Histoire des persécutions pendant la première moitié du troisième siècle

CHAPITRE VI — LE PREMIER EMPEREUR CHRÉTIEN.

 

 

I. — La pénitence de Philippe.

Entre l’Iturée, Damas et le désert, la Trachonitide s’élève de trente pieds environ au-dessus des plaines ondulées du Haourân, comme un banc de rochers dans une mer de verdure. On dirait, à voir ce sol tourmenté, que des flots de basalte se sont pétrifiés tout à coup au milieu de la tempête. De violentes secousses y ont ouvert ces gouffres, ces grottes, ces défilés, qui font du pays du Ledja un objet d’étonnement[1]. Le nom arabe de ce district est significatif : El-Hedja, le Repaire[2]. Là, vivaient, nichées comme des oiseaux de proie dans les trous de la montagne, des populations sauvages, méfiantes, qui portaient un regard de convoitise sur les riches plaines environnantes, et dont les incursions y jetaient partout la terreur. Un des cheiks auxquels étaient soumis, au troisième siècles, ces turbulents vassaux, s’appelait Marinus[3] : son fils Philippe[4] devait gouverner un jour l’Empire romain. Celui-ci vit le jour dans une de ces bourgades dont les demeures massives, merveilleusement conservées par le climat, remontent aux époques les plus reculées et semblent construites d’hier. Plusieurs inscriptions découvertes à Chéchébé, village important du Haourân, situé sur la lisière de la Trachonitide, permettent de l’identifier avec le lieu où naquit le futur empereur[5].

La Trachonitide était moins inaccessible à cette époque qu’au temps où Zénodore en avait fait un nid de brigands[6]. Une voie romaine la traversait en ligne droite, reliant Damas avec la province d’Arabie : large de quatre mètres, pavée de quartiers de lave, bordée de chaque côté par des blocs plantés debout, elle donnait passage aux soldats et aux courriers de Rome. L’Évangile avait probablement pénétré avec la civilisation dans les montagnes du Ledja, car Philippe fut, selon l’expression de saint Jérôme, le premier des souverains chrétiens de Rome[7], et, comme aucun historien ne marque l’époque ou la cause de sa conversion, on doit croire qu’il était chrétien de naissance. Le christianisme comptait de nombreux fidèles dans le Haourân, et particulièrement à Bostra, où venait aboutir la route militaire. Bostra, résidence du gouverneur d’Arabie et quartier général d’une légion[8], était une de ces opulentes cités, à, la fois villes de plaisir et villes fortes, que Rome avait posées comme des sentinelles sur les limites du désert : le théâtre y était enfermé dans la citadelle, et, à l’abri des remparts de la cité, s’élevaient les temples, les thermes, les arcs de triomphe. Une église du commencement du sixième siècle existe encore dans la moderne Bozrah : trois cents ans plus tôt on devait y voir déjà des édifices chrétiens. A l’époque de la jeunesse de Philippe, elle avait pour évêque un docteur célèbre, Bérylle, qui s’engagea dans les erreurs modalistes, et les abandonna ensuite à la voix d’Origène[9]. Peut-être est-ce lui qui mit le grand écrivain en rapport avec le légat impérial d’Arabie : on sait que, pendant le règne d’Alexandre Sévère, une correspondance s’engagea entre le catéchiste alexandrin et ce haut fonctionnaire sur les matières religieuses[10]. La Trachonitide, située à distance presque égale de Damas au nord et de Bostra au sud, et traversée par la grande voie qui reliait ces deux villes, put facilement recevoir le christianisme de l’une ou de l’autre.

On a peu de documents sur Philippe, à l’exception de quelques mots des deux Aurelius Victor[11]. L’Histoire Auguste, offre, entre les années 244-253, c’est-à-dire pendant son règne, une lacune que l’on comble malaisément avec Zosime, qui est du cinquième siècle, et Zonare, qui écrivait au douzième[12]. Marcus Julius Philippus (tels sont les noms que lui donnent les inscriptions)[13] nous apparaît, pour la première fois, officier supérieur de l’armée romaine, dans la guerre soutenue par Gordien III contre les Perses. Depuis vingt ans la Perse, après cinq siècles d’asservissement, s’était réveillée et avait repris l’hégémonie de l’Orient. L’empire parthique avait croulé sous ses coups. Le restaurateur de la Perse, Ardeschir ou Artaxerxés, portait la tiare comme les descendants de Cyrus, et prétendait remettre sous son sceptre tous les pays que Cyrus avait possédés. Mais, pour accomplir ce rêve gigantesque, il ne suffisait pas d’avoir détruit l’empire des Parthes et fait triompher le culte d’Ormuzd et les lois de Zoroastre de l’Indus au Tigre et de la mer Caspienne à la mer des Indes ; il fallait se heurter maintenant à une domination plus puissante que celles des Arsacides, et rejeter les Romains au delà du Bosphore. Commencée par, Artaxerxés, pendant le règne d’Alexandre Sévère, qui l’avait soutenue glorieusement, interrompue sous Maximin, la guerre avait été reprise par le fils d’Artaxerxés, Sapor Ier, pendant le règne de Gordien. La Mésopotamie romaine était envahie, Nisibe, Carrhes, étaient déjà tombées aux mains des Barbares, Antioche elle-même semblait près de succomber, quand Gordien accourut, amenant, comme préfet du prétoire et général en chef, son beau-père, l’illustre et honnête Timésithée. Antioche fut dégagée, et les villes conquises par les Perses furent reprises l’une après l’autre. Timésithée mourut au milieu de ces éclatants succès. On accusa Philippe d’avoir hâté par le poison la fin de la maladie qui l’emporta : accusation probablement calomnieuse, comme tant de bruits semblables dont sont remplies les histoires de cette époque. Gordien nomma Philippe préfet du prétoire à la place de Timésithée, et il n’eût pas sans doute donné ce poste à un homme que des indices sérieux auraient désigné comme l’assassin de son beau-père, du politique illustre auquel le sénat venait de décerner le titre de tuteur de la République[14]. Mais si les annalistes crédules ont accueilli avec trop de facilité une rumeur sans vraisemblance, ils paraissent avoir exactement rapporté les intrigues qui élevèrent bientôt Philippe de la préfecture du prétoire à l’empire.

Une grande victoire avait été remportée sous le nouveau général. Bientôt, cependant, une force occulte sembla désorganiser l’armée. En campagne, le préfet du prétoire était tout-puissant pour le bien et pour le mal. Les approvisionnements, les armes, les arsenaux, tout ce qui fait la vie du soldat, dépendait de lui, et, comme major général, il avait la direction suprême des opérations. Philippe mit cet immense pouvoir au service d’une ambition coupable. Il s’en servit avec mesure et perfidie tout à la fois, fatiguant les troupes, évitant les désastres, et sachant rejeter sur l’empereur la responsabilité des souffrances qu’il avait habilement préparées. Les convois de vivres n’arrivaient plus, les pays que l’on traversait paraissaient choisis à dessein pour affamer le soldat. Celui-ci murmurait. Des propos adroitement semés entretenaient son mécontentement. Gordien est trop jeune, disait-on ; il faut lui adjoindre un collègue expérimenté, il faut associer Philippe à l’empire ! Gordien n’avait que dix-neuf ans : ces paroles n’étaient pas sans quelque apparence de raison. Devant ce mouvement d’opinion habilement préparé, Gordien céda. Mais bientôt, mal conseillé, le jeune empereur tenta de secouer le joug et de reprendre l’autorité qu’il avait abandonnée malgré lui. Philippe le fit tuer.

