Histoire des persécutions pendant la première moitié du troisième siècle

APPENDICE B — LES DOMAINES FUNÉRAIRES CHRÉTIENS.

 

 

Des domaines funéraires tels que ceux qui viennent d’être décrits pouvaient être possédés par des chrétiens. Aucune loi n’empêchait ceux-ci d’avoir des propriétés dans les campagnes et dans la banlieue des villes : il leur était facile d’en consacrer quelques parties à des sépultures de famille ou même de collège. Ils pouvaient, comme tous les sujets de l’Empire, enterrer leurs morts hors des cités, dans leur champ ou leur jardin. Les terrains qu’ils destinaient à cet usage participaient à la situation légale de tous les domaines funéraires.

Le droit romain divise les immeubles en deux classes ceux qui étaient purs et ceux qui ne l’étaient pas[1]. Les législateurs et les jurisconsultes entendent par locus purus tout terrain qui peut être librement vendu, donné, transmis par testament, que rien ne soustrait à la condition commune des propriétés immobilières. Un lieu n’est pas pur, au contraire, quand il est placé hors du commerce. Les terrains de cette dernière catégorie se subdivisent en consacrés, saints et religieux, sacer, sanctus, religiosus[2].

Un lieu consacré est celui que de certaines cérémonies religieuses ont dédié au culte d’une divinité[3]. Un lieu saint est celui que les lois protègent contre les atteintes des particuliers[4]. Un lieu religieux est celui qui est abandonné aux dieux Mânes[5]. Ces trois sortes d’immeubles rentrent dans la catégorie des choses de droit divin, res divin juris : les immeubles ordinaires, les loci puri, appartiennent au droit humain, res humani juris[6].

Tout lieu dans lequel uni cadavre avait été déposé devenait, par ce sent fait, un lieu religieux, sous certaines conditions. Ces conditions étaient de deux sortes : les unes dépendaient du droit pontifical, les autres du droit civil. Selon le droit pontifical, — c’est-à-dire le droit formulé, dans l’ancienne Rome, par le collège des pontifes, et dont ceux-ci étaient les gardiens, — il fallait qu’il y eût justa sepultura pour que le tombeau devint un locus religiosus, un lieu vraiment privilégié et retiré du commerce des hommes. Pour qu’il y eût justa sepultura, une chose était exigée : que le corps eût été réellement confié à la terre, inhumatus[7]. Quand, vers la fin de la république, l’habitude de brûler les cadavres fut devenue générale, cette règle dut être éludée : selon l’usage romain, on ne la supprima pas, mais on la tourna. Pour concilier avec la crémation les prescriptions du rituel, on imagina de mêler un peu de terre aux cendres enfermées dans l’urne, ou d’enterrer un os échappé aux flammes et recueilli sur le bûcher. Le droit civil exigeait, pour l’établissement d’un lieu religieux, une seule chose : que le cadavre eût pu être légitimement déposé dans l’emplacement qui lui était destiné pour tombeau[8]. Ainsi, l’inhumation d’un mort dans le champ d’autrui ne conférait. pas à ce champ le caractère religieux : le nu-propriétaire ne pouvait pas, par l’enterrement d’un des siens, donner le même caractère au terrain dont un tiers avait l’usufruit : le propriétaire d’un fonds servant ne faisait pas de celui-ci un lieu religieux si, en y établissant une sépulture, il entravait l’exercice de la servitude constituée au profit du fonds dominant[9]. En dehors de ce cas, il y avait, comme le définit un rescrit de Marc Aurèle, justa sepultura dès que les restes d’un mort avaient été confiés à la terre[10] : alors, dit Cicéron, le lieu destiné à cet usage devient un vrai sépulcre, et commence à, être saisi par la religion, quo tempore incipiat sepulchrum esse et religione teneatur[11].

Tout ce droit, on le comprend, était favorable aux chrétiens : il assurait l’inviolabilité de leurs tombeaux. Ils n’avaient même point à essayer de l’éluder en quelque chose, puisqu’ils avaient horreur de la crémation des cadavres et que l’inhumation était le seul rite pratiqué par eux[12]. En un sens, leurs usages étaient plus conformes que ceux des païens à l’esprit du droit pontifical romain. Ils repoussaient, il est vrai, le culte des Mânes, comme toute idolâtrie : la mention de ces dieux inférieurs ne se trouve jamais ou presque jamais sur leurs épitaphes, et, quand on l’y rencontre (M. de Rossi l’a reconnue trente-cinq fois seulement sur douze mille inscriptions chrétiennes), on ne peut l’attribuer qu’à l’ignorance ou à une distraction du marbrier[13]. Mais ni le droit pontifical ni le droit civil n’exigeait cette mention, omise sur un grand nombre de marbres païens. La loi déclarait religieux tout tombeau sans se préoccuper des croyances de celui qui y reposait.

