de gloire. Voilà que, prévenant nos vœux, il nous envoie tout ensemble beaucoup d'honneur et de profit. Vous le voyez ! Des grands seigneurs, l'élite et la fleur de la France, viennent jusque dans le sein de notre pays nous prier de recevoir leurs trésors et de leur prêter nos bâtiments. »

Lorsque les grands de Venise, ainsi que le peuple réuni avec eux, eurent entendu le sage discours de leur duc, ils en ressentirent une vive joie et le remercièrent de la communication qu'il venait de leur soumettre. Tous le saluèrent respectueusement et jurèrent, scellèrent et arrêtèrent que tout ce qui était stipulé serait exécuté sans qu'on pût alléguer aucun prétexte. Aussitôt que cette convention eut été arrêtée entre eux, ils firent venir messire Geoffroy et les chevaliers qui l'avaient accompagné à Venise, et messire Henry Dandolo leur déclara que leur demande était agréée par les Vénitiens. Ils passèrent alors acte de cette convention, le scellèrent d'un sceau et arrêtèrent les conditions du traité par des contrats précis, portant: qu'au cas où les Francs n'arriveraient pas à Venise avec le nombre d'hommes nécessaire pour remplir les bâtiments préparés par les Vénitiens, ils n'en devraient pas moins payer sans difficulté le prix des bâtiments qui resteraient.[21]

Les chevaliers francs, après avoir donné leur consentement à tous ces arrangements, demandèrent leur congé et firent leurs adieux au duc et à tous les Vénitiens. Ils sortirent de Venise, traversèrent la Lombardie et parvinrent en Montferrat, où ils trouvèrent le marquis auquel ils rapportèrent en détail tout ce qu'ils avaient fait et les conventions qu'ils avaient stipulées avec les Vénitiens.

Le marquis de Montferrat écouta leur rapport avec plaisir et fut satisfait de leur conduite. Alors les chevaliers firent leurs adieux au marquis Boniface, traversèrent la Lombardie et ses hautes montagnes, et arrivèrent en Flandre auprès du comte Baudouin, auprès de cet homme doué d'une sagesse exquise. Le comte leur demanda une relation détaillée des conventions conclues avec la communauté de Venise et s'informa s'ils avaient obtenu ce qu'ils désiraient. Lorsqu'ils lui eurent soumis les conventions conclues, il les approuva pleinement et en ressentit une vive joie.

Le comte écrivit alors sans perdre de temps dans tous les royaumes où se trouvaient les croisés qui avaient juré sur le Christ d'aller en Syrie. Il les prévint des articles stipulés avec les Vénitiens et les invita à se disposer à partir incessamment.

Un obstacle intervint cependant dans les affaires des Francs. Tous les croisés ne mirent pas le même empressement à se diriger sur Venise; les Provençaux décidèrent, d'accord avec le comte de Toulouse, qu'ils feraient voile de leur propre pays, qui était favorable à un tel voyage puisqu'ils avaient des ports et des bâtiments.

Au retour de la belle saison, le comte de Flandre, tous les croisés de la France et le marquis Boniface de Montferrat arrivèrent séparément à Venise. Les Vénitiens, voyant que le comte de Toulouse ne se présentait pas avec ses troupes au rendez-vous convenu, et qu'il n'y avait pas assez de passagers pour remplir tous les bâtiments, firent beaucoup de difficultés, et ils se refusèrent même à transporter les Francs, jusqu'à ce que ceux-ci eussent exécuté les engagements convenus et payé le prix des bâtiments retenus pour la traversée.[22] Le duc de Venise, qui était un homme sage, s'affligeait beaucoup de tous ces obstacles, et il chercha tous les moyens possibles de calmer les esprits.

A l'époque dont je vous parle, Zara, ville de l'Esclavonie, était révoltée contre Venise. Le doge parla à tous les chefs francs, d'abord à Boniface marquis de Montferrat qui était le commandant en chef, ensuite à Baudouin comte de Flandre, le plus puissant de tous: « Seigneurs, dit-il, si vous voulez faire cesser la discussion qui est dans l'armée franque, promettez-nous de marcher avec vos forces contre Zara, ville de l'Esclavonie révoltée contre nous, et de nous aider à la remettre entre les mains de la république; nous vous tiendrons quittes à ce prix des sommes que nous vous demandons pour les bâtiments que vous aviez engagés. »

Les deux partis s'arrangèrent ainsi; les Francs consentirent à ce qu'on leur demandait, et le traité fut conclu. Le duc de Venise monta avec ses troupes à boni des bâtiments de la république préparés pour ceux des croisés qui n'étaient pas venus, et ils partirent de Venise, arrivèrent à Zara et entrèrent dans le port. Les Francs descendirent alors en toute hâte des bâtiments et attaquèrent la ville avec ardeur; ils la prirent d'assaut, la livrèrent aux Vénitiens, et se dégagèrent ainsi de leurs serments et de leurs promesses.

J'arrêterai ici le cours de ma narration pour passer à un autre sujet, et je parlerai des obstacles survenus à la marche des pèlerins, qui abandonnèrent leur expédition sur la Syrie et prirent la direction de la ville de Constantinople, de laquelle ils s'emparèrent.

A cette époque, la ville du grand empereur Constantin était le séjour du souverain des Grecs, Isaac Vatatzès.[23] Celui-ci avait un frère fort cruel nommé Alexis,[24] qui fit crever les yeux à son frère Isaac Vatatzès et s'empara de l'empire. Isaac Vatatzès avait été de son épouse,[25] sœur de l'empereur d'Allemagne, un fils appelé Alexis,[26] d'un caractère assez étrange. Dès que le fils eut vu que son oncle avait crevé les yeux à son père, il prit aussitôt la fuite, et arriva en Allemagne, où il rapporta en détail à l'empereur son oncle,[27] le funeste événement arrivé à son père et comment son oncle parjure s'était emparé de l'empire. L'empereur fut vivement affligé, et réfléchit mûrement aux secours qu'il pouvait lui donner.

« Mon cher fils et neveu, lui dit-il, je ne puis rien moi-même dans l'affaire dont vous me parlez, mais j'apprends par des nouvelles récentes que les troupes des Francs qui se dirigent sur la Syrie vers le tombeau de Jésus-Christ sont déjà arrivées à Venise, et je pense que, si vous voulez agir de votre côté et promettre au Pape de Rome, au cas où il voudrait donner aux pèlerins l'ordre d'abandonner pour le moment leur expédition sur la Syrie pour aller soumettre Constantinople en votre nom, de tout faire pour que les Grecs reconnaissent l'Eglise de Rome sous l'empire que vous rétablirez dans cette capitale, et pour qu'ils marchent enfin d'accord avec nous dans la foi de Jésus-Christ, vous pourrez, je l'espère, recouvrer votre empire. » Dès qu'Alexis Vatatzès eut entendu ces paroles, il promit de tout faire. L'empereur d'Allemagne s'empressa alors de faire écrire des lettres au Pape,[28] et de lui détailler tout ce que je viens de vous rapporter. A quoi bon vous en dire davantage et fatiguer votre attention? Lorsque le Pape eut reçu cette nouvelle, il en fut vivement réjoui, et donna ordre d'écrire aussitôt aux pèlerins. Il expédia près d'eux un cardinal.[29] En qualité de légat; il leur envoya sa bénédiction, et les pria d'abandonner l'expédition de Syrie et de se diriger vers Constantinople, afin d'y rétablir sur son trône le jeune Alexis, fils de l'empereur Isaac Vatatzès. Il déclara que ceux qui mourraient dans cette expédition obtiendraient l'absolution de leurs péchés, de la même manière que s'ils mouraient en combattant pour la délivrance du tombeau de Jésus-Christ. Le cardinal légat chargé de ces ordres traversa la Lombardie, arriva à Venise, et s'embarqua pour passer à Zara. Alexis Vatatzès y arriva d'un autre côté, d'après les conseils de l'empereur d'Allemagne.

