LES ESCLAVES CHRÉTIENS

LIVRE II. — L'ÉGALITÉ CHRÉTIENNE.

CHAPITRE V. — L'APOSTOLAT DOMESTIQUE.

 

 

I

La religion nouvelle établissait quelquefois entre les maîtres et les esclaves une relation douce et sacrée, dont le scepticisme romain n'eût pu concevoir même l'idée. Un esclave chrétien avait été l'instrument de la conversion et de la régénération d'un maître païen, un maître avait conquis au Christ l'âme de son esclave. Essayons de retrouver dans les documents primitifs quelque trace de ces drames intimes, qui eurent la conscience pour théâtre, et pendant lesquels le maître et l'esclave disparaissaient pour ne laisser en présence que l'apôtre et le disciple.

Les Actes des martyrs nous montrent des maîtres ne dédaignant pas, selon le mot de Job, d'entrer en jugement avec leur serviteur ou leur servante, et se laissant gagner au christianisme par l'humble parole d'un esclave ou d'un affranchi. Si nous en croyons les Actes de saint Alexandre[1], martyrisé en 119, un homme occupant un rang considérable dans l'administration romaine, Hermès[2], aurait été ainsi converti, non par les discours des prêtres et des docteurs, mais par l'initiative hardie et touchante d'une vieille esclave aveugle, qui avait été la nourrice de son fils. Ce fils touchait à l'adolescence, et depuis longtemps souffrait d'une maladie de langueur. En vain Hermès et sa femme fatiguaient les dieux de leurs prières et de leurs sacrifices : l'enfant mourut. Pourquoi ne l'avez-vous pas conduit au tombeau du bienheureux Pierre ? dit la nourrice à son maître, il aurait recouvré la santé, il serait vivant aujourd'hui. — Tu es privée de la vue, lui répondit Hermès ; comment n'as-tu pas été guérie toi-même, si tu crois ainsi ?Si je croyais avec assez de force, dit l'esclave, je guérirais. Et, rassemblant toute sa foi, elle sortit de la maison pour aller trouver l'évêque de Rome, Alexandre. Celui-ci pria pour elle : ses yeux, fermés depuis cinq ans, se rouvrirent à la lumière. Elle revint en courant dans la maison de son maître, prit dans ses bras le corps de l'enfant, et, retournant vers Alexandre, le jeta à ses pieds en disant : Que je redevienne aveugle, mais que l'enfant recouvre la vie. Alexandre se mit en prière, et au bout de quelque temps se rendit chez Hermès, tenant par la main l'enfant ressuscité. Hermès, converti, reçut le baptême des mains de l'évêque.

Tous les détails de ce charmant récit sont-ils historiques ? Je ne sais ; mais j'aime à y voir un symbole de ces forces cachées, de ces secrètes influences qui firent tant, dans les premiers siècles, pour la propagation du christianisme. Il nous lait comprendre le rôle que jouèrent, dans plus d'une maison, les esclaves chrétiens. Celse et Origène sont d'accord pour voir en eux les agents les plus humbles, mais souvent aussi les plus hardis et les plus heureux, de la grâce divine. L'esclavage, cette plante parasite qui avait percé de ses racines tous les joints de l'édifice social, fut à la fois un instrument de mal et de bien : par lui les vices s'insinuèrent jusque dans l'intimité des familles, auprès des femmes et des enfants ; il fut le plus subtil agent de la décadence, le dissolvant le plus actif de la grandeur et de la pureté romaines mais en même temps, pénétrant là où nul missionnaire n'eût pu trouver accès, il devint un des plus puissants prédicateurs de la religion chrétienne. La Providence se servit de lui pour réparer, par les mêmes voies, le mal qu'il avait fait. Que ne pouvons-nous connaître le mystère de ces prédications domestiques, que le païen Celse constate en s'irritant, pénétrer dans ces ateliers de tisserands où une voix inculte annonçait la parole divine, voir les jeunes servantes se presser autour d'une vieille ouvrière qui leur révélait les délices de la pureté, ou, passant plus loin, poussant les lourdes portes et soulevant les riches tapisseries qui séparaient l'appartement des maîtres du quartier réservé aux esclaves, surprendre le rôle joué auprès de l'enfant par la nourrice chrétienne, auprès du jeune homme par le pædagogus, auprès du maître par l'intendant investi de sa confiance, auprès du juge qui venait de condamner un martyr, par son esclave chrétien lui dévoilant hardiment la gloire de la victime[3]. Que de confidences intimes, que de révélations touchantes, que de douces larmes ! Ce serait le côté pur et divin de cet esclavage antique, dont l'histoire ne nous laisse voir que le cruel et infâme revers. Une famille noble, riche, illustre, se convertissait tout à coup : une jeune fille déclarait soudain la résolution de consacrer à Dieu sa virginité : l'amour rentrait un jour, avec la paix, dans un ménage troublé jusque-là par cette horrible émulation de vices qui déshonorait tant de familles romaines : un magistrat déposait les insignes de ses fonctions pour vivre humble, pauvre, charitable : le monde regardait avec stupeur, et ne savait à quoi attribuer ce changement subit : mais il y avait quelque part un pauvre esclave qui, seul avec Dieu, en connaissait le secret, et dont le cœur était inondé d'une joie céleste.