Sur un point, cependant, les chrétiens se trouvaient, quant à leurs sépultures, dans une condition moins favorable que les païens. Le caractère religieux protégeait seulement l’espace occupé par le tombeau lui-même : les terrains qui en dépendaient, jardins, vergers, chemins, édifices accessoires, ne participaient point à ce privilège[14]. Un immeuble rempli de sépulcres pouvait être considéré tout entier comme un lieu religieux[15] : mais un immeuble contenant un seul tombeau ou un petit nombre de tombeaux seulement était religieux quant à l’espace occupé par ceux-ci, pur, c’est-à-dire aliénable, quant au reste. Il y avait un moyen d’échapper à cette règle et d’étendre, en quelque sorte, le caractère religieux à l’immeuble entier : mais ce moyen était à l’usage des seuls païens. Ils pouvaient probablement obtenir que les pontifes consacrassent, par des cérémonies que nous ignorons, non seulement le sépulcre, mais encore une certaine étendue de terrain en dépendant. Lieu consacré, LOCVS SAUR, est quelquefois inscrit sur des cippes placés aux limites des terrains funéraires païens[16]. Une inscription trouvée il y a peu d’années à Pouzzoles parle d’un édifice accessoire qui ne pourra être séparé du lieu sacré et religieux dont il dépend[17]. Gaius définit un locus sacer : celui qui a été consacré aux divinités supérieures[18], par opposition au locus religiosus, qui est le domaine des Mânes[19]. Peut-être, pour obtenir des pontifes qu’ils consacrassent un terrain funéraire, c’est-à-dire que d’un locus religiosus ils fissent un locus sacer, fallait-il dédier le tombeau à quelqu’une des divinités supérieures, le mettre, en quelque sorte, sous un patronage plus haut que celui des dieux Mânes : plusieurs inscriptions sont relatives a des tombeaux consacrés à Diane, à Vénus, à Cybèle, à Cupidon, à la Fortune, à l’Espérance et à la mémoire de... [20]. Cependant d’autres inscriptions parlent de monuments, de terrains entourés d’un mur, consacrés aux dieux Mânes[21]. II semble donc assez difficile de dire avec précision en quoi consistait la consécration du lieu funéraire : une seule chose est certaine, c’est qu’elle impliquait l’intervention des pontifes et l’accomplissement de cérémonies idolâtriques : elle était, par conséquent, interdite aux chrétiens.

Il ne paraît point que les païens eux-mêmes l’aient souvent demandée, soit qu’elle ne pût avoir lieu sans des cérémonies compliquées et coûteuses, soit plus probablement qu’elle leur parût inutile. Il était facile d’assurer, par testament, à toutes les dépendances d’un tombeau l’inviolabilité que la loi conférait seulement à celui-ci. Donnant ou léguant à des parents, à des amis, à des affranchis un lieu de sépulture, on pouvait leur retirer, par une disposition appuyée au besoin d’une clause pénale, la faculté d’aliéner même les lieux purs en dépendant, comme les jardins, les champs, les édifices. Une disposition de cette nature était parfaitement licite, et les inscriptions en offrent plusieurs exemples. T. Vettius Hermès attache, en quelque sorte, des jardins au service de son tombeau : leur revenu servira aux repas funèbres et aux offrandes de fleurs. Je défends, dit-il, qu’ils soient jamais aliénés ni partagés[22]. Si quelqu’un, dit un autre testateur, veut après ma mort vendre ou donner le sépulcre, le monument ou un des édifices qui en dépendent, il paiera une amende de... à la caisse des pontifes[23]. Une inscription prévoit le cas où des constructions seraient élevées près du tombeau, où le terrain adjacent serait enclos quiconque donnerait ou aliénerait les dépendances du monument principal paierait une amende au trésor public, une autre amende au collège des Vestales[24]. C’est tout un fonds de terre, le Vicus Spurianus, qu’un habitant des environs de Naples adonné pour accessoire à son tombeau : il est couvert de bâtiments (cum meritoriis) : il y a même une salle à manger contiguë au monument (diæta quæ est juncta huit monumento). Si quelqu’un des héritiers tentait d’aliéner soit la terre, soit les édifices, leur propriété passerait à la ville de Pouzzoles[25]. On pouvait échapper ainsi aux lois qui restreignaient au seul emplacement du tombeau le caractère religieux : sans demander que le reste du domaine fût consacré, il suffisait d’une clause insérée dans un testament ou dans un acte de donation pour le retirer tout entier du commerce. Les chrétiens pouvaient user librement de cette faculté, et se constituer ainsi des domaines funéraires inaliénables, intransmissibles, et aussi vastes qu’il en était besoin.

