Histoire des persécutions pendant la première moitié du troisième siècle

APPENDICE D. — POLYEUCTE DANS LA POÉSIE ET DANS L’HISTOIRE[1].

 

 

Je m’étonne que l’on ait cessé de comprendre chez nous, depuis la Renaissance, le parti que l’épopée et le drame pourraient tirer des Gesta martyrum. L’essai de Chateaubriand, les Martyrs, singulière mosaïque composée des pierres les plus rares et de vulgaires matériaux, poème incohérent et incomplet, dans lequel l’émotion sincère, la conception grandiose, l’inimitable harmonie du style, sont gâtés trop souvent par l’apparition de quelque machine surannée, dont on entend grincer les ressorts et dont on voit jouer les ficelles : voilà tout ce qu’ils ont, dans la France moderne, donné à l’épopée. De même pour le drame : le moyen âge eut ses mystères, l’Espagne ses comédies sacrées ; la riche source où puisaient si abondamment nos pères, nourris des martyrologes et de la Legenda aurea, et qui alimentait encore, au dix-septième siècle, la veine inépuisable des Caldéron et des Lope de Véga, n’a produit en France, à la plus belle époque de notre développement littéraire, que trois ouvres dignes du souvenir de la postérité[2], une tragédie de Rotrou et deux tragédies de Corneille. Bien que parmi celles-ci se rencontre l’un des chefs-d’œuvre non seulement du théâtre français, non seulement du théâtre moderne, mais de l’art dramatique lui-même, j’oserai dire que ce n’est pas assez. Les Actes des martyrs devraient avoir donné naissance à tout un cycle épique, à tout un cycle dramatique. Beaucoup semblent des tragédies toutes faites. S’il est vrai, comme le dit Aristote, que la terreur et la pitié soient les deux moteurs de la tragédie, ce nom leur appartient en propre, car nulle part ces sentiments ne sont portés à un degré plus intense, n’atteignent une énergie plus vivante. Le sujet est toujours le même, cela est vrai : mais n’en est-il pas ainsi dans le drame d’Eschyle et de Sophocle ? S’il y a une différence, elle est à l’avantage de nos tragiques histoires chrétiennes : dans le théâtre grec, le ressort dramatique est la lutte du héros avec le destin, lutte féconde en péripéties, lutte qui met souvent à nu les dernières profondeurs de l’âme humaine, mais, en définitive, se termine par la défaite de l’homme, victime d’une puissance supérieure qui le domine et souvent l’écrase ; au contraire, dans ce que M. Renan a si bien appelé le poème extraordinaire du martyre chrétien, c’est toujours la liberté morale qui demeure victorieuse. Ajoutons que les acteurs sont plus variés, plus rapprochés de nous, et, par là, plus vivants. Quand passent devant nos regards les Prométhée et les Philoctète, et cette famille des Atrides aux tragiques douleurs, et les Oreste, et les Électre, et les Iphigénie, notre émotion est puissamment sollicitée

ce sont bien des êtres humains ; de leur cœur meurtri par les inévitables coups du sort s’échappent des plaintes qui vont à notre cœur et y laissent un écho immortel ; mais cependant tous appartiennent à des races privilégiées pour la fortune, pour le malheur et la gloire ; ce sont des guerriers, des héros, des princes, des princesses : la réalité familière, les petits côtés de l’existence quotidienne, mettent rarement leur empreinte sur ces grandes figures, et souvent nous les croirions détachées du fronton de quelque temple plutôt que taillées en pleine chair et en pleine vie. Dans nos Gestes des martyrs, au contraire, toutes les conditions jouent un rôle, les situations les plus diverses se trouvent aux prises avec la souffrance et la lutte : la patricienne, le soldat, l’esclave, la femme du peuple, les époux, les mères avec leurs enfants, viennent tour à tour confesser leur foi, non seulement devant un juge, mais devant leur propre cœur, luttant contre toutes les affections de la vie, obligés de vaincre les plus pures amours pour conquérir le droit d’affronter la torture ou le supplice, de s’arracher aux bras d’êtres adorés avant de tomber sous la griffe des lions. Là est le côté profondément émouvant de ces histoires : elles ne nous montrent point des êtres exceptionnels, des victimes choisies de la destinée, mais nous-mêmes, tels que nous serions si nous nous trouvions tout d’un coup aux prises avec la persécution sanglante. Il y a un siècle, nos pères traversaient de semblables douleurs avant de monter sur l’échafaud révolutionnaire ; dans l’extrême Orient, des drames semblables se jouent encore de nos jours, et les Annales de la Propagation de la Foi contiennent çà et là des pages que l’on croirait arrachées aux Actes de quelque martyr contemporain de Dèce ou de Dioclétien[3].

S’il était possible d’embrasser d’un seul regard la multitude de Passiones vraiment intéressantes et dignes d’être étudiées, si l’on pouvait voir se lever tous à la fois du fond poudreux des bibliothèques leurs héros et leurs héroïnes, on éprouverait, j’imagine, une impression pareille à celle que donnent les belles fresques si pures, si calmes, si grandes, qu’Hippolyte Flandrin a déroulées autour des frises de l’église de Saint-Vincent de Paul. Tout le monde a admiré cette longue procession de saints et de saintes qui s’avancent, d’un pas lent et rythmé, vers la colossale figure du Christ siégeant au fond de l’abside. On a comparé cette pieuse théorie à la sublime procession des Panathénées antiques sculptée par Phidias autour du temple de Minerve. Les figures de Flandrin ont, en effet, la simplicité sans raideur, l’harmonie douce et vive, les lignes nobles et délicates, la grâce et l’austérité des statues grecques ; mais elles ont quelque chose de plus. L’âme éclate dans ces formes sublimes, l’âme à la fois une et diverse. Bien qu’un même sentiment anime tous ces visages, se lise dans tous ces yeux, la variété des expressions est très grande : on devine que si leurs lèvres s’ouvraient, chacun parlerait selon sa condition de science, & fortune, de société, de famille, selon le groupe auquel il appartient. Flandrin a divisé ses personnages en groupes distincts, qui rompent heureusement là monotonie des grandes lignes. Ils ont leur caractère propre. La gravité des évêques, l’attitude pensive, recueillie et comme inclinée des docteurs, ne ressemblent pas à la démarche à la fois enthousiaste et pudique des vierges s’avançant une palme à ; la main, non plus qu’à la majesté de cette mère qui marche précédée de ses sept enfants martyrs, ou au geste passionné de ces pénitentes drapées comme des statues dans de longues robes blanches et se dépouillant de leurs étoffes précieuses et de leurs colliers d’or avant de donner au Christ les restes d’une vie purifiée. Cette diversité si bien traduite par le peintre ne l’a pas été avec moins de vérité par les rédacteurs de certaines relations de martyres. Chacune des figures esquissées par leur plume a des traits individuels, et, quand on l’a contemplée une fois, elle ne s’efface plus de la mémoire. Si beau qu’il soit, le masque de statue dont se couvrait l’acteur grec ne pourrait servir à, les représenter : elles rayonnent de sincérité, de passion et de vie ; ce n’est point la tragédie antique, c’est le drame moderne que l’on ferait aisément sortir des Gesta martyrum[4].