Quelquefois un esclave devenait le confident de conversions moins apparentes, que des raisons de situation ou de prudence obligeaient de tenir cachées. Le maître s'en ouvrait mystérieusement à un fidèle serviteur. Telle paraît avoir été l'histoire d'un puissant personnage qui occupait une situation considérable à la cour impériale. Il s'appelait Proxènes : c'était un affranchi des empereurs Marc Aurèle et Verus ; il était devenu l'homme de confiance de Commode, son chambellan, son intendant et son trésorier. Après la mort de Proxènes, ses anciens esclaves, qu'il avait toujours bien traités, lui élevèrent un tombeau à leurs frais. Sur son sarcophage, conservé à la villa Borghèse, et orné, suivant le mode antique, de génies et d'hippogriffes, on lit une inscription énumérant pompeusement ses charges et ses titres ; les affranchis reconnaissants qui firent graver sur le marbre les louanges de Proxènes le croyaient certainement païen. Il avait cessé de l'être, cependant, et un de ses anciens esclaves, absent quand il mourut, avait reçu ses confidences. De retour à Home, celui-ci ne voulut pas que son maitre restât sans un témoignage chrétien ; il écrivit en petits caractères sur le marbre du sarcophage ces mots aujourd'hui mutilés : PROSENES RECEPTVS AD DEVM... REGREDIENS IN VRBE... SCRIPSIT AMPELIVS LIBERTVS, Proxènes a été reçu dans le sein de Dieu... à son retour à Rome... son affranchi Ampélius en a rendu témoignage[4].

Saint Jean Chrysostome compare à une perle étincelant au milieu de la boue l'âme de l'esclave chrétien faisant éclater sa vertu et exerçant son influence bienfaisante à travers les ignominies de la servitude[5]. Après la paix de l'Église, quand la religion nouvelle eut pénétré plus profondément dans les mœurs, on vit souvent briller cette perle cachée dans l'obscurité des maisons chrétiennes. Saint Grégoire de Nazianze nous montre des esclaves devenant les confidentes des bonnes œuvres de sa mère, et mises par elle dans le secret des grâces surnaturelles les plus mystérieuses et les plus intimes, dont cette âme pieuse était inondée[6]. Il faut lire dans les Confessions de saint Augustin le curieux portrait d'une vieille esclave chrétienne qui eut une influence considérable dans l'éducation de celle qui devint un jour sainte Monique. Celle-ci, dit son fils, se louait beaucoup moins du zèle de sa propre mère pour son éducation que de celui d'une esclave fort âgée, qui jadis avait porté dans ses bras son père enfant... La reconnaissance, jointe au respect inspiré par sa vieillesse et la sainteté de ses mœurs, lui avaient concilié, dans cette maison chrétienne, une grande considération de la part de ses maîtres. Aussi lui avaient-ils confié la conduite de leurs filles, et elle s'acquittait de ce devoir avec une extrême vigilance ; prudente et discrète dans les leçons qu'elle leur donnait, mais aussi sachant s'armer d'une sainte rigueur quand il s'agissait de les réprimer. Par exemple, excepté l'heure du repas, qui était très-frugal, et qu'elles prenaient à la table de leurs parents, elle ne souffrait point, quelle que fût d'ailleurs leur soif, qu'elles se permissent de boire même de l'eau. Elle prévoyait et craignait les suites de cette mauvaise habitude, et leur disait ces paroles pleines de sagesse : Maintenant vous ne buvez que de l'eau, parce que le vin n'est pas en votre pouvoir ; mais un jour vous serez mariées, et vous deviendrez maîtresses des caves et des celliers. Alors vous dédaignerez de boire de l'eau, et pourtant l'habitude de boire vous sera demeurée[7]. Cette vieille esclave chrétienne redoutait pour ses élèves les habitudes grossières qui se mêlaient au raffinement des mœurs à cette époque : saint Augustin lui fait honneur de la frugalité mortifiée que sainte Monique garda toute sa vie. J'ai voulu citer cette page naïve ; en voici une autre d'un ton plus relevé, où se montrent avec éloquence les sentiments de vénération que la vertu d'un esclave pouvait inspirer à un maître chrétien. Saint Paulin de Noles parle de son ancien esclave Victor : Il m'a servi, s'écrie-t-il, oui, il m'a servi, et malheur à moi qui l'ai souffert ! Il a été esclave d'un pécheur, lui qui n'était pas esclave du péché ; et moi, indigne, j'ai été servi par le serviteur de la justice... Tous les jours il voulait non-seulement laver mes pieds, mais nettoyer mes chaussures, ardent à se gouverner lui-même au dedans, et par conséquent intrépide à asservir son corps... Et moi, j'ai vénéré le Seigneur Jésus dans mon frère Victor, parce que toute âme fidèle est de Dieu, et tout humble de cœur est le cœur même de Dieu[8].