Les premiers fidèles attachaient une grande importance à. ce que les restes des disciples du Christ ne fussent point souillés par le voisinage de cendres profanes : enterrer dans le même tombeau un chrétien et un païen eût été, à leurs yeux, un véritable sacrilège[26]. La loi romaine leur permettait de le prévenir. Il y a, disent les jurisconsultes, deux sortes de sépultures, la sépulture de la famille et la sépulture héréditaire[27]. Cette dernière devient, après la mort de celui qui l’a fondée, la propriété de son héritier ou de ses héritiers : elle est inaliénable, comme tout lieu religieux, mais transmissible. La sépulture de famille, au contraire, ne devient point la propriété de l’héritier : Ce monument ne suivra pas mon héritier, disent fréquemment les inscriptions[28]. Les membres de la famille y peuvent seuls être enterrés, c’est-à-dire les parents, les affranchis (ils sont de la famille, puisqu’ils portent le gentilitium du patron)[29], l’héritier lui-même : mais ce dernier n’en acquiert pas la propriété, et n’y peut déposer aucun des siens[30]. Le testateur a même le droit d’écarter, dans cette catégorie de personnes, qui il voudra : les inscriptions nomment quelquefois tel ou tel affranchi dont les cendres ne pourront pas reposer dans le tombeau de famille[31]. Les chrétiens pouvaient, par des clauses analogues, écarter de leur sépulture quiconque n’eût point appartenu à leur religion, et nous savons qu’ils usaient de ce droit. Marc Antoine Restitutus a fait cet hypogée pour lui-même et pour ceux des siens qui ont foi dans le Seigneur, dit une inscription[32]. Une autre qui paraît aussi chrétienne, peut se traduire ainsi : Monument de Valerius Mercurius, de Julitta, de Julianus, de Quintilia Verecunda, de mes affranchis et affranchies et de mes descendants appartenant à ma religion. Deux pieds de terrain en long et en large tout autour de ce monument en dépendent[33]. De pareils tombeaux constituent bien des sépultures de famille telles que les définissent les jurisconsultes : et en même temps ils ont bien le caractère exclusif qui convenait à la pureté scrupuleuse des premiers chrétiens.

Même en temps de persécution, ceux-ci jouissaient, en droit, et presque toujours en fait, d’une complète liberté de sépulture. Ils pouvaient relever les restes de leurs martyrs et les transporter dans le tombeau qu’une piété prévoyante avait préparé. Les corps des suppliciés, dit le jurisconsulte Paul, doivent être délivrés à quiconque les demande pour les ensevelir[34]. Ulpien dit de même : Les cadavres de ceux qui ont eu la tête tranchée ne doivent pas être refusés à leurs parents ; on peut recueillir sur le bûcher et déposer dans un tombeau les cendres et les ossements de ceux qui ont été condamnés au feu[35]. Il ajoute, il est vrai, que quelquefois la permission d’agir ainsi n’est point accordée, surtout dans le cas de condamnation pour crime de lèse-majesté : mais c’est l’exception, nonnunquam non permittitur[36]. Même l’exil des condamnés ne s’étend pas toujours à leurs restes : on peut obtenir de l’empereur l’autorisation de les rapporter : et Marcien dit que celle-ci est très fréquemment donnée[37]. C’est ainsi que le pape Pontien, dont l’épitaphe originale a été retrouvée dans le cimetière de Calliste, fut ramené, après sa mort, de l’île de Sardaigne, où il avait été déporté ; son second successeur, Fabien, après avoir obtenu la permission dont parle le jurisconsulte, fréta un navire, et, accompagné d’un nombreux clergé, alla chercher au lieu de son exil les reliques du confesseur du Christ. Les convois funèbres des chrétiens morts au loin, dans la solitude de l’exil ou sous les coups des bourreaux, traversaient librement les provinces et même les villes qui se trouvaient sur leur passage : ceux qui les conduisaient pouvaient invoquer un édit de Septime Sévère et un rescrit de Marc-Aurèle : ce dernier exige seulement que l’autorisation des autorités locales soit demandée ; il n’est pas probable qu’elle ait jamais été refusée[38]. Sous Dioclétien les restes du martyr Boniface sont, dit-on, rapportés ainsi de Tarse à Rome, où on les reçoit solennellement[39]. Une fois confiés à la terre, les corps des chrétiens demeuraient à l’abri, sinon de toute violence populaire, au moins de profanation légale. Que les cadavres qui ont reçu la juste sépulture, c’est-à-dire qui ont été inhumés, ne soient jamais troublés dans leur repos, dit un rescrit de Marc Aurèle[40], qui s’applique à tous sans distinction.