Deux soins s’imposaient au meurtrier : se faire accepter à Rome, mettre fin à la guerre Persique. Le premier n’était pas très difficile à remplir : il suffisait de voiler d’un prétexte honnête une usurpation sanglante ; le sénat comprenait toujours ce que les empereurs lui permettaient ou lui ordonnaient de comprendre, et ses pensées discrètes n’allaient pas plus loin. Philippe fit donner au jeune Gordien une sépulture honorable. Les uns disent qu’on rapporta ses cendres à Rome, les autres qu’on l’enterra comme un soldat, en face de l’ennemi, près des frontières de la Perse, au delà de l’Euphrate[15]. Le nouvel empereur écrivit à Rome que Gordien était mort de maladie, et que les soldats l’avaient élu à sa place. Son intérêt était de le persuader à tous : aussi se s’opposa-t-il pas à ce que le sénat entourât de marques d’honneur la mémoire de sa victime, dont lui-même ne parla jamais qu’avec respect. Gordien fut mis au rang des dieux ; sa famille fut déclarée exempte de toute tutelle et de toute fonction publique, ce qui était une grande faveur à une époque où les fonctions publiques étaient considérées comme des charges, que l’on fuyait à l’égal du service militaire. Les affaires ainsi réglées à Rome, Philippe comprit qu’il ne pouvait demeurer longtemps éloigné de la capitale de l’Empire, et que, là seulement, l’accueil du peuple et du sénat légitimerait son usurpation. Il se hâta donc de terminer la guerre. Le but de la campagne avait été atteint, puisque Antioche était dégagée, et la Mésopotamie romaine purgée de la présence de l’ennemi. La dernière bataille avait, il est vrai, ouvert la route vers l’intérieur de la Perse : un Trajan n’eût pas hésité à marcher vers Ctésiphon. Philippe, pressé de rentrer à Rome, ou comprenant que le temps des conquêtes était passé et que les aigles romaines auraient assez à faire à l’avenir de défendre les frontières, préféra traiter. Conclut-il, comme le prétend Zonare[16], une paix ignominieuse, abandonnant aux Perses la Mésopotamie, que l’on venait de reprendre, et l’Arménie romaine, dans laquelle ils n’étaient pas entrés ? Cela est peu probable, et Zonare se contredit lui-même en ajoutant que Philippe, poussé par l’opinion, rompit ensuite le traité et reprit les deux provinces. Tout fait supposer que l’accord fut honorable, consacrant le statu quo, c’est-à-dire la libération des provinces envahies, sans perte et sans acquisition nouvelle pour l’Empire. On put croire à une paix définitive[17]. Et probablement Philippe rapporta de cette campagne rapidement terminée quelque gloire militaire, car une inscription du camp prétorien lui donne le titre de Persique[18], flatterie des soldats qui se serait tournée en grossière ironie, si la version de Zonare avait été vraie.

Philippe régla rapidement plusieurs affaires avant de quitter l’Orient. Contrairement à bien des ambitieux de basse origine, dont le premier désir, dès qu’ils ont atteint l’objet de leur ambition, est de faire oublier leur famille et leur patrie, le nouvel empereur s’efforça de lier l’une et l’autre intimement à sa fortune. Sa femme, Otacilia Severa, et son fils, appelé comme lui Philippe, l’avaient suivi dans les camps : il s’associa immédiatement, avec le titre de César, ce dernier, enfant de sept ans, que, depuis l’âge de cinq ans jusqu’à sa mort, on ne vit jamais sourire[19]. Bostra, où il avait laissé peut-être des souvenirs d’enfance[20], fut élevée à la dignité de métropole[21]. Son village natal, Chéchébé, dont le nom antique est inconnu, devint la colonie romaine de Philippopolis[22] ; elle eut un sénat[23], et data de Philippe la première année de son ère[24]. Il était peut-être à Antioche, son étape nécessaire vers Rome, quand il prit ces diverses mesures ; son séjour dans la grande ville syrienne, où il arriva vraisemblablement vers la fin de mars ou le commencement d’avril 244, fut marqué par un incident extraordinaire, qu’Eusèbe nous fait connaître en ces termes :

On raconte que Philippe, qui était chrétien[25], voulut assister avec le peuple aux prières qui se faisaient dans l’église la veille de Pâques, mais que celui qui était alors évêque ne lui permit pas d’y entrer avant qu’il se frît confessé et eût fait pénitence avec les pécheurs. Autrement, il ne pouvait être admis, à cause de la multitude de ses crimes. On ajoute que l’empereur se soumit volontiers, montrant par cette action qu’il était pénétré de la crainte de Dieu[26].

Le jour de Pâques tombait probablement cette année-là, le 14 avril[27]. Saint Jean Chrysostome donne le nom de l’évêque : c’était saint Babylas, qui mourut martyr dans la persécution de Dèce. Le grand orateur nous le montre appuyant la main sur la poitrine du prince et le chassant de l’église sans plus de trouble qu’un pasteur qui chasse une brebis malade de sa bergerie[28]. La Chronique d’Alexandrie ajoute que l’impératrice Otacilia Severa accompagnait l’empereur, et fut comme lui retranchée de la société des fidèles[29] : probablement l’évêque la considéra comme complice du crime de son mari, soit parce qu’elle l’avait connu, soit parce qu’elle en avait profité.

Plusieurs historiens ont révoqué en doute cette curieuse anecdote. Les écrivains qui la rapportent, dit-on, vivaient ou écrivaient après la pénitence de Théodose, et il convenait d’accroître l’autorité de cet exemple fameux en confirmant les bruits qui avaient naturellement pris cours parmi les chrétiens sur la pénitence publique de toute une famille impériale, que sa tolérance avait fait soupçonner de christianisme[30]. Je ne comprends pas bien cet argument. Il était inutile d’accroître l’autorité de la pénitence imposée par saint Ambroise à Théodose : le grand empereur du quatrième siècle l’avait acceptée sans résistance ; par conséquent, on n’avait pas besoin d’aller chercher dans l’histoire du siècle précédent un exemple qui prît l’y déterminer. Et quant à l’effet à produire sur les peuples, la soumission de Théodose était un événement assez considérable, assez éclatant, pour que nul ne songeât à en augmenter la portée en racontant de Philippe, inférieur à tant d’égards, une aventure analogue. La tradition conservée par Eusèbe, par saint Jean Chrysostome, et par l’auteur de la Chronique d’Alexandrie, a d’autant plus de force, que chacun de ces trois écrivains semble l’avoir empruntée à une source différente, et que certainement ils ne se sont pas copiés l’un l’autre. Eusèbe, qui rappelle correctement les antécédents de Philippe dans les lignes qui précèdent celles que nous avons traduites, ne nomme ni Antioche, ni Babylas. Saint Jean Chrysostome ne nomme pas Philippe, raconte avec inexactitude le passé du prince ; mais, né à Antioche, ayant fait partie du clergé de cette Église, familier avec son histoire, il attribue le fait à saint Babylas. L’auteur de la Chronique d’Alexandrie relate les antécédents de Philippe moins inexactement que saint Jean Chrysostome, bien que d’une manière encore défectueuse ; mais il désigne expressément saint Babylas, et fait connaître la présence de l’impératrice : il cite sur ce sujet Leontius, évêque d’Antioche en 348. La tradition était formelle : les écrivains qui la rapportent, avec des variantes sensibles, ne l’ont certainement pas inventée, et il faudrait des preuves bien fortes pour affirmer, contre toute vraisemblance, qu’elle repose sur l’erreur ou l’imposture[31].

 

II. — La paix de l’Église sous Philippe.

Le peu que nous savons du règne de Philippe indique un prince actif, énergique, qui ne méritait pas le reproche d’inertie, de nonchalance tant de fois adressé aux chrétiens des premiers siècles[32], et répété encore à propos de lui par le païen Zosime, écho inintelligent d’anciennes calomnies[33]. Ses deux premières années (245-246) furent consacrées à défendre les colons romains du bas Danube contre une peuplade d’origine gétique, à laquelle les historiens donnent le nom de Carpi. Le succès récompensa ses efforts, car il reçut le titre de Carpique, de Germanique[34] ; on frappa des médailles en l’honneur de ses victoires sur les Carpes[35]. Un témoignage privé permet de juger l’exactitude de ces louanges officielles : on possède un ex-voto dédié à Sérapis par un habitant des régions envahies, délivré des Carpes[36]. A Rome, Philippe se préoccupa de relever la moralité publique. Il rendit à ce sujet, en 248, un peu après la célébration des jeux séculaires, une loi excellente et courageuse. Alexandre Sévère, quelques années auparavant, épouvanté de l’affreuse dissolution des mœurs romaines, avait eu la pensée de corriger ce qu’elle offrait de plus outrageant pour la nature humaine ; mais il n’avait osé poursuivre son dessein[37]. Seule une main chrétienne pouvait accomplir l’œuvre laissée inachevée par le fils de Mammée. Aurelius Victor loue Philippe d’avoir vengé ainsi la moralité publique[38], et, bien que le vice proscrit par ses soins ait promptement reparu après lui, l’histoire n’en doit pas moins rendre hommage au chrétien imparfait qui osa tenter une réforme devant laquelle les meilleurs païens avaient reculé.