Parmi les groupes peints par Flandrin dans la nef de Saint-Vincent de Paul, un des plus touchants est celui qu’il a intitulé lui-même : les saints ménages. Deux personnages s’y détachent entre tous les autres. C’est un homme et une femme debout : l’homme porte, sous son pallium noblement drapé, la riche cuirasse d’un officier supérieur de l’armée romaine ; la femme est vêtue de la longue stola des matrones. Les fortes mains dg guerrier, chargées de chaînes, sont doucement pressées parla main droite de la femme ; la tête de celle-ci est tournée vers lui ; son regard, plein de tendresse et de force, s’attache sur le visage ferme et résolu du soldat ; de sa main gauche elle semble contenir les battements de son cœur. Rien de beau, de simple, de cornélien comme ces figures. Cependant le groupe peint par Flandrin représente saint Hadrien et sainte Nathalie, non, comme on l’eût pu croire, Polyeucte et Pauline. Pourquoi Flandrin n’a-t-il pas songé à introduire ce couple tragique parmi les époux martyrs ? Probablement parce qu’il n’était point sûr de la réalité historique des héros de Corneille. Il ne se trompait qu’à demi : la Pauline du poète ne ressemble presque en rien à l’épouse timide et suppliante du vrai Polyeucte ; mais Polyeucte, en revanche, est sorti vainqueur de l’épreuve à laquelle l’a soumis la critique moderne, et la récente découverte de documents inédits est venue jeter un nouveau jour sur son histoire. Rappelons brièvement comment Corneille a compris celle-ci, avec quel mélange admirable de liberté et de respect il a su la traiter : nous rapprocherons ensuite le Polyeucte réel de celui qu’il a ainsi en partie tiré de l’histoire, en partie inventé. Cette comparaison permettra d’apprécier par un exemple illustre entre tous la valeur des Actes des martyrs considérés comme source littéraire ; elle montrera en même temps comment le fond primitif de beaucoup de ces documents a pu, à diverses époques, supporter des surcharges successives, sans que leur substance historique ait complètement disparu.

I

Tout le monde connaît, a su et sait par cœur Polyeucte, et je n’ai pas à l’analyser ici ; je ne veux que faire à son sujet quelques remarques toutes particulières. Je m’approprierai ces mots de Sainte-Beuve[5], mais en faisant porter mes remarques toutes particulières sur un ordre d’idées très différent du sien. Dans le piquant chapitre qu’il consacre à Polyeucte, l’historien du jansénisme, sous lequel perce souvent, par échappées superbes, l’incomparable critique, recherche surtout l’empreinte que Port-Royal a pu mettre sur le chef-d’œuvre de Corneille. Ce point de vue, très contestable[6], n’appartient pas à notre sujet ; je veux demander à la première des tragédies chrétiennes tout autre chose : une image exacte des caractères tracés par le poète, afin de les comparer plus tard. avec l’histoire, et un aperçu de l’idée que Corneille se formait de ce grand drame des persécutions, dans lequel il encadre et fait mouvoir le drame particulier qui se joue entre Polyeucte, Pauline, Sévère, Néarque et Félix.

Avez-vous remarqué que, entre tous ces personnages, Polyeucte est le seul que domine et entraîne l’enthousiasme ? Chez les autres la passion vit, mais contenue sous la règle inflexible de la raison et du devoir : Polyeucte reste le héros de la tragédie, et personnifie, aux yeux des spectateurs, le sacrifice religieux, l’élan vers le martyre et vers le ciel ; il ne paraît point cependant représenter pour Corneille, au moins dans les deux premiers actes, l’idéal du chrétien. Avec un très fin sentiment des nuances et une remarquable intelligence de l’histoire, le poète nous avertit que Polyeucte n’est pas romain. Polyeucte est une exception héroïque, mais périlleuse : le chrétien raisonnable, modéré, romain d’instinct sinon de naissance, c’est Néarque[7]. Pour celui-ci, la vie est une ligne droite, qu’il faut suivre d’un pas résolu, sans s’arrêter jamais quand le devoir ordonne de marcher, mais sans courir quand le devoir ne le commande pas et qu’on n’est pas sûr de pouvoir soutenir jusqu’au bout un premier élan. Autant il presse Polyeucte d’accomplir un acte qu’il regarde comme nécessaire, de s’arracher aux bras de Pauline pour aller recevoir le baptême, autant il essaie de modérer son ardeur quand Polyeucte lui paraît céder à un enthousiasme irréfléchi. Comparez la scène qui ouvre la tragédie et la scène sixième du second acte, vous apercevrez ces deux aspects du caractère de Néarque, peints avec une sûreté de main extraordinaire. Dans l’une et l’autre scène Polyeucte apparaît dessiné avec non moins de précision et de finesse. Homme de sentiment et de passion, nature plus spontanée que réfléchie, quand son ami veut le conduire au baptême il hésite, craint de contrister Pauline, avoue que sur ses pareils un bel œil est bien fort : il faut que Néarque lui fasse en quelque sorte violence pour le conduire à l’église. Au contraire, quand l’eau du baptême a coulé sur son front, il ne se possède plus, son amour disparaît, les yeux de Pauline ont perdu pour lui leurs grâces coutumières, il ne songe plus qu’à son Dieu, et,’ gourmandant la froideur de son ami, à son tour il entraîne comme de force vers le temple pour y briser les dieux celui qui tout à l’heure avait dû l’entraîner, lui-même à l’église. Néarque cède, mais à regret ; on sent que pour ce sage chrétien, comme pour l’Église de Rome, dont il représente ici l’esprit modéré et l’exacte discipline, l’homme qui s’offre lui-même au martyre commet une généreuse imprudence, l’homme qui brise les idoles commet un acte qui serait répréhensible si la pureté du motif ne l’excusait[8]. Polyeucte personnifie l’exception, Néarque la règle : Corneille fait ressortir ce contraste avec une simplicité d’exécution et une profondeur d’intuition historique vraiment admirables.

Mais Corneille a trop le sens du théâtre pour le pousser à l’extrême. Une fois Néarque mort et Polyeucte en prison, les nuances de caractère de celui-ci disparaissent ; nous n’avons plus sous les yeux que le type sublime du martyr chrétien : une seule chose demeure à Polyeucte de son passé, la politesse de l’homme du inonde, la noblesse et la délicatesse de l’homme de grande race ; dans le cachot comme dans le palais,

Polyeucte a du nom et sort du sang des rois.

Il ne tient plus à l’humanité que par ce caractère ineffaçable, mais cela suffit pour que, jusqu’au bout, il garde des traits individuels et reste un personnage vivant, au lieu de devenir une idéale abstraction. C’est le martyr chrétien qui parle dans les stances d’un si haut lyrisme, dans l’admirable scène du quatrième acte entre Polyeucte et Pauline, dans la comparution devant Félix à l’acte suivant ; mais le ton, d’une aisance et d’une politesse qui ne se démentent jamais, ne cesse pas un instant d’être celui d’un grand seigneur. Quand, voulant achever son sacrifice par un dernier détachement, il tente de mettre dans la main de Sévère la main de cette Pauline que tous deux adorent, si l’action est d’une chevalerie raffinée, les paroles sont d’une exquise courtoisie. L’emportement qui conduisit Polyeucte à une violence que la religion ne commandait pas, et contre laquelle son éducation et son rang semblaient protester, est maintenant tombé ; le saint seul demeure, mais dans le saint l’homme, avec ce qu’il a de meilleur, survit. Ceux qui accusent Polyeucte d’insensibilité lisent mal ou ne savent pas entendre finement. S’il paraît s’armer de froideur contre les prières de Pauline, au fond, comme il l’aime toujours ! Ce n’est qu’après avoir essayé de la gagner à sa foi, après s’être écrié :

Seigneur, de votre grâce il faut que je l’obtienne ;

Elle a trop de vertus pour n’être pas chrétienne.

Avec trop de mérite il vous plut la former,

Pour ne vous pas connaître et ne vous pas aimer ;

après avoir échangé avec elle ce dialogue où palpite tant de passion contenue :

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  Je vous aime

Beaucoup moins que mon Dieu, mais bien plus que moi-même.

PAULINE. — Au nom de cet amour, ne m’abandonnez pas.

POLYEUCTE. — Au nom de cet amour, daignez suivre mes pas.

PAULINE. — C’est peu de me quitter, tu veux donc me séduire ?