On comprend maintenant comment, à mesure que 1a lumière de l’Évangile se répandit dans l’Empire, Rome et toutes les grandes villes purent se trouver entourées de tombeaux chrétiens. On comprend aussi comment, peu à peu, naquirent autour de ces tombeaux, par un développement insensible et spontané, ces étranges et vastes nécropoles auxquelles l’usage donne indistinctement le nom de catacombes. Un riche chrétien possédait dans quelque lieu d’accès facile, sur le bord d’une grande voie, un prædium d’assez vaste étendue, consacré à une sépulture de famille, et placé dans les conditions légales que j’ai indiquées. Il offrait dans les dépendances de ce terrain funéraire un asile aux restes de ses frères dans. la foi, soit de tous indistinctement, soit de ceux qui lui étaient attachés par les liens de la parenté, de l’amitié, du voisinage, de la fréquentation d’un même lieu de prières. Que de fois l’inscription d’un tombeau païen nous le montre ouvert de même à tels ou à tels des amis du mort, à leurs descendants, à leurs affranchis, ou fait mention de la concession, par vente ou autrement, de telle ou telle partie d’une area sépulcrale ! Il était facile à un chrétien d’agir ainsi, et de pratiquer, sous cette forme, cette œuvre de miséricorde corporelle que l’Église primitive recommandait si fortement, enterrer les morts. Il n’avait pas besoin, pour cela, de modifier l’aspect extérieur de son domaine : il pouvait laisser libre le forum du tombeau, l’area qui entourait immédiatement le sépulcre de famille et se développait autour d’un monument funèbre antérieur peut-être à sa conversion au christianisme ; mais derrière, dans l’area adjecta monumento, sons les vignes et les jardins qui formaient à l’édifice sépulcral comme un gracieux décor de verdure et une noble perspective, il creusait une crypte, avec des corridors et des chambres, de manière à pouvoir y placer de nombreux tombeaux. A cet hypogée qu’il n’y avait aucune raison de dissimuler, un escalier souvent monumental, un portail orné de colonnes, donnaient accès : c’était un ornement de plus pour le domaine funéraire. Une seule précaution était nécessaire : avoir soin que les galeries de l’hypogée ne s’étendissent pas au delà des limites de l’area ; car, en droit romain comme dans notre Code, la propriété du sol emportait la propriété du dessus et du dessous, et pousser une excavation sous le terrain d’autrui eût été une usurpation.

Ai-je fait ici un tableau de fantaisie ? non ; je viens simplement de décrire un hypogée chrétien de la voie Appienne. Il existait sur cette voie, à deux milles de Rome, au premier siècle de notre ère, un terrain sépulcral formant un quadrilatère de cent pieds en façade[41] et deux cent trente pieds en arrière (centum pedes in fronte, ducenti triginta pedes in agro). Un grand édifice funéraire de forme carrée, dont le massif existe encore, s’élevait presque au bord de la voie, au milieu de la ligne de façade. Ce terrain appartenait à une femme de grande famille dont les documents chrétiens nous ont seulement transmis l’agnomen, peut-être baptismal, Lucina. Les inscriptions de diverses époques retrouvées dans les limites de son domaine permettent de penser qu’elle descendait des Cornelii Emilii ou des Cæcilii[42] ; peut-être était-elle cette célèbre Pomponia Græcina dont Tacite raconte la conversion à une religion étrangère, le jugement domestique, la vie triste et retirée[43]. Le prædium qui lui appartenait était primitivement divisé, comme celui que nous avons décrit d’après le marbre d’Urbin, en deux parties, l’area propre du monument, l’area adjecta monumento. La première mesurait cinquante pieds in agro, et probablement demeurait vide de constructions et de cultures ; la seconde s’étendait en arrière sur une longueur de cent quatre-vingts pieds. Lucine, ou l’un de ses descendants, construisit dans cette dernière area, qui était peut-être alors couverte de vignes comme aujourd’hui, un hypogée pour ses parents chrétiens et pour ses frères dans la foi : un vaste escalier, conduisant à une porte taillée dans le tuf et ornée de deux pilastres de même matière, donnait accès dans le souterrain. Ce domaine funéraire, avec le monument antique et la crypte chrétienne, était encore une propriété privée, quand une seconde Lucine, probablement descendante de la première, y enterra, pendant la persécution de Gallus, le pape martyr saint Corneille, peut-être membre de la gens Cornelia et son parent. Les travaux de M. de Rossi ont révélé au monde savant et rendu célèbre ce prædium des Lucines[44], le type le plus parfait d’une catacombe chrétienne pendant la première phase de son développement, avant son incorporation au domaine de l’Église. Les admirables plans joints par M. Michel de Rossi à l’ouvrage de son frère nous font toucher du doigt le soin que prirent les constructeurs de l’hypogée pour empêcher ses galeries de s’étendre en dehors des limites que l’area occupait à la surface du sol[45].