D’après les calculs de Varron, la millième année de la fondation de Rome devait commencer le 21 avril 247[39]. Philippe donna à cette occasion, soit en 247, soit plus probablement en 248, des fêtes magnifiques, mais toutes païennes. Les pontifes immolèrent des victimes, les aruspices furent consultés[40], de longues processions montèrent sans doute au Capitole avec la pompe traditionnelle. Ce fut la part de la religion. Puis vint la part du peuple : jeux et amusements de toutes sortes[41], spectacles de jour et de nuit au Champ de Mars[42], chasses au Cirque, où furent tuées d’innombrables bêtes féroces que Gordien avait mises en réserve pour célébrer son triomphe s’il revenait vainqueur des Perses[43]. On dit que Philippe s’amusa beaucoup, et que sa gaieté bruyante contrastait avec le sérieux de son jeune fils[44] devenu son collègue, cet étrange enfant qui portait dans le palais impérial la gravité d’un cheik arabe. Le prince chrétien laissa-t-il paraître quelque chose de ses croyances intimes dans cet hommage solennel rendu à, l’éternité de l’Empire ? On ne le voit pas. Les historiens, cependant, ne mentionnent pas de combats de gladiateurs parmi les amusements offerts par lui aux désœuvrés de Rome : est-ce oubli de leur part, ou l’omission fut-elle réelle ? Dans cette dernière hypothèse il paraîtrait difficile qu’elle n’ait pas été volontaire, et l’on serait tenté de chercher dans la religion de Philippe le motif d’une abstention si contraire aux usages de ce temps. Mais les écrivains auxquels nous empruntons quelques détails sur le règne de Philippe sont trop laconiques pour que leur silence sur un fait permettre de conclure qu’il n’a pas eu lieu. On peut avoir donné des combats de gladiateurs, bien qu’ils n’en parlent pas, de même que l’empereur peut avoir pris part aux sacrifices, ou au moins y avoir assisté, bien que leur silence sur ce point ait été remarqué par Orose[45]. Cependant toute pensée de mansuétude évangélique ne fut peut-être pas absente des fêtes de 248 : un rescrit des deux Philippes parle d’une amnistie générale qui permit le retour, aux exilés et aux déportés[46] ; cette generalis indulgentia eut probablement pour cause le millénaire de Rome[47].

Les chrétiens — je parle des chrétiens fervents, non de ceux que nous verrons tout à l’heure cédant à l’esprit du monde et capables de toutes les capitulations de conscience — prirent-ils part à ces fêtes ? Montrèrent-ils quelque empressement à solenniser le dixième centenaire de cette Rome dont les apologistes du siècle précédent aimaient à confondre les destinées avec celles de leur religion[48] ? Virent-ils, comme devait le faire plus tard Orose, la main de la Providence dans le choix d’un empereur baptisé pour présider à ce glorieux anniversaire, et prendre, en quelque sorte, au nom de Dieu possession de l’histoire romaine[49] ? Les écrits du temps ne nous le disent pas[50], et la question de savoir si les chrétiens prirent une part extérieure à la joie publique resté sans réponse. S’ils s’abstinrent, ce que l’absence de tout témoignage à ce sujet rend vraisemblable, on doit remarquer, à la louange de Philippe, qu’il n’y eut contre eux aucun mouvement populaire. En d’autres temps, la réserve observée par les membres de l’Église dans une occasion aussi solennelle, la gravité de leur maintien, contrastant avec l’exubérance de la foule et en paraissant la tacite condamnation, auraient soulevé contre eux la populace païenne de Rome. Dans une circonstance où certes le patriotisme semblait moins intéressé, la foule fut sur le point de faire payer cher aux chrétiens le refus de prendre part à une fête officielle. Après l’entrée de Septime Sévère à Rome en 197, la réserve qu’ils avaient gardée avait été cause d’une émeute, comprimée par la fermeté de l’empereur[51]. Probablement, le peuple redouta de même celle de Philippe, qui aurait protégé ses coreligionnaires contre les entreprises de païens trop zélés, et fait respecter en eux la liberté de ne pas prendre part aux processions et de ne pas aller au spectacle.

On a pu se rendre compte de ce que fut le christianisme de Philippe, religion intime, qui ne passait point ou passait à peine dans les actes extérieurs. Si Tertullien avait vécu jusqu’à ce règne, il lui eût sans doute appliqué sa fameuse phrase : Il est impossible d’être à la fois César et chrétien[52]. Au milieu du troisième siècle, les temps n’étaient pas mûrs pour un changement radical : aucun prince n’eût été assez puissant pour retirer au paganisme la situation de religion d’État, et certes une telle révolution ne pouvait être l’œuvre d’un aventurier porté au trône par le crime, sans naissance, sans famille, sans racines clans le monde romain. Tout l’extérieur de la société antique, cérémonies, monnaies, monuments, demeura païen. Philippe garda le titre de souverain pontife[53], ses monnaies, celles de sa femme[54], les médailles frappées en l’honneur de son père, qu’une bizarre flatterie avait déifié[55], portèrent des marques de paganisme : le même titre ne fut-il pas conservé par tous les empereurs jusqu’à Gratien[56], et la numismatique de Constantin n’offre-t-elle pas des images ou des légendes païennes[57] ? Cependant, on pourrait attribuer au peu d’empressement de Philippe à revêtir les sacerdoces idolâtriques la chute d’une confrérie composée des plus grands personnages de Rome, et à laquelle les empereurs, jusqu’à lui, s’étaient fait gloire d’appartenir. Après le règne de Gordien, on n’entend plus parler des Arvales : leurs noms et leurs actes ne paraissent plus sur les marbres[58].

Si Philippe porta un coup au paganisme, ce fut de cette manière indirecte, en s’abstenant de faire partie de quelque collège idolâtrique qui ne se soutenait que parla protection officielle, et qui tombait de soi-même quand l’empereur le négligeait[59]. Les chrétiens ne lui en demandaient pas davantage, ou même ils ne lui demandaient pas tant. Ils ne réclamaient de l’État qu’une chose : la liberté d’être. Alexandre Sévère la leur avait accordée : christianos esse passas est, dit son historien[60] ; Philippe la leur donna plus libéralement encore. Quelque soin qu’il prît à observer extérieurement toutes les pratiques imposées par l’usagé à un empereur romain, ses sentiments intimes, plus encore ceux de son entourage immédiat, transpiraient inévitablement : la confiance des chrétiens s’en accroissait. Ils voyaient peut-être dans la gravité précoce, l’attitude attristée du jeune collègue de l’empereur, une révolte secrète contre les joies impures du paganisme, une protestation silencieuse contre la part que son père et probablement lui-même étaient à certains jours obligés d’y prendre. On avait, deux siècles auparavant, reconnu à ces signes la conversion d’une grande dame romaine au christianisme[61] : en les retrouvant dans le jeune Philippe, on y découvrait apparemment les traces et comme l’empreinte d’une éducation chrétienne. L’impératrice Otacilia Severa ne faisait pas mystère de ses croyances religieuses. Elle correspondait avec Origène, ainsi que son mari. Eusèbe parle d’une lettre d’Origène à Philippe et d’une autre à Severa[62]. Rufin, traduisant Eusèbe, ajoute un détail à cette indication sommaire : dans ces lettres, dit-il, Origène ne déguisait la vérité par aucune flatterie. Saint Jérôme les a connues[63], et saint Vincent de Lérins, qui les lut aussi, dit que l’illustre docteur y parlait avec l’autorité du magistère chrétien, christiani magisterii auctoritate[64]. Les chrétiens ne pouvaient ignorer que le nouveau maître de l’Empire écoutait avec respect ce langage et, dans le secret de son cœur, acceptait ce magistère : aussi vivaient-ils dans une sécurité profonde et joyeuse, plus libres que jamais dans la manifestation de leur foi, et, en certains pays, très vifs et très audacieux contre les erreurs païennes[65].

Le pape saint Fabien était assis depuis 236 dans la chaire de saint Pierre. Il profita de la faveur dont jouissait l’Église pendant le très doux empire de Philippe[66] pour accomplir envers l’un de ses prédécesseurs, dont nous avons plus haut raconté le martyre, un acte de piété filiale qui se lie étroitement à l’histoire des catacombes.

Le corps de saint Pontien, mort en Sardaigne, n’y fut pas laissé, mais rapporté à Rome pour y recevoir l’honneur de la sépulture dans le cimetière papal. Le soin de ce pieux office fut estimé si important, que le pape lui-même, entouré de son clergé, fit le voyage de Sardaigne et accompagna sur le navire qui les ramenait les saintes dépouilles[67]. De quel droit put-il déterrer les corps des déportés et les rendre à leur patrie ? Le jurisconsulte Marcien, son contemporain, nous donne la réponse : Si quelqu’un, dit-il, a été déporté ou relégué dans une île, la peine dure même après la mort, et il n’est pas permis de le transporter du lieu de son exil et de l’enterrer ailleurs sans le consentement du prince, comme l’ont écrit très souvent Sévère et Caracalla, en accordant cette permission à un grand nombre de pétitionnaires[68]. Ces paroles de Marcien trouvent un commentaire historique dans un passage de Tacite sur Lollia Paulina, morte en exil : Néron, dit-il, permit de rapporter les cendres de Lollia Paulina et de lui construire un tombeau[69]. Le voyage de Fabien et de son clergé sur le navire qui rapportait les reliques de Pontien ne semble pas avoir été fait en secret et contrairement aux lois. Le pape dut demander au prince la faveur dont parle Marcien, et l’obtenir. Le règne des deux Philippes, ces grands amis des chrétiens, me semble. le temps dans lequel Fabien dut avoir la hardiesse de solliciter l’indult nécessaire à la translation publique du corps de son glorieux prédécesseur des rivages de la Sardaigne au cimetière de Calliste. Le fait de cette translation, accomplie dans des conditions aussi solennelles, est une preuve remarquable de l’importance que l’Église romaine attachait à posséder la série complète des sépulcres de ses pontifes et à les réunir dans la crypte papale : il démontre en même temps, par un nouvel exemple, la légalité publiquement reconnue à l’usage que les chrétiens faisaient de leurs droits sépulcraux[70].