POLYEUCTE. — C’est peu d’aller au ciel, je veux vous y conduire ;

ce n’est qu’après s’être convaincu de l’inutilité de ses efforts, qu’il se décide à lui dire :

Vivez heureuse au monde . . . . . .

et à donner sa main à Sévère. Et plus tard, dans la dernière entrevue avec Pauline en présence de Félix, s’il prononce un mot dur, tel que celui-ci :

Je ne vous connais plus, si vous n’êtes chrétienne,

comme son cœur proteste contre l’attitude que, par crainte de faiblir,’ il s’est imposée, et avec quelle tendresse, au moment de marcher au supplice, il s’adresse à elle pour la dernière fois :

Chère Pauline, adieu ; conservez ma mémoire !

Le caractère de Polyeucte n’offre de défauts que dans les deux premiers actes, où Corneille se plaît à les mettre en lumière, pour en faire sortir une haute leçon d’histoire ; mais, ce but atteint, le poète ne laisse plus devant nous qu’un Polyeucte affermi et purifié, et trouve moyen de fondre dans un seul personnage le chrétien, le martyr, l’époux et le gentilhomme, afin d’en faire un héros accompli.

Nous verrons plus tard en quoi ce caractère est conforme à l’histoire, en quoi il s’en est écarté ; celui de Pauline est presque tout entier une création de Corneille. Aucun ne J’ait plus honneur au génie du poète et à la liberté d’esprit du sincère chrétien qui l’a tracé. En France, dit Sainte-Beuve, nous ne nous montrons pas toujours assez soigneux et fiers de nos richesses. La création de Pauline est une de ces gloires, de ces grandeurs dramatiques qu’on devrait plus souvent citer. Antigone chez les Grecs, Didon chez les Latins, Desdémone et Ophélie dans Shakespeare, Françoise de Rimini chez Dante, la Marguerite de Gœthe, ce sont là des noms sans cesse ramenés, des types aimés de tous, reconnus et salués du plus loin qu’on les rencontre. Pourquoi Pauline n’y figure-t-elle pas également ? Elle a, elle garde, même dans son impétuosité et son extraordinaire, des qualités de sens, d’intelligence, d’équilibre, qui en font une héroïne à part, romaine sans doute, mais à la fois bien française[9]. Un peu plus loin, celui qu’un évêque ne craignait pas d’appeler, en pleine Académie, le plus exact et le plus délicat des critiques de notre temps[10], insiste sur ce caractère si charmant, si solide et si sérieux de Pauline, une raison capable de tout le devoir dévoué, de tous les sacrifices intrépides, de toutes les délicatesses mélangées ; une raison qui, même dans les extrémités les plus rapides, lui conserve une sobriété parfaite d’expression, une belle simplicité d’attitude : tout d’héroïque, rien d’éperdu[11]. Oui, en traçant ce caractère, Corneille a fait à la fois, comme le dit Sainte-Beuve, une romaine et une française ; le grand poète, qui connaissait bien les femmes de sa province, eût peut-être ajouté : et une normande. Mais, ce qui est admirable, c’est qu’il a doué de toutes ces vertus, de toutes ces délicatesses, une païenne. Dans les Passiones rédigées à une basse époque, loin des événements, les contrastes sont plus tranchés : tous les chrétiens sont des saints, tous les païens sont des monstres ; on ne rencontre guère de nuances intermédiaires. Il n’en est pas de même dans les documents vraiment antiques. Sans doute la corruption, la cruauté, y déshonorent souvent les persécuteurs et les adorateurs des faux dieux ; le monde païen était, en réalité, bien sanguinaire, bien corrompu, il s’affaissait dans le sang et dans le vice. Mais il y avait place, au milieu de cette décadence, pour de nobles et purs caractères, pratiquant les vertus naturelles : tel est le centurion Cornelius des Actes des apôtres, tels ces gouverneurs de province qui écrivaient aux empereurs pour exprimer leur répugnance à poursuivre les chrétiens, telles toutes ces âmes naturellement chrétiennes dont parle Tertullien. Parmi les femmes surtout se rencontraient, à côté des natures les plus corrompues, les natures les mieux préservées : qu’on lise dans les inscriptions, qui ne mentent pas toutes, l’éloge de telle ou telle matrone romaine, qu’on parcoure la laudatio funebris, écrite par son mari, de cette admirable Turia[12], que Corneille eût peut-être mise au nombre de ses héroïnes, s’il avait lu son histoire ; on reconnaîtra que Pauline était possible au troisième siècle et que, si Corneille a presque inventé le personnage, il n’a point cependant commis un anachronisme en créant le caractère. Et quand, à la fin de la tragédie, Pauline, toute couverte du sang de son époux, s’écrie

Je vois, je sais, je crois, je suis désabusée,

ce n’est pas encore là un vain jeu de scène ; des âmes ainsi préparées entendaient facilement l’appel divin, et c’est en tombant sur cette bonne et franche terre que le sang des martyrs devenait, selon le mot de Tertullien, une semence de chrétiens.

Ce que je viens de dire de Pauline s’applique également à Sévère. Sévère, dit Sainte-Beuve, est un caractère tout grand, tout désintéressé, tout chevaleresque, en un mot ; Sévère est l’idéal, sous l’Empire, de l’honnête homme païen, déjà entamé et touché, du philosophe stoïcien à la Marc Aurèle, mais plus ouvert, plus accessible et compatissant[13]. La pensée de Sainte-Beuve est exacte, mais la comparaison avec Marc Aurèle, même atténuée par quelque réserve, ne paraît pas juste. Marc Aurèle est plus grand par la pensée que par le caractère, c’est une intelligence vive, perçante, délicate, dans une âme faible et une volonté molle ; Sévère est l’homme de l’action et du devoir, l’homme de l’équité surtout. Je rappelais tout à l’heure certains gouverneurs de province qui avaient fait connaître à des empereurs leur honnête répugnance a persécuter les chrétiens, qu’ils estimaient. Je pensais moins à Pline, qui, malgré la révolte de sa conscience, persécuta par faiblesse, qu’au noble proconsul d’Asie au temps d’Hadrien, Licinius Granianus[14], et à d’autres correspondants du même empereur, qu’Eusèbe indique sans donner leurs noms[15]. Sévère appartient à ce parti de païens humains et équitables ; par là, quoique son personnage ait été inventé de toutes pièces par Corneille, il est, cependant, pleinement historique. Tandis que l’opinion vulgaire, représentée ici par la confidente de Pauline, Stratonice, définit un chrétien :

... L’ennemi commun de l’État et des dieux,

Un méchant, un infâme, un rebelle, un perfide,

Un traître, un scélérat, un lâche, un parricide,

Une peste exécrable à tous les gens de bien,

Un sacrilège infâme[16]. . .

l’opinion modérée, éclairée, courageuse dans sa modération et sa lumière, porte sur les chrétiens, par la bouche de Sévère, un jugement tout autre :

La secte des chrétiens n’est pas ce que l’on pense.

On les hait ; la raison, je ne la connais point,

Et je ne vois Dèce injuste qu’en ce point.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Les chrétiens n’ont qu’un Dieu, maître absolu de tout.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . Chez les chrétiens, les mœurs sont innocentes,

Les vices détestés, les vertus florissantes ;

Ils font des vœux pour nous qui les persécutions ;

Et, depuis tant de temps que nous les tourmentons,

Les a-t-on vus mutins ? les a-t-on vu rebelles ?

Nos princes ont-ils eu des soldats plus fidèles ?

Furieux dans la guerre, ils souffrent nos bourreaux,

Et, lions au combat, ils meurent en agneaux.

J’ai trop de pitié d’eux pour ne pas les défendre[17].

Ce sentiment de pitié, que d’autres, dans la position officielle de Sévère, éprouvèrent au deuxième et au troisième siècle, — mais que Marc-Aurèle ne ressenti jamais, — conduit le chevaleresque amant de Pauline à s’exprimer ainsi :

Je les aimai toujours, quoiqu’on en ait pu dire ;

Je n’en vois point mourir que mon cœur ne soupire,

Et peut-être qu’un jour je les connaîtrai mieux[18].