 

II

Tels étaient les sentiments inspirés par certain esclaves à des maîtres chrétiens. C'était une transformation complète dans les rapports de maître à esclave. Les maîtres antiques recherchaient dans leurs serviteurs les seules qualités utiles : s'ils les aimaient, c'était d'un amour égoïste, comme de bons instruments de travail ou de plaisir : ils n'aimaient pas leurs qualités morales pour elles-mêmes, sans retour sur leur propre intérêt. Quand j'achète un esclave pour être forgeron ou tisserand, dit Cicéron, et qu'il se montre inhabile à ces arts, j'en suis fâché, quelque honnête qu'il soit d'ailleurs ; si j'achète un esclave pour être villicus ou berger, je ne lui demande d'autres vertus que la frugalité, le travail et la vigilance[9]. L'utilité, l'agrément, sont donc la mesure des sentiments du maître pour l'esclave. La vertu n'a de prix que parce qu'elle est avantageuse au maître : une indemnité est due à celui-ci par quiconque a détérioré sa propriété, soit en blessant son esclave, soit en corrompant Pâmé de cet esclave, soit en coupant les arbres de son champ[10]. Des goûts. élevés sont une faute chez l'esclave, s'ils paraissent un obstacle au profit qu'on en veut tirer : on les assimile alors à des vices véritables. C'est un vice de l'âme plutôt qu'une mauvaise habitude du corps, dit un jurisconsulte, si un esclave aime trop à contempler des peintures, ou s'il est menteur ou affecté de quelque semblable défaut[11]. L'égoïsme des maîtres et le mépris dont les esclaves étaient l'objet se montrent ici avec une naïveté presque cynique. Le sentiment chrétien en était révolté. Quand l'homme, dit saint Augustin, aime l'homme non comme son égal, mais comme il aimerait un animal, des bains, un oiseau au beau plumage et à la voix agréable, c'est-à-dire dans la proportion du plaisir ou de l'utilité qu'il en peut tirer, il se rend coupable d'un vice exécrable et honteux, n'ayant pas pour l'homme la sorte d'amour qui est due à l'homme[12]. Le christianisme apprit aux maîtres à aimer dans l'esclave ses qualités morales, son âme, d'un amour pur et désintéressé. Tu as deux esclaves, dit encore saint Augustin : l'un est favorisé, à l'extérieur, de tous les dons de la nature, l'autre a le corps difforme : mais ce dernier est chrétien, le premier infidèle : dis-moi lequel tu préfères, afin que je voie si tu sais aimer l'invisible[13]. Saint Jérôme fait allusion, dans un langage hardi, aux infortunés esclaves dont Constantin avait puni de mort la mutilation[14], mais dont la vente, dans cet état, n'était pas interdite : Si vous achetez, dit-il, des eunuques, des servantes, des esclaves, regardez leurs mœurs, non la beauté de leur visage : dans tout sexe, dans tout âge, chez les malheureux mêmes dont les corps ont été mutilés, il faut considérer l'âme, que rien ne peut amputer, si ce n'est la crainte de Dieu[15].