Un autre épisode, qui se rattache également à l’histoire des catacombes, montre la liberté dont jouissait l’Église sous les Philippes, et l’heureux succès que la paix assurait à la propagande évangélique. Si l’on en croit un document hagiographique, dont l’autorité a peut-être été contestée à tort, l’un des consuls qui tinrent les faisceaux dans la dernière année du règne de ces empereurs était chrétien. Les inscriptions nous ont déjà fait connaître les noms d’un grand nombre de patriciens convertis à la foi nouvelle. Il y avait dès le second siècle, et surtout au troisième, toute une aristocratie chrétienne. Cependant nous avons dit les raisons qui décidèrent le plus souvent les grands personnages attirés vers le Christ soit à renoncer avant l’âge à toute ambition politique, soit à reculer leur conversion jusqu’au jour où, au contraire, la carrière des honneurs ayant été entièrement parcourue par eux, le moment de la retraite était venu. Exercer une des grandes magistratures après avoir reçu le baptême, être, par exemple, à la fois consul et chrétien, était presque aussi difficile qu’être à la fois César et chrétien. Cette difficulté fut, on s’en souvient, la cause de la disproportion qui exista, dans les premiers siècles, entre le nombre des hommes et des femmes faisant profession de christianisme, et de la difficulté qu’éprouvaient celles-ci à trouver un époux ayant tout ensemble leur rang et leur foi. Un consul chrétien ne peut s’être rencontré qu’à une époque exceptionnellement favorable à l’Église, comme fut le règne des Philippes.

Les Actes des saints Calocerus et Partenius, martyrisés sous Dèce, disent que ces saints avaient fait partie de la maison du consul Æmilianus, qui mourut chrétien, l’année même de son consulat[71]. Quelle que puisse être la valeur de ces Actes, que Tillemont rejette tout en y reconnaissant quelque chose d’assez beau[72] ; il est difficile de n’être pas frappé de ce passage. Æmilianus n’est pas un consul de fantaisie, comme tant d’autres que nous trouvons cités par les hagiographes de basse époque, et dont on chercherait vainement le nom dans les fastes. Fulvius Petronius Æmilianus (il portait plusieurs autres noms encore, selon un usage très répandu dans l’aristocratie romaine au troisième siècle) fut réellement consul pour la seconde fois en 249 ; il l’avait été une première fois sous Gordien, en 244. C’est probablement à lui que se rapportent plusieurs inscriptions commentées par M. Léon Renier[73]. Dans ce cas, avant d’obtenir son premier consulat, en 244, il aurait été sevir du premier escadron de chevaliers romains, triumvir monétaire, questeur sous Septime Sévère et Caracalla, curateur de Lyon, préteur tutélaire sous Caracalla et Geta, juridicus de la Transpadane sous Alexandre Sévère, pontife, frère Arvale[74]. Il devait être fort âgé quand il fut promu en 249 à son second consulat. On ne saurait admettre que l’hagiographe ait attribué sans motif sérieux, sans quelque document à l’appui, la qualité de chrétien à un personnage si pleinement historique. La conversion d’Æmilianus dut être tardive, et avoir lieu pendant le règne des Philippes, puisque nous le voyons faisant partie du collège arvalique dans les dernières années de Gordien. Il fut peut-être un des derniers Arvales, se laissa gagner au christianisme à une époque où les conversions étaient moins méritoires parce qu’elles paraissaient moins périlleuses, et, devenu chrétien, fut nommé de nouveau consul par des princes qui n’exigeaient plus des hauts dignitaires de l’État des actes contraires aux croyances évangéliques.

Le document hagiographique qui nous a transmis ce fait ajoute qu’Æmilianus, en mourant, laissa pour héritière sa fille Callista, dont le prénom était Anatolie[75], et lui donna pour tuteurs ses deux serviteurs Calocerus et Partenius, qui, suivant les volontés du consul et de leur pupille, distribuèrent aux pauvres et aux fidèles le patrimoine de celle-ci. Ce consul appartenait certainement à la famille d’un Fulvius Petronius Æmilianus dont le nom a été lu sur un tuyau de plomb qui conduisait l’eau dans des propriétés voisines des cimetières chrétiens de la voie Appienne et de la voie Ardéatine[76]. Dans la troisième area du cimetière de Calliste[77] — où furent enterrés Calocerus et Partenius — on trouve les épitaphes d’un Æmilius Partenius, d’une Æmi(lia), d’un Fulvius, d’une Petronia clarissima femina, d’un ...ius Æmilianus. N’est-il pas très probable que le don du terrain où fut creusée cette région de la catacombe est une des libéralités faites à l’Église de Rome par la fille du consul chrétien Fulvius Petronius Æmilianus, assistée de ses tuteurs dans la distribution charitable de son patrimoine[78] ?

 

III. — L’émeute d’Alexandrie.

La paix dont jouissait l’Église sous le règne de Philippe eut son effet ordinaire : les chrétiens zélés en profitèrent pour donner un plus puissant essor à leur zèle apostolique, et agrandir le royaume de Dieu ; les chrétiens moins fortement trempés se laissèrent glisser dans la mollesse, et s’endormirent dans une fausse sécurité.

Les frontières de la chrétienté étaient dès lors très vastes, et chaque jour les portait en avant. Loin de professer les idées qu’on lui a quelquefois prêtées sur le petit nombre des chrétiens à cette époque, Origène, que ses fréquents voyages et ses immenses relations mettaient en mesure d’être bien renseigné, représente l’Église comme embrassant l’étendue presque entière de l’empire romain, et sur plus d’un point le débordant. La Providence, dit-il, avait réuni toutes les nations sous un seul empire dès le temps d’Auguste, pour faciliter la prédication de l’Évangile par la paix et la liberté du commerce[79]. Le christianisme, au moment où il écrit, était répandu de la Bretagne à la Mauritanie[80]. Parmi les nations auxquelles on ne l’a pas encore prêché, Origène ne peut citer en Europe que quelques tribus bretonnes et germaines vers l’Océan ; des Daces, des Sarmates et des Scythes dans les contrées du Danube et de la mer Noire ; en Afrique, les régions de l’Éthiopie situées au delà du Nil ; en Asie, les Sères, Indiens ou Chinois, dont Rome recevait les ambassadeurs et les négociants, mais que les missionnaires n’avaient pas encore visités[81]. Presque tout le monde connu des Romains était déjà évangélisé.

Pendant les années paisibles qui terminèrent la première moitié du troisième siècle, les conquêtes de l’Église se faisaient quelquefois avec une rapidité extraordinaire. Les provinces qui avoisinent la mer Noire furent toujours celles où le christianisme se propagea le plus promptement. Il s’y allumait parfois avec la vivacité d’un incendie. En Bithynie, où Pline n’avait pu le détruire, en Phrygie, où, au temps même de Septime Sévère, les tombeaux à ciel ouvert portaient ouvertement des épitaphes chrétiennes[82], et où la ville d’Apamée frappait plus librement que jamais, sous Philippe, des monnaies portant au droit l’effigie du souverain et au revers un sujet biblique[83], les fidèles étaient nombreux, ardents ; mais une région du Pont, demeurée jusque-là réfractaire à l’Évangile, allait l’embrasser tout à coup avec un élan sans pareil. Quand un des meilleurs disciples d’Origène, Grégoire le Thaumaturge, fut nominé évêque de Néocésarée, ville du Pont Polémiaque, subdivision de la province de Galatie[84], on y comptait en tout dix-sept chrétiens. La science, la vertu et les miracles du nouvel évêque gagnèrent en peu de temps la population païenne. Bientôt, profitant de la liberté dont la religion du Christ jouissait sous Philippe, il construisit sur la principale place de la ville une église qui était encore debout au quatrième siècle. En quelques années, il avait déraciné l’idolâtrie de Néocésarée et des campagnes environnantes. Les sacrifices avaient cessé. Le peuple renversait les autels, les statues, les temples. Des églises neuves s’élevaient de toutes parts. Les païens n’essayaient pas d’arrêter ce mouvement, ou plutôt il n’y avait plus dans la contrée qu’un nombre insignifiant de païens[85] : quant à l’autorité civile, elle laissait faire, et probablement le prince apprenait avec une secrète complaisance les nouvelles que lui envoyait son légat de Galatie.