Cet honnête homme est ainsi amené, par sa droiture et son équité, jusqu’au seuil du christianisme ; Corneille nous fait même entendre qu’il le franchira un jour. Ce fut de même la vue des supplices courageusement endurés par les chrétiens qui leur gagna saint Justin, d’abord païen et philosophe, ou du moins qui engagea ce droit et sincère esprit à étudier de près leur religion[19].

Cependant à ces figures éclatantes, lumineuses, il fallait une ombre : l’ombre, c’est Félix. Les classiques à outrance, pour qui la tragédie du dix-huitième siècle et de Voltaire est l’idéal de l’art dramatique, ont blâmé ce caractère indécis, ondoyant, tour à tour ballotté du drame à la comédie ; Félix manque de dignité, ont-ils dit. Qu’importe, s’il ne manque pas de vérité ? Corneille, qui ne suit point de systèmes, et, d’un puissant coup d’épaule, se débarrasse souvent de cet échafaudage de règles méticuleuses et gênantes opposé par de froids théoriciens au libre essor de la tragédie, n’a garde de se laisser arrêter par des scrupules de cette nature. Félix est vrai, éternellement vrai. C’est le fonctionnaire de tous les temps. Sous Dèce, il est gouverneur de province ; Corneille a pu le connaître intendant sous Richelieu et Mazarin ; plus tard il aurait servi indifféremment la Convention ou Bonaparte : de nos jours il eût forcé la porte des couvents et décroché les crucifix des écoles ou des prétoires. Plus ou moins nous l’avons tous connu ; il vit encore à côté de nous. Il est avant tout, par dessus tout, l’homme en place : sa place est sa vie, l’idée qu’il pourrait perdre sa place, on seulement n’en pas obtenir une plus avantageuse, le tient dans une terreur continuelle. Quand Félix apprend que Sévère, au comble de la faveur, vient d’arriver à Mélitène, il n’a qu’une pensée : conjurer la disgrâce que pourrait lui infliger l’homme aujourd’hui tout puissant à qui, jadis, il refusa sa fille. Maintenant, il la lui offrirait, si elle n’était pas mariée ; au moins veut-il qu’elle-même aille trouver l’amant autrefois éconduit :

Ménage en ma faveur l’amour qui le possède.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il faut le voir, ma fille,

Ou tu trahis ton père et toute ta famille.

. . Songe qu’en tes mains tu tiens nos destinées[20].

Ce serait de la comédie, sans les répliques tristes et fières de Pauline, qui relèvent le ton de cette scène. Plus tard, quand Polyeucte s’est perdu par le scandale qu’il a causé dans le temple, Félix, qui cependant aime son gendre, ne peut s’empêcher de calculer les conséquences possibles .d’un tel événement :

Polyeucte est ici l’appui de ma famille ;

Mais si, par son trépas, l’autre épousait ma fille,

J’acquerrais bien par là de plus puissants appuis[21] ;

et quoiqu’il se reproche ce penser indigne, bas et lâche, on sent que, instinctivement et comme malgré lui, il le caresse en secret. Aussi est-il des choses simples et grandes que ce triste ambitieux est incapable de comprendre ; quand Sévère, luttant de délicatesse et de générosité avec Polyeucte, tente de sauver son rival, et demande sa grâce à Félix, celui-ci voit, dans l’action admirable de l’homme qui, aimant toujours Pauline, s’efforce de lui conserver son époux, un piège bien tendu, auquel, en vieux courtisan, il se flatte d’échapper : il refusera donc la grâce, non par fanatisme religieux, mais parce que Sévère la demande.

Le fanatisme religieux n’anime point ce sceptique. Il adore ce qu’adore l’empereur : personnellement, il dirait volontiers comme Pilate : Qu’est-ce que la vérité ? Aussi n’essaie-t-il point d’argumenter avec Polyeucte. Dans les Passiones d’époque relativement récente, où la relation antique a été visiblement remaniée et amplifiée, on nous montre le juge et le martyr argumentant selon les règles, quelquefois pendant des heures, avant que le premier se décide à prononcer la sentence : le grand poète du quatrième siècle, Prudence, faisant en vers ce que beaucoup de passionnaires ont fait en prose, met, en certaines hymnes du Peri Stephanon, de véritables cours de théologie chrétienne et païenne dans la bouche des deux interlocuteurs. Voltaire, qui, malgré tout son esprit, avait le sens historique beaucoup moins sûr que Corneille, regrette que celui-ci n’ait point placé de même, dans la troisième scène du cinquième acte, une vraie controverse religieuse entre Félix et Polyeucte : cela, dit-il, aurait produit un très grand effet. Nous croyons que, pour le lecteur ou le spectateur qui réfléchit, le silence de Félix sur la question religieuse est d’un effet beaucoup plus saisissant, et surtout d’une plus grande vraisemblance. Dans les Actes vraiment antiques et sincères, l’interrogatoire des martyrs est, sinon toujours, au moins habituellement, exempt de toute controverse[22] : l’accusé confesse vaillamment et joyeusement sa foi, comme fait Polyeucte ; mais le juge dédaigne d’entrer en discussion avec lui, dédain pour la personne ou dédain pour l’idée : Sacrifie, obéis aux lois, voilà toute la réponse qu’il oppose à la profession de foi, ardente et brève, du martyr. Lisez les Actes de sainte Symphorose[23], la lettre de l’Église de Smyrne sur la mort de saint Polycarpe[24], les Actes proconsulaires des martyrs scillitains[25], la Passion de sainte Perpétue : vous serez frappé de l’abstention systématique du juge, qui reste enfermé dans la question légale, et se garde de toucher à la question religieuse. Tel est Félix ; il ne tente point de prouver à Polyeucte l’existence ou la supériorité de ses dieux, il parle en homme qui a l’autorité en main :

Adore-les, ou meurs !

POLYEUCTE. — Je suis chrétien.

FÉLIX. — Impie ! Adore-les, te dis-je, ou renonce à la vie.

POLYEUCTE. — Je suis chrétien.

FÉLIX. — Tu l’es ? Ô cœur trop obstiné !

Soldats, exécutez l’ordre que j’ai donné.

Voilà, un interrogatoire vraiment antique, que reconnaîtront tous ceux qui sont familiers avec les documents anciens et sincères. Corneille est ici pleinement dans la vérité historique ; il s’en fût écarté, au contraire, s’il avait mis dans la bouche de Félix et de Polyeucte, comme Voltaire le désirait, de longs sermons contradictoires.

A peine pourrait-on signaler, dans cette admirable tragédie, quelques traits moins conformes à l’histoire. Tel est cet avis donné par Albin au gouverneur, à la fin du troisième acte, qu’en faveur de Polyeucte déjà la foule se rebelle, invention fort improbable, et qui n’a, dans la pièce, d’autre avantage que d’engager Félix à faire transférer Polyeucte de la prison au palais, afin d’observer la règle de l’unité de lieu. Telle est enture la conversion soudaine de Félix, que Corneille lui-même a bien du mal à justifier dans l’Examen de sa tragédie.