Cet amour de l'invisible, cette préoccupation de l'âme, dans l'esclave, inspirait aux maîtres chrétiens un grand zèle pour la conversion de leurs serviteurs encore engagés dans les liens du paganisme. On a vu plus haut que ce zèle n'était pas tyrannique et s'abstenait de tout moyen de contrainte. Mais il n'en était que plus ardent. Il fallait quelquefois un véritable courage pour entreprendre la conversion d'un esclave. Sans doute, ces malheureux devaient se sentir portés instinctivement vers une religion qui proposait à leu culte un Dieu mort sur la croix ; mais, chez beaucoup l'absence de toute éducation morale, l'habitude d'une vie grossière, qui avait brisé en eux tout ressort, formaient un obstacle presque insurmontable à l'intelligence des vérités évangéliques. Les chrétiens le sentaient : aussi voyaient-ils dans la conversion des esclaves un argument puissant en faveur de la divinité de leur religion. Si Jésus-Christ n'avait été qu'un homme, dit Origène, eût-il pu transformer les âmes d'une si grande multitude, composée non-seulement de sages, dont la conversion n'eût pas été extraordinaire, mais encore de ceux que nulle sagesse ne conduit, qui sont abandonnés aux vices, et qu'il est d'autant plus difficile d'amener à la continence qu'ils sont moins soumis à la raison ?[16] En parlant ainsi, Origène dut avoir surtout en vue les esclaves, dont la catégorie la plus nombreuse se reconnaît dans ce portrait. Saint Jean Chrysostome reproduit longuement et à plusieurs reprises le même argument : en le faisant, il se plaît à mettre en contraste la négligence des maîtres païens, demandant aux esclaves le profit qu'ils peuvent donner, mais laissant leurs mœurs sans surveillance, et le dévouement des chrétiens, qui s'efforcent de conquérir à la vertu l'âme de ces abandonnés. J'emprunte à une de ses homélies un passage trop curieux et trop beau pour n'être pas cité intégralement :

Si les païens voient un esclave vrai philosophe dans le Christ, montrant une tempérance plus grande que leurs propres philosophes, servant avec une modestie et une bienveillance suprêmes, ils admireront la force de notre prédication. Car ils ont coutume d'apprécier nos dogmes, non d'après nos paroles, mais d'après leurs effets sur la vie et sur les choses... Chez eux, et partout, il faut l'avouer, la race des esclaves est indisciplinée, difficile à conduire et à gouverner : non par nature, loin de là, mais à cause de leurs habitudes de vie et de la négligence des maîtres. Partout les maîtres n'ont qu'un souci, être bien servis : s'ils prennent soin quelquefois de régler les mœurs de leurs esclaves, ils le font dans l'intérêt de leur propre tranquillité : aussi ne s'inquiètent-ils pas si leurs esclaves se livrent à la débauche, volent ou s'enivrent : de là vient que, ainsi négligés, n'ayant personne qui veille sur eux, ceux-ci tombent dans les abîmes du vice. Car si, là où il y a, comme sauvegarde, l'assistance du père, de la mère, du pédagogue, du nourricier, du précepteur, des compagnons d'étude, le sentiment de sa propre dignité, et bien d'autres appuis, on évite à grand peine les compagnies mauvaises, que seront, dites-moi, des hommes privés de toutes ces choses, mêlés à des scélérats, libres de se lier avec qui ils veulent, n'ayant personne pour surveiller leurs amitiés ? Que pensez-vous que seront ces hommes ? C'est pourquoi il est difficile à un esclave d'être bon. Ils ne reçoivent aucun enseignement, ni au dehors, ni au dedans de la maison : ils ne sont point mêlés à des hommes libres, ornés, soigneux de leur honneur et de leur renommée. Pour toutes ces raisons, il est difficile, bien plus, il est merveilleux qu'il y ait jamais eu un esclave bon et utile. Quand donc les maîtres païens voient que la force de la prédication chrétienne a mis un frein à cette race indomptée et l'a rendue la plus modeste et la plus douce : quelque déraisonnables qu'ils soient, ils conçoivent une grande opinion de nos dogmes. Il est visible, en effet, que la crainte de la résurrection, du jugement, et des autres choses qui suivent la mort, fixée dans l'âme de ces esclaves, en a pu chasser la malice, et que cette peur du vice y a fait contrepoids à l'attrait de la volupté. Aussi n'est-ce pas sans raison que ces maîtres font grand cas d'un tel résultat, et plus leurs esclaves ont été pervers, plus ils admirent la force de notre prédication. Car nous déclarons digne d'admiration un médecin qui, ayant à soigner un homme désespéré, privé de tout secours, incapable de guérir ses appétits désordonnés, se roulant, au contraire, dans leur basse satisfaction, lui rend la santé et le corrige[17].

Cet ordre d'idées est si important, qu'on me permettra encore une citation : elle est, comme la précédente, de saint Jean Chrysostome, le Père de l'Église qui a eu le sentiment historique le plus vif de l'influence du christianisme sur l'état moral et matériel des esclaves. Après avoir protesté contre l'opinion que les premiers chrétiens auraient été recrutés dans les plus basses classes de la société, il ajoute : Et supposons qu'il en soit ainsi. Cela n'aurait rien d'extraordinaire, direz-vous. Je réponds : Cela serait merveilleux. Faire croire à de tels hommes des choses vulgaires serait facile : leur faire croire à la résurrection, au royaume des cieux, à la vraie vie philosophique, c'est bien plus merveilleux que de persuader de telles vérités à des esprits cultivés. Qu'on leur fasse croire ces choses, quand cette croyance est sans péril, cela sera, si vous le voulez, une preuve de leur déraison ; mais qu'on vienne leur dire, à ces esclaves : Si vous croyez à mes enseignements, vous serez environnés de périls, vous aurez tous les hommes pour ennemis, il vous faudra mourir et souffrir mille maux : et qu'en parlant ainsi on se rende maître de leurs âmes : ce n'est plus là de la folie. Ah ! si ces dogmes devaient être une cause de plaisir, on pourrait accuser la faiblesse de leur esprit : mais que ces esclaves adhèrent à des enseignements que les philosophes ne veulent pas recevoir, voilà le miracle... que des femmes, des esclaves, se laissent persuader, et mènent une vie que Platon ni personne n'a pu faire mener à ses disciples, voilà le grand miracle[18].

 

III

Ce grand miracle dans l'ordre intellectuel et moral eut pour instrument, à toutes les époques, aussi bien pendant l'ère des persécutions qu'après la paix de l'Église, le zèle des maîtres chrétiens. Plusieurs des esclaves que l'Église honore comme martyrs avaient été convertis par leurs maîtres. Une noble vierge de Ravenne, Fusca, instruit elle-même dans la foi sa nourrice Maura ; elles meurent ensemble pour le Christ[19]. Le prêtre et philosophe chrétien de Césarée, Pamphile, si magnifiquement célébré par Eusèbe, avait élevé avec le plus grand soin un de ses esclaves : il l'avait appelé à partager sa manière de vivre et l'aider dans ses études : non-seulement le jeune Porphyre menait ce que saint Jean Chrysostome appelle la vraie vie philosophique, mais encore il avait revêtu, avec l'agrément de son maître, l'habit des philosophes, ce simple et austère pallium que les peintures des catacombes nous montrent devenu le vêtement du clergé chrétien[20] : il mourut martyr peu de temps après celui qui avait été son maître et son précepteur. Quelquefois le maître, en se convertissant, entraînait par son exemple plus encore que par ses paroles la conversion de ses esclaves. Quand la courtisane Afra abandonne ses désordres pour se faire chrétienne, ses trois servantes, qui avaient partagé sa coupable vie, reçoivent le baptême avec elle, et meurent martyres[21]. Souvent le zèle des chrétiens leur faisait entreprendre de convertir les esclaves d'autrui. Quelquefois même, usant d'une liberté qui semble en désaccord avec la pratique ordinaire de l'Église, mais que justifiaient des circonstances exceptionnelles, ils favorisaient la fuite d'esclaves qu'ils savaient menacés dans leur foi ou dans leurs mœurs par des maîtres infidèles. C'est ainsi que le prêtre Pionius, ayant gagné à la foi et baptisé une esclave nommée Sabina, l'enleva à sa maîtresse qui avait essayé, par de mauvais traitements, de la ramener au paganisme ; il lui procura un asile où elle pût vivre cachée, et changea son nom en celui de Théodota, afin qu'elle échappât plus facilement aux recherches[22]. Ainsi l'intérêt d'une âme l'emportait sur le droit des maîtres, que, en règle générale, l'Église faisait profession de respecter.

L'influence des maîtres chrétiens sur la conversion et la sanctification de leurs esclaves devient surtout considérable après la fin des persécutions. Du haut de la chaire évangélique, les prédicateurs ne cessent de leur rappeler leurs devoirs à cet égard. Alors commence à se dessiner dans l'enseignement public des évêques et des docteurs l'idéal charmant d'une maison chrétienne, où le père, la mère, les enfants et les serviteurs vivent sous le regard de Dieu, s'aidant les uns les autres dans la pratique de la vertu. Le père de famille y a le principal rôle, comme il appartient au dépositaire de l'autorité. Je connais, dit saint Jean Chrysostome, de nombreuses maisons qui ont beaucoup gagné par la vertu dés esclaves. Mais si l'esclave, qui est sous puissance, peut corriger son maître, à bien plus forte raison le maître peut corriger ses esclaves. Il le compare au mâle de l'hirondelle apportant dans son bec la nourriture et la posant dans le bec de la mère et des petits. N'ayons pas souci, ajoute-t-il, d'amasser des richesses, mais travaillons pour pouvoir présenter avec assurance à Dieu les âmes qui nous sont confiées[23].

Lactance assimile le devoir du maitre envers son esclave à celui du père envers son fils[24]. Que chacun, dit saint Augustin, exerce dans sa maison l'office de l'évêque, et surveille la foi de tous les siens, de sa femme, de son fils, de sa fille, de son esclave même, qui a été racheté d'un si grand prix. La discipline apostolique a donné au maître pouvoir sur l'esclave et a soumis l'esclave au maître : mais le Christ a payé pour l'un et pour l'autre le même prix. Ne méprisez pas les plus petits : mettez tous vos soins à procurer le salut de ceux qui habitent votre maison[25]. Ayons grand soin, dit saint Jean Chrysostome, de nos femmes, de nos enfants, de nos esclaves, afin que le commandement nous soit aisé, que le compte à rendre par nous à Dieu soit doux et facile, et que nous puissions dire avec Isaïe : Me voici, moi, et ceux que Dieu m'a donnés[26].

Le premier devoir du maître est de conduire tous les siens à l'église pour leur l'aire entendre la parole divine. Que chacun y vienne, et y conduise celui qui lui est uni comme un membre de lui-même, le père excitant son fils, le fils son père, le mari sa femme, la femme son mari, le maître son esclave, le frère son frère, l'ami son ami[27]. Cela ne suffit pas : il faut que le père de famille redise à tous les siens les enseignements qu'ils y auront entendus. Retenez mes leçons, mes très-chers, s'écrie saint Jean Chrysostome, et, revenus dans nos maisons, dressons deux tables, l'une pour la nourriture, l'autre pour la parole de Dieu : que le mari répète l'enseignement qui a été donné, que la femme le reçoive de sa bouche, que les enfants l'entendent, que les esclaves. ne soient pas privés de ses leçons. Faites de votre maison une église : car il vous sera demandé compte du salut de vos enfants et de vos serviteurs : et comme nous aurons à répondre de vos âmes, chacun de vous devra répondre de celle de son esclave, de sa femme, de son fils[28]. Le lendemain, le même auditoire se pressait devant la chaire du grand orateur : Je sais, dit-il, que vous avez dressé cette double table : non que je l'aie demandé à votre valet de pied ou à votre esclave, mais parce que, hier, vos applaudissements et vos louanges m'avaient montré que vous aviez compris. Car quand je disais : Que chacun fasse de sa maison une église, vous avez poussé de grandes acclamations, et vous avez fait voir avec quelle joie vous accueilliez cette pensée[29].

Saint Jean Chrysostome veut donc que le maitre soit l'apôtre de la maison et y remplisse vis-à-vis des siens les fonctions de catéchiste : Tu ne peux corriger l'Église, lui dit-il encore, mais tu peux avertir ta femme. Tu ne peux prêcher la multitude, mais tu