Telles étaient en ce temps les conquêtes du christianisme. Il gagnait, si l’on peut ainsi parler, en étendue et en profondeur, c’est-à-dire qu’il conquérait parfois, comme d’un seul coup de filet, des populations entières, et qu’en même temps il pénétrait chaque jour dans des couches sociales plus difficiles à entamer. Des hommes de la plus haute aristocratie venaient à lui encore parés des insignes consulaires ; les bonnes familles provinciales lui fournissaient des recrues, comme Grégoire le Thaumaturge, que ses parents destinaient au barreau, et qui avait un beau-frère assesseur du procurateur de Judée, ou comme Cyprien, issu de décurions de Carthage, avocat renommé au barreau de cette ville, baptisé vers 245, et devenu évêque de la métropole africaine un an avant la mort des Philippes. Ces noms sont cités à titre d’exemple entre beaucoup d’autres, non comme une singularité, mais pour montrer au contraire un courant désormais bien établi, qui coule plus libre et plus rapide en un temps où la faveur du prince semble avoir aplani tous les obstacles, mais qui ne se laissera pas arrêter quand la persécution essaiera de nouveau de lui opposer une digue.

Malheureusement, si la paix, qui permettait à l’action évangélique de s’exercer sans entraves, avait ces heureux résultats, et contribuait à amener au christianisme des hommes nouveaux pleins de foi et d’ardeur, elle produisait pour beaucoup d’anciens chrétiens le relâchement qui suit ordinairement un long repos succédant à des années de lutte et d’héroïsme. Tous les ressorts de l’homme intérieur, violemment fendus pendant le combat, se détendent souvent après la victoire. Tel, qui s’est montré soldat intrépide sur le champ de bataille, sera peut-être indiscipliné, mou, dans les loisirs des camps. Il ne saura plus se garder, et toute surprise le trouvera sans défense. Ce, fut le sort des générations chrétiennes amollies par quarante années d’une paix qu’avait à peine interrompue la courte persécution de Maximin. Un grand nombre de fidèles n’avaient connu le péril que par les récits des vieillards ou les traditions des Églises : la guerre leur paraissait à jamais finie et, avec elle, la période des fortes vertus, des renoncements sublimes semblait passée pour toujours. Beaucoup jugeaient l’heure venue de prendre plus doucement la vie, et de plier aux exigences du temps, à la facilité des mœurs, l’inflexible sévérité de la règle évangélique. Croire en chrétiens, vivre en païens, leur paraissait chose possible et permise. Sous l’influence de ces sentiments, la discipline s’altéra dans les Églises, la foi s’endormit dans les cœurs[86]. L’assistance à l’office divin fut négligée[87]. L’orgueil, le luxe, l’attachement aux intérêts temporels remplacèrent l’humilité, le désintéressement antique[88]. A l’extérieur sérieux des vieux chrétiens, qu’un enfant rappelait encore à ce moment-là sur le trône, succédaient, chez beaucoup d’hommes et de femmes, les recherches de la parure et les artifices de la coquetterie[89]. Les mœurs se relâchaient. La passion, l’intérêt l’emportant sur la règle, il y avait des mariages entre chrétiens et infidèles[90]. Le clergé lui-même se laissait, en certains lieus, gagner à l’amollissement général. Les évêques de quelques grandes villes vivaient avec faste, faisant le commerce, courant les marchés, méprisant les pauvres[91]. On citait des diacres infidèles dans l’administration des deniers ecclésiastiques[92], des prêtres qui acceptaient des gestions de biens au détriment de leur ministère sacré[93]. L’esprit du monde entrait tous les jours plus avant dans l’Église, à la faveur de la paix ; les écrivains clairvoyants, comme Origène, ne cessaient d’en gémir, et les évêques dignes de leur mission, comme Cyprien, réprimaient ces abus d’une main ferme, tout en les dénonçant à la conscience chrétienne par des avertissements répétés.

Quelque chose de plus puissant que toutes les paroles va réveiller bientôt les chrétiens endormis. La persécution était sur le point d’éclater, au moment où l’on y pensait le moins, comme un coup de tonnerre dans un ciel serein. L’orage ne se formera pas sous le règne des Philippes, mais celui-ci touche à sa fin. Avant même qu’il se termine, laissant les chrétiens privés de protecteurs, des signes avant-coureurs de la tempête se montrent çà et là. En se mêlant de plus en plus à la foule païenne, les chrétiens ne se sont pas concilié celle-ci. Ils lui inspirent sans doute moins de respect : elle ne ressent pas pour eux plus de sympathie. C’est la règle ordinaire : les vertus tout d’une pièce s’imposent quelquefois au monde, les demi vertus, les caractères diminués désarment devant lui, mais ne le désarment jamais. Quand les chrétiens se rapprochaient des païens par les mœurs, ceux-ci étaient tentés de renouveler contre eux les anciennes calomnies, que leur héroïsme et leur irréprochable pureté avaient seuls, naguère, réduites à néant. La populace de plusieurs grandes villes leur était hostile. Comprimée à Rome par la présence de l’empereur, dont les sentiments étaient connus, elle n’attendait ailleurs qu’une impulsion pour déchaîner contre les chrétiens toutes les forces de l’émeute. On le vit bien, en 249, à Alexandrie.

Saint Denys, un autre disciple d’Origène, — car ce grand homme a laissé son empreinte sur tous les esprits éminents de l’Orient chrétien au troisième siècle, — était depuis deux ans évêque de cette ville, la première du monde après Rome. Il a laissé dans une lettre à l’évêque d’Antioche, que nous a conservée Eusèbe, la relation des excès auxquels le peuple d’Alexandrie se porta contre les chrétiens dans les derniers mois du règne de Philippe. Tout résumé affaiblirait cette narration si sincère et si vivante ; il faut la traduire.

Un méchant devin, mauvais poète, excitait depuis longtemps contre nous les passions superstitieuses de la foule. Soulevés par lui, et croyant que tous les crimes leur étaient permis, ces gens s’imaginaient faire un acte agréable à leurs démons en massacrant nos frères.

Ils saisissent d’abord un vieillard nommé Métra, et lui ordonnent de proférer des paroles impies. Comme il refuse, on le fouette, on enfonce des roseaux pointus dans son visage et dans ses yeux, et, après l’avoir conduit dans le faubourg, on le lapide. On mène ensuite dans un temple d’idoles une femme chrétienne nommé Quinta, et on veut la contraindre à adorer. Comme elle refusait avec indignation, on la traîne par les pieds sur les pavés aigus, à travers toutes les rues de la ville, en la fustigeant ; puis on l’amène aussi dans le faubourg, et on l’y tue à coups de pierres. Tous ensuite se jettent sur les maisons des chrétiens ; chacun entre chez ceux qu’il connaît, chez ses voisins, pille, dévaste : ils emportent dans les plis de leurs vêtements tous les objets précieux, jettent ou brûlent dans les rues les choses sans valeur. On eût dit une ville prise et saccagée par l’ennemi. Nos frères s’étaient enfuis : ils supportaient avec joie, comme ceux dont a parlé saint Paul, la perte de leurs biens. Nul d’entre eus, à nia connaissance, si ce n’est peut-être un seul, tombé aux mains des païens, ne renia Dieu.

Ceux-ci prirent ensuite l’admirable vierge Apollonie, déjà avancée en âge. Ils lui frappèrent la mâchoire, et firent sauter ses dents. Puis, ayant allumé un bûcher en dehors de la ville, ils la menacèrent de l’y jeter vivante, si elle ne prononçait avec eux des paroles impies. Elle leur demanda de la laisser libre un instant ; l’ayant obtenu, elle sauta rapidement dans le feu et fut consumée. Sérapion, qu’ils avaient arrêté dans sa maison, fut tourmenté avec une cruauté horrible ; on lui brisa tous les membres, et on le précipita du dernier étage. Nous ne pouvions nous montrer ni de. jour ni de nuit dans les rues ou sur les places ; sans cesse et partout on criait : Quiconque aura refusé de blasphémer, sera traîné et livré aux flammes vengeresses. Cette situation dura longtemps. Une sédition suivit : il v eut une guerre civile, où ces malheureux tournèrent contre eux-mêmes la cruauté dont ils avaient d’abord fait preuve contre les nôtres. Nous pûmes alors respirer, après que leur fureur se fut détournée de nous[94].

Quelle fut cette sédition ? quelle cause amena cette guerre civile ? les insurgés en vinrent-ils aux mains parce qu’ils ne purent s’entendre pour partager les dépouilles des chrétiens ? se divisèrent-ils parce que les uns faisaient entendre des conseils de modération, auxquels se refusaient les autres ? ou faut-il admettre que l’autorité se décida enfin à intervenir, peut-être sur des ordres pressants envoyés de Rome, et que la guerre civile dont parle saint Denys fut entre la force armée, appelée à rétablir la paix, publique, et les païens ameutés qui refusaient de rentrer dans l’ordre ? Toutes les conjectures sont permises, mais cette dernière parait la plus vraisemblable. Nous croirions volontiers que Philippe, instruit des événements, obligea le préfet d’Égypte à faire marcher contre les émeutiers la légion II Trajana, en garnison dans la province. Par cette conduite, il eût fait son devoir d’empereur, et nul n’aurait eu le droit de lui reprocher une faveur quelconque accordée aux chrétiens. Il s’agissait, non de protéger ceux-ci, mais d’empêcher une populace fanatique de traiter la seconde ville de l’Empire en ville conquise.