Malgré de légères taches, la tragédie de Corneille est une œuvre d’une exactitude vraiment extraordinaire ; l’invention y joue un rôle considérable, mais cette invention est servie par une intuition très sûre et un tact historique de la plus grande finesse. J’imagine le sujet de Polyeucte, traité par Voltaire : son couvre abonderait en contresens historiques. Je me figure le même sujet entre les mains d’un moderne : la couleur locale, dont Corneille ne s’occupait guère, serait étudiée avec le plus grand soin ; le costume, le décor, reproduiraient des monuments authentiques ; tous les musées, tous les dictionnaires d’archéologie auraient été mis à contribution ; mais l’âme des personnages serait moderne et non romaine ; les situations, poussées à l’extrême, sortiraient de la vérité ; le détail pourrait être exact, l’ensemble très probablement serait faux. Au contraire, au temps naïf où Polyeucte, Sévère, Félix paraissaient sur la scène avec des chapeaux à panache, et Pauline avec une robe à paniers, ils restaient néanmoins des personnages du troisième siècle. Corneille avait eu comme la vision intérieure de cette époque ; son génie droit et sûr la lui avait montrée telle que nous la révèlent les plus exactes découvertes de l’érudition et de la critique. Corneille n’est pas seulement un grand tragique, son instinct supérieur a fait de lui un grand historien.

II

Nous voici enfin, après un long détour, arrivés sur le terrain de l’histoire ; nous allons nous y établir pour ne plus le quitter.

Jusqu’à ces derniers temps on ne connaissait sur Polyeucte que deux sources distinctes : les Actes grecs rédigés au dixième siècle par Métaphraste, publiés en latin par Lippomani (1551), Surius (1560), les Bollandistes (1658), et d’où Corneille a tiré l’idée de son Polyeucte ; un texte latin beaucoup plus court, inséré par les Bollandistes au second tome de février de leur grand recueil, et provenant d’un manuscrit indépendant de Métaphraste. A l’exception de cette dernière pièce, tout ce que l’on savait de Polyeucte découlait donc d’une source justement suspecte. La critique en général, et depuis longtemps, et non sans raison, se défie des recueils hagiographiques de Siméon Métaphraste. Sa crédulité est proverbiale, et son imagination égale sa crédulité. C’est un arrangeur et un amplificateur à outrance[26]. Aux lecteurs à qui ce jugement de M. Aubé inspirerait quelque défiance, nous rappellerons ce que dit un savant bollandiste moderne, le P. de Smedt : Métaphraste a non seulement rassemblé avec soin les Actes des martyrs et des autres saints, mais encore a eu la prétention de les embellir, grâce à des suppressions, des interpolations, des changements. Par cette conduite téméraire, il a, comme on peut facilement le supposer, enlevé beaucoup d’autorité à sa collection[27]. Corneille avait-il cependant tout è fait tort quand, dans l’examen de sa tragédie, il disait des traits empruntés par lui à l’hagiographe byzantin : Voilà ce que m’a prêté l’histoire ? Non sans doute, et cela pour deux raisons. D’abord, il n’est douteux pour personne que, malgré ses licences et ses témérités, Métaphraste n’a point créé ses héros, et a composé son récit sur une relation déjà écrite. Ensuite, le nom de Polyeucte était célèbre en Orient et en Occident bien avant l’époque où vécut ce compilateur. Grégoire de Tours en parle deux fois[28]. Des églises lui avaient été dédiées à Mélitène vers le milieu du quatrième siècle, à Constantinople sous Justinien ; de très anciens martyrologes marquent au 9 avril la dédicace d’une église de Saint Polyeucte à Ravenne[29]. Enfin il eut probablement des sanctuaires en Égypte, car on a trouvé sur l’emplacement de l’antique Coptos, dans la Thébaïde, plusieurs lampes de terre cuite portant cette inscription, en grec : Consacré à saint Polyeucte[30] ; le musée du Louvre possède une de ces lampes.

Voilà quel était l’état de nos connaissances sur le martyr si admirablement mis en scène par Corneille, quand M. Aubé, rencontrant ce nom célèbre au cours de ses recherches sur les crises violentes que subit l’Église dans l’Empire romain pendant le troisième siècle, eut la pensée d’approfondir son histoire et d’en étudier de près les sources. Cet érudit très distingué, dont les conclusions générales m’ont plus d’une fois paru appeler des réserves, mais dont les recherches de détail ont été souvent heureuses, a retrouvé et mis en lumière d’importants Actes de martyrs. On lui doit une édition des Actes authentiques des martyrs scillitains, la découverte de ceux des saints Carpos, Papylos et Agathonicé, qui avaient échappé à Ruinart, la publication d’un nouveau texte de la Passion de sainte Perpétue et de ses compagnons. Aujourd’hui nous devons le féliciter d’avoir trouvé dan deux manuscrits grecs dé la Bibliothèque nationale, originaires l’un de la bibliothèque de Mazarin, l’autre d celle de Colbert, et portant les nos 513 et 1449 du fond grec, le texte original d’où Métaphraste a tiré sa narration.

C’est une longue homélie, commençant ainsi :

Aujourd’hui, à ce qu’il semble, la grâce de Dieu, qui s’est si largement et si puissamment déployée dans les actions du saint martyr Polyeucte, n’est plus mise en question. Aujourd’hui les païens, détestés et l’oreille basse, ceux que leur démence courbe devant les idoles et qui ont placé leur confiance en de vaines images sculptées rougissent, obligés qu’ils sont par la puissance divine d’i miter, malgré eux, le saint martyr Polyeucte, afin que selon la parole sacrée, devant le créateur et l’auteur di toutes choses tout fléchisse dans le ciel, sur la terre et dans les enfers.

A quelle époque appartient cette pièce ? L’exorde que nous venons de reproduire permet, selon M. Aubé, de la dater à peu près. Elle est postérieure à la conversion de Constantin et à l’édit de tolérance promulgué en 313 ; cela est de toute évidence. On ne pourrait cependant la placer sous le règne du premier empereur chrétien, car il est fait allusion, dans les lignes citées plus haut, à la destruction des idoles, et Constantin non seulement ne l’ordonna jamais, mais encore, fidèle observateur de la liberté de conscience proclamée par lui, n’est point toléré que les chrétiens commissent contre la propriété d’autrui des attentats interdits par les lois. Il en fut de même sous les fils de Constantin. Mais M. Aubé pense que l’homélie dont il publie le texte doit avoir été prononcée peu après 363, certainement avant 375, dans les années de réaction ou plutôt de représailles chrétiennes qui suivirent la courte et artificielle renaissance du paganisme tentée par Julien. Je crois cette date mal choisie. J’ai beau parcourir les lois contemporaines de Jovien, de Valentinien, de Valens, je n’aperçois ni réaction très accentuée ni violentes représailles ; la destruction des idoles n’est commandée nulle part. En 371, Valentinien écrit dans un document officiel : Je ne considère comme délictueuse aucune observance religieuse établie par nos ancêtres. Les lois édictées par moi au commencement de mon règne en sont la preuve ; elles accordent à chacun la liberté de suivre tel culte qu’il voudra[31]. C’est la continuation de la politique libérale inaugurée par Constantin. Les mesures prises en 382 par Gratien au sujet des biens des temples laissent également intacte la liberté du culte païen. Théodose lui-même, qui abolit officiellement le paganisme, en interdisant par deux lois successives (391 et 392) le culte public et le culte privé, et en ordonnant la fermeture des temples, ne les détruisit qu’accidentellement et par exception. Néanmoins, sous son règne, de nombreuses violences populaires furent dirigées contre eux, et l’on pourrait sans invraisemblance voir dans l’exorde de l’homélie sur Polyeucte une allusion à la situation alors faite, en beaucoup de lieux, aux adorateurs des idoles. Cependant j’y reconnaîtrais plus volontiers la trace d’événements qui se passèrent sous les fils et petits-fils de Théodose, dans les premières années, peut-être la première moitié du cinquième siècle. Alors eut lieu, d’une manière générale, la transformation en églises des temples qui purent être appropriés à ce nouvel usage (435) ; dès 408, une loi avait ordonné de retirer les statues des dieux des niches ou des piédestaux qu’elles occupaient, suis sedibus evellantur. Les chrétiens renversent les idoles et les païens les cachent, écrit saint Augustin au commencement du cinquième siècle[32]. L’exorde de notre homélie, qui montre les païens détestés et l’oreille basse, obligés d’imiter malgré eux le saint martyr Polyeucte, c’est-à-dire de laisser enlever ou même d’enlever de leurs propres mains les statues autrefois adorées par eux, convient tout à fait à ce moment[33].