La plupart des catacombes eurent ainsi pour origine des domaines privés ouverts par la charité de riches chrétiens à la sépulture de leurs frères. Une Lucine, peut-être celle même dont nous venons de décrire le prædium de la voie Appienne, en possède un autre sur la voie d’Ostie, où elle ensevelit avec honneur les restes de saint Paul[46], et un troisième sur la voie Aurelia, où furent enterrés les martyrs Processus et Martinien[47]. Sur la voie Ardéatine s’élève, dans le prædium de Flavia Domitilla, la façade monumentale d’un grand hypogée chrétien[48]. Entre la voie Appienne et la voie Ardéatine, sur le bord d’un chemin de traverse qui joint ces deux routes, les Cæcilii chrétiens ouvrent dans leurs terres une crypte que le tombeau d’une martyre de leur famille rend bientôt illustre[49]. Un chrétien nommé Prætextatus a consacré à la sépulture des fidèles son domaine situé sur la voie Appienne, du côté opposé à l’hypogée de Lucine[50]. Les autres voies ne sont pas moins riches en prædia funéraires appartenant à des disciples de l’Évangile. C’est, sur la voie Nomentane, le cimetière ostrien, où saint Pierre a baptisé[51]. Sur la même voie, longtemps après, sainte Agnès est enterrée dans le prædium de ses parents, et sa sœur de lait Émerentienne a son tombeau sur les confins de ce prædium (juxta prædium in confinio agelli beatissimæ martyris Agnetis)[52]. Dans un prædium de la voie Salaria, fut construit l’hypogée autour duquel se développe le cimetière qui a conservé le nom de Priscille[53]. Sur la voie Salaria Nova, sainte Hilaria est enterrée dans son jardin (in horto Hilariæ), avec son mari et ses deux fils[54] ; sur la même voie, le chrétien Thrason — vir christianissimus, potens, et facultatibus locuples — ensevelit dans son prædium, les corps des martyrs Saturninus et Sisinnius[55]. La matrone Théon dépose dans son jardin de la voie d’Ostie (in horlo Theonis) les restes du martyr Timothée[56]. La chrétienne Eugenia consacre son prædium de la voie Latine à la sépulture de nombreux martyrs[57]. Le cimetière de Cyriaque, sur la voie Tiburtine, a pour origine le prædium d’une veuve de ce nom[58]. A seize milles de Rome, la matrone Justa ensevelit, dans son domaine de la voie Nomentane, le martyr Restitutus[59]. Le cimetière de saint Nicomède, sur la même voie, a pour origine le jardin du chrétien Juste (in horto Justi)[60]. Hors de Rome les appellations données aux antiques cimetières chrétiens montrent clairement que leur noyau primitif est une propriété privée. En Afrique, area est le terme consacré. Tertullien parle de areis sepulturarum nostrarum[61]. On connaît l’area du procurator Macrobius Candidianus[62], l’area d’Evelpius[63] ; à Aptonge, l’area où les chrétiens se réunissent pour prier[64] ; à Cirta, l’area des martyrs[65]. L’Africain Montanus, à Carthage, sur le point d’être mis à mort, ordonne que, dans l’area commune, une place soit réservée au milieu des martyrs pour Flavien, qui doit périr deux jours après[66]. Area se trouve aussi en Italie : par exemple, en Ombrie, l’area de Vindicianus[67]. Ailleurs, le terme choisi est jardin : à Milan, le jardin de Philippe, hortus Philippi[68] ; à Salone, le jardin de Métrodore, in horto Metrodori[69]. Les Actes du martyr Philippe, évêque d’Héraclée, nous donnent la description de la villa où son corps reçut une sépulture au moins temporaire. Elle était située à douze milles d’Adrianopolis : « c’était un domaine rempli de fontaines, orné de bosquets, couvert de moissons et de vignes[70]. » Les premiers chrétiens devaient aimer à creuser ainsi, pour eut et leurs frères, le lieu du dernier repos sous la verdure et les fleurs : ils se souvenaient que Jésus-Christ, pendant son court séjour au tombeau, avait voulu reposer dans un lieu semblable : in horto monumentum novum, dit saint Jean. Nous avons choisi pour retraite un sarcophage dans nos jardins, dit de même l’inscription funéraire de deux époux chrétiens[71]. Les principales catacombes se développèrent autour d’un tombeau pareil à celui de Jésus-Christ.