Si Philippe donna de tels ordres, ce fut un de ses derniers actes d’autorité. Le pouvoir commençait à lui échapper des mains. On se révoltait partout. Était-ce à cause de l’énormité des impôts, ou par suite de l’impopularité de parents de l’empereur devenus gouverneurs de provinces, comme l’insinue Zosime, animé contre Philippe, après un siècle et demi, de tontes les rancunes qui de son vivant durent s’amasser dans l’âme des païens ? Était-ce simplement à cause du désir de changement, si fréquent à cette époque, où toutes les armées, toutes les provinces voulaient avoir leur empereur, où il paraissait simple et facile de précipiter du trône par la révolte ou l’assassinat celui que la révolte ou l’assassinat y avaient élevé ? Quoi qu’il en soit, la guerre civile ne se déchaîna pas seulement il Alexandrie ; si l’on en croit Zosime, elle aurait embrasé tout l’Orient[95]. De là elle gagna l’Europe : il y eut certainement une sédition militaire dans la Mésie et la Pannonie, administrées par Severianus, père de l’impératrice. Une révolte de soldats était redoutable dans ces provinces frontières, où l’on tenait concentrée une partie considérable de l’armée romaine, dix légions[96] sur vingt-huit que possédait l’Empire. Ce ne fut pas, semble-t-il, un pronunciamento comme le monde romain en avait tant vu, comme celui auquel Philippe lui-même devait le trône, proclamant empereur un personnage considérable, un général renommé. Ce fut une vraie sédition de la soldatesque, un soulèvement de la démocratie militaire, qui jeta la pourpre sur les épaules d’un simple centurion. Philippe, dit-on, fut très ému de cette révolte, au point de demander au sénat, ou de le décharger du fardeau de l’Empire, ou de l’aider à le défendre[97]. Un sénateur, qui avait fait honorablement la guerre, et qui connaissait bien les révoltés, car il était originaire de la Pannonie, prit la parole pour annoncer la fin prochaine de la rébellion. Il s’appelait Decius. L’événement montra qu’il avait vu juste. L’usurpateur fut promptement défait et tué, probablement par quelques troupes qui avaient refusé de céder au mouvement et étaient demeurées sous les ordres de Severianus. Mais il restait à rétablir la discipline, à punir les chefs du complot : le beau-père de l’empereur était peut-être au-dessous de cette tâche ; Philippe crut faire un choix habile en investissant Decius du commandement des légions de Mésie et de Pannonie.

On assure que Decius demanda à n’être pas chargé de cette mission. Peut-être, montrant une connaissance des hommes supérieure à celle de Philippe, prévoyait-il que les soldats, pour ne pas l’avoir comme juge, le feraient empereur, et doit-on attribuer soit à un sentiment d’honnêteté politique, soit à la crainte d’encourir, déjà avancé en âge, les lourdes responsabilités du pouvoir, un refus qui fait honneur à sa loyauté ou â sa prévoyance. Mais sa résistance dut céder devant un ordre de Philippe. Decius se rendit à son poste. Dès son arrivée, les troupes le saluèrent Auguste : on raconte qu’il refusa encore, et ne céda que devant l’épée nue des légionnaires. L’armée rebelle, ayant désormais un chef, se mit en marche vers l’Italie.

Philippe était vieux, malade : il n’hésita pas cependant à aller au-devant de son compétiteur. Les deux armées se rencontrèrent à Vérone ; Philippe fut vaincu et tué. Son fils était demeuré à Rome, sous la garde des prétoriens qui l’égorgèrent. On ignore ce que devint Otacilia Severa. Avant la fin d’octobre 249, Décie, comme on disait au temps de Corneille, Dèce, comme disent les modernes, était maître de l’Empire.

Telle fut la fin tragique du premier empereur chrétien. Les historiens lui consacrent ordinairement quelques lignes dédaigneuses. Il mérite mieux que cela : c’est un chrétien bien imparfait, arrivé au pouvoir par l’intrigue et le meurtre, et demi-païen sur le trône ; mais à part le crime qui lui valut l’empire, et pour lequel il s’humilia sous la main de saint Babylas, on ne voit pas qu’il se soit rendu coupable de cruautés. Tout montre en lui un souverain énergique, appliqué, sachant la guerre, aimant la paix, capable de magnificence, soucieux des grands intérêts moraux. Il a droit, sinon aux respects, du moins à la pitié de l’histoire. Faut-il aller plus loin, et, avec Pierre des Noëls[98], faire de Philippe une sorte de martyr de la religion chrétienne ? La haine que les païens nourrissaient contre lui ne resta peut-être pas étrangère à la révolte qui mit fin à son règne ; Orose semble dire que le christianisme professé par les Philippes fut pour quelque chose dans leur mort[99] ; mais, en bonne critique, on ne saurait conclure autrement que ne fait Tillemont. La fin de Philippe — dit-il avec son éloquence austère — fut malheureuse devant les hommes et heureuse devant Dieu, si elle a été comme le supplément de sa pénitence, et si elle lui a servi à expier les fautes qu’il avait faites depuis. I1 était juste que le crime de son entrée si violente fût puni par la violence de sa mort, et qu’il vérifiât la parole de Jésus-Christ, que quiconque prendra l’épée périra aussi par l’épée. Car on voit par divers exemples de l’histoire que, souvent, même la pénitence la plus sincère n’exempte point de la justice de cette sentence. C’est ce que la foi dont nous croyons que Philippe a fait profession nous donne lieu d’espérer pour lui[100].

 

 

 



[1] Fouard, La Vie de N.-S. Jésus-Christ, t. I, p. 129.

[2] Waddington, dans les Comptes rendus de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 1865, p. 83.

[3] Ibid.

[4] Marcus Julius Philippus, Arabs Trachonites. Aurelius Victor, De Cæsaribus, 28.

[5] Comptes-rendus de l’Académie des Inscriptions, 1865, p. 83.

[6] Josèphe, Ant. Jud., XVII, 2.

[7] Qui primus de regibus romanis christianus fuit. Saint Jérôme, De viris illustribus, 54.

[8] La legio III Cyrenaica. Voir Marquardt, Römische Staatsverwattung, t. I, p. 431.

[9] Eusèbe, Hist. Ecclés., VI, 33.

[10] Ibid., VI, 19.

[11] De Cæsaribus, 28 ; Épitomé, 28.

[12] Zosime, Hist., I, 23 ; III, 32 ; Zonare, Ann., XII, 19.

[13] Wilmanns, Exempla insc. lat., 1013 et sq. Cf. Aurelius Victor, De Cæsaribus, 28.

[14] Capitolin, Gordiani, 27.

[15] L’armée de Julien, marchant contre les Perses, s’arrêta, le 6 avril 363, près de l’Euphrate, devant un tombeau romain, où l’on reconnut la sépulture de Gordien. Ammien Marcellin, XXIII, 5. Voir Julien l’Apostat, t. III, p. 213, 216.

[16] Zonare, XII, 19.

[17] PAX FVNDATA CVM PERSIS. Eckhel, Doctrina nummorum veterum, t. VII, 321.

[18] Wilmanns, 1013.

[19] Adeo severi et tristis animi, ut jam tum a quinquennii ætate nullo prorsus cujusquam commento ad ridendum solvi potuerit (Ce prince était d'un caractère si grave et si triste, que, dès l'âge même de cinq ans, jamais aucune ruse ne parvint à le faire rire). Aurelius Victor, Épitomé, 28.

[20] Zonare se trompe en faisant naître Philippe à Bostra.

[21] Eckhel, t. III, p. 502.

[22] Igitur... sumpto in consortium Philippo filio, rebus ad Orientem compositis, conditoque apud Arabiam Philippopoli oppido... (Ensuite Marcus Julius Philippe, ... se rendit à Rome avec son fils Philippe, qu'il avait associé à l'empire, après avoir pacifié l'Orient, et fondé en Arabie la ville de Philippopolis) Aurelius Victor, De Cæsaribus, 28. — Ne pas confondre, comme l’ont fait plusieurs géographes avant les découvertes de M. Waddington, et comme le fait encore Murray, Handbook for travellers in Syria and Palestine, éd. 1868, part. II, p 491, le village d’Ormân avec Philippopolis.

[23] Comptes-rendus de l’Académie des Inscriptions, 1865, p. 42-43.

[24] M. Waddington a trouvé à Chéchébé une inscription en l’honneur des Philippes, datée de la première année de Philippopolis. Ibid.

[25] Χρισιανόν όντα. — Cf. Chron., olymp. 256 : primus omnium ex Romanis imperatoribus Christianus fuit. — Métaphraste, écho de la tradition, dit : Φίλιππον τόν εύσεόή. Mart. S. Tryphonis ; Migne, Patr. Græc, t. CXIV, p. 1317.

[26] Eusèbe, Hist. Ecclés., VI, 34.

[27] Tillemont, Histoire des Empereurs, t. III, p. 302.