La pièce découverte par M. Aubé est donc moins ancienne qu’il ne le suppose. Est-ce à dire que le savant critique s’en soit exagéré la valeur ? Non, assurément. Quand on en rapproche le récit de Métaphraste, on reconnaît qu’elle est l’original d’où ce récit a été tiré. Et quand on l’examine en elle-même, il paraît certain qu’elle est le développement oratoire d’un document beaucoup plus ancien, inconnu aujourd’hui et probablement perdu, mais dont tout, dans l’homélie du cinquième siècle, suppose l’existence. Nous avons donc ici, dit très bien M. Aubé, un de ces morceaux, mélange d’éloquence édifiante et d’histoire traditionnelle, tel qu’on en trouve plus d’un dans les œuvres qui sont venues jusqu’à nous de saint Basile, des deux saints Grégoire (de Nazianze et de Nysse) et de saint Jean Chrysostome. Si tous les documents du quinzième siècle qui nous font connaître la vie et la passion de Jeanne d’Arc avaient disparu, ainsi que les solides travaux de critique dont ils ont été l’objet, et que, après quelques centaines d’années, un érudit retrouva dans la poussière d’une bibliothèque quelqu’un des panégyriques sacrés prononcés solennellement le 8 mai dans la cathédrale d’Orléans, chef-d’œuvre oratoire de Mgr. Dupanloup, d’Henry Perreyve, de Mgr. Perraud, nos arrière-neveux seraient à peu près, pour la connaissance de Jeanne d’Arc, dans une situation analogue à celle où nous sommes aujourd’hui à l’égard de Polyeucte, grâce à l’homélie récemment retrouvée.

Cet éloge funèbre, on le voit, n’est pas à mépriser, et, bien qu’il ne puisse évidemment tenir lieu d’un document contemporain, d’une relation écrite par des témoins du martyre de Polyeucte, de ces Mémoires rédigés par Néarque dont parle avec plus ou moins de véracité l’appendice du manuscrit 513, cependant, en l’absence de la relation primitive, il a une grande autorité : il la suppose et, dans une certaine mesure, la remplace. De l’homélie du cinquième siècle procèdent toutes les Passions de Polyeucte actuellement connues : un texte latin découvert par M. Aubé à la Bibliothèque nationale, où il porte le n° 5278 du fonds latin, et attribué par l’heureux chercheur au cinquième ou sixième siècle ; le plus court des textes publiés par les Bollandistes, abrégé du précédent ; des Actes arméniens existant à la Bibliothèque nationale et attribués également par M. Aubé au cinquième ou sixième siècle ; la paraphrase de Métaphraste ; le deuxième texte latin des Bollandistes, qui n’est qu’une traduction latine de cette dernière. La source commune de toute cette littérature est l’homélie, par laquelle on remonte, peut-être sans intermédiaire, jusqu’au document premier et authentique malheureusement disparu.

Nous pouvons donc considérer le Polyeucte de l’homiliaste comme suffisamment historique : étudions-le.

Le premier renseignement que nous demanderons à l’homélie grecque est un renseignement chronologique : quand eut lieu le martyre de Polyeucte ? La réponse n’est pas satisfaisante. Dèce et Valérien, dit l’auteur, usant en tyrans cruels du pouvoir qu’ils tenaient de Dieu, publièrent un édit nouveau et impie, etc. Écrivant environ un siècle et demi après les faits, à une époque où l’on n’était pas difficile en matière d’histoire, l’auteur de l’homélie suppose que les deux empereurs, qui l’un et l’autre portèrent des édits contre les chrétiens, et qui régnèrent successivement, ont eu un règne simultané, et ont persécuté ensemble. Cette distraction singulière est très ancienne dans la littérature ecclésiastique. On la retrouve sous la plume de saint Optat[34] et de saint Jérôme[35] ; à plus forte raison se rencontre-t-elle souvent dans les martyrologes et les Actes. Nous avons peine, aujourd’hui, à nous l’expliquer, car, entre Dèce et Valérien, il y eut l’empire de Gallus, qui régna un an, celui d’Émilien, qui régna trois mois, et, pendant ses premières années, Valérien se montra favorable aux chrétiens. Tillemont a recherché les motifs d’une confusion aussi surprenante ; on ne peut dire qu’il les ait trouvés[36]. Mais, à défaut d’explication, le fait subsiste, et, quand un document nomme ensemble Dèce et Valérien comme auteurs de la persécution où périt un martyr, il faut reconnaître l’impossibilité de dater exactement, à moins que le document lui-même ne contienne quelque indice permettant de choisir entre les deux empereurs. L’homélie sur saint Polyeucte en donne les moyens : M. l’abbé Duchesne a très savamment montré que certaines indications chronologiques de la pièce grecque, précisées par la comparaison du texte des deux manuscrits, correspondent au 10 janvier 250, c’est-à-dire tout au commencement de la persécution de Dèce[37].

Les documents nouvellement découverts nous renseignent plus exactement sur la vraie condition des personnages. Polyeucte et Néarque ne sont pas des seigneurs arméniens, comme le dit Corneille ; ce sont deux compagnons d’armes, Grecs d’origine, officiers dans l’armée romaine, et faisant probablement partie de la douzième légion Fulminata, cantonnée depuis de longues années à Mélitène. Si Corneille avait songé à cette circonstance, il eût peut-être tiré de beaux effets dramatiques de la tradition attribuant aux prières des soldats chrétiens de cette légion la pluie miraculeuse qui sauva Marc-Aurèle pendant la bataille contre les Quades[38]. Qu’on se figure Néarque, non plus Arménien, comme le fait Corneille, mais Romain, officier de cette légion, et invoquant, dans ses exhortations à Polyeucte, ces souvenirs précieusement conservés comme une gloire à la fois religieuse et militaire du corps où il servait ! Un moderne n’eût pas manqué de tirer parti de cette idée : la muse sobre de Corneille, attentive avant tout au drame intérieur, l’a peut-être dédaignée. Ce que Corneille a inventé, ce que ne lui donnaient pas les documents anciens, c’est le contraste du caractère de Polyeucte et de celui de Néarque. Dans l’homélie grecque, dans les Actes latins, Polyeucte et Néarque sont représentés comme unis par une étroite amitié. Apprenant l’édit impérial, Néarque s’afflige : Nous allons être séparés, dit-il. — Non, répond Polyeucte ; et il raconte à son ami que le Christ lui est apparu, l’a revêtu d’une chlamyde lumineuse et lui a fait présent d’un cheval ailé. Éclairé par une telle vision, Polyeucte écoute d’une oreille docile les exhortations de Néarque. Ayant appris que le martyre peut suppléer au baptême, qu’il n’a pas eu le temps, de recevoir, Polyeucte désire ardemment d’être martyrisé ; il exhorte à son tour son ami : Convenons, lui dit-il, de souffrir le martyre ensemble, sortons, et allons lire l’édit des empereurs. Rien ne fait penser que Néarque ait essayé de modérer ce zèle.

