SCÈNES D'UN NAUFRAGE ou LA MÉDUSE

NOUVELLE ET DERNIÈRE RELATION DU NAUFRAGE DE LA MÉDUSE

 

CHAPITRE V. — LA CHALOUPE CHERCHE À REGAGNER LA TERRE.

 

 

Engagée sur un banc de sable et de coraux, elle passe la nuit au large. — Nuit affreuse. — Le matin on aperçoit la terre, on jette le grappin. — Débarquement d'une partie de l'équipage sur la côte du désert de Zahara. — Description de ce désert.

 

Laissons pour le moment les autres embarcations continuer leur route vers la terre la plus voisine ; laissons un instant le malheureux radeau, qui vient d'être abandonné et livré aux caprices des vents. Nous parlerons plus tard de toutes les horreurs qui se sont passées sur cette fatale machine. Revenons à notre chaloupe.

Après avoir pris la route de l'Est pour toucher à la côte la plus rapprochée ; favorisés par le vent, à quatre heures du soir nous aperçûmes la terre. Il y avait déjà huit heures que nous avions quitté le radeau et les autres embarcations. Nous faisions route isolément. A la vue de la côte, la joie fut générale, les dangers que nous avions courus, ceux auxquels nous allions être exposés, tout fut oublié.

Mais l'abattement succéda bientôt à cette lueur d'espérance ; lofe ! il n'y a pas de fond, s'écria un matelot. L'effet de la foudre n'est pas plus prompt que celui que produisirent sur les esprits ces terribles paroles.

A neuf heures du soir, les matelots parvinrent, à force de rames et de fatigues, à dégager la chaloupe des bancs de sable et de coraux qui la retenaient.

Pour témoigner notre juste reconnaissance à ces infatigables marins, nous nous privâmes, en leur faveur, d'une partie de notre ration.

Comme la nuit était très-obscure, Espiaux jugea à propos de tenir le large de crainte que, surpris par un coup de vent, nous ne fussions jetés à la côte.

Nous dûmes notre salut à cette sage manœuvre ; car, si notre chaloupe eût longé la terre, nous aurions été nous briser sur les rochers du Cap-Mérick, tandis que nous le doublâmes grâce à la prudence de notre timonier.

La Providence avait décidé que nous éprouverions toutes les angoisses, et que nous ne péririons pas. Quelle nuit affreuse !

La grosse mer et l'obscurité abattaient notre courage. Un seul mouvement faux imprimé au timon, et c'était fait de nous. Mais le courage et le sang-froid d'Espiaux nous sauva du danger que nous avions à redouter.

Le matin nous reprîmes notre route à l'Est ; le vent fraîchit au lever du soleil, et la mer était fortement houleuse ; nous avions tout à redouter.

La chaloupe s'élevait avec peine sur la lame, et semblait n'en descendre que pour s'engloutir. Plus le jour avançait, plus le vent soufflait avec violence. Si nous ne nous fussions pas opposés tous, comme une sorte de rempart vivant, aux lames qui nous assaillaient, et si trois des soldats ne se fussent pas mis à vider, avec leurs schakos, l'eau qui entrait malgré toutes nos précautions la chaloupe était submergée.

Que l'on se représente quatre-vingt-dix infortunés abandonnés sur un frêle esquif, à la fureur des flots, et luttant ainsi avec les ondes prêtes à engloutir leur proie ; quel spectacle et surtout quelle leçon pour celui qui ose nier la Divinité !

Cependant, vers les huit heures le vent se calma et nous pûmes prendre une meilleure direction ; à neuf heures nous vîmes la terre et portés par le vent, nous ne tardâmes pas à l'approcher ; le grappin fut jeté.

Afin de ne pas échouer, on fila la corde, et nous fûmes assez heureux pour venir près de terre à un mètre d'eau ; mais lorsqu'il fallut quitter cette chaloupe sur laquelle nous 'avions vu tant de fois la mort de près, tout le monde s'y refusa.

Traverser un désert affreux sans aucun moyen d'existence, se livrer aux attaques des bêtes féroces et aux mauvais traitements des Maures, étaient autant de dangers grossis par l'imagination désordonnée de mes compagnons d'infortune.

Nous n'avions que deux partis à prendre, celui de rester sur la chaloupe, où nous aurions infailliblement fini par sombrer ou chavirer, ou l'abandonner pour aller nous exposer dans le désert à des dangers d'une autre nature.

Dans cette position, ce n'était pas un ordre, mais un exemple qu'il fallait donner. Je ne balançai pas et je descendis le premier avec l'adjudant Petit et le naturaliste Léchenaux ; les soldats auxquels se joignirent quelques marins et passagers, descendirent comme nous.

Avant de prendre ce parti décisif, j'avais fait mes adieux au brave Espiaux, je lui avais recommandé, s'il échappait à la mort, de prévenir ma famille qu'il m'avait débarqué dans le désert de Zahara ; il me le promit, les yeux baignés de larmes.

Espiaux et moi nous avons survécu à cette scène déchirante ; nous avons revu nos parents, nos amis, notre patrie ; l'homme n'est donc pas né pour le malheur.

Le lieutenant Espiaux remit à la voile, et reprit, avec trente-deux personnes, la route du Sénégal. Il nous laissa a regret dans le grand désert de Barbarie, près du Cap-Mérick.

En mettant le pied à terre, notre premier soin fut de rendre des actions de grâces à Dieu, pour le remercier de la protection visible qu'il nous avait conservée jusqu'à ce jour ; la femme du caporal Grevin récita l'Angelus. Nous priâmes tous notre sainte et bonne Mère d'intercéder pour nous, et après les moments consacrés à son culte, nous parcourûmes du regard le désert immense où nous nous trouvions débarqués, et sur lequel les Européens n'ont que des notions incertaines.

Le Zahara est une vaste étendue de pays comprise entre le Bildulgérid, la Nigritie, et cette partie de la Guinée où se trouve l'embouchure du Sénégal.

C'est une mer de sable blanc, fin et mouvant. Sur cette mer sèche, à peine trouve-t-on, de loin en loin, quelques îles où la végétation ait pu s'établir ; certes, ces îles, qu'on ne peut qu'imparfaitement comparer aux anciennes oasis de la Thébaïde, sont rares dans le Zahara. Réunies, elles ne formeraient pas la millième partie de ce désert, qui a cent quatre-vingt mille lieues carrées de superficie.

Les sables, composés de grains infiniment petits, sont d'une très-grande profondeur ; les vents les agitent comme les flots de la mer ; ils en forment des montagnes qu'ils effacent, qu'ils dissipent bientôt après ; ils les élèvent à une très-grande hauteur, et le soleil en est obscurci.

Cet océan sablonneux est habité par les Maures, nation perfide et cruelle, qui dans leurs voyages le traversent dans tous les sens, et y cultivent le peu de terre susceptible de production.

Ces contrées sont aussi remplies de tigres, de léopards, et de lions, dont la chaleur du climat augmente la férocité.

C'est là que nous fûmes débarqués le 6 juillet, à dix heures du matin, sans vivres, sans eau, ignorant la route que nous devions tenir. Mais la foi que nous avions dans la protection de la Providence animait notre courage et fortifiait notre espérance.

L'adjudant Petit gagna un monticule pour s'orienter et découvrir quelques moyens de salut ; il n'aperçût rien.

Cette immense surface, dépouillée de tout signe de végétation, ressemble à la mer, lorsqu'elle n'est point agitée par les vents.

A peine délivrés des horreurs du naufrage et sortis vivants du gouffre de l'Océan, nous voilà replongés, dans un autre abîme, dans l'abîme immense du désert.