[28] Saint Jean Chrysostome, De S. Babyla contra Julianum et Gentiles, 6.

[29] Chronique d’Alexandrie, éd. 1615, p. 630.

[30] Duruy, Histoire des Romains, t. VI, p. 343, note 4.

[31] M. Aubé conclut dans le même sens que nous, les Chrétiens dans l’Empire romain, p. 471, et M. Renan paraît être du même avis, car il cite la conduite tenue par saint Babylas comme une preuve de la grande situation qu’avaient déjà les évêques au troisième siècle : Marc Aurèle, p. 586, note 2. M. Boissier, les Jeux séculaires d’Auguste, dans la Revue des Deux Mondes, 1er mars 1892, p. 94, dit que Philippe était probablement chrétien. Voir encore, en faveur du christianisme de Philippe, Herzog, Geschichte und System der römischen Staatverfassuug, t. II, p. 517, note 1. Dans le sens opposé, Neumann, Der röm. Staat und die allgem. Kirche, t. I, p. 246-250.

[32] Voir Histoire des persécutions pendant les deux premiers siècles, 3e éd., p. 96.

[33] Τήν Φιλίππου περί πάντα έxμελείαν. Zosime, Hist., I.

[34] CARPICVS MAXIMVS, GERMANICVS MAXIMVS. Eckhel, t. VII, p. 323.

[35] VICTORIA CARPICA. Cohen, Description des monnaies de l’Empire romain, t. IV, p. 202, 205.

[36] G. VAL. SARAPIDI A CARPIS LIBERATVS PRO SALVTE SVA ET SVORVM V. L. P. — Orelli, 987.

[37] Lampride, Alexandre Sévère, 24, 39.

[38] Aurelius Victor, De Cæsaribus, 28.

[39] Rien de plus arbitraire que ces calculs de dates. Les uns comptaient par siècles de 110 ans, les autres par siècles de 100 ans. Auguste célébra les jeux séculaires en l’an 17 après Jésus-Christ. Claude, qui suivit le second système, les célébra en 46 après notre ère. Domitien, se rattachant au système d’Auguste, devait les célébrer en 93 ; mais, impatient, il se contenta d’un siècle de 105 ans, et fit la solennité en 88. Antonin le Pieux, revenant au comput de Claude, fêta en 147 l’an 900 de Rome. Septime Sévère, voulant avoir ses jeux séculaires, compta deux siècles de 110 ans depuis Auguste, et célébra les jeux en 204. Philippe se prévalut de l’exemple de Claude et d’Antonin pour fêter en 248 le début du onzième siècle de Rome. Voir Bouché-Leclerq, Histoire de la divination dans l’antiquité, t. IV, p. 302-305.

[40] Aurelius Victor, De Cæsaribus, 28.

[41] Eutrope, Brev. Hist. Rom., IX, 3.

[42] Regnantibus Philippis millesimus Romanæ Urbis expletus est annus : ob quam solemnitatem innumerabiles bestiæ in Circo magno interfectæ, ludique in Campo Martio theatrales tribus diebus ac noctibus populo pervigilante celebrati. Eusèbe, Chron., olymp. 257.

[43] J. Capitolin, Gord., 33.

[44] Patrem ludis sæcularibus petulantius cachinnantem, quanquam adhuc tener, vultu notaverit adverso (Entendant son père, lors des jeux Séculaires, pousser des éclats de rire trop bruyants, il lui lança, malgré son extrême enfance, un regard sévère et irrité). Aurelius Victor, Épitomé, 28.

[45] ... Vel adscensum fuisse in Capitolium immolatasque ex more hostias nullus auctor ostendit. Orose, Hist., II, 19. — Aurelius Victor dit que des victimes furent immolées ; mais il ne mentionne pas la présence de Philippe. Il est vrai que des monnaies le montrent sacrifiant ; Cohen, Descr. hist. des monnaies, frappées sous l’Empire romain, t. IV, p. 146 et 147, nos 34 et 39.

[46] Generalis indulgentia nostra reditum exsulibus seu deportatis tribuit Philippus A. et Philippus C. Cassio. Code Justinien, IX, LI, 7.

[47] La suscription de ce rescrit, tel qu’il est publié au Code Justinien, pourrait le faire croire antérieur à 247, car Philippe le père y porte seul le titre d’Auguste, qui semble avoir été donné en cette année-là à son fils (voir Tillemont, Histoire des Empereurs, t. III, page 307) ; mais les rescrits impériaux ont été reproduits par les compilateurs du sixième siècle avec trop de négligence, pour que l’omission du sigle A, remplacé par C (Cæsar) à la suite du nom du second Philippe, puisse être considérée comme une indication chronologique ayant une valeur précise.

[48] Voir Histoire des persécutions pendant les deux premiers siècles, 3e éd., p. 401.

[49] Hic primus imperatorum omnium christianus fuit, ac post tertium imperii annum millesimus a conditione Romæ annus impletus est. Ita magnificis ludis augustissimus omnium præteritorum hic natalis annus a christiano imperatore celebratus est. Nil dubium est quin Philippus hujus tantas devotionis gratiam et honorent ad Christum et Ecclesiam reportarit... Orose, Hist., VII, 20.

[50] On a cru découvrir ailleurs un indice de leur participation aux réjouissances de 248. Les illuminations jouaient un grand rôle dans les fêtes romaines. Tertullien refusait jadis aux fidèles le droit d’illuminer leurs maisons (Apologétique, 35) : tous n’obéissaient pas aux conseils du rigoureux Africain (De idololatria, 15 ; Ad uxorem, II, 6), et probablement les chefs de l’Église ne condamnaient pas bien sévère-ment les Romains baptisés qui s’associaient de cette manière aux fêtes d’ordre purement civil et patriotique. Marini (cité par De Rossi, Bull. di arch. crist., 1870, p. 86-87) a vu dans une lampe en terre cuite portant en relief l’imagé du bon Pasteur entre le soleil et la lune, un lampion fabriqué spécialement pour leur usage il l’occasion des jeux séculaires de 248. Les lettres SAECVL se lisaient sur cette lampe, comme elles se retrouvent sur un certain nombre de lampes païennes représentant des scènes de l’amphithéâtre ou des personnages mythologiques. Les chrétiens ont donc voulu aussi, semble-t-il, illuminer à l’occasion du millénaire de Rome, et, par cette image du bon Pasteur entre la lune et le soleil qui lui rendent hommage comme au maître de la durée, associer la glorification du Christ à celle de l’Empire ! Malheureusement, l’intéressante hypothèse de Marini ne parait pas fondée (Bull. di arch. crist., 1870, p. 88). Les lettres SAECVL sont gravées, non à la surface du disque supérieur, là où l’on plaçait les inscriptions relatives aux fêtes, aux vœux, aux événements historiques, mais en dessous, à la place où se mettaient ordinairement les marques de potier. Selon toute apparence, elles indiquent seulement que ces lampes sortaient de l’atelier de Sæcularis, atelier célèbre, dont les produits sont connus (Corp. inscr. lat., t. II, p. 666, n° 49), et qui, comme l’atelier d’Annius Serv(ianus), fabriquait indifféremment, selon les exigences de sa clientèle, des lampes de type sacré et profane (Revue archéologique, 1875, pl. I et p. 4).

[51] Tertullien, Ad Scapulam, 4.

[52] Apologétique, 21.

[53] Wilmanns, 1013 et sq.

[54] Cohen, Description des monnaies de l’Empire romain, t. IV, p. 175 et suiv.

[55] Monnaies de bronze de fabrique asiatique, portant au revers la légende ΦΙΛΙΠΠΟΠΛΙΤΩΝ ΚΟΛΩΝΙΑΣ avec le type de Rome assise et les lettres S. C. (senatus consulto), et au droit un personnage enlevé au ciel par un aigle, avec la légende ΘΕΩ ΜΑΡΙΝΩ. Comptes rendus de l’Académie des inscriptions, 1865, p. 83.

[56] Voir la Persécution de Dioclétien et le triomphe de l’Église, 2e édit., t. II, p. 291 et suiv. ; le Christianisme et l’Empire romain, 5e édit., p. 156, 253.

[57] Sur les monnaies de Constantin, voir Eckhel, t. VII, VIII ; Cohen, t. V, VI, VII ; Duruy, Histoire des Romains, t. VI, p. 81, en corrigeant les idées systématiques et incomplètes que cet historien a émises sur le sujet, par Garrucci, Vetri ornali di figure in oro, p. 86-105 ; Cavedoni, Appendice alle richerche intorno alle medaglie di Constantino, p. 9 ; De Rossi, Bullettino di archeologia cristiana, 1863, p. 50 ; Babington, art. Money, dans Smith, Dictionary of christian antiquities, p. 1279.