Il ne faut pas croire que ces jardins fussent moins bien entretenus par les chrétiens que par les païens. L’Église primitive ne repoussait aucun des dons de Dieu : tout ce qui est aimable, dit saint Paul, était de son domaine[72] ; elle se plaisait à orner de fleurs ses deuils et ses fêtes. Les premiers chrétiens n’observaient pas les rites païens de la violatio, de la rosatio, des vindemiales ; ils ne tressaient pas pour leurs têtes ou pour les tombes de leurs frères des couronnes de fleurs, afin de ne pas ressembler aux idolâtres[73] : mais ils en aimaient cependant la grâce et le parfum. Je n’achète point de couronnes de fleurs, dit Tertullien, mais j’achète des fleurs : et que vous importe ce que j’en fais ? Je les aime mieux quand elles ne sont pas liées, quand elles se répandent librement, quand elles tombent et semblent errer de tous côtés[74]. Peut-on, dit Minucius Félix, nous accuser de mépriser les fleurs que prodigue le printemps, nous qui cueillons les roses, les lis, toutes les plantes aux couleurs brillantes et’ aux suaves odeurs, et tantôt les semons pêle-mêle devant nos pas, tantôt les enroulons en guirlandes autour de nos cous ? Pardonnez-nous de ne pas nous en couronner : nous aimons mieux les respirer que les mettre dans nos cheveux[75]. Ils se plaisaient à renouveler, dit Prudence, les violettes et les feuillages verts sur le sépulcre de leurs morts[76] : ils aimaient à chercher sous la glace fondante, dans les tièdes hivers des pays chauds, les premiers crocus, les premières pousses de verdure ou de fleurs, pour les y déposer[77]. Ils faisaient, par dévotion, toucher des fleurs aux reliques des saints[78]. Ils plaçaient des fleurs sur les autels[79]. Comme les païens, ils se plaisaient à couvrir leurs chambres sépulcrales de peintures décoratives donnant l’illusion d’un verger ou d’un jardin. Le corridor que l’on trouve en entrant dans l’hypogée de Domitille est orné d’une belle vigne qui rampe sur ses voûtes, se répand sur ses murailles avec la souplesse et l’abandon de la nature. Un escalier de la catacombe de Thrason était décoré de stucs dont les reliefs figuraient des raisins et des pampres. Des vignes, des guirlandes de fleurs et de fruits, au milieu desquelles volent joyeusement des oiseaux, ornent le fond de nombreux arcosolia, les voûtes et les murailles de nombreuses chambres. Bien souvent des fleurs fraîches durent mêler leur éclat et leur parfum à ces élégantes décorations ; les jardins de Théon, de Juste, d’Hilaria, de Philippe ou de Métrodore ne se transformèrent sans doute pas en des champs stériles après que les chrétiens eurent creusé au-dessous d’eux des cryptes décorées souvent avec tant d’art et un art si souriant[80].

 

 

 



[1] Ulpien, au Digeste, XI, VII, 2, § 4.

[2] Ibid.

[3] Gaius, Instit., II, 4.

[4] Ibid., II, 8 ; Marcien, au Digeste, I, VIII ; Ulpien, au Digeste, ibid., 9, § 4.

[5] Gaius, Instit., II, 4.

[6] Ibid., 2, 3, 8, 9.

[7] Cicéron, De legibus, II, 22. Cf. Bouché-Leclercq, les Pontifes de l’ancienne Rome, p. 150 et suiv.

[8] Gaius, II, 6.

[9] Ulpien, au Digeste, II, VII, 2. Cf. Guther, De jure manium, III, c. 2 et 3, 361-403.

[10] Marcien, au Digeste, XI, VII, 39.

[11] De legibus, II, 22.

[12] Minicius Felix, Octavius, 10.

[13] De Rossi, dans le Spicilegium Solesmense, t. III, p. 551 ; cf. Rome souterraine, p. 88.