Dès que les pèlerins furent arrivés à Zara, on fit publier par des hérauts d'armes qu'ils eussent à se réunir pour entendre les ordres du Pape. Le légat leur adressa la parole et leur fit lire les lettres du Saint-Père. Il leur indiqua d'une manière précise la route de Constantinople, et chercha à leur prouver que cette expédition était beaucoup plus importante que celle de Syrie, attendu qu'il était bien plus avantageux démettre d'accord les chrétiens entre eux, et de réunir les Grecs aux Francs,[30] que d'aller en Syrie sans aucune espérance certaine. Un grand nombre des croisés s'indignèrent d'une semblable proposition, et voyant que leurs chefs les plus éclairés étaient résolus à renoncer à la conquête de la Syrie pour prendre le chemin de Constantinople-, ils retournèrent dans leur pays. Les indulgences accordées par le pape et les discours du légat déterminèrent toutefois le plus grand nombre à l'entreprise de Constantinople.

Lorsque le duc de Venise et la communauté de cette république virent l'empressement des autres croisés pour cette entreprise, ils délibérèrent entre eux et résolurent d'y prendre part; car ils crurent que, puisqu'ils avaient des bâtiments de reste, ce serait une honte pour eux et un blâme pour la république de revenir à Venise sans rien faire. Ils s'arrangèrent donc avec les croisés, et arrêtèrent que, par attachement au très saint Père et pour l'honneur de Venise, ils accompagneraient les autres croisés à Constantinople. Cette résolution une fois prise, l'armée partit de fut, prit le chemin de la Romanie, et arriva sous les murs de Constantinople. Les Francs débarquèrent, et les Vénitiens restèrent à bord de leurs bâtiments.

Je vais vous donner une description de la situation de Constantinople. Elle ressemble à une voile latine, car elle a la forme triangulaire. Deux angles sont situés sur la mer; le troisième s'étend vers la terre. Le rivage est profond et vaste, non seulement à quelque distance de la plage, mais jusque près de la côte, ce qui permet aux galères et aux bâtiments de toute espèce d'approcher de tous les points de la ville, comme si ce n'étaient que de simples barques. Les Vénitiens, guerriers habiles et marins expérimentés, construisirent d'une manière fort ingénieuse des ponts volants qu'ils gardaient à bord de leurs vaisseaux et jetaient ensuite avec adresse sur les murs. Le sabre à la main et sous la protection de leurs écus, ils s'avançaient ainsi jusqu'en dedans des murs. Les Francs attaquèrent du côté de la terre, mais ne purent faire aucun dommage à la ville. Pourquoi de longs récits capables de vous ennuyer? Les Vénitiens entrèrent les premiers dans la ville, et commencèrent une attaque le sabre à la main. Le perfide Alexis, cet empereur barbare et lâche, se hâta de prendre la fuite et passa à Scutari. Il quitta ainsi sa capitale, et se rendit en Anatolie.[31]

Quand les jeunes seigneurs[32] de la capitale virent les Francs en grand nombre entrer dans la ville, ils se portèrent aussitôt sur la prison où était le vieil empereur Isaac Vatatzès. On lui ôta ses fers, on le conduisit au palais, et on le plaça sur son trône tout aveugle qu'il était.

Les Francs n'eurent pas plus tôt appris ce qui se passait par rapport à l'empereur, qu'ils s'adressèrent à messire Geoffroy, leur plus sage conseiller. Ils lui recommandèrent expressément, ainsi qu'à plusieurs autres hommes nobles, de se rendre auprès de l'empereur, de lui amener son fils Alexis, et de l'entretenir avec sagesse sur les actes et consentions stipulés par lui avec le Pape, afin de savoir si cela lui plaisait et s'il y consentait.

Les parlementaires se rendirent promptement auprès de l'empereur qu'ils trouvèrent assis sur son trône. Ils le saluèrent respectueusement de la part des chefs francs et lui rapportèrent en détail toutes les conventions que son fils avait faites avec le pape de Rome, en lui demandant s'il lui plaisait de les confirmer. L'empereur Isaac Vatatzès leur répondit sagement en souverain qu'il était:

« Seigneurs, amis et frères, je consens, ainsi que mon fils et le roi d'Allemagne l'ont jugé convenable, à ce qui a été stipulé. Dressez les actes, et je les scellerai de mon sceau..»

Les conventions une fois scellées, comme l'hiver était survenu, les chefs de l'armée des Francs résolurent de s'arrêter pendant la mauvaise saison à Constantinople, et de partir au commencement de mars pour se rendre en Syrie avec l'empereur d'après leurs arrangements. Pendant ce temps, et du consentement et de l'ordre d'Isaac Vatatzès, ils couronnèrent son fils empereur. Après avoir couronné Alexis Vatatzès comme empereur et maître de la Romanie, ils commencèrent à délibérer sur l'état des choses.

A peine deux ou trois mois s'étaient passés que plusieurs des grands de la capitale reprirent, conformément à l'ancien caractère grec, le cours de leurs ruses et de leurs perfidies. Ils s'adressèrent à l'empereur Alexis Vatatzès et lui tinrent ce discours:

« Maître et empereur, puisque Dieu vous a donné un trône, qui vous oblige d'aller vous exposer en Syrie? La distance d'ici à ces contrées est grande. Les approvisionnements et les bâtiments nécessaires au transport coûteront considérablement. Une autre raison encore plus forte ! Voulez-vous donc que nous périssions sur la haute mer en allant en Syrie ? Ces Francs que vous voyez ici sont des hommes téméraires, légers et prêts à faire tout ce qui leur vient à l'idée. Laissons-les aller à la malédiction de Dieu, et nous, restons ici dans nos foyers. »

L'empereur, qui était encore un enfant et n'avait aucune expérience du monde, consentit trop facilement à ces conseils. Ils prirent donc leur résolution sur la manière de se débarrasser des Francs.

« Laissons-les, se dirent-ils, encore quelque temps, un mois au plus, jusqu'à ce qu'ils aient consommé les provisions qui leur restent, afin qu'ils tombent dans la disette et la famine. Alors nous pourrons commencer à les exterminer. »

Ainsi ils délibérèrent, ainsi ils exécutèrent. Après environ un ou deux mois, ils voulurent réaliser cette résolution inconsidérée dont ils se promettaient un grand succès. Ils fermèrent les portes de la ville, placèrent des gardes partout, et passèrent au fil de l'épée tous ceux qui se trouvaient dans l'intérieur de la ville. Les Grecs eurent alors une conduite vraiment condamnable à l'égard de chrétiens orthodoxes et d'hommes sincères qui avaient souffert beaucoup de fatigues pour leur empereur et l'avaient rétabli dans un empire qu'il avait perdu. Mais Dieu, toujours clément et toujours juste, veilla à ce qu'aucun des nobles et des riches parmi les Francs ne pérît dans le massacre de l'intérieur de la ville. Il n'y mourut que de pauvres gens, des hommes de métier et des valets.

Lorsque les Francs entendirent le bruit survenu à la suite des massacres de l'intérieur de la ville, ils s'armèrent sans perdre de temps, hommes de pied et cavaliers. Ils saisirent quelques Grecs qu'ils interrogèrent sur l'événement. Ils voulurent savoir comment cette querelle avait commencé. Ils apprirent alors la perfidie des Grecs envers leurs gens; car ceux qui connaissaient la vérité leur apprirent l'origine de la querelle, et les motifs qui avaient engagé les Grecs à agir si perfidement. Ainsi instruits, les chefs de l'armée franque engagèrent les Vénitiens à garder la mer, et ils placèrent du côté de la terre des troupes considérables. Ils firent alors retentir leurs trompettes, déployèrent leurs bannières, marchèrent en ordre, les fantassins d'un côté et les cavaliers de l'autre, et commencèrent à piller la ville. Ils se répandirent ensuite dans tout le pays, à travers les villes et villages de la Romanie, et détruisirent tout jusqu'à Andrinople.[33] Cette étendue de pays embrasse cinq jours de marche en partant de Constantinople. Lorsqu'ils furent rassasiés de butin et de profit, et eurent vu qu'ils avaient plus conquis qu'ils n'avaient à bord de leurs galères et de leurs vaisseaux, ils reprirent le chemin de Constantinople.