Le contraste que Corneille a marqué si éloquemment entre le caractère de Polyeucte et celui de Néarque se rencontre, chose bien curieuse, entre la rédaction de l’homélie grecque et celle des Actes latins. La pièce grecque montre Polyeucte crachant sur l’édit, le mettant en morceaux ; puis, au moment où passe une procession païenne, se jetant sur les idoles et les brisant. Les Actes latins, dans lesquels on ne peut voir une version occidentale du récit oriental de l’homélie, taisent avec soin cette circonstance, dont ne parle point non plus leur court abrégé publié par les Bollandistes. Le récit y est comme interrompu brusquement après la conversation de Néarque et Polyeucte ; tout de suite nous voyons celui-ci aux prises avec les bourreaux, sans qu’on dise le fait précis pour lequel il a été remis entre leurs mains. Leur rédacteur, qui pour le reste suit, avec des différences de forme, le récit de l’homélie, semble avoir eu ici présent à la pensée ce mot de saint Cyprien, dans lequel se résume l’esprit de l’Église latine : La discipline défend de se livrer soi-même, le jugement de Lactance blâmant d’avoir mal fait le chrétien qui en 303 déchira à Nicomédie l’édit de Dioclétien, et le canon du concile d’Illiberis (Grenade) disant : Si quelqu’un brise les idoles et est tué pour ce fait, il ne sera pas inscrit au nombre des martyrs, car nous ne voyons pas dans l’Évangile que les apôtres aient fait rien de semblable[39]. Il a craint que ces paroles sévères, — auxquelles on pourrait ajouter d’autres émanant, non plus de Latins, mais de Grecs et d’Orientaux, — ne parussent condamner la mémoire du glorieux héros de Mélitène.

Félix ne semble pas, dans les documents anciens, aussi plat et aussi vil que l’a montré Corneille. C’était, soit le légat de la province, soit un des fonctionnaires placés sous ses ordres. Frappé de stupeur après l’acte violent de Polyeucte, il s’écrie : Aujourd’hui, moi Félix, me voilà sans enfants. Si fier naguère de mon gendre et de mes fils, me voilà, tout à coup sans famille. Personne au monde, ni dieu ni homme, ne peut avoir pitié de Polyeucte, après son excès d’audace, après qu’il a si indignement brisé nos dieux. Presque aussitôt l’homélie grecque nous le montre passant de ce premier mouvement d’indignation à des sentiments plus tendres. Et Félix dit : Fais ce que tu pourras pour vivre encore une heure, ô Polyeucte !et le regardant avec une douce pitié : Tais-toi au moins jusqu’à ce que tu aies vu ta femme, avant ta mort.Et le bienheureux Polyeucte éclairé d’une inspiration divine : Quelle femme ? quels enfants ? ma pensée n’est plus là. Le Christ m’a préparé dans les cieux une autre épouse spirituelle. Pour ta fille, si elle consent à me suivre, moi et ma croyance, elle sera bienheureuse et pleine de gloire. Si elle s’attache à un autre parti, elle ira, elle aussi, avec ceux que tu appelles tes dieux, elle ira à la perdition.Félix sur ces mots pleura, et, regardant Polyeucte qui avait entièrement dit adieu aux choses humaines, il lui dit : Et toi aussi, Polyeucte, les sortilèges du Christ t’ont anis hors de toi-même. Parole bien historique : au troisième siècle encore on accusait les chrétiens de maléfices, et Celse regarde le Christ lui-même comme un magicien[40]. M. Aubé me semble avoir raison de croire que le dialogue prêté par l’homiliaste à Félix et à Polyeucte est reproduit de l’interrogatoire de celui-ci, copié peut-être sur le procès-verbal d’audience. Les mots mis ici dans la bouche de Félix doivent être authentiques, dit-il, car ils nous font voir son caractère sous un jour relativement favorable, et une plume chrétienne n’aurait point prêté à un persécuteur des traits de nature à lui faire honneur ou au moins à le relever dans l’opinion, s’ils n’avaient été vrais.

Pauline, qui joue un si grand rôle dans la pièce de Corneille, est à peine indiquée dans les documents anciens. L’homélie la nomme une seule fois, dans ce court passage : Au moment où le bienheureux Polyeucte, qui avait par la pensée rompu avec les choses humaines et semblait habiter le ciel, parlait de la sorte, sa femme Pauline, tout en larmes, et profondément affligée de ce qui était arrivé, accourut et lui dit : Quelle démence s’est emparée de toi, é Polyeucte ! qui t’a trompé au point de te pousser à une pareille action et de te faire briser nos douze dieux ?Et le bienheureux Polyeucte, souriant ironiquement à ces paroles, lui dit : Si moi seul j’ai vaincu et détruit vos douze dieux, ô Pauline ! tu ne peux plus trouver de dieu ici-bas. Crois-moi donc, Pauline, partage ma croyance et ma foi, et empresse-toi d’échanger cette fragile gloire humaine pour l’éternité de la vie céleste. L’auteur des Actes latins prête à Pauline un discours un peu plus long, à Polyeucte une réponse plus étudiée : Pauline essaie de l’attendrir en lui parlant du fils à qui elle a donné le visage et la vertu de son père, en dépeignant la misère où la confiscation des biens du martyr réduira sa famille, en demandant, par une réminiscence classique assez maladroite, aux bras de quel vainqueur elle tombera, captive, quand son époux aura péri. La réponse de Polyeucte est froide, et ne vaut pas celle que rapporte la pièce grecque. De tout ceci, bien peu a passé dans la tragédie de Corneille. Le Polyeucte du poète reste ouvert à toutes les belles affections d’ici-bas, il aime sa Pauline jusque dans la mort, jusque dans le ciel ; le Polyeucte grec a rompu par la pensée avec toutes les choses humaines. Et Pauline ! j’écarte celle des Actes latins, bien déclamatoire, bien artificielle ; mais la Pauline grecque parait naïve et vraie, on peut la croire historique : qu’elle ressemble peu à la Pauline cornélienne, à la jeune femme épousée depuis quinze jours à peine, et si sérieuse, si vivante, si forte, si maîtresse de son cœur et si tendre à la fois ! La Pauline de l’histoire est une mère de famille, aimante, mais sans grandeur, sans autorité : elle essaie à peine de lutter avec son époux : on ne la voit même pas mettre, par un dernier effort, ses petits enfants dans les bras du martyr : on sent qu’après sa mort elle versera des larmes inutiles, mais on n’attend pas de cette molle nature le grand cri :

Je vois, je sais, je crois, je suis désabusée !

Ici l’histoire, comme il arrive souvent, reste inférieure à la poésie.

Une autre divergence très grande, portant non plus sur les caractères, mais sur les faits, c’est le sort attribué à Néarque par le narrateur et par le poète. Dans la tragédie, Néarque est martyrisé avant Polyeucte : l’homélie nous le montre survivant à son ami. Écrivit-il, comme le dit un des manuscrits, la relation primitive du martyre de Polyeucte ? la chose est douteuse ; mais, même cette assertion écartée, le rôle que lui donne l’homélie est fort intéressant. Après avoir dit que le corps du héros chrétien fut enseveli à Mélitène, elle ajoute que Néarque recueillit son sang précieux et sacré, et, l’ayant enfermé dans un linge brillant, le transporta dans la ville des Cananéotes. Je laisse de côté les discussions auxquelles a donné lieu l’identification de cette ville ; je ferai seulement remarquer ce nouvel exemple de la dévotion des anciens pour les reliques, et en particulier pour le sang des martyrs, et, à propos de la translation du sang de Polyeucte dans une ville éloignée de celle où il subit le supplice, je rappellerai la très intéressante inscription de Mastar, en Numidie, relatant la Depositio cruoris de plusieurs témoins du Christ[41].