[14] Celse, cité par Ulpien, au Digeste, XI, VII, 2, § 5.

[15] Non loci sive agri... recta venditio est, si sepulchra dispersa habet. Guther, De jure manium, t. III, c. 4, p. 405. — Cf. Orelli, 4405 : LOCI VERO SIVE AGRI.. QVVM HAREAT PLVRIMA ET DISPERSA LOCIS SEPVLCHRA IVS PER VENDITIONEM TRANSFERRE AD EMPTOREM NON POTVISSET.

[16] Orelli, 4442 ; De Rossi, Bullettino di archeologia cristiana, 1875, p. 39, 56 ; Roma sotterranea, t. III, p. 433.

[17] TABERNVLA AVTEM CVM SVIS SVPERIORIBVS NVLLO MODO AB HOC LOGO SACRO ET RELIGIOSO... SEPARARI POTERIT. Giornale degli scavi di Pompei, 1869, t. I, p. 245.

[18] Sacræ sant (res) quæ diis Saperis consecratæ sunt. Gaius, Instit., II, 4.

[19] Religiosæ (res) quæ diis Manibus relictæ sunt. Ibid.

[20] FORTVNAE, SPEI, VENERI ET MEMORIAE CLAVDIAE SEMNES SACRVM (Orelli, 4456). SACRVM DEANAE ET MEMORIAE ÆLIAE PROCVLAE (ibid., 4li57). SIBI ET ORIFITAE F... VENERI CVPIDINI INFERORVM (ibid., 4584). (Magnæ) DEAE DOMINAE RVFIAE AETERNAE ARAM ET (L) VCVM CONSECRAVI (ibid., 4588).

[21] DEFANATISDIS MANIBVS LOCVM CON SECRAVIT (Orelli, 4352). ENTRA CONSAEPTVM MACERIA LOCVS DEIS MANIBVS CONSECRATVS (Henzen, 73ti5). DIS M. SACRVM. Renier, Inscr. de l’Algérie, 490.

[22] Orelli, 4417.

[23] Ibid., 4427.

[24] Ibid., 4423.

[25] Ibid., 4430.

[26] Saint Cyprien, Ep. 67.

[27] Familiaria sepulchra, hereditaria sepulchra. Gaius, au Digeste, XI, VII, 5. Cf. Guther, De jure manium, t. III, c. 8 et 9, p. 428-440.

[28] Souvent HEREDEM EXTERVM NON SEQVETVR. Fabretti, p. 94, 205 ; Orelli, 4425, 4497, 4509,4532 ; HEREDEM EXTRANRVM NON SEQVETVR, Bullettino di archeologia cristiana, 1865, p. 89 ; VALERE VOLO AB HEREDIBVS MEIS, Henzen, 7331.

[29] De là cette expression sur les tombeaux que le testateur rend communs à soi et à ses affranchis : HOC MONVMENTVM NE DE NO-MINE EXEAT FAMILIAE SVAE (Orelli, 4386, 4425, 4610 ; Henzen,7331). HAEC AEDICLA ALIVM NOMEN NON SEQVETVR (Fabretti, p.95,221). — Sur les noms des affranchis, voir Ferrero, Dei Libertini, Appendice, p. 137 et suiv. (Turin, 1877.)

[30] EXTERAE FAMILIAE ADITVS NON DATVR. Orelli, 4392.

[31] Gruter, 184, 4 ; 862, 5 ; Orelli, 4124 ; Mommsen, Inscr. regni Neap., 6570.

[32] M. ANTONIVS. RESTVTVS. FECIT. YPOGEVM. SIBI. ET. SVIS. FIDENTIBVS. IN. DOMINO. De Rossi, Roma sotterranea, t. I, p. 109.

[33] MONVMENTVM VALERI MERCVRI ET IVLITTES IVLIANI ET QVINTILLES VERECVNDES LIBERTIS LIBERTABVSQVE POSTERIS QVE EORVM AT RELIGIONEM PERTINENTES MEAM. HOC AMPLIVS IN CIRCVITVM CIRCA MONVMENTVM LATI LONGI PER PEDES BINOS QVOD PERTINET AD IPSVM MONVMENT. Bullettino di archeologia cristiana, 1865, p. 54.

[34] Paul, au Digeste, XLVIII, XXIV, 3.

[35] Ulpien, ibid., 1.