L'empereur Isaac Vatatzès, en apprenant cet événement, sentit un poids sur son âme et s'affligea profondément. Il n'avait pas soupçonné cette trahison qui avait été conseillée à son fils Alexis Vatatzès par des hommes ennemis de l'ordre et des lois. Il le fit appeler, le réprimanda, le traita durement et fut fortement courroucé contre lui.

« Dis-moi, lui cria-t-il les larmes aux yeux, dis-moi, maudit de Dieu, n'es-tu donc pas mon fils? Comment, maudit de Dieu et des saints, as-tu pu concevoir une perfidie et une trahison semblable contre des hommes qui t'ont fait nommer empereur? Tu mérites bien d'être regardé par tous les hommes comme aussi lâche que ce Judas Iscariote qui trahit le Roi de gloire. Je t'ordonne de me dire à l'instant quels sont ceux qui t'ont conseillé l'action honteuse dont tu viens de te rendre coupable. Tu as déshonoré la dignité d'empereur et la nation grecque. Qui donc osera désormais se fier à un Grec? »

Le fils, frappé de crainte et surpris par son père, ne put rien trouver à répondre. Il se vit donc forcé de nommer ceux qui lui avaient conseillé son funeste projet. L'empereur ordonna alors qu'on les amenât devant lui; il leur fit crever les yeux et les condamna à la prison. Il s'adressa ensuite à deux des grands officiers de son palais et leur ordonna d'écrire au marquis, aux comtes et à tous les chefs francs. Il s'excusa devant eux en leur déclarant, sous serment, qu'il n'avait jamais eu connaissance de la perfidie que son fils avait tramée d'accord avec ces perturbateurs publics.

« Je vous prie, ô grands, ajouta-t-il, de faire en sorte que la chose soit calmée, que le scandale se borne là et qu'il n'arrive aucun malheur de plus. Je tiens les perfides en prison. Je leur ai fait crever les yeux. Prenez-les, et faites-les juger vous-mêmes comme des perturbateurs et des traîtres devant Dieu et les saints. Pour moi, je resterai fidèle aux traités et aux conventions conclues entre nous et je les exécuterai sans aucune fraude. Que le butin fait par vous soit une compensation des massacres exécutés sur les vôtres. Quant à mon fils, trop jeune encore et sans expérience du monde, je vous prie, ô grands, en qualité de frères et d'amis, de lui pardonner et de l'emmener combattre et mourir avec vous. Qu'il soit désormais comme votre frère, et que la paix, l'amitié et la concorde règnent entre nous. Vous avez passé l'hiver dans Constantinople. Voilà le printemps; partez pour la Syrie, et, d'après nos conventions, mon fils vous accompagnera. »

Les chefs de l'armée franque délibérèrent entre eux sur ces propositions et s'en accommodèrent, et l'amitié se rétablit comme auparavant entre eux et les Grecs. L'hiver se passa ainsi, et le mois de mars arriva. Les Francs firent leurs approvisionnements pour continuer leur pèlerinage au tombeau de Jésus-Christ. L'empereur Alexis vint alors les trouver et leur adressa ces paroles:

« Grands, mes amis, mes frères, et mes chers compagnons, vous connaissez assez la malice du diable et comment il nous a tentés tous dans notre jeunesse. Moi, je suis un homme simple et novice, et n'ai aucune des qualités nécessaires à cette expédition à laquelle j'ai pourtant bonne volonté de participer. Vous savez que les Grecs vous sont contraires à cause du scandale survenu récemment, et qu'ils ne sont nullement disposés à se réunir aux Francs. C'est pourquoi je vous prie de vouloir bien m'accorder quinze jours encore pour disposer mes troupes à partir et pour que je vienne vous rejoindre. »

Les Francs, sans soupçon, se mirent en marche, et allèrent en avant. Ils traversèrent la ville d'Héraclée et s'arrêtèrent non loin de cette capitale. Quant à l'empereur Alexis Vatatzès, écoutez, vous grands, Francs et Grecs, vous qui croyez au Christ et avez été sanctifiés par le baptême, venez apprendre une chose qui montre dans tout son jour la méchanceté et la perfidie grecques. Qui aura désormais de la confiance dans les Grecs? Qui ajoutera foi à leurs serments, puisqu'ils n'ont aucun respect pour Dieu, puisqu'ils n'aiment pas leur souverain, et ne feignent d'affectionner leur prochain que pour le tromper?

Après que les Francs furent sortis de Constantinople, un certain seigneur fort riche de cette ville, appelée Mourtzouphle,[34] voyant le vieil empereur aveugle et son fils encore jeune, conçut le projet criminel de s'emparer de l'empire. Il s'adressa à quelques amis, parents et voisins, hommes misérables et dans le besoin, auxquels il communiqua son dessein. Ceux-ci, trouvant le jeune empereur Alexis dans un moment où il était seul, le saisirent, lui crevèrent les yeux, le mirent à mort,[35] et couronnèrent Mourtzouphle empereur. Quand plusieurs hommes de la capitale virent le crime commis sur l'empereur, ils armèrent des barques à cinquante-deux rames, se mirent en mer, et arrivèrent la où étaient les Francs qui se dirigeaient sur la Syrie. Ils les informèrent de tous les détails de la mort de l'empereur, et leur racontèrent comment, après l'avoir assassiné, Mourtzouphle s'était emparé de l'empire. A cette nouvelle les Francs s'affligèrent vivement et se mirent à délibérer sur ce qu'ils avaient à faire. A quoi bon vous en dire davantage et vous dépeindre l'étonnement et l'affliction qui saisirent les chefs francs à ce rapport? Les plus sensés s'écriaient:

« Qui pourrait donc se fier aux paroles ou aux actions d'un Grec? Ils se prétendent chrétiens et disent qu'ils croient en Dieu. Ils nous blâment, nous autres Francs, et disent du mal de nous. Ils nous appellent chiens, et ils se vantent eux-mêmes. Ils se prétendent chrétiens et sanctifiés par le baptême; mais ce sont eux seuls qui assurent qu'ils croient au Christ, car ils vivent en effet avec les Turcs; ils mangent et boivent avec eux et n'en disent jamais de mal. »

Alors quelqu'un adressa la parole aux Francs et leur dit: « Un certain empereur, portant le nom de Léon,[36] qui était philosophe et qui a fait des prophéties, a prédit à Constantinople beaucoup de choses merveilleuses. La plupart de ces prédictions ont été accomplies dans le temps où elles devaient s'accomplir; mais il y en a plusieurs dont le temps n'était pas venu et qui doivent se réaliser plus tard. Tout près de Sainte-Sophie s'élève, à une grande hauteur, un obélisque de marbre sur lequel sont sculptées beaucoup d'inscriptions. C'est de cet obélisque que, d'après les prédictions, doit être un jour précipité un empereur perfide de Constantinople.[37] Il paraît donc, ô grands, que l'époque de cette prédiction est arrivée. C'est pourquoi, puisque vous avez l'obélisque, et en même temps le rebelle, accomplissez la prophétie de Léon le philosophe. »

Dès que les chefs entendirent ce discours, ils s'étonnèrent beaucoup et amenèrent le vieillard avec eux pour leur montrer l'obélisque. Lorsqu'ils y furent arrivés et se furent assurés de la prophétie, ils trouvèrent convenable de punir l'empereur perfide; ils ordonnèrent donc qu'on l'amenât devant eux. Ils le firent monter et le précipitèrent du haut de l'obélisque en bas. Les démons accoururent et emportèrent son âme.