[58] Les fragments des tables de marbre sur lesquels sont inscrits les actes du collège des Arvales, — dit M. de Rossi, — étaient tous, quand Marini les publia, circonscrits dans la période de temps qui va du commencement de l’Empire à Gordien et se termine à l’année 238. Marini espérait que la suite de ces tables était encore cachée et serait un jour produite à la lumière. Je fis observer, cependant, que le dernier empereur dont on connaisse une base de statue dédiée avec le titre FRATRI ARVALI est Gordien ; que le dernier écrivain qui fasse mention des Arvales est Minucius Felix, (selon quelques-uns) contemporain de Gordien ; que, après Gordien, aucun magistrat romain n’ajoute le sacerdoce arvalique à l’énumération de ses dignités. D’une coïncidence si remarquable, je tirais la conclusion suivante : La cessation de tout souvenir des Arvales au moment où finit le règne de Gordien ne peut être l’effet du hasard, mais démontre clairement que le règne de ce prince, ou plutôt de ses successeurs les deux Philippes, fut fatal au collège arvalique, qui, à cette époque, ou fut aboli et incorporé dans quelque autre (par exemple dans celui des Saliens, avec lequel il avait beaucoup d’affinité), ou tomba dans une telle décadence qu’on ne se donna plus la peine de rappeler ses titres et ses actes dans les monuments publics (cf. Ann. dell Instituto di corresp. arch. 1868, p. 21). Les découvertes de ces dernières années confirment ces conclusions. Que l’on consulte les travaux de M. Henzen sur les fouilles si fécondes faites par lui dans la vigne Ceccarelli (Scavi net bosco sacro dei fratelli Arvali, Rome, 1868) : on verra que des tables arvaliques et d’autres souvenirs épigraphiques du collège y ont été trouvés en grand nombre ; mais les limites chronologiques dans lesquelles sont-renfermés ces fragments n’ont pas varié, et le dernier texte retrouvé est seulement de 225. Après la publication du livre d’Henzen, d’autres fragments arvaliques ont été déterrés à diverses reprises : ils appartiennent tous à la même époque et font partie des tables précédemment découvertes. Il me parait donc démontré que sous Gordien, ou peu après lui, on cessa de conserver par des inscriptions le souvenir des sacrifices annuels du collège des Arvales. Bullettino di archeologia cristiana, 1869, p. 14.

[59] Mommsen (Über die römischen Ackerbrüder, 1870, p. 175) attribue la cessation des inscriptions arvaliques à la détresse du Trésor public, qui cessa de fournir aux frais des repas officiels de la confrérie, et amena ainsi la fin de ses réunions religieuses. Mais cette explication laisse la question entière, car c’est peut-être par suite de ses répugnances personnelles que Philippe coupa ainsi les vivres aux frères Arvales.

[60] Lampride, Alexandre Sévère, 22.

[61] Tacite, Ann., XIII, 32.

[62] Eusèbe, Hist. Ecclés., VI, 36.

[63] Saint Jérôme, De viris illustribus, 54.

[64] Ejusdem (Origenis) epistolæ perhibent quas ad Philippum imperatorem, qui primus Romanorum principum christianus fuit, christiani magisterii auctoritate conscripsit. Saint Vincent de Lérins, Commonitorium, éd. Baluze, p. 343.

[65] Le livre d’Origène Contre Celse est attribué par la plupart des critiques au règne de Philippe. Il renferme les affirmations les plus nettes de la paix dont jouissaient les chrétiens : les magistrats cessent de leur faire la guerre (III, 15) ; dans un monde qui les hait, ils jouissent d’une paix merveilleuse (VIII, 15 ; cf. 44) ; la Providence dilate chaque jour le christianisme, et lui a aujourd’hui donné la liberté (VII, 26).

[66] Saint Denys d’Alexandrie, dans Eusèbe, Hist. Ecclés., VI, 41, 9.

[67] ... Quem beatus Fabianus adduxit cum clero per navim et sepelivit in cœmeterio Callisti, via Appia. Liber Pontificalis, Pontianus ; Duchesne, t. I, p. 145.

[68] Marcien, au Digeste, XLVIII, XXIV, 2.

[69] Tacite, Ann., XIV, 12.

[70] De Rossi, Roma sotterranea, t. II, p. 77-78. — M. de Rossi me semble avoir raison de placer ce fait sous le règne de Philippe, plutôt que sous celui de Maximin ; immédiatement après la mort de Pontien (237), ou sous celui de Gordien, comme le propose Neumann, Der rom. Staat und die allgem. Kirche, t. I, p. 235.

[71] Acta Sanctorum, mai, t. IV, p. 302.

[72] Tillemont, Histoire des Empereurs, t. III, p. 310. Cf. Mémoires sur l’histoire Ecclésiastique, t. V, note XXXII sur la persécution de Dioclétien.

[73] Léon Renier, Mélanges d’épigraphie, 1854, p. 1-46.

[74] Ibid., p. 40.

[75] Contrairement à Henzen (Bullettino dell’ Instituto di correspondenza archeologica, 1866, p. 174) et De Rossi (Roma sotterranea, t. II, p. 213), le P. Delehaye voit dans l’emploi du mot prænomen pour indiquer le surnom un indice certain de l’époque basse où fut rédigée la Passion (Analecta Bollandiana, t. XVI, 1897, p. 240-241).

[76] Borghesi, Œuvres, t. IV, p. 310.

[77] Marquée VI sur le plan du cimetière de Calliste qui accompagne la Rome souterraine française.

[78] De Rossi, Roma sotterranea, t. II, p. 301. — Sur les difficultés qui peuvent être opposées à l’hypothèse que nous présentons ici, voir Dufourcq, Études sur les Gesta martyrum romains, p. 186.

[79] Origène, In Jos. Homil. III.

[80] In Matth. Tract. XXVIII.

[81] Contra Celsum, II.

[82] Voir Duchesne, dans la Revue des questions historiques, juillet 1883, p. 31-32. — Inscription chrétienne de 254, à Apamée, dans le Bulletin de correspondance hellénique, mai-juin 1893 ; F. Cumont, les Inscriptions chrétiennes de l’Asie Mineure, (extrait des Mélanges d’archéologie et d’histoire de l’École de Rome, t. XV), 1895, p. 308, n° 209.

[83] Eckhel, t. III, p. 137 ; François Lenormant, dans les Mélanges d’archéologie des PP. Cahier et Martin, t. III, p. 199.

[84] Perrot, De Galatia provincia romana, p. 53, note 2 ; Marquardt, Römische Staatsverwallung, t. I, p. 361.

[85] Saint Grégoire de Nysse, Vita S. Gregorii Thaumat., dans Migne, Patr. Græc., t. XLVI, col. 953. — On s’étonne de voir un évêque dans une ville qui ne compte que dix-sept chrétiens. Mais un passage des Canons Ecclésiastiques des saints apôtres, 16, recueil qui semble avoir été rédigé vers le milieu du troisième siècle, donne les règles pour l’élection d’un évêque dans une ville qui ne comptait que douze chrétiens. Voir le commentaire du P. de Smedt, l’Organisation des Églises chrétiennes, tirage à part, 1891, p. 34-35. Cf. Congrès scientifique international des catholiques, 1889, t. II, p. 322 ; 1891, Sciences religieuses, p. 84.

[86] Saint Cyprien, De lapsis, 5, 6.

[87] Origène, Homil. XII, in Exod.

[88] Saint Cyprien, l. c. ; Origène, l. c. et in Matth., Homil. XX, 25.

[89] Saint Cyprien, l. c.

[90] Ibid., 6.

[91] Origène, in Matth., Hom. XX, 255 ; saint Cyprien, l. c.

[92] Origène, l. c.

[93] Saint Cyprien, Ep. 66.

[94] Eusèbe, Hist. Ecclés., VI, 41.

[95] Zosime met sous Philippe un soulèvement de l’Orient avec proclamation de Papianus ou Jotapianus pour empereur, qu’Aurelius Victor met sous Dèce.

[96] Dans la Pannonie supérieure, la I Adjutrix, la X Gemina, la XIV Gemina ; dans la Pannonie inférieure, la II Adjutrix : dans la Mésie supérieure, la IV Flavia, la VI Claudia ; dans la Mésie inférieure, la I Italica, la VI Macedonica, la XI Claudia, la XII Gemina. Marquardt, Römische Staatsverwallunq, t. II, p. 437.

[97] Zosime, I, 23.

[98] Petrus de Natalibus, Catalogus sanctorum, Lyon, 1543, p. 218, col. 3.

[99] Orose, Hist., VII, 21. — Il y eut peut-être de la haine religieuse clans l’acharnement avec lequel les noms des deux Philippes et d’Otacilia Severa furent martelés sur des inscriptions : voir un marbre trouvé en juillet 1886, en Ombrie, près de Furlo ; Rendiconti della reale Accademia dei Lincei, 1886, p. 56 ; cf. une photographie de ce marbre, dans Actes de l’Académie des sciences de Turin, t. XXII, 19 déc. 1886 (communication d’Ermann Ferrero).

[100] Tillemont, Histoire des Empereurs, t. III, p. 312.