Je ne pousserai pas plus loin la comparaison entre la tragédie et les documents nouvellement édités. On a pu apprécier ce que ceux-ci donnent à l’histoire, et rapprocher des personnages créés par le génie de Corneille leur Polyeucte, leur Néarque, leur Pauline, leur Félix. Tout en montrant par quels côtés ces héros de la vie réelle diffèrent des héros de la tragédie, ce rapprochement a fait ressortir la haute valeur historique de celle-ci, due moins aux recherches savantes et à l’érudition acquise du poète qu’à une étonnante intuition, non sans doute de la couleur locale, de l’accessoire, du décor extérieur, mais, ce qui vaut mieux, du grand cadre historique où s’agitent les événements et les hommes. Le drame de Polyeucte ne se passe point, comme tant de tragédies classiques, à un moment quelconque, à une heure vague et indéterminée, sur un point en quelque sorte abstrait de l’espace et du temps : ses péripéties se déroulent à une date précise de l’histoire, ses acteurs sont vraiment animés des sentiments qu’excitait, chez des personnages occupant les postes où les place Corneille, la crise au milieu de laquelle il les fait se débattre, ce ne sont pas là les païens et les chrétiens de fantaisie que vit, comme à travers un verre grossissant, l’imagination du moyen âge, ce sont des païens et des chrétiens pensant, sentant, agissant, parlant comme les hommes du troisième siècle, tels que nous les révèlent soit les inscriptions, soit les plus anciens et les plus authentiques des Actes des martyrs. Avec Polyeucte le drame chrétien est fondé, le drame à la fois respectueux de l’histoire et investi des grandes libertés de l’art : par ses beautés neuves et hardies il égale, s’il ne l’efface pas, le drame créé par la Grèce ou imité d’elle.

Pourquoi faut-il que Polyeucte soit resté seul ou presque seul sur ces sommets où le génie de Corneille avait d’un seul coup porté cette nouvelle et vivante forme de la tragédie ? Théodore, en 1645, tomba lamentablement, bien que cette pièce, sottement qualifiée d’infâme par Voltaire, renferme, au milieu de scènes à la fois répugnantes et froides, quelques vers très beaux. Le Saint Genest de Rotrou, en 1647, eut un sort tout autre : elle méritait son succès, cette œuvre curieuse, animée, déjà romantique, osant mettre sur la scène française les hardiesses et les vivacités du théâtre espagnol[42], jetant quelquefois à l’oreille charmée, à l’âme émue, ces grands vers qui se font dire ore rotundo, à pleine lèvre, des vers tout eschyliens, qui auraient mérité de résonner sous le masque antique[43]. Cependant, malgré ces qualités de mouvement et d’éclat, le Saint Genest reste bien inférieur au sublime et profond Polyeucte : c’est déjà un grand honneur pour Rotrou qu’on puisse le nommer à côté de Corneille. Quand nous voudrons nous rendre compte de la hauteur où l’art peut monter en s’inspirant des sources chrétiennes, et en particulier de cette tragédie aux cent actes divers que contiennent en germe les Passions des martyrs, c’est vers Corneille qu’il nous faudra lever les yeux.

 

 

 



[1] Cette étude a paru dans le Contemporain de juin 1883.

[2] Elle a oublié avec raison quelques essais de tragédie sacrée qui précédèrent de très peu de temps Polyeucte, comme la Sainte Agnès de Puget de la Serre et le Saint Eustache de Baro.

[3] Ce rapprochement a été très bien mis en lumière par M. Edmond Le Blant, les Martyrs de l’extrême Orient et les Persécutions antiques, dans le Correspondant, 25 mars 1876.

[4] Cf. dans Dufourcq, Étude sur les Gesta martyrum romains, 1900, le ch. X : De l’influence des Gestes romains sur la littérature (VIIIe-XVe siècles), p. 394-406.

[5] Port-Royal, t. I, Paris, 1860, p. 132.

[6] Voir Jules Levallois, Corneille inconnu, dans le Correspondant, 10 juillet 1875, p. 127-130.

[7] Dans la liste des acteurs, Néarque est qualifié de seigneur arménien ; mais, dans le cours de la pièce, il n’offre aucune trace de cette origine imaginaire.

[8] On sait que l’acte violent de Polyeucte choqua la délicatesse de l’hôtel de Rambouillet et que l’évêque de Vence, Godeau, le blâmait hautement. Mais ce qu’on sait moins, c’est que la censure théâtrale, sous le Consulat, s’opposa par prudence à ce que Polyeucte fût remis en scène : elle craignait que la tragédie de Corneille ne donnât aux citoyens des leçons de fanatisme et d’intolérance religieuse ! Sous l’Empire seulement l’interdiction fut levée. Voir J. Félix, Polyeucte à Rouen et la Censure théâtrale sous le Consulat, dans le Précis des travaux de l’Académie de Rouen, 1879, p. 317-346.

[9] Sainte-Beuve, Port-Royal, t. I, p. 147, 148.

[10] Mgr Perraud, Discours de réception à l’Académie Française, 19 avril 1883.

[11] Port-Royal, t. I, p. 149.

[12] Corpus inscriptionum latinarum, t. VI, p. 332 et suiv.

[13] Port-Royal, t. I, p. 143, 145.

[14] Eusèbe, Chron.

[15] Eusèbe, Hist. Ecclés., VI, 26. Voir Histoire des persécutions pendant les deux premiers siècles, 3e éd., p. 245.

[16] Acte III, scène II. Ce couplet fait toujours un peu rire, dit Voltaire. Cependant c’était bien ainsi qu’au troisième siècle devait parler une Stratonice.

[17] Acte IV, scène VI.

[18] Acte V, scène VI.

[19] Saint Justin, II Apologie, 12.

[20] Acte I, scène IV.

[21] Acte III, scène IV.

[22] Il y a cependant quelques exceptions ; voir plus haut l’épisode d’Acace ; voir aussi les discours de Pionius, adressés, il est vrai, au peuple et non au juge.

[23] Ruinart, p. 18.

[24] Funk, Opera Patrum apostolicorum, t. I, Tubingue, 1881, p. 283.

[25] Voir Histoire des persécutions pendant les deux premiers siècles, 3e éd., p. 458.

[26] Aubé, Polyeucte dans l’histoire. Étude sur le martyre de Polyeucte d’après des documents inédits. Paris, 1882, p. 19.

[27] C. de Smedt, Introductio generalis ad historiam ecclesiasticam critice tractandant, p. 121.

[28] Grégoire de Tours, Historia Francorum, VII, 6 ; De Gloria martyrum, 103.

[29] Tillemont, Mémoires pour servir à l’histoire ecclésiastique des six premiers siècles, t. III, art. sur saint Polyeucte martyr.

[30] Corpus inscriptionum græcarum, 8981. Cf. De Rossi, Bullettino di archeologia cristiana, 1866, p. 72 ; Martigny, Dictionnaire des antiquités chrétiennes, art. Lampes, p. 408 ; Smith, Dict. of christian antiquities, art. Lamps, p. 922.

[31] Code Théodosien, IV, XVI, 9.

[32] Saint Augustin, De consensu evangelistarum, I, 27, 28.

[33] Je renvoie pour le développement de ces idées à mon livre intitulé : l’Art païen sous les empereurs chrétiens.

[34] Saint Optat. De schismo Donat., III.

[35] Saint Jérôme, De viris illustribus, 83 ; Vita S. Pauli ermitæ.

[36] Tillemont, Mémoires, t. III, art. X sur la persécution de Dèce.

[37] Bulletin critique, novembre 1882, p. 223.

[38] Voir Histoire des persécutions pendant les deux premiers siècles, 3e éd., p. 395-396.

[39] Cf. Edmond Le Blant, Polyeucte et le zèle téméraire, dans les Mémoires de l’Académie des inscriptions, t. XXVIII, 1876, 2e partie ; et mon livre sur l’Art païen sous les empereurs chrétiens, p. 220-230.

[40] Voir Edm. Le Blant, Recherches sur l’accusation de magie dirigée contre les premiers chrétiens, extrait des Mémoires de la Société des antiquaires de France, t. XXXI, 1869. Cf. Histoire des persécutions pendant les deux premiers siècles, 3e éd., p. 233.

[41] Corpus Inscript. lat., t. VIII, 6700. Cf. Bullettino di archeologia cristiana, 1875, p. 62.

[42] Voir dans le livre de M. Léonce Person, Histoire du véritable saint Genest, Paris, 1882, p. 5-11, 25-79, la comparaison entre la pièce de Rotrou et celle de Lope de Véga.

[43] Sainte-Beuve, Port-Royal, t. I, p, 168.