SCÈNES D'UN NAUFRAGE ou LA MÉDUSE

NOUVELLE ET DERNIÈRE RELATION DU NAUFRAGE DE LA MÉDUSE

 

CHAPITRE IV. — NOMBRE DE PERSONNES SE TROUVANT DANS LES EMBARCATIONS.

 

 

Résolution prise par ceux qui étaient restés sur la Méduse. — La chaloupe retourne à la frégate, et prend 45 hommes, 18 refusent de s'embarquer. — Route de la chaloupe. — Les autres embarcations remorquent le radeau ; la remorque rompt. — Désordre et découragement. — Le radeau abandonné à ses seuls moyens de sauvetage.

 

Ainsi que je l'ai rapporté, l'abandon de la frégate eut lieu dans un si grand désordre, que les embarcations gagnèrent le large, tandis que le radeau était encore amarré le long de la frégate. Ces embarcations étaient :

Le grand canot du bord, où se trouvait le Gouverneur et sa famille, contenant

35

personnes

Le canot du commandant de la frégate

28

Le canot major

42

Le canot du Sénégal

25

La yole

45

La chaloupe

45

Le radeau

150

Nombre des personnes abandonnées sur les débris de la frégate

63

TOTAL

403

personnes.

Le grand canot vint donner la remorque au radeau attaché à la frégate, et prit le large en cherchant seul à remorquer la fatale machine. Le canot major vint ensuite prendre place à la remorque ; le canot du Sénégal fit la même manœuvre ; la chaloupe, le canot commandant et la yole se trouvaient entre la frégate et le radeau, qui faisait route. Ainsi se termina l'embarquement.

Nous restâmes encore soixante-trois sur la frégate, les uns avaient refusé d'entrer dans le radeau et les autres avaient été repoussés des embarcations que l'on croyait déjà trop chargées.

Ainsi abandonnés et sans espoir de secours, nous résolûmes de construire un second radeau avec lés mâts qui restaient et des débris de planches, mais la vue de la chaloupe qui s'avançait vers nous, nous fit bientôt renoncer à ce-projet qui n'était d'ailleurs qu'un acte de désespoir.

C'était le brave Espiaux, lieutenant de marine, qui se dirigeait de notre côté, l'idée de sauver quelques malheureux qui étaient restés à bord de la Méduse, le désir de se procurer quelques vivres pour nourrir ceux qu'il conduisait déjà dans la chaloupe, l'engagèrent à rejoindre la frégate.

M. Correard a eu tort de dire qu'il ne se comporta ainsi que par l'ordre de M. de Chaumareys, une belle âme n'a pas besoin d'être excitée pour faire une bonne action. Le généreux Espiaux ne consulta que son cœur et l'intérêt de ses camarades. On peut juger alors des mouvements d'espérance et de la joie qui nous agitèrent. Espiaux s'avance, il nous annonce qu'il vient nous délivrer et nous recueillir tous dans la chaloupe, des pleurs s'échappent de nos yeux, nous nous jetons au cou de notre libérateur en lui jurant une éternelle reconnaissance. 1 Après ces premiers moments donnés aux sentiments les plus doux, on s'occupe des moyens de salut ; trois cent vingt rations de biscuit et un petit baril d'eau furent transportés sur la chaloupe ; mais lorsqu'il fallut quitter la frégate, dix-sept individus s'y refusèrent[1]. Ceux-ci, qui avaient cherché dans l'ivresse l'oubli de leur infortune, étaient dans une apathie complète et sourds à toutes les invitations ; ceux-là, qui craignaient que la chaloupe ne s'enfonçât sous un trop pesant fardeau, préférèrent attendre dans la frégate des secours inespérés ; les efforts que nous fîmes pour les faire changer de résolution furent inutiles. Il fallut les quitter, nous jetâmes un dernier regard sur cette frégate qui renfermait encore tant d'infortunés livrés aux angoisses prolongées de la mort ; nous disparûmes.

La chaloupe prit la route des autres embarcations, que nous rejoignîmes après une heure de marche. Elles faisaient encore tous leurs efforts pour remorquer le radeau.

C'est ici qu'il est nécessaire de réfuter l'opinion de M. Correard sur la conduite que les officiers de marine ont tenue à l'égard du radeau.

Il prétend que les divers canots larguèrent les remorques, et que le radeau fut ainsi abandonné par ceux qui s'étaient chargés de le conduire à terre.

Il combat avec chaleur l'explication qui a été donnée par le gouverneur, et loin d'admettre que la remorque cassa, il assure qu'il pourrait nommer celui qui largua l'amarre.

Voilà deux versions bien différentes données par deux témoins oculaires ; sans vouloir taxer M. Correard de partialité, et lui reprocher une injustice qui semblerait justifiée par les souffrances qu'il a éprouvées, on peut dire que M. Schemaltz est un homme d'honneur incapable de dire un mensonge.

Je dirai que j'étais aussi témoin de l'événement dont se plaint M. Correard, et que je n'ai rien vu annonçant un' pareil abandon prémédité. La difficulté de remorquer le radeau était grande, cette masse énorme se trouvait entre deux eaux, il était descendu par le poids de charge à un mètre de profondeur.

Cette position fâcheuse, et la force des courants étaient des obstacles assez puissants pour rendre nulles les intentions les plus généreuses. Je pense même que, si un accident imprévu n'avait séparé les embarcations du radeau, et si les officiers avaient persisté à le conduire jusqu'à terre, ils auraient échoué dans leur entreprise, et n'auraient fait que grossir le nombre des victimes.

Plaignons les malheureux que le sort dévoua à une mort certaine, et ne rendons pas les hommes responsables d'un malheur qu'on doit attribuer à la fatalité, la corde de la remorque cassa.

La chaloupe en quittant la frégate fit route, comme je l'ai déjà dit, vers les autres embarcations qui remorquaient encore le radeau. Le lieutenant Espiaux, qui n'avait jusqu'alors pris de conseil que de son humanité, s'aperçut que la chaloupe, mal calfatée et faisant eau, pouvait à tout moment couler bas sous le poids de quatre-vingt-dix personnes qu'elle contenait ; il crut que les officiers commandant les embarcations ne se refuseraient pas à nous alléger en recevant à leur bord quelques individus ; il s'adressa à l'officier de marine qui avait la direction du grand canot. Cette prière devait d'autant mieux être accueillie que, dans la confusion de l'embarquement général, ce grand canot avait été le moins chargé, et n'aurait couru aucun risque en recevant trois ou quatre hommes de plus.

Espiaux reçut un refus formel ; les autres embarcations, qui craignirent une pareille demande, gagnèrent le large et s'éloignèrent du radeau, qui fut alors privé de tout secours.

Loin d'imiter une pareille conduite, nous nous dirigeâmes vers le radeau, afin d'engager les embarcations qui fuyaient à revenir sur leurs pas. Notre exemple ne fut point suivi ; il ne nous resta qu'un seul parti à prendre. La chaloupe, dans l'état de délabrement où elle se trouvait, ne pouvait être d'aucune utilité aux malheureux abandonnés sur le radeau ; au lieu de partager leur sort par une générosité mal entendue, nous cherchâmes à améliorer le nôtre, et nous prîmes la route de l'est pour toucher à la terre la plus voisine.

 

 

 



[1] Nous ferons connaître lorsqu'il en sera temps le sort de ces dix-sept personnes.