[36] Ibid. — Voir, cependant, d’assez nombreux exemples de refus de sépulture dans les Actes des martyrs. Le plus célèbre est relaté dans la lettre de l’Église de Lyon, en 177 (Eusèbe, Hist. Ecclés., V, 1,57-63 ; cf. Histoire des persécutions pendant les deux premiers siècles, 3e éd., p. 429-430), la plupart des autres se rapportent à la persécution de Dioclétien.

[37] Marcien, au Digeste, XLVIII, XXIV, 2.

[38] Ulpien, au Digeste, XLVII, XII, 3, § 4.

[39] Vita S. Bonifacii, dans les Acta Sanctorum, mai, t. III, p. 230.

[40] Digeste, XI, VII, 3.

[41] Cette même mesure fut adoptée pour la base du monument de Cœcilia Metella et pour la façade de l’area sépulcrale des Scipions.

[42] De Rossi, Roma sotterranea, t. I, p. 309 et sqq.

[43] Ann., XIII, 32. Voir De Rossi, l. c., t. I, p. 319 ; t. II, p. 282, 363. Cf. Rome souterraine, p. 183-186, et Histoire des persécutions pendant les deux premiers siècles, p. 26-29.

[44] De Rossi, Roma sotterranea, t. I, p. 223-351.

[45] Ibid., t. I, 2e partie, p. 69 à 78 et pl. XXXII-XXXIII.

[46] Aringhi, Roma subterranea, t. I, p. 109 ; De Rossi, t. I, p. 207.

[47] Aringhi, t. I, p. 450.

[48] De Rossi, Bullettino di archeologia cristiana, 1865, p. 33 et sq.

[49] De Rossi, Roma sotterranea, t. II, p. 153, 244.

[50] Aringhi, t. I, p. 476.

[51] De Rossi, t. I, p. 189. Cf. Histoire des persécutions pendant les deux premiers siècles, 3e éd., p. 17 et note 4.

[52] Aringhi, t. II, p. 152 ; De Rossi, t. I, p. 207.

[53] Aringhi, t. II, p. 217 ; Bull. di arch. crist., 1888-1889, p. 15-66, 103-133. Cf. Hist. des persécutions pendant les deux premiers siècles, 3e éd., p. 117-119.

[54] Aringhi, t. II, p. 121 ; De Rossi, t. I, p. 207.

[55] Aringhi, t. II, p. 232.

[56] Aringhi, t. I, p. 437 ; De Rossi, t. I, p. 207.

[57] Aringhi, t. II, p. 5.

[58] Aringhi, t. II, p. 125.

[59] Aringhi, t. II, p. 751.

[60] Aringhi, t. II, p. 117 ; De Rossi, t. I, p. 207.

[61] Ad Scapulam, 3.

[62] Acta proconsularia S. Cypriani, dans Ruinart, Acta martyrum sincera, p. 219.

[63] Bullettino di archeologia cristiana,1864, p. 28 ; Renier, Inscr. de l’Algérie, 4025.

[64] Area ubi orationes facitis. Gesta purgations Felicis, dans Baluze, Miscellanea, t. I, p. 20.

[65] Area martyrum. Gesta purgationis Cæciliani, ibid., t. I, p. 24.

[66] Sed et in medio eorum in area solum servari jussit, ut nec sepulturæ consortio privaretur (Flavianus). Passio SS. Montani, Leucii, etc., 15, dans Ruinart, p. 239.

[67] Bullettino di archeologia cristiana, 1871, p. 93.

[68] Ibid., 1864, p. 29.

[69] Corp. Inscr. lat., t. III, 2207.

[70] Ea possessio et fontibus abundabat, et nemore ornata et messibus et vineis. Passio S. Philippi, 15, dans Ruinart, p. 453.

[71] IN SARCOPHAGO IN HORMIS NOSTRIS SECESSIMVS. Gruter, 1059, 6.

[72] Philipp., IV, 8.

[73] Tertullien, Apologétique, 42 ; Minucius Félix, Octavius, 38.

[74] Tertullien, l. c.

[75] Minucius Félix, l. c.

[76] Prudence, Cathem., X, 169, 170.

[77] Id., Peristeph., III, 201-205.

[78] Saint Augustin, De civ. Dei, XXII, 8.

[79] Ibid.

[80] Une épitaphe chrétienne d’Acmonia, en Asie Mineure, fait mention d’une fondation funéraire affectée à la rosatio (Ramsay, dans Revue des études grecques, t. II, n° 5, 1889). C’est, je crois, la première fois que l’on trouve la mention de cet usage dans l’épigraphie chrétienne. Duchesne, Bulletin critique, 1889, p. 279. Cf. De Rossi, Roma sotterranea, t. III, p. 504.