Après l'exécution de ce traître ils se mirent à délibérer tous ensemble, grands et petits, comment ils devaient régler ce qui était relatif à l'empire. Ils discoururent longtemps jusqu'à ce qu'ils pussent éclaircir l'affaire, et voici quelle fut la résolution définitive: ils examinèrent que leur expédition n'avait d'abord pour but que la Syrie; que par un ordre supérieur le très saint Pape leur avait enjoint de renoncer à cette expédition pour prendre le chemin de Constantinople, afin d'y rétablir Alexis Vatatzès sur le trône, et ils l'avaient rétabli; que quelques hommes de la nation grecque avaient massacré et mis à mort cet empereur, et qu'il ne restait aucun descendant de sa famille qui fût digne de régner. « Retenons donc pour nous, se dirent-ils, le trône de Constantinople et établissons-nous-y; cet empire nous appartient justement, puisque nous nous en sommes emparés avec notre épée. »

Lorsque cette résolution eut été adoptée ils s'occupèrent de l'élection d'un empereur. Ils choisirent douze chefs, tous très habiles et très sages; six étaient prélats et six autres étaient chevaliers.[38] Ces douze firent serment de choisir un empereur sans intrigue et sans fraude, et avec toute confiance en Dieu. Ils entrèrent dans une cellule où on les renferma jusqu'à ce qu'ils eussent arrêté leur choix. Cette délibération fut des plus orageuses. Longtemps ils se débattirent de paroles, car ils ne s'entendaient pas sur celui qu'ils devaient élever à la dignité d'empereur. Quelques-uns proposaient le duc de Venise et le vantaient comme un homme sage et habile et tout à fait digne de l'empire. Pendant l'orage qui éclatait entre eux, quelqu'un vint donner cette nouvelle au duc de Venise. Celui-ci, en homme plein de sagesse, se dirigea avec empressement vers les douze électeurs; il frappa légèrement à la porte, et, les priant de l'écouter, leur tint ce langage:

« Seigneurs, je vous prie, écoutez-moi. On vient de m'annoncer que quelques-uns d'entre vous, entraînés par leurs sentiments généreux, m'avaient, au sein de ce conseil, convoqué pour un objet aussi important que le choix d'un empereur, désigné comme digne de régner. Je les remercie beaucoup en ce qui me concerne et me trouve heureux d'avoir trouvé en eux des frères et de véritables amis, et Dieu les récompensera d'avoir parlé en faveur d'un frère. Mais j'avoue que je ne trouve pas en ma personne cette grâce glorieuse de Dieu qui eût pu m'en rendre digne, et je ne suis pas assez aveugle pour ne pas le reconnaître. Il est bien vrai que nous avons eu dans notre communauté de Venise plusieurs hommes d'un grand génie et d'un talent militaire aussi illustre que tous ceux des autres pays; mais aucun d'eux n'a jamais obtenu la faveur d'orner sa tête de la couronne impériale. C'est pourquoi je vous prie, comme frères et amis, de faire cesser cette nouvelle scandaleuse pour moi, et de mettre fin aux discours et aux débats relatifs à ma nomination à l'empire. S'il est vrai que mes amis me donnent leurs voix et leurs suffrages, je leur demande de réunir ma voix à la leur. Ainsi réunis avec les autres membres du conseil, accomplissons la mission qui vous est confiée, et, pour terminer promptement l'élection, proclamons empereur le comte Baudouin, souverain naturel de la Flandre. C'est un homme noble et estimé de tous, et que toute l'armée juge digne de l'empire.[39] »

Le conseil des douze entendit ces paroles. Ils y consentirent et adoptèrent cette résolution. Ils se rendirent aussitôt, tous réunis, vers le palais de l'empereur. Ils ordonnèrent que tous les hommes de l'armée fussent rassemblés, pour qu'ils entendissent ce qu'ils avaient résolu relativement au choix de celui qui devait être proclamé empereur.

Quand tous les chefs de l'armée eurent été réunis dans le magnifique palais impérial, le plus sage des douze prit la parole et annonça: qu'avec la crainte de Dieu et l'attention la plus scrupuleuse on avait choisi le comte de Flandre pour empereur de Constantinople et de toute la Romanie.

Tous, grands ou petits, entendirent cette communication avec beaucoup de satisfaction et consentirent volontiers à ce que le comte Baudouin fût empereur. Ils apportèrent la couronne et le manteau[40] d'empereur et le couronnèrent et le proclamèrent souverain d'après l'usage reçu.[41]

A la suite de ce couronnement, il s'éleva un violent débat parmi les Lombards et les Français[42] qui désiraient l'élection du marquis de Montferrat. Alors le duc de Venise, messire Henri Dandolo, cet homme plein de sagesse, se réunit aux autres chefs pour mettre fin au scandale. Il amena avec lui le comte de Toulouse qui avait le don de la parole et savait apaiser les Croisés. En homme sage il leur dit:

 « Chers seigneurs et chers frères, l'élection de l'empereur une fois arrêtée et l'empereur lui-même proclamé, il serait inconvenant et honteux de révoquer cette élection par pure jalousie, et ce serait un grand blâme pour tous dans tout l'univers, car ce choix n'a été fait et l'empereur n'a été couronné qu'à la suite de longues discussions et par le vote d'hommes recommandables. Je vous adresse donc la parole et vous prie de faire cesser un scandale qui ne serait pas honorable pour vous. Puisque le comte de Flandre est proclamé empereur de Constantinople, que le marquis de Montferrat soit nommé roi de Salonique et de toutes ses dépendances, aussi bien que de tous les pays sur lesquels cette ville exerce son autorité.

Lorsque les hommes de l'armée franque eurent entendu cette proposition, ils poussèrent un cri retentissant d'approbation et se soumirent à l'élection de l'empereur. Ainsi la nomination du marquis Boniface à la royauté de Salonique fit cesser les débats et rétablit la paix. Les hommes francs engagèrent ensuite les douze électeurs à faire le partage de tous les pays de l'Asie et de toute la Romanie qui dépendaient de la capitale de l'empire. Le partage fut fait au sort, mais par lots proportionnés scrupuleusement au mérite et à la puissance de chacun et au nombre de troupes qu'il avait amenées dans cette conquête.[43]

Venise eut en partage un quart des pays conquis, et la moitié du quart, c'est-à-dire la huitième partie de la ville de Constantinople et de la Romanie, ainsi que l'écrit le duc de Venise lui-même dans ses lettres et dans ses titres d'honneur.[44]

Je ne manquerai pas de vous rapporter ici qu'à l'époque dont nous parlons, la Valachie,[45] toute la Hellade,[46] Arta, Jannina et tout le Despotat,[47] étaient gouvernés par Jean Vatatzès.[48] A peine eut-il appris que les Francs s'étaient emparés de la souveraineté de Constantinople, avaient couronné un empereur, occupé toutes les places fortes et distribué entre eux les diverses contées de la Romanie, qu'il expédia aussitôt un messager en Cumanie[49] et fit venir dix mille Coumans d'élite parmi lesquels se trouvaient quelques Turcomans.[50] Tous étaient à cheval et bien armés: les uns de grandes lances et les autres de javelines et de petites lances. Il convoqua aussi toutes les troupes de son despotat et en forma Une armée nombreuse et brave. Dès ce moment il commença à faire aux Francs une guerre désastreuse; il ne les attaquait jamais de front ni en plaine, mais par des embûches et des ruses à la manière des Turcs. Une partie de son armée s’avançait, l'autre prenait la fuite. Il envoyait continuellement d'adroits espions chargés d'apprendre ce qui se passait chez les Frases.

