LES ESCLAVES CHRÉTIENS

LIVRE III. — LA LIBERTÉ CHRÉTIENNE.

CHAPITRE III. — RÉHABILITATION DU TRAVAIL MANUEL.

 

 

I

J'ai montré, dans les premiers chapitres de cette étude, comment le travail, à Rome, était presque tout entier entre les mains des esclaves. Il est de la nature de l'homme de mettre ses idées d'accord avec ses intérêts ou son égoïsme, et d'inventer après coup des théories pour justifier à ses propres yeux les pratiques auxquelles il est attaché. Il en fut ainsi dans l'antiquité. Partout où l'esclavage exista, dans le monde grec comme dans le monde romain, la classe dominante laissa tomber sur la classe servile tout le fardeau du travail manuel : et en même temps elle déclara le travail une chose indigne de l'homme libre, dégradante, essentiellement servile. Ainsi la théorie suivit les faits pour les couvrir et les justifier : la philosophie étendit sur eux un manteau d'emprunt.

Hérodote, Platon, Xénophon, Aristote, Cicéron, Sénèque lui-même, s'accordent dans un commun mépris pour le travail manuel et pour les industries qui s'y rattachent. Dans la république imaginaire de Platon, l'exercice du travail manuel est considéré comme exclusif des droits politiques, et le commerce de détail devient un délit, s'il est exercé par un citoyen. Aristote considère toute profession mécanique, toute spéculation mercantile comme des travaux dégradés et contraires à la vertu : la constitution parfaite, dit-il, n'admettra jamais l'artisan parmi les citoyens[1]. Xénophon voit dans les arts manuels une chose hostile à la beauté, à la grâce, à la libre vie d'un Grec artiste : ils déforment le corps, obligent à s'asseoir à l'ombre ou près du feu, ne laissent de temps ni pour la république ni pour les amis[2]. Cicéron en parle avec le dédain étroit et rude de l'homme d'État romain : Sont indignes d'un homme libre les gains des mercenaires et de tous ceux qui louent leur travail. Le salaire n'est autre chose que le prix de la servitude. Le commerce de détail est honteux. Le travail des artisans est ignoble. Rien de libre ne peut tenir boutique[3]. A Rome, l'ouvrier libre est presque aussi méprisé que l'esclave. Les ouvriers, les boutiquiers, la lie de la cité, dit Cicéron[4]. Il définit la populace de Rome une multitude composée d'esclaves, de journaliers, de scélérats et de pauvres[5]. Les ouvriers sont repoussés de la placé publique en même temps que les esclaves quand le grand pontife offre un sacrifice expiatoire[6]. L'honnête et naïf Valère-Maxime a écrit une page curieuse qui permet de juger du sentiment des Romains pour le travail et ceux qui l'exerçaient. La corporation des entrepreneurs de pompes funèbres, libitinarii, pollinctores, vespillones, avait, après une guerre, offert d'inhumer gratuitement les citoyens morts pour la patrie. Valère-Maxime raconte, dans un chapitre de son livre, ce trait de désintéressement, très-beau, dit-il, de la part d'hommes qui n'avaient que leur travail pour vivre. Puis il s'excuse d'avoir donné place aux actes de ce troupeau méprisé dans des pages consacrées aux belles actions des héros de Rome et des rois étrangers : J'ai placé ce fait, dit-il, après les autres exemples domestiques, le dernier de tous, afin que les actes honorables commis même par les plus infimes ne soient pas oubliés, bien qu'on leur assigne une place à part, licet separatum locum obtineant[7].

Telle était la force du préjugé antique. Il formait un obstacle insurmontable à la destruction de l'esclavage, en faisant de la liberté et du travail deux choses incompatibles et en contraignant l'opinion à rejeter, en quelque sorte, dans la foule méprisée des esclaves les hommes libres déclassés qui tentaient de travailler. Le travail est nécessaire à toute société : tant qu'esclavage et travail demeurèrent synonymes, il fut impossible de prévoir qu'un jour le premier pourrait prendre fin. La réhabilitation du travail constituait une révolution morale presque aussi difficile à réaliser que l'abolition de l'esclavage, et pouvait seule y conduire. Mais qui, dans le monde antique, eût tenté cette révolution ? qui en eût même conçu la pensée ? Le seul instrument de progrès moral que l'antiquité ait connu, la philosophie, était précisément l'auteur de l'idée déshonorante attachée au travail. II est permis d'affirmer que, sans le christianisme, cette idée n'eût jamais disparu. Ce ne fut pas trop, pour la détruire, de toutes les ressources surnaturelles dont il disposait. Seul il pouvait réhabiliter le travail, parce que seul il pouvait lui imprimer un caractère divin. Le premier des livres inspirés transmis par les juifs aux chrétiens représente le travail manuel comme la loi imposée par Dieu à l'humanité avant même la chute originelle : Tulit ergo Deus hominem, et posuit eum in paradiso voluptatis, ut operaretur et custodiret ilium[8]. L'Évangile montre Jésus-Christ acceptant cette loi, consentant à naître dans la maison d'un charpentier, à se faire, charpentier lui-même : Nonne hic est fabri filius ? nonne hic est faber ?[9] Les derniers livres du Nouveau Testament mettent en scène saint Paul présentant aux chrétiens ces mains qui ont subvenu à ses besoins et à ceux de ses compagnons, et se rendant le témoignage qu'il n'a pas mangé le pain d'autrui, mais celui gagné par ses labeurs et ses fatigues de jour et de nuit, afin de n'être à charge à personne[10]. Développant ainsi la loi du travail posée par Dieu, acceptée par l'Homme-Dieu et ses apôtres, la théologie chrétienne effaçait, pour ainsi dire, les hontes que, pendant les siècles écoulés entre Adam et Jésus-Christ, les hommes avaient attachées à l'idée du travail manuel : elle rendait à celui-ci sa noblesse primitive, rajeunie par les souvenirs de Nazareth, d'Ephèse, de Corinthe, de Thessalonique.

Les railleries des païens, qui reportaient sur la :religion nouvelle le mépris qu'ils avaient pour le travail, conduisirent les apologistes chrétiens à insister fréquemment et avec force sur ce point de vue. Une des objections les plus répandues était tirée de la profession laborieuse du fondateur et des apôtres du christianisme. On l'opposait aux chrétiens comme une honte : ils s'en firent hardiment une gloire. Origène accepte fièrement le reproche de Celse accusant les disciples du Christ d'adorer le fils d'une mère qui gagnait sa vie en filant, d'une mère pauvre ouvrière, pauperculœ operariœque matris[11]. Nous sommes, s'écrie de même saint Jean Chrysostome, les disciples de celui qui a été nourri dans la maison d'un charpentier, et qui a daigné avoir pour mère la femme de cet artisan[12]. Nulle femme, dit saint Jérôme, ne fut plus illustre que la bienheureuse Marie, l'épouse d'un charpentier. Cette femme de charpentier a mérité d'être la mère de celui qui a remis à Pierre les clefs du royaume des cieux[13]. Avec non moins de fierté Origène oppose à la sagesse de Platon celle de Paul, le faiseur de tentes ; de Pierre, le pêcheur ; de Jean, qui abandonna les filets de son père[14]. A aucune époque les chrétiens ne tentèrent de dissimuler la basse origine de leurs premiers maîtres. Quand le christianisme eut triomphé, quand il fut devenu la religion dominante dans l'empire, ils se reportèrent toujours avec un sentiment de filial orgueil vers la petitesse historique de leurs commencements. Saint Jean Chrysostome y revient sans cesse. Si vous étudiez leurs professions, dit-il en parlant des apôtres, aucune n'était grande et honorable ; car si le faiseur de tentes est au-dessus du pêcheur, il est au-dessous de tous les autres artisans[15]. Il montre saint Paul vil ouvrier, se tenant à la disposition du public dans son atelier, et, l'outil à la main, professant la vraie philosophie, l'enseignant aux nations, aux villes, aux provinces, bien qu'ignorant et sans éloquence[16]. Saint Paul, dit-il ailleurs, en tenant l'aiguille et en cousant des peaux, parle avec des hommes constitués en dignité ; et non-seulement il n'a pas honte de cette occupation, mais, dans ses épitres, il dit publiquement quel était son métier, comme s'il en eût gravé l'annonce sur lin cippe d'airain[17]. De qui, ajoute-t-il, saint Paul fait-il souvent mention dans ses lettres ? de consuls, de maîtres de la milice, de préfets, de riches, de nobles, de puissants ? Non, mais de pauvres et d'indigents, vivant du travail de leurs mains. Dans cette grande ville de Rome, au milieu de ce peuple rempli d'orgueil, c'était des ouvriers que saint Paul faisait saluer de sa part[18]. De tels exemples saint Jean Chrysostome tire cette leçon : Quand vous verrez un homme qui fend le bois, ou un autre qui, enveloppé de fumée, travaille le fer avec un marteau, ne le méprisez pas. Pierre, les reins ceints, a tiré le filet, a pêché, même après la résurrection du Seigneur. Paul, après avoir parcouru tant de terres, fait tant de miracles, se tenait assis dans son atelier, cousant ensemble des peaux, pendant que les anges le révéraient, que les démons tremblaient devant lui ; et il ne rougissait pas de dire : Ces mains ont subvenu à mes besoins et à ceux de mes compagnons[19].

Voilà l'idéal opposé par le christianisme au mépris que le monde antique professait pour le travail des mains, Le travail manuel exercé par des hommes libres, telle est l'image que les chrétiens se plaisent à mettre en lumière quand ils parlent de Jésus-Christ et des apôtres. Le salaire n'est pas pour eux, comme pour Cicéron, le prix de la servitude, auctoramentum servitutis, c'est au contraire la marque de la liberté. Saint Jacques reproche au travail esclave cette injustice fondamentale, l'absence de salaire. Il est temps, s'écrie-t-il, riches, que vous pleuriez, que vous poussiez des hurlements..., car le salaire dû à ceux qui ont moissonné pour vous vos immenses domaines et qui, par votre injustice, n'ont rien reçu en échange, ce salaire crie contre vous, et ce cri est arrivé jusqu'aux oreilles du Dieu des armées[20]. Ce que veulent les premiers chrétiens, c'est ce travail purifiant et moralisateur qui procure à l'homme le nécessaire en échange de ses efforts : vivre de son travail, dit saint Jean Chrysostome, c'est une sorte de philosophie : ceux qui vivent ainsi ont l'âme plus pure, l'esprit plus fort[21].

Les circonstances spéciales où se développa la vie des premières communautés chrétiennes les conduisirent à mettre en pratique cet idéal, et à l'affirmer de bonne heure en face des principes contraires de la société païenne. Bien que les fidèles de condition distinguée fussent nombreux dès les premiers jours de la prédication évangélique, la multitude des convertis, le fond, si l'on peut dire, de la population chrétienne, appartenait au bas peuple. Parmi les hommes de cette classe, un petit nombre, méprisé, exerçait des métiers, la plupart vivaient oisifs, nourris par les largesses publiques, s'éloignant volontairement des charges de la famille et cherchant des ressources en se mettant, à des titres divers, au service du luxe, des plaisirs, des passions des riches. Se faire chrétiens était, pour eux, un abandon complet de leur ancienne vie. Ils devaient, en recevant le baptême, renoncer à l'oisiveté, accepter les obligations de la vie de famille, s'abstenir des expédients immoraux à l'aide desquels, jusque-là, beaucoup d'entre eux avaient vécu. Il ne leur restait qu'une ressource, dont le christianisme leur faisait un devoir : le travail des mains[22].

Les Constitutions apostoliques énumèrent les professions immorales qui alimentaient un grand nombre de prolétaires et dont l'Église imposait l'abandon à ceux qui se présentaient au baptême : Le leno doit être rejeté s'il ne cesse son infâme trafic, la courtisane si elle ne change de vie, le fabricant d'idoles s'il ne renonce à son métier ; que le comédien, la comédienne, le cocher du cirque, le gladiateur, le coureur de stade le laniste, l'athlète, le joueur de flûte, le joueur de cithare, le joueur de lyre, le maître à danser, le cabaretier, le prostitué, le mage, le sorcier, l'astrologue, le devin, le chanteur de vers magiques, le mendiant, le diseur de bonne aventure, le charlatan, le fabricant d'amulettes, celui qui fait des purifications magiques, l'augure, le montreur de présages et de signes, l'interprète des palpitations, celui qui devine l'avenir en observant les vices des yeux ou des pieds, l'interprète du vol des oiseaux ou des mouches, l'interprète des voix et des bruits symboliques, soient rejetés s'ils ne quittent leur occupation[23]. Telle était la règle chrétienne. Son application condamnait beaucoup de convertis à une détresse momentanée. L'Église avait autour d'elle, dit M. de Champagny, non-seulement les échappés de l'esclavage, mais les échappés du temple et de la sacristie idolâtrique, les échappés du cirque et du théâtre, les échappés du forum, des basiliques, de tous les ateliers de la tyrannie et de la fiscalité romaine, les échappés même du brigandage, du Vol, de la prostitution, elle les avait autour d'elle émancipés, affranchis, relevés, baptisés, honorés, régénérés, mais affamés. Mère de tant de fils auxquels elle avait donné le pain de la parole, il fallait qu'elle leur assurât de plus le pain du corps[24].

Elle n'y manqua jamais. En 249, Eucrate, évêque de Ténis, écrit à saint Cyprien pour lui demander s'il doit permettre à un individu se prétendant chrétien de demeurer histrion. Cyprien répond que ce n'est pas possible, soit que cet homme exerce encore sa profession, soit qu'il se borne à l'enseigner à autrui. Et pour ôter à ce chrétien l'excuse de la misère, il conseille à Eucrate de le secourir sur les fonds de son église : Et s'ils ne suffisent pas, ajoute-t-il, à nourrir tous ceux qui sont dans le besoin, qu'il vienne à nous, nous lui fournirons le vivre et le vêtement, et au lieu que, séparé de l'Église, il enseigne à d'autres des arts mortels pour leurs âmes, il apprendra, dans le sein de l'Église, ce qui est salutaire pour la sienne[25].

C'est ainsi que l'Église accueillait ces convertis. Elle subvenait à leurs premiers besoins, au dénuement auquel les avait souvent réduits l'abandon d'une profession condamnée, à l'aide des ressources accumulées par le travail des fidèles. Faites le bien au moyen de votre travail, dit le livre du Pasteur[26]. Du fruit du travail des chrétiens, habillez ceux qui ont froid et faim, disent les Constitutions apostoliques[27]. Après avoir mis momentanément les convertis à l'abri du besoin, elle leur apprenait à travailler, et, aux professions qu'elle leur ordonnait d'oublier, substituait des arts utiles, un honorable emploi de leurs forces. Les Constitutions apostoliques font un devoir à l'évêque de donner du travail à l'artisan et de fournir à l'enfant orphelin de quoi apprendre un métier, et, quand il le connaîtra, s'acheter les outils nécessaires à sa profession[28] : il était impossible que l'Église ne prît pas le même soin de convertis qui venaient à elle après avoir renoncé à tout, que mille tentations entouraient encore et dont beaucoup, à la suite d'une vie molle et criminelle, n'avaient pas moins besoin que l'enfant d'être initiés charitablement à l'exercice d'une profession honnête. L'Église était bien récompensée de ses soins quand elle pouvait dire ensuite : Ils ne volent plus, ne pillent plus, ne dérobent plus ; ils ne sont plus cochers, chasseurs, histrions, voués aux gains honteux : ils produisent innocemment et honnêtement ce qui est nécessaire aux besoins des hommes ; ils sont forgerons, constructeurs, cordonniers, laboureurs ou artisans de même nature[29].

Ainsi, par l'effet naturel de la prédication chrétienne, s'augmentait le nombre des travailleurs. Des milliers d'hommes, de femmes, d'enfants, étaient par elle arrachés à l'oisiveté ou à des situations pires que l'oisiveté : devenus membres de l'Église, ils n'avaient de ressource que dans le travail, dont l'accès leur était libéralement ouvert par la charité fraternelle des chrétiens. De l'homme du peuple oisif, du parasite, du cocher du cirque, du gladiateur, du mime, du devin, du serviteur des idoles, du misérable jouet des voluptés antiques, le baptême faisait un ouvrier ; de la courtisane, de la comédienne, de la danseuse, de la joueuse de flûte, il faisait une ouvrière ; par lui entrait dans le monde romain une somme de travail, et de travail libre, inconnue auparavant et qui allait, croissant chaque jour, faire peu à peu au travail esclave une concurrence redoutable. A mesure qu'un plus grand nombre de prolétaires embrassais le christianisme, la balance des forces économiques se modifiait dans la société romaine : dans le plateau du travail libre, à peine chargé jusque-là, s'ajoutait sans cesse un poids nouveau : l'équilibre tendait insensiblement à s'établir, et un jour allait venir où, par l'action de bien des causes, dont la principale fut l'extension du christianisme, il devait être rompu au profit du travail libre devenu plus abondant que le travail esclave.

Ce fut l'œuvre de plusieurs siècles ; mais, dès le début de la prédication chrétienne, un observateur attentif eût pu le prévoir. Les églises formaient de petites sociétés de travailleurs où chacun s'aidait mutuellement, où le travail de l'artisan chrétien trouvait ses débouchés naturels et son écoulement normal, et où, par la force de cohésion, par l'union intime et fraternelle, il se créait un centre de résistance capable de repousser le monopole envahissant des grands possesseurs d'esclaves, ces maîtres presque absolus de tous les marchés romains. Toutes les professions honnêtes étaient exercées par les chrétiens. Dans les églises primitives, l'évêque et le prêtre donnaient souvent l'exemple du travail, suivant en ceci la tradition apostolique, comme les apôtres avaient suivi la coutume juive. Cet usage persista longtemps, et plusieurs lois du IVe siècle exemptent de certaines charges fiscales les clercs qui exercent un commerce ou un métier : il est certain, dit une d'elles, que les gains qu'ils retireront de leurs boutiques ou de leurs ateliers seront employés à fournir des aliments aux pauvres[30]. Quand on parcourt la liste des professions des premiers chrétiens (et il est facile de la dresser d'après les Actes des martyrs et les inscriptions des catacombes[31]), on n'y rencontre, à première vue, rien qui fasse présager une révolution économique et morale, rien qui annonce la formation d'une société nouvelle. Les païens et les chrétiens se servaient des mêmes procédés, des mêmes outils : il n'y a pas deux manières de travailler. Mais les proportions étaient changées. Les églises primitives ne comptaient pas d'oisifs dans leur sein. Je vous exhorte à travailler de vos propres mains, écrit saint Paul aux chrétiens de Thessalonique, afin que vous marchiez honnêtement vers ceux qui sont hors de l'Église, et que vous vous mettiez en état de n'avoir besoin de personne[32]. Celui qui ne veut point travailler, écrit-il plus lard aux mêmes chrétiens, n'est pas digne de manger. J'apprends qu'il y a parmi vous quelques gens inquiets et curieux qui ne travaillent pas. Je leur ordonne et les conjure, par Notre Seigneur Jésus-Christ, de manger leur pain en travaillant en silence[33]. Ainsi, tous les vrais fidèles travaillaient. Au contraire, les oisifs entraient en nombre considérable, ils avaient leur place nécessaire, officielle, en quelque sorte, dans la constitution des sociétés antiques. On peut dire que sur mille prolétaires chrétiens, presque tous travaillaient, tandis que sur mille prolétaires païens, les deux tiers étaient nourris gratuitement par l'État ou les riches. De là, dans les communautés chrétiennes, une force industrielle considérable. Les fidèles se connaissaient, priaient ensemble, vivaient en frères. Il était naturel que, tous les métiers étant représentés chez les chrétiens, il s'adressassent les uns aux autres dans leurs besoins ; et ainsi le travail libre qui, faute de débouchés, ne pouvait, dans le monde païen, soutenir la concurrence du producteur riche appuyé Sur le travailleur esclave, se trouvait, à mesure que s'établissaient, dans une ville, un ou plusieurs centres de vie chrétienne, prendre une force nouvelle, acquérir de plus nombreux représentants, des clients plus nombreux.

La différence entre les ouvriers païens et chrétiens n'était pas seulement dans leur proportion numérique ; elle était aussi dans la manière dont les uns et les autres envisageaient le travail. Les premiers y voyaient une tâche dégradante, qui les faisait tomber au niveau de l'esclave : ils s'avilissaient à leurs propres yeux par l'exercice des métiers : ils sentaient sur eux le mépris public, et s'estimaient à peine dignes du nom romain, quos sicut operarios barbarosque contemnas[34]. Les seconds avaient appris, selon une expression du père de Pascal, à tenir leur âme au-dessus de leur ouvrage : leurs mains étaient occupées, mais leur pensée était libre, et planait fièrement dans le monde supérieur : faiseur de tentes, docteur de l'univers, a dit saint Jean Chrysostome parlant de saint Paul[35] : ce mot eût pu s'appliquer, dans une certaine mesure, à plus d'un ouvrier chrétien des premiers siècles. Les païens le sentaient, et s'en étonnaient, s'en irritaient., comme d'une chose anormale. Il faut s'indigner et s'attrister, disaient-ils, quand on entend des hommes sans études, sans lettres, professant des métiers sordides, discourir avec l'accent de la certitude sur l'ensemble majestueux de l'univers, sujet, depuis tant de siècles, des discussions des philosophes[36]. Cessez, ajoutaient-ils, de disserter sur les châtiments célestes et les secrets destins du monde : regardez à vos pieds, ignorants, grossiers, rustres : vous n'êtes pas capables de comprendre les choses de la politique : de quel droit iriez-vous parler de la Divinité ?[37] A ces dédaigneuses paroles, que Minutius Félix met dans la bouche du païen Cæcilius, l'Église répondait, avec Octavius, en revendiquant l'égalité naturelle de tous les hommes : Que mon frère cesse de s'irriter ou de s'affliger, parce que des illettrés, des pauvres, des ignorants parlent des choses célestes ; qu'il apprenne que tous les hommes, sans distinction d'âge ; de sexe, de dignité, ont été créés capables de raisonner et de sentir : ce n'est pas la fortune, mais la nature, qui leur a donné la sagesse[38]. Tertullien ajoutait : Le moindre ouvrier chrétien connaît mieux que Platon la nature et les perfections de Dieu[39]. Là même où l'homme du peuple, relevé par le christianisme, n'était pas capable de discuter ou d'enseigner, sa vie, image de sa foi, en rendait souvent raison mieux que tous les discours : Vous trouverez chez nous, dit un apologiste du IIe siècle, des ignorants, des artisans, de vieilles femmes, qui, s'ils peuvent difficilement démontrer par des paroles les avantages de notre doctrine, les démontrent par les faits, par leur vie[40].

 

II

Cette révolution morale n'eût pas été complète, elle eût peut-être été impossible, si l'exemple ne fût venu de haut, et si le prolétaire chrétien n'eût vu travailler à côté de lui non-seulement l'apôtre ou le prêtre, mais encore le patricien converti. Le mépris du travail était descendu des classes élevées de la société jusque dans ses parties inférieures : c'est presque toujours par la tête que les arbres se dépouillent et meurent, et les germes de dissolution ne se répandent qu'ensuite dans le tronc et dans les racines. C'est également par la tête que l'arbre revit d'abord : c'est des classes élevées que viennent, aux époques de rénovation sociale, les exemples salutaires et les retours féconds. Il en fut ainsi à l'époque qui nous occupe. Bien que l'aristocratie chrétienne ne formât à l'origine qu'une élite peu nombreuse, elle eut sur les églises primitives une influence considérable. C'est elle qui aida leur développement matériel, qui leur ouvrit des lieux de réunion dans ses maisons, qui leur creusa des cimetières dans ses domaines funéraires ou ses villas : elle se mêla étroitement à leur vie. Comment, nobles et clarissimes, vous rendez-vous, pour obéir à je ne sais quelle superstition, volontairement malheureux et dégradés ? demande le préfet Amachius au mari et au beau-frère de sainte Cécile : il leur reproche la fréquentation de personnes viles, et semble les plaindre autant qu'il les blâme. Qu'aurait-il dit s'il avait pénétré plus avant dans l'intimité des grandes maisons chrétiennes, s'il. y avait vu des matrones illustres renoncer à la vie molle dans laquelle elles avaient été élevées pour se livrer comme des femmes du peuple au travail des mains, et si, descendant dans lés souterrains consacrés à la sépulture des fidèles, il avait lu sur la tombe de femmes nobles et riches la qualification d'amie du travail, de laborieuse, d'ouvrière, gravée comme un titre d'honneurs Il n'eût pas compris, ou il eût souri : mais, en lisant ces mêmes mots, l'humble ouvrier goûtait davantage cette loi de travail que l'Église lui prêchait : l'aristocratie chrétienne aidait ainsi à la réforme d'idées et de préjugés que l'aristocratie païenne avait été la première à répandre dans le peuple.

La tradition du travail domestique s'était, sous l'empire, presque entièrement perdue dans les maisons riches. Entourées d'esclaves qui prévenaient les moindres de leur désirs, vivaient pour elles et leur épargnaient, pour ainsi dire, la fatigue de vivre, les matrones avaient oublié les habitudes laborieuses de l'ancienne Rome : le travail, les courts sommeils, les mains fatiguées et durcies à préparer la laine[41] leur étaient devenus antipathiques : le fuseau qu'on leur remettait le jour de leur mariage, et qui devenait l'ornement sacré de l'atrium, n'était plus, pour elles, qu'un symbole vide dû sens. En vain Auguste avait tenté de renouer sur ce point, comme sur tant d'autres, les antiques traditions : l'exemple de Livie et de ses filles préparant de leurs mains les vêtements de l'empereur paraît avoir eu peu d'influence sur leurs contemporaines. Columelle, à la même époque, dit que les femmes ne daignent plus s'occuper du travail de la laine, ne lanificii quidem curam suscipere dignentur[42]. Clément d'Alexandrie, se plaignant de la multitude des esclaves, cause d'oisiveté, écrit de même au IIe siècle : Les femmes ne travaillent plus la laine, ne tissent plus, ne s'occupent plus des soins qui conviennent à leur sexe, de la conduite du ménage, de la surveillance de la maison[43]. Quelques familles modestes paraissent seules avoir gardé les habitudes antiques : il est à remarquer que, dans les époques de décadence, les vieilles traditions se conservent encore dans la bourgeoisie, alors que l'aristocratie, qui en devrait être la gardienne naturelle, les a déjà répudiées. Il en fut ainsi à Rome : ce n'est pas sur des tombes de patriciennes que l'on lit, à l'époque de l'empire, la belle formule : Domum servavit, lanam fecit[44], ou ces nobles épithètes : lanifica, pia, pudica, frugi, casta, domiseda[45].

Le christianisme restaura, dans les familles soumises à son influence, les habitudes de travail domestique. Manus lanis occupate, dit Tertullien aux femmes chrétiennes[46], et les descriptions qu'il fait du luxe des parures et des molles habitudes de celles à qui il s'adresse montrent que le traité d'où ces paroles sont tirées avait en vue les plus hautes classes de la société. Le Pædagogium de Clément d'Alexandrie s'adresse également à des lecteurs aristocratiques ; et voici les préceptes qu'il donne : Il ne faut pas détourner les femmes du travail du corps ; si elles ne sont pas faites pour la lutte et la course, elles sont capables de travailler la laine et le lin, de s'occuper de la boulangerie. Une épouse doit pouvoir fournir les provisions dont sa famille a besoin : il n'y a pas de honte pour elle à s'approcher du pétrin ; faire cuire le repas de son mari est honorable pour une femme, qui doit être la gardienne et l'auxiliaire de la maison. Et si elle secoue elle-même les tapis, si elle apporte elle-même à boire à son mari altéré, et, ainsi, entretient par un mouvement modéré la vigueur de son corps, une telle femme est semblable à la femme forte des Proverbes, à Sara, à Rachel[47].

Ainsi l'autorité des exemples bibliques se réunissait à la puissance des traditions romaines pour ramener au travail la femme chrétienne. M. de Rossi a lu sur une pierre de la catacombe de saint Nicomède l'épitaphe d'une femme noble, qui paraît avoir appartenu à l'illustre famille des Catii : le temps a effacé la plus grande partie de l'inscription, mais ces mots grecs y sont encore visibles : ΜΗΤΡΙ ΚΑΤΙΑΝΙΛΛΗ... ΕΡΓΟΠΟΙΩ, A ma mère Catianilla... laborieuse. Cette épitaphe est du IIIe siècle[48]. Vers la même époque, un mari chrétien, Aurelius Sabatius, faisait graver sur la tombe de sa femme, Sévéra Séleuciana, l'image d'un métier à tisser et d'une navette[49], emblème des travaux domestiques rappelant à la fois la Romaine des anciens jours qui restait à la maison, travaillant la laine, et la femme forte de l'Écriture qui recherchait le lin et la laine et travaillait de ses mains. Un siècle plus tard, une riche et charitable femme écrivait sur une tombe un mot qui eût fait rougir une païenne. J'ai déjà cité Cicéron mettant sur la même ligne de mépris les ouvriers et les barbares, operarios barbarosque, et Celse injuriant le Christ en rappelant qu'il était né d'une ouvrière, operariæ matris ; on se rappelle Claude, grand pontife, écartant à la fois les ouvriers et les esclaves, summota operarioram, servorumque turba. En face de ces souvenirs, elle n'était pas sans courage, l'humble et fière chrétienne qui, élevant à son mari un riche tombeau de marbre, prend pour elle-même, sur l'inscription qu'elle y fait graver, le titre méprisé d'ouvrière, AMATRIX PAVPERORUM (sic) ET OPERARIA[50]. Quand de pareils exemples étaient donnés par les fidèles appartenant aux classes élevées, les chrétiens de moindre condition n'hésitaient pas à les suivre : le P. Garrucci a vu dans la catacombe des saints Pierre et Marcellin l'épitaphe d'un tombeau élevé par un humble fidèle nommé Primus à Léontia, sa compagne de travail, LEONTIÆ CVMLABORONÆ SVÆ[51]. Nous avons déjà vu des époux prenant le nom de coesclaves : en voici qui s'appellent compagnons de travail : ainsi se créait la langue nouvelle de l'humilité et de la foi.

Si la vie de l'empire n'avait par été coupée par les barbares, dit M. Littré, si, après le développement religieux et le christianisme, il y avait eu le temps pour que se fit un développement politique, on peut affirmer qu'il se fût fait par les riches, par les puissants, par les aristocrates[52]. Je n'ai pas à examiner cette question, mais on peut dire, en modifiant un peu la pensée de M. Littré, que, dans le mouvement de réforme sociale et morale que nous étudions, l'idée chrétienne eut pour principaux auxiliaires les membres convertis de l'aristocratie romaine. On vient de voir des femmes de naissance distinguée relevant, ennoblissant, par leur exemple, le travail manuel et domestique. Les Actes de saint Crépin et de saint Crépinien nous montrent quelque chose de plus touchant encore : deux patriciens du IIIe siècle se faisant eux-mêmes ouvriers[53]. Crispinus et Crispinianus appartenaient à une noble famille de Rome. Ils abandonnèrent leur patrie et leurs biens pour aller prêcher le christianisme dans les Gaules. Établis à Soissons, ils y exercèrent le métier de cordonniers. Leurs Actes n'oublient pas de dire que ces deux artisans volontaires, élevés au milieu des élégances et des arts de Rome, donnaient aux chaussures qu'ils fabriquaient pour les pauvres je ne sais quel tour gracieux, distingué, que ne pouvaient atteindre les autres cordonniers. Vérité ou légende, cette naïve remarque est un symbole de la vie nouvelle que devait communiquer aux plus obscurs métiers le travail libre, sanctifié par la pensée chrétienne du devoir, et accepté avec amour, avec goût, avec une résignation joyeuse. on a vu plus haut comment, dans le monde romain, les arts manuels étaient non-seulement méprisés, mais négligés, et par quel étrange phénomène ils ne progressaient pas à l'époque même où les arts de luxe se déployaient dans toute leur richesse et leur grâce[54]. C'était encore une des conséquences du travail esclave : il est intéressant de voir, au moment où le travail libre se relève par l'influence chrétienne, un rayon d'art et de goût se répandant sur les produits des plus humbles métiers.

 

III

Le travail, tel que le prêche le christianisme, tel que ses apôtres, ses prêtres, ses patriciens, l'enseignèrent au peuple par leur exemple, est un devoir pour l'homme, mais il doit cependant n'occuper dans son existence qu'une place secondaire. La vraie vie de l'homme, c'est celle de l'âme. J'ai montré les païens surpris et indignés à la vue d'artisans chrétiens qui la possédaient dans sa plénitude. Il leur semblait que le travail manuel et l'élévation de la pensée fussent des choses incompatibles. C'est qu'ils ignoraient quels peuvent être, sur des natures droites, simples, pures, les bienfaisants effets de cette grande institution du repos religieux, que l'Église avait trouvée dans la loi mosaïque, et dont elle fit une des bases de la nouvelle société qu'elle édifiait dans l'ombre et le silence.

En imposant la loi du travail à l'humanité, Dieu lui avait en même temps imposé celle, non moins nécessaire, du repos, afin de tenir en équilibre les forces matérielles et spirituelles de l'homme. Un jour par semaine était consacré, chez les Juifs, au culte public de Dieu : tout travail, ce jour-là, devait cesser, en souvenir du repos mystérieux du Créateur après l'achèvement de son œuvre[55]. L'antiquité païenne ne perdit jamais entièrement de vue cette tradition, que la loi mosaïque avait renouvelée, mais qui remontait au berceau de l'humanité. Dans toutes les religions antiques, certaines fêtes étaient honorées par la cessation du travail manuel. Mais, comme toute institution que l'esprit ne vivifie plus, ce repos sacré finit, dans les cultes païens, par perdre son sens élevé et ses effets bienfaisants. Il devint pour les hommes libres une occasion de réjouissances publiques et privées : la classe d'hommes qui, à leur place, supportait le poids du travail n'en fut pas délivrée par le retour périodique des jours fériés. Le forum se taisait, le sang des victimes coulait dans les temples, le peuple se pressait au cirque et au théâtre, mais l'esclave travaillait toujours. A part certaines fêtes spéciales, où toute licence lui était accordée, il ne fut jamais invité par la religion à s'arrêter un instant au milieu de son labeur pour relever la tête et se souvenir qu'il était homme. La casuistique païenne, formulée par les maîtres, détermina avec soin les travaux qui, les jours chômés, étaient permis aux esclaves. Caton veut que, ces jours-là, on les emploie à curer les fossés, paver la voie publique, couper les ronces, bêcher le jardin, nettoyer les prés, tresser des claies, arracher les épines, broyer le grain, mettre l'ordre et la propreté dans le domaine[56]. Le collège des pontifes ne permet pas de charrier des arbres, d'élaguer, de labourer, de planter, de semer, de faire les foins ou la vendange, de tondre les brebis, pendant les jours fériés[57]. Mais il est avec l'Olympe des accommodements : plusieurs de ces travaux deviennent légitimes si l'on a soin d'immoler auparavant un jeune chien[58]. Peut-on planter une haie un jour de fête ? Les pontifes le défendent, mais Virgile le permet[59], et Columelle oppose l'autorité théologique de l'un à l'autorité disciplinaire des autres[60]. Il est permis, les jours fériés, de se livrer aux occupations que cite Caton, et, de plus, de cultiver les vignes, soigner les fumiers, fabriquer du vin, du fromage, de la chandelle[61]. Ces exceptions sont empruntées aux seuls ouvrages des agronomes : il dut s'en trouver de semblables pour toutes les autres branches de travail. On peut juger par ces exemples de ce qu'était devenue entre les mains des païens la loi du repos religieux : son double objet, élever les âmes vers la Divinité, procurer le repos des travailleurs, avait été mis en oubli : de l'institution divine, que le judaïsme seul avait conservée, il ne restait dans les cultes polythéistes qu'un vain souvenir, une formule dénuée de sens et de vie.

L'Église chrétienne, semblable au père de famille de l'Évangile, qui tire de son trésor des choses nouvelles et des choses anciennes, remit en vigueur l'institution primitive abandonnée on défigurée par la presque totalité du genre humain, mais en même temps elle la rajeunit et la renouvela. Elle imposa à ses disciples l'observation des préceptes mosaïques sur le repos du septième jour : elle montra aussi, dès le temps des apôtres[62], son indépendance vis-à-vis de la lettre, en reportant du samedi au jour suivant, dies solis, en souvenir de la résurrection de Jésus-Christ arrivée prima sabbati, le moment consacré par la loi juive à la cessation du travail et au culte public : le dies sous prit alors dans la langue chrétienne le nom de jour du Seigneur, dies dominica[63]. Il fut honoré par le repos et la prière : le repos du dimanche était poussé si loin par les premiers chrétiens que, du temps de Tertullien, ils s'abstenaient du bain ce jour-là[64] : ils voulaient être tout entiers à leurs devoirs religieux. L'Église primitive ajouta au dimanche d'autres jours de repos, afin que l'homme interrompit plus souvent son travail pour s'unir à Dieu par la contemplation et le culte. Le nombre des fêtes chômées fut très-considérable dans les premiers siècles. Que les esclaves travaillent les cinq premiers jours de la semaine, disent les Constitutions apostoliques : que le samedi et le dimanche ils écoutent la parole de Dieu. Qu'ils chôment toute la semaine sainte et la semaine suivante, l'une en l'honneur de la Passion, l'autre en l'honneur de la Résurrection : car il est bon qu'ils apprennent qui a souffert et qui est ressuscité. Que le jour de l'Ascension et le jour de la Pentecôte soient pour eux des jours de repos. Qu'ils se reposent le jour de la Nativité, en souvenir du bienfait inattendu qui fut conféré aux hommes quand Jésus-Christ, le Verbe de Dieu, naquit de la Vierge Marie pour leur salut. Qu'ils chôment également le jour de l'Épiphanie, les jours où est célébrée la mémoire des apôtres, et le jour de la fête des martyrs qui ont versé leur sang pour le Christ[65]. Cette ordonnance, que les Constitutions placent dans la bouche de saint Pierre et de saint Paul, est certainement apocryphe dans la forme : mais il est probable qu'elle présente le tableau exact de ce qu'était l'année chrétienne au IIIe ou au IVe siècle. Bien que ces préceptes s'adressent aux maîtres et aient trait au travail des esclaves, auxquels la charité de l'Église appliquait plus particulièrement les bienfaits contenus dans la loi du repos, ils étaient également obligatoires pour les ouvriers libres : les textes des plus anciens Pères et les constitutions des princes chrétiens ne laissent aucun doute à cet égard.

Que les juges, le peuple et tous les ouvriers s'abstiennent du travail le dimanche, dit une loi de 321[66] : Constantin excepte seulement de cette obligation les travaux nécessaires de l'agriculture. Par une autre constitution de la même année, il interdit de faire le dimanche aucun acte juridique, à l'exception des émancipations et des affranchissements[67] : donner la liberté est une manière d'honorer Dieu. En 365, Valentinien, par respect pour le dimanche, défend aux collecteurs d'impôts de poursuivre ce jour-là les chrétiens[68]. En 389, Valentinien II interdit tout procès les dimanches, le jour de Noël, le jour de l'Épiphanie, les sept jours qui précèdent et suivent Pâques, et le jour de la commémoration du martyre des apôtres saint Pierre et saint Paul[69]. Les empereurs chrétiens ne veulent pas que les jours consacrés au repos par la loi religieuse et la loi civile soient comme à l'époque païenne profanés par des jeux et des réjouissances profanes : ils tiennent à leur conserver le caractère qui convient à des temps de recueillement et de prière. Les courses du cirque sont interdites les dimanches, dit une loi de 392, afin que l'attrait des spectacles ne détourne personne d'assister aux vénérables mystères de la religion chrétienne[70]. Le jour du Seigneur, dit une constitution de 399, on ne doit célébrer dans aucune ville ni représentations théâtrales, ni courses de chevaux, ni aucun spectacle propre à énerver les âmes[71]. Nous ordonnons dans une pensée religieuse, dit une loi de l'année suivante, que les sept jours de la semaine sainte et les sept jours de la semaine de Pâques, consacrés à expier les péchés par la prière et le jeûne, on ne donne pas de spectacles[72]. Chacune de ces lois contient cependant une exception : si l'anniversaire de la. naissance de l'empereur ou de son accession à l'empire tombe un dimanche, les réjouissances publiques seront permises. Cette exception elle-même fut supprimée par une loi de 469, que je dois citer tout entière, comme résumant l'esprit de la législation des princes chrétiens sur le dimanche, cette véritable trêve de Dieu dont la société fiévreuse et tourmentée du IVe et du Ve siècle devait goûter avec délices les effets. Nous voulons, disent Léon et Anthémius, que les jours de fête dédiés à la majesté du Très-Haut ne soient remplis par aucun plaisir public, ni profanés par aucune poursuite judiciaire. Que, le jour du Seigneur, éternellement digne d'honneur et de vénération, on ne fasse aucun acte de procédure : que nul débiteur ne reçoive de sommation : qu'on n'entende pas de plaidoiries : qu'il n'y ait pas de procès : que la dure voix du crieur public se taise : que les plaideurs voient leurs discussions interrompues et jouissent d'un moment de trêve : que les adversaires, ayant déposé toute crainte, viennent l'un vers l'autre, et laissent le repentir entrer dans leur âme : qu'ils s'accordent, qu'ils transigent. Nous faisons donc de ce jour un jour de repos : mais nous ne voulons pas que d'obscènes voluptés le remplissent. Que, le dimanche, soient suspendus et les représentations théâtrales, et les courses du cirque, et les lamentables combats de bêtes : et si la solennité de notre naissance ou de notre élévation au trône tombe en ce jour, que la solennité en soit différée[73].

Tel était le dimanche dans la société chrétienne. Ce jour-là, le forum se taisait, les tribunaux étaient fermés : il en était de même dans les feriæ païennes, mais là se bornent les ressemblances entre celles-ci et les fêtes du christianisme. Dans les premières, le travail des esclaves ne cessait pas : on a vu avec quel soin et quelle force sont rappelés les jours où les esclaves chrétiens ne peuvent travailler. Les fêtes païennes étaient célébrées surtout par des spectacles : ils sont interdits les dimanches et les jours de fêtes chrétiennes. Trajan rappelle à un proconsul que le repos des fêtes n'existe pas pour les soldats[74] : Constantin, au rapport d'Eusèbe, veut que tout service militaire soit suspendu le dimanche, afin que le soldat puisse, lui aussi, se recueillir et prier Dieu[75].

Le rétablissement par l'Église du repos hebdomadaire eut une très-grande influence sur la réhabilitation du travail manuel. Il semble que sa dignité dépende de l'accomplissement de cette loi mystérieuse : là où elle est violée, il s'abaisse promptement dans l'opinion publique : là où elle garde sa vigueur, il demeure respecté. Le sabbat fidèlement observé maintint le travail manuel en honneur chez les Juifs jusqu'au temps de Jésus-Christ et des apôtres. Les philosophes de l'antiquité païenne ont fondé en partie leur théorie du mépris du travail sur cette idée : que le loisir est nécessaire à l'acquisition de la vertu. Telle est la doctrine de Platon dans la République et les Lois, d'Aristote dans la Politique. Une des plus belles et des plus heureuses inventions de Lycurgue, dit Plutarque, c'est d'avoir ménagé aux citoyens le plus grand loisir, en leur défendant de s'occuper d'aucune espèce d'ouvrage mercenaire[76]. Cela est juste en un sens. Les professions mécaniques exercées sans répit, sans le repos matériel du corps, et surtout le repos moral de l'âme affranchie un moment du poids qui l'incline vers la terre et rendue à sa destinée supérieure, ont pour effet inévitable de dégrader, à la longue, ceux qui y sont soumis. De là, en partie, l'abrutissement de l'esclave antique : de là aussi la misère morale de l'ouvrier moderne quand, infidèle aux préceptes de l'Église, il se refuse tout repos ou use mal du repos qui lui est accordé. Le christianisme répondit à ce qu'avait de spécieux et de partiellement vrai l'objection adressée par la philosophie païenne au travail manuel, ou plutôt il agrandit, il généralisa la réponse que, fidèle à la loi divine, le peuple qui devait donner au monde le Messie y faisait depuis des siècles. Oui, Platon, Aristote, Plutarque ont dit vrai, le loisir est nécessaire à l'acquisition de la vertu : mais cette parole est la condamnation de la civilisation égoïste qui, divisant la société en deux classes, refusait tout loisir à l'une pour assurer le loisir de l'autre, et déclarait par conséquent toute une portion du genre humain incapable ou indigne de posséder la vertu. Cette doctrine de la philosophie antique est au contraire la justification du repos hebdomadaire : Dieu et l'Église ont réservé ce loisir à l'âme du travailleur, appelé, quel que soit son rang, à l'exercice de la vertu, dont l'orgueil païen avait fait un privilège aristocratique, et dont la civilisation chrétienne a fait le patrimoine de tous.

 

 

 



[1] Aristote, Polit., IV, 8.

[2] Xénophon, Æconom., IV, 2.

[3] Cicéron, De Officiis, I, 42. Cf. Sénèque, De Benef., VI, 18.

[4] Cicéron, Pro Flacco, 18.

[5] Cicéron, Pro domo, 33.

[6] Suétone, Claudius, 22.

[7] Valère-Maxime, V, II, 10.

[8] Genèse, II, 15.

[9] S. Matthieu, XIII, 55 ; S. Marc, VI, 3.

[10] Acta Apost., XX, 34 ; I Cor., IV, 12 ; I Thess., II, 9 ; II Thess., III, 8.

[11] Origène, Contra Celsum, I, 28, 29.

[12] S. Jean Chrysostome, I Cor. Homilia XX, 5.

[13] S. Jérôme, Ép. 148, Ad Celantiam.

[14] Origène, Contra Celsum, VI, 7.

[15] S. Jean Chrysostome, De S. Babyla, 3.

[16] S. Jean Chrysostome, De laud S. Pauli. Homilia IV.

[17] S. Jean Chrysostome, In illud : Salutate Priscillam et Aquilam Homilia I, 2.

[18] S. Jean Chrysostome, In illud : Salutate Priscillam et Aquilam Homilia I, 2.

[19] S. Jean Chrysostome, In I Cor. Homilia V, 6.

[20] S Jacques, V, 1, 4.

[21] S. Jean Chrysostome, In I Cor. Homilia V, 6.

[22] Qui furabatur, jam non furetur, magis autem laboret, operande minibus suis. S. Paul, Ad Ephes., IV, 20.

[23] Const. apost., VIII, 32.

[24] De Champagny, Les Antonins, t. II, p. 137.

[25] S. Cyprien, Ép. 61.

[26] Hermas, Pastor, II, mandatum 2.

[27] Const. apost., IV, 9.

[28] Const. apost., IV, 2.

[29] S. Augustin, De opere monachorum, 14. — Ce texte est ici légèrement détourné de son sens.

[30] Code Théod., XIII, I, 10 (anno 353) ; cf. ibid., 9 (anno 349), 14 (anno 357). Dès cette époque, cependant, l'Église voyait avec peine les membres du clergé se livrer au commerce : le concile d'Elvire défend aux évêques, prêtres et diacres les voyages entrepris dans un but de trafic et a fréquentation des foires et marchés. Canon XVIII ; Hardouin, t. I, p. 251.

[31] Voir le Dictionnaire des antiquités chrétiennes de M. l'abbé Martigny, v° Professions.

[32] I Thess., IV, 11.

[33] II Thess., III, 10, 11, 12.

[34] Cicéron, Tusculanes, V, 36.

[35] S. Jean Chrysostome, Contra Anomæos Hom. VIII.

[36] Minutius Félix, Octavius, 5.

[37] Minutius Félix, Octavius, 12.

[38] Minutius Félix, Octavius, 16.

[39] Tertullien, Apologétique, 46.

[40] Athénagore, Legat. pro Christ., 11.

[41] Juvénal, VI, 488-490.

[42] Columelle, De Re rust., XII, Præf.

[43] Clément d'Alexandrie, Pædag., III, 4.

[44] Orelli, 4848.

[45] Orelli, 1639, 4860.

[46] Tertullien, De cultu feminarum, II, 13

[47] Clément d'Alexandrie, Pædag., III, 10.

[48] De Rossi, Bull. di arch. crist., 1865, p. 52.

[49] De Rossi, Inscr. christ. urbis Romæ, n° 14 (anno 279), p. 21.

[50] De Rossi, Inscr. christ. urbis Romæ, n° 62 (anno 341), p. 49.

[51] Garrucci, Nuove epigraphi giudaiche di vigne Randanini, p. 9. La même expression se rencontre sur des tombes juives. Ibid.

[52] Littré, Études sur les Barbares et le moyen âge, Introduction, p. XIII.

[53] Martyrium SS. Crispini et Crispiniani, ap. Acta SS., Octobris, t. XI, p. 535.

[54] Voy. livre I, chap. II.

[55] Genèse, II, 2, 3 ; Exode, XX, 11 ; XXXI, 17 ; Deutéronome, V, 14 ; S. Paul, Ad Hebr., IV, 4.

[56] Caton, De Re rust., 2.

[57] Columelle, II, 21.

[58] Columelle, II, 21.

[59] Virgile, Géorgiques, I, 270.

[60] Columelle, II, 21.

[61] Columelle, II, 21.

[62] Acta apost., XX, 7.

[63] Apocalypse, I, 10.

[64] Tertullien, Ad nat., I, 13 ; Apol., 16.

[65] Const. apost., VIII, 33.

[66] Code Just., III, XII, 3.

[67] Code Théod., II, VIII, 1.

[68] Code Théod., XI, VII, 10.

[69] Code Just., III, XII.

[70] Code Théod., II, VIII, 20.

[71] Code Théod., II, VIII, 23.

[72] Code Théod., II, VIII, 24.

[73] Code Just., III, XII, 11.

[74] Ulpien, au Digeste, II, XII, 9.

[75] Eusèbe, Vita Constantini, IV, 18.

[76] Plutarque, Lycurgue, 24

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