Aussitôt que Jean Vatatzès eut appris que; Boniface était nommé souverain de Salonique, il s'avança pendant la nuit pour aller à sa rencontre. Il disposa des troupes choisies dans des positions avantageuses, et à là pointe du jour il plaça en avant deux cents hommes de ses troupes légères qui pillèrent les environs de cette place et firent un grand butin qu'ils rapportèrent dans leurs quartiers. Lorsque les Lombards du roi de Salonique les aperçurent, ils s’armèrent rapidement, montèrent à cheval et se porta en avant, leur roi à leur tête, comme des gens qui n'avaient aucune expérience de la tactique des Grecs. Ceux-ci, au nombre de vingt ou trente, étaient tantôt en avant et tantôt en arrière, et ceux qui s'étaient répandus dans la plaine pour piller partaient avec le butin, dans l'intention d'attirer les Lombards dans l'embuscade qu'ils avaient préparée. Les hommes disposés dans cette embuscade enveloppèrent donc tout à coup les Lombards et commencèrent à les assaillir à coups de flèches. Pendant ce temps les Coumans faisaient mine de prendre la fuite et se retournaient de temps en temps pour tirer sur les chevaux des ennemis. Dès que les Lombards et leur souverain, Boniface, roi de Thessalonique, se furent aperçus que l'ennemi les avait enveloppés et lès assaillait à coups, de flèches, ils serrèrent leurs rangs avec la ferme détermination de vaincre ou de mourir; mais les Coumans et lés Grecs ne s'approchèrent pas pour les attaquer corps à corps. Ils se contentèrent de les assaillir de loin avec leurs flèches, et ils en firent un grand carnage. Les Grecs continuèrent ainsi à combattre les Francs avec ruse et avec adresse, selon leur manière de guerroyer. Ils les harcelaient incessamment et ils leur firent, éprouver tous les maux de la guerre pendant trois années.

Trois ans s'étaient déjà écoulés[51] depuis la conquête de Constantinople, lorsque l'empereur Baudouin conçut l'idée de visiter la grande ville d'Andrinople. A son arrivée dans cette ville, on lui raconta la conduite du despote Jean Vatatzès envers le roi de Salonique.

Informé de ces événements, il convoqua aussitôt ses troupes, en toute hâte, de toutes les parties de l'empire, et les fit venir à Andrinople.

Mais à quoi bon vous conterai-je tous ces fastidieux détails? Je me fatigue moi-même à les écrire. Pour être bref, je vous dirai que le despote fit à l'empereur de Constantinople, Baudouin, autant de mal qu'il en avait fait au marquis roi de Salonique. Il les trompa par toutes sortes d'artifices et de pièges, et à la nouvelle qu'on fit répandre que les troupes du despote Calo-Jean[52] avaient commencé leurs excursions, les troupes franques se hâtèrent de sortir. Calo-Jean avait de plus envoyé cinq cents hommes en avant pour courir et dévaster toutes les campagnes, et surtout les environs d'Andrinople où était l'empereur Baudouin. Celui-ci ordonna alors à son maréchal[53] de marcher contre l'ennemi; la trompette sonna et les troupes montèrent à cheval. Il avait avec lui six cents Flamands et trois cents Francs, tous hommes d'élite, tous cavaliers et parfaitement armés à la manière franque. Mais, hélas! Un grand malheur leur arriva ce jour là, tous ces nobles hommes, fleur de la France, furent détruits d’une manière funeste, ne connaissant pas la manière de combattre des Grecs. Les principaux d'Andrinople vinrent alors auprès de l'empereur Baudouin, en lui disant:

« Notre, saint maître, retenez vos troupes et ne leur permettez pas de sortir de la ville; car ces soldats que vous voyez venir pour piller nos campagnes, veulent nous détruire furtivement, tandis que leurs troupes sont embusquées et nous attendent jusqu'à ce qu'ils puissent nous attirer; car les Grecs ne combattent pas comme vous autres Francs; ils ne s'arrêtent pas sur la plaine pour charger à coups de lance, mais ils tirent leurs flèches en fuyant. Gardez-vous donc, seigneur, de vous exposer avec eux. S'ils nous ont pris des chevaux, des moutons et des bœufs, c'est un emprunt que nous saurons bien leur faire restituer, si la fortune nous sourit. ».

Cet avis déplut à l'empereur Baudouin qui leur ordonna avec humeur de ne plus répéter de semblables conseils déshonorants pour eux et pour lui: « Quoi donc ! s'écria-t-il, je verrai de mes yeux mes ennemis ravager mon territoire et piller et détruire mes villes, et je resterai immobile ainsi qu'un homme mort ! Et je supporterai patiemment une telle injure ! Plutôt mourir à l'instant même que de penser qu'ils pourront aller me diffamer ailleurs ! »

Aussitôt, d'après ses ordres, les trompettes sonnèrent aux champs.[54] Il répartit ses Francs en trois divisions; il fit également trois divisions des Grecs et s'avança fièrement dans la plaine. Lorsque les Coumans, disséminés pour piller, s'aperçurent que l'ennemi marchait contre eux, ils s'en réjouirent vivement et feignirent de prendre la fuite avec le butin qu'ils avaient fait.

Les Francs, qui ne connaissaient pas la manière de combattre des Grecs, se mirent à leur donner la chasse et cherchèrent à les atteindre. Les Coumans, sans interrompre leur fuite, tiraient toujours leurs flèches sur les chevaux[55] et les coursiers[56] des Francs. Quand ils virent qu'ils les avaient attirés, tout à coup les embuscades des Turcs et des Coumans se montrèrent et commencèrent également à tirer sur les chevaux des Francs. Ceux-ci se disposaient, suivant leur, coutume, à leur livrer bataille à coups de lance et de sabre; mais les Coumans se retirèrent, sans jamais les approcher à portée de la lance et en se contentant de faire de loin pleuvoir leurs flèches sur eux; ils en tuèrent ainsi un grand nombre. Les chevaux mouraient, les cavaliers tombaient; et les Coumans, armés de javelots turcs[57] et de massues de fer, arrivèrent sur les cavaliers démontés et frappèrent sur leurs casques légers.[58] L'empereur Baudouin fut tué dans la mêlée,[59] et ses troupes anéanties. Les pertes de cette journée furent véritablement désastreuses; et tout soldat bien né doit compatir au sort de ceux qui tombèrent; car ils périrent malheureusement et sans avoir pu combattre leurs ennemis en face.[60]

Lorsque les Grecs, qui avaient suivi en très petit nombre l'empereur Baudouin de la ville d'Andrinople, virent l’empereur mort, ils prirent aussitôt la fuite, se retirèrent dans les campagnes, et répandirent bientôt à Constantinople la nouvelle que les Turcs venaient de tuer l'empereur. Le duc de Venise, qui se trouvait dans cette capitale,[61] se hâta de réunir des troupes et d'accourir à Andrinople pour secourir ries habitants et protéger la ville. Il envoya promptement un messager toile auprès de messire Robert, frère de l'empereur Baudouin[62], qui gouvernait dans ce pas et possédait de grandes villes, de forts châteaux, ainsi que de nombreuses troupes et des bannerets expérimentés.

Ce dernier, n'eut pas plus tôt appris que les Turcs avaient défait empereur, qu'il approvisionna ses places et arriva à Constantinople. Le duc de Venise y retourna aussi. On convoqua tous les bannerets qui avaient des seigneuries dans la Romanie, et lorsque tous furent réunis, ils mirent sur le trône Robert, frère de l'empereur Baudouin.

L'empereur Robert eut un fils qui portait aussi le nom de Baudouin,[63] qui fut nommé empereur après lui, et perdit ensuite l'empire.[64]

Robert envoya, quelques années après, sa fille au roi d'Aragon,[65] auquel il voulait la marier.[66] Le vaisseau qui la portait mouilla près du port de Ponticos en Morée. Ce port est dominé par un fort château dans lequel se trouvait à ce moment messire Geoffroy,[67] seigneur de Morée, frère aîné du prince Guillaume.[68] Plein de ruse et d'adresse, il retint la fille[69] de l'empereur Robert et fit célébrer son mariage avec elle. L'empereur, en apprenant cette nouvelle, en fut vivement indigné; mais, comme vous le verrez dans le livre suivant, il finit par se raccommoder avec son gendre.

Cependant je terminerai ici le récit de ces événements, et je raconterai en quelques mots les tentatives faites par les Grecs pour reconquérir l'empire de Constantinople qu'ils avaient perdu, et dont les Francs, ainsi que nous l'avons vu, s'étaient emparés.

Lorsque les principaux seigneurs d'entre les Grecs qui, après la prise de Constantinople, avaient quitté, la Romanie pour se porter en Anatolie, où ils avaient conservé tout l'éclat de leur autorité, eurent mûrement considéré leur position, ils choisirent pour souverain et proclamèrent empereur Théodore Lascaris, beau-fils de l'empereur Isaac Vatatzès, dont il avait épousé la fille.[70] Aussitôt après avoir été couronné et proclamé empereur, Théodore Lascaris approvisionna ses forteresses et prit à son service, moyennant un salaire, des Turcs, des Coumans, des Alains,[71] des Zigues[72] et des Bulgares. Avec ce secours, l'empereur Lascaris commença à attaquer vivement les Francs qui occupaient les environs de Nicée,[73] dans la Philadelphie, où régnait messire Robert.[74] Leur guerre dura trois ans et plus, jusqu'au moment où mourut l'empereur Baudouin,[75] et qu'on eut couronné Robert comme empereur. Lascaris, après avoir rempli le nombre d'années qui lui étaient accordées par Dieu, mourut à son tour,[76] ne laissant après lui, au moment où la mort vint le surprendre qu'un seul fils en bas âge.[77] Il fit appeler Michel Paléologue, l'un des principaux de la Romanie, homme honorable jusque-là et réputé sage parmi les Grecs, et lui donna la tutelle de son fils et la régence[78] de toute la Romanie. Celui-ci accepta sous serment l'emploi qu'on lui confiait, et se fit donner le nom de Père du jeune empereur. Mais à peine le souverain était-il mort que Paléologue fît approvisionner toutes les places et y mit de bonnes garnisons qui lui jurèrent fidélité. Il lia aussi par serment tous les chefs et toutes les communautés de l'empire, combla de biens les uns, accorda des terres à d'autres; et lorsqu'il eut tout réglé à son goût, il fit mourir le jeune empereur, fils de Lascaris, en l'étranglant[79] ». O action indigne d’un honnête homme, d'étrangler ainsi son souverain et de s'emparer de la souveraineté ! Qui donc oserait dire qu'ils croient en Dieu, des hommes qui ne tiennent ni à la vérité ni à leurs, serments ! Hélas ! Que gagnent-ils donc à se rendre ainsi criminels devant Dieu ? Leurs péchés les frappent d'aveuglement, amènent la ruine de leur nation, et la font captive de toutes les autres. Quel autre peuple au monde, que le peuple Grec, sévisse aujourd'hui vendre comme des moutons? Mais chacun est payé d'après son propre mérite. Quittons ce sujet pénible, et terminons la tâche que j'ai commencée.

Après que Michel Paléologue eut fait mourir son jeune empereur, le fils de Lascaris, et qu'il se fut emparé de la souveraineté de Romanie, il réunit de nombreuses troupes composées de Turcs et de divers autres peuples,[80] et commença contre les Francs, dans l'Anatolie, une guerre qui lui fut favorable; car l'empereur Robert n'était plus: la mort l'avait enlevé quelques années auparavant.[81] C'était son fils[82] qui régnait, et qui perdit l'empire par sa mauvaise conduite.

A cette époque Paléologue s'arrangea avec la communauté de Gênes à laquelle il accorda la ville de Galata qui dépend de Constantinople, dont elle n'est séparée que par le golfe.[83] Les Génois y fondèrent une ville, y firent de grands établissements et; conclurent avec l'empereur des traités[84] par lesquels ils étaient exempts de tout droit de péage dans l’intérieur de la Romanie, s'obligeant, de leur côté, à le secourir de leurs galères dans toutes ses guerres, sous la condition cependant qu'il leur en paierait le prix et une légère gratification.[85]

Paléologue arma alors soixante galères et commença une guerre opiniâtre contre les Vénitiens qui s'étaient alliés à Baudouin. Il se rendit maître de tous les passages de la mer et empêcha qu'on approvisionnât Constantinople. Lui-même se porta en personne dans les environs de Constantinople avec toutes les troupes qu'il fit rassembler, et bloqua cette ville par terre et par mer.

Lorsque les Grecs de Constantinople virent les mesures prises par Paléologue, ils se concertèrent aussitôt avec lui, s'engagèrent par serment et le firent entrer dans la ville.[86] Dans cette extrémité, l'empereur Baudouin, voyant que les Grecs ne lui étaient pas fidèles, se réfugia avec tous ses Francs dans l'ancien palais. Là attaqué par les Turcs et les Grecs et près, d'y être étroitement bloqué, il s'embarqua à bord d'un grand et beau bâtiment qu'il tenait toujours prêt, emmena avec lui les trois mille hommes qu'il avait, sortit de Constantinople, et arriva par mer à Monembasie[87] y débarqua et passa dans l'intérieur de la M'orée, où se trouvait alors le prince Guillaume.[88]

A la première nouvelle de l'arrivée de l'empereur, le prince vint à sa rencontre et lui fit tous les honneurs qu’il devait à sa qualité d'empereur. Baudouin était fort empressé de se rendre en Occident, car il espérait être secouru par le pape, par l'Eglise et par le roi de France, et obtenir d'eux des troupes et des secours considérables qui le mettraient en état de rentrer à Constantinople.[89]

Dans l'espérance de son retour prochain plusieurs de ses hommes restèrent en Morée avec le prince Guillaume, attendant toujours l'arrivée de l'empereur qui, en passant, devait les reprendre en Morée. Voici les noms des chefs qui y restèrent. Le premier, était le sire Ancelin de Toucy.[90] Il était maréchal de due; le prince lui fit don d'Arcadia. Ceux qui restèrent ensuite furent: les sires du Plaissié[91] et les sires de Brassy,[92] les quatre Chappes[93] et les deux d'Aunoy,[94] le sire de Las Pigas,[95] et plusieurs autres sergents. Quelques seigneurs Grecs restèrent aussi; mais je ne les nomme pas, pour ne pas trop allonger ma narration.

C'est ici que j'interromprai le récit des actions des deux empereurs Paléologue et Baudouin. Je me hâte de rentrer dans le sujet que j'avais en vue dans le commencement de mon histoire, et je reprends le fil de mon premier récit.

 

 

 



[1] Notre chroniqueur adopte l'ère de Théophile (évêque d'Antioche de 168 à 186), d'après laquelle la naissance de J.C. tomberait l'an 5516 de la création, ou 5515 en ne comptant pas l'année 0 du monde. Ainsi l'an 6612 de cette ère répond à l'an 1096 de J-C, année de la prédication de Pierre l'Ermite.

[2] 1200.

[3] Baudouin IX, fils de Marguerite d’Alsace et de Baudouin V, comte de Hainaut; il était né en 1171.

[4] Thibaut III, onzième comte de Champagne, père du célèbre Thibaut, si connu par ses jolies chansons et ses amours, vrais ou supposés, avec la reine Blanche, mère de Saint Louis.

[5] Raymond VI était alors comte de Toulouse mais il ne fut pas de cette croisade. Innocent III suscita au contraire presqu’en même temps une croisade contre lui. Guillaume de Tyr cite aussi Raymond comte de Toulouse et de Saint-Gilles parmi les croisés. Je n’y puis trouver que son antagoniste Simon de Montfort.

[6] Né en 1177, il n’avait en fait que 23 ans.

[7] Thibaut mourut le 24 mai 1201.

[8] Quelques uns avaient déjà engagés leurs terres.

[9] Il y a quelques variations entre ce récit et celui laissé par le maréchal de Champagne lui-même; mais ces légères erreurs sont assez faciles à concevoir dans un homme aussi éloigné que l’était notre chroniqueur du théâtre des événements.

[10] Le chroniqueur tâtonne souvent sur les noms étrangers et les donne de deux ou trois manières différentes.

[11] Ils se réunirent à Soissons.

[12] Boniface II, marquis de Montferrat, fils de Guillaume III et de Judith d’Autriche, sœur utérine de l’empereur Conrad.

[13] Boniface eut quatre frères et trois sœurs; mais je ne vois nulle part qu'il ait eu une sœur mariée au roi de France. Philippe Auguste, qui occupa le trône de France de 1180 à 1223, eut trois femmes: Isabelle, fille de Baudouin, comte de Hainaut; Isemberge, fille de Waldemar, roi de Danemark, et Agnès de Méranie, fille de Berthold IV, duc de Méranie en Istrie. Philippe Auguste pudia Agnès de Méranie qui en mourut de chagrin en 1301.

[14] Sans doute la ville de Saluces qui est fort peu éloignée de Montferrat. Je ne puis trouver aucun autre nom de ville qui puisse s’en rapprocher de ce côté.

[15] Troisième manière de gréciser le mot Flandre.

[16] Ainsi que je l’ai dit plus haut, je ne vois pas que Philippe Auguste ait pu épouser la sœur du marquis, puisqu’il avait alors pour femme Agnès de Méranie, qu’il répudia et qui en mourut de chagrin en 1201.

[17] Le texte supprime ici le n (n); comme je l’ai dit plus haut, il s’agit sans doute de la ville de Saluces.

[18] Suivant les autres chroniqueurs le marquis se rendit à Soissons.

[19] Ces détails ne sont nullement fournis par l’histoire.

[20] Le chroniqueur ne dit plus Montferrat mais Farat.

[21] Les croisés avaient stipulés pour 4.500 chevaliers ayant chacun deux écuyers, et 20.000 hommes d’infanterie, et ils devaient payer deux marcs d’argent par homme et quatre par cheval.

[22] Tous ces détails sont conformes à ceux donnés par Villehardouin lui-même.

[23] Villehardouin et Bernard le trésorier l’appellent Kyrsace, Syrsace ou Tyrsace.

[24] Alexis Comnène, surnommé Andronic.

[25] Isaac avait épousé Marguerite de Hongrie, fille du premier mariage de Bêla III, roi de Hongrie, avec Agnès de Châtillon. Après la mort d'Isaac, Marguerite épousa en 1204 Boniface, marquis de Montferrat. Sa sœur du même lit, nommée Constance, avait épousé en 1199 Premislas, roi de Bohème. Quant à l'empereur d'Allemagne, dont le chroniqueur suppose que Marguerite était sœur, il y avait alors trois concurrents à ce titre: Philippe de Souabe, Otton IV de Brunswick et Frédéric II. Philippe de Souabe: avait épouse en 1196 Irène, fille d'Isaac et sœur d'Alexis. On voit que le chroniqueur a fait confusion dans l'établissement de la parenté.

[26] Alexis l'Ange.

[27] Philippe de Souabe était son beau-frère et non son oncle.

[28] Innocent III.

[29] C'était Pierre de Capone.

[30] C’est-à-dire l’Eglise grecque à l’Eglise latine.

[31] Le 17 juillet 1203.

[32] Fils d’archontes.

[33] L'ancienne Orestias, rebâtie par. Adrien, sous le nom de cet empereur.

[34] Il s'appelait Alexis Ducas. Il était issu de la famille des Ducas, qui avait possédé quelque temps l'empire de Constantinople, et il était alors protovestiaire de l'empire. Nicétas dit qu'il fut surnommé Murzuphle, parce qu'il avait les sourcils presque réunis.

[35] Alexis fut étranglé le 8 février 1204.

[36] Léon VI le Philosophe, fils de Basile Ier, couronné empereur en 866. Il fut le premier qui appela les Turcs à son secours et prépara ainsi l’asservissement de son pays.

[37] Il s'agit ici de la colonne de marbre blanc appelée colonne d'Arcadius ou de Théodose, qui existe encore à Constantinople. Elle est haute de cent quarante sept pieds et représente en bas-relief les victoires d'Arcadius ou celles de son père Théodose.

[38] Les douze électeurs étaient, du côté des Francs: Nevelon, évêque de Soissons; Conrad, évêque d'Halberstadt; Garnier, évêque de Troie; Pierre, évêque de Bethléem (légat du pape); Jean, archevêque d'Acre; Pierre, abbé de Loca en Lombardie (depuis patriarche d'Antioche); du côté des Vénitiens: Vital Dandolo, amiral vénitien; Othon Quirini, Bertuccio Contarini, Nicolas Navagero, Pantaleon Barbo; Jean Baseggio (suivant d'autres, Jean Michali).

[39] Je ne trouve ni dans Villehardouin ni dans les autres chroniqueurs, aucun discours dont le ton soit aussi bien d’accord avec la position particulière et le caractère de Dandolo.

[40] Espèce de manteau propre aux empereurs byzantins.

[41] Baudouin, comte de Flandre, fut proclamé empereur le 17 mai 1204.

[42] Ce nom s’est conservé à Constantinople parmi les classes inférieures.

[43] C’est ainsi que les peuples du Nord se partagèrent les terres de la France, de l’Espagne et de l’Angleterre; que plus récemment furent distribuées les terres d’Irlande; que les Turcs prirent possession de la Romanie, ainsi que les Francs avaient fait avant eux et que les Espagnols se distribuèrent le Nouveau Monde avant de la connaître. La conquête de Constantinople ressemble beaucoup à celle du Mexique par Cortès.

[44] Le duc de Venise écrivait en tête de ses titres: Dominus quartae partis et dimidiae imperii Romani.

[45] Valachie désigne ici cette partie de la Grèce située entre la Thessalie et l'Epire, et qui embrasse particulièrement les montagnes du Pinde.

[46] Partie de la Grèce comprise entre le Pénée, l'Achélous et les Thermopyles.

[47] Le Despotat paraît se composer de l'Epire, l'Acarnanie, l'Etolie et la Thessalie.

[48] Le chroniqueur confond ici Jean Assen, roi de Bulgarie, avec Michel, despote d'Arta, fils du Sébastocrator Jean Ange Comnène. Jean Assen, appelé par les Latins, suivant la prononciation grecque, Joannis, fut celui qui harcela Boniface et fit ensuite Baudouin prisonnier. Quant à Michel, fils du Sébastocrator Jean, il s'était d'abord lié avec les Francs, puis se brouilla avec eux, et profita de la confiance qu'ils lui avaient montrée pour se créer une souveraineté particulière en Epire, sous le nom de despotat d'Arta.

[49] Selon Ducange les Cumans habitaient sur les bords et à l’embouchure du Danube, après être descendus du mont Caucase. Suivant d’autres le nom de Cumanie comprend tout le pays arrosé par le Don, la Volga, le Niéper et les lacs, c'est-à-dire la Moscovie. Les Cumans, selon la chronique hongroise de Thwrocs, n’embrassèrent le christianisme que vers l’an 1380, à la persuasion de Louis, roi de Hongrie.

[50] Selon Jacques de Vitry, les Turcomans étaient ainsi appelés par les Grecs pour avoir tiré leur origine de la Cumanie.

[51] Le chroniqueur confond les deux expéditions de Baudouin sur Andrinople; celle qui lui fut fatale eut lieu en 1205 en non en 1207.

[52] Ange Calo-Jean Coutrolis, souverain de Bulgarie et de Valachie. Le chroniqueur en parle avec plus de détails dans le second livre.

[53] C’était Geoffroy de Villehardouin, l’historien, qui était à la fois maréchal de Champagne et de Romanie. Il dit lui-même quelques mots de cette affaire.

[54] Les troupes des Croisés avaient passé la semaine sainte à piller et à construire leurs machines de guerre. Quand tout fut prêt pour marcher, on défendit, sous peine de mort, à qui que ce fût de quitter son rang pour poursuivre les Coumans qui, ainsi que le leur avaient annoncé les Grecs, cherchaient à les attirer en fuyant. Le comte de Blois désobéit le premier à cette injonction et entraîna par sa témérité la perte du reste de l'armée.

[55] Chevaux ordinaires.

[56] Chevaux de prix.

[57] Sorte de javelot court.

[58] Sorte de casque léger en cuir.

[59] Nicétas dit que Baudouin fut fait prisonnier après là bataille d'Andrinople et conduit à Ternove, capitale de la Mysie ou Valachie, et qu'après quelque temps on lui fit couper les pieds et les mains, et qu'on l'exposa ainsi dans une vallée pour devenir la proie des loups. George Acropolite prétend que Cajojean lui fit couper la tête et se servit de son crâne comme d'un gobelet, à l'exemple, de Cramt, roi de Hongrie, qui selon Théophane en avait usé ainsi avec l'empereur Nicéphore. Suivant Albéric de Trois Fontaines, le despote d'Arta avait tué Baudouin en cédant aux conseils de sa femme dédaignée par l’empereur franc. D'autres prétendent qu'il échappa de sa prison et que ce fut véritablement lui qui se présenta en France vingt années plus tard, et qui fut traité comme un imposteur et mis à mort par l'ordre de la comtesse Jeanne. Le drame s'est emparé de cette fable.

[60] Cette bataille fut livrée le 14 avril 1205.

[61] Dandolo était présent à la bataille d'Andrinople, et ce fut même lui qui, aidé du maréchal de Champagne Geoffroy de Villehardouin, réunit les débris de l'armée et fit sur Constantinople une retraite honorable. Le vieux doge mourut de maladie le 14 juin de la même année1205, et fut enterré dans l'église de Sainte-Sophie.

[62] Il y a ici confusion dans notre chroniqueur. Robert de Courtenay, dont il veut sans doute parler, était le frère de Baudouin II, qui lui succéda, et non de Baudouin Ier. Baudouin Ier eut pour successeur son frère Henri, dit d'Angre, qui était en effet alors en Asie, où il avait été appelé par les Arméniens et s'était déjà rendu maître de la ville d'Adramytte, aujourd'hui Adramytti, au fond du golfe du même nom.

[63] Il y a ici une nouvelle confusion. Baudouin II n'était pas fils mais frère de l'empereur Robert de Courtenay, son prédécesseur à l'empire. Le chroniqueur omet ici deux empereurs de Constantinople sur les cinq empereurs francs qui s'y sont succédé durant les cinquante-sept années de l'occupation. Les deux empereurs omis sont Henri, frère de Baudouin, d'abord régent, puis empereur de 1206 à 1216, et Pierre de Courtenay, comte d'Auxerre, marié à Yolande de Flandre, sœur des deux empereurs Baudouin et Henri. Pierre de Courtenay, nommé empereur en 1216, mourut en 1220, sans être entré à Constantinople.

[64] Baudouin II se sauva de Constantinople le 26 juillet 1261, au moment où les troupes grecques, conduites par Alexis Stratégopule, général de Michel Paléologue, y entraient par surprise. Il n'eut que le temps de quitter ses habits impériaux et de s'embarquer sur un petit bâtiment qui le transporta promptement hors du Bosphore.

[65] Le texte dit Rerragon, comme si c'était un nom propre; mais il est probable qu'il aura fait un seul mot de deux mois francs qu'il ne comprenait pas, et qu'il faut lire ce Aragon, roi d'Aragon. Voyez dans le second livre tous les détails relatifs à ce projet d'alliance, qui fut déjoué d'une manière si brusque par le prince de Morée.

[66] Cette fille, nommée Agnès, n'était pas fille, mais sœur de Robert de Courtenay, étant née, ainsi que lui, de Pierre de Courtenay-et de Yolande de Flandre.

[67] Geoffroy II de Villehardouin.

[68] Guillaume Ier de Villehardouin succéda à son frère.

[69] Lisez la sœur.

[70] Théodore Lascaris avait épousé Anne, deuxième fille d'Alexis l'Ange après la prise de Constantinople, il se retira en Asie, s'empara de Nicée, y fonda.une souveraineté, et s'y fit proclamer empereur en 1206.

[71] Peuplade scythique alors au-delà du Danube.

[72] Nicéphore Grégoras nomme les Zicchi parmi les peuplades scythiques.

[73] Nicée, dans l’ancienne Bithynie, patrie d’Asclépiade, de Parténius et d’Apollodore; c’est là que s’assembla par ordre de Constantin, en 328, le concile qui se prononça sur Arius et quelques uns des livres de l’Evangile.

[74] Robert mourut en 1228.

[75] Baudouin Ier.

[76] Théodore Lascaris mourut en 1222, âgé de 45 ans.

[77] Il y a encore confusion ici. Le chroniqueur omet le règne du célèbre Jean Vatatzès Ducas qui épousa Irène, fille aînée de Théodore Lascaris Ier et qui fut désigné par son beau-père comme son successeur à l’empire, de la même façon que lui-même avait succédé aux droits de son beau-père Alexis après la prise de Constantinople. Jean Vatatzès eut un seul fils, Théodore II Lascaris, et c’est ce Théodore II qui laissa le fils âgé de 8 ans dont il est question ici. Toutes ces erreurs prouvent que le chroniqueur est un Franc et non un Grec.

[78] Le texte dit souveraineté; mais d'après l'histoire, et même uniquement d'après le son des phrases qui suivent, il faut entendre par ce mot l'administration ou la régence de l'empire. Au reste ce ne fut pas Michel Paléologue, mais Georges Muzalon, que Théodore Lascaris II désigna par son testament comme tuteur de son fils et régent de l'empire. Aussitôt après la mort de l’empereur, Michel Paléologue souleva le peuple et se fit associer à l'empire le 1er décembre 1259.

[79] Il lui fit d'abord crever les yeux et l'enferma ensuite dans un monastère.

[80] Le texte dit: et de diverses autres langues. Cette expression était admise dans l'ordre de Malte. Les chevaliers y étaient divisés par langues au lieu de l'être par peuples.

[81] Robert mourut en 1228.

[82] Baudouin II était frère et non fils de Robert.

[83] Ce golfe s'appelle le golfe Cératique, par sa ressemblance avec une corne.

[84] Le 13 mars 1261; il était alors à Nicée.

[85] ce que nous appelons les épingles, le pot-de-vin, le pourboire, en grec ancien libéralité, largesse.

[86] Les Grecs, commandés par Alexis Stratégopule, général de Paléologue, entrèrent dans Constantinople par surprise, ainsi que je l'ai déjà dit plus haut, la nuit du 2 juillet 1261. Michel Paléologue était alors en Asie.

[87] D'autres disent dans l'Ile de Nègrepont.

[88] Guillaume Ier de Villehardouin.

[89] Baudouin II alla, d'abord trouver Manfred, roi de Sicile. Il visita ensuite Urbain IV et saint Louis, et erra dans toutes les cours de l’Europe pendant plusieurs années. Après avoir inutilement sollicité des secours et promené sa misère dans toute l'Europe, il mourut en l'an 1272, âgé de 57 ans.

[90] Ce n'était pas Ancelin de Toucy mais Vilain d'Aunoy, qui était seigneur d'Arcadia.

[91] Suivant Ducange (Hist. manuscrite des principautés et des royaumes de Hiérusalem, de Chypre et d'Arménie et des familles qui les ont possédés), les seigneurs du Plaissié descendaient de Thibaut d'Amiens, fils puîné de Dreux, châtelain d'Amiens, et frère de Pierre d'Amiens qui mourut, comme le raconte Villehardouin, à la prise de Constantinople.

[92] On trouve plusieurs Brassy ou Brachieux parmi les Croisés.

[93] Il y avait plusieurs Croisés du nom de Chappes, nom qui se rapproche assez du nom donné par le chroniqueur.

[94] Je trouve deux chevaliers de ce nom parmi les Croisés: Vilain d'Aunoy et Guillaume d'Aunoy.

[95] Il est question d'un Français nommé Henry, seigneur de Las-Pigas, dans les Lignages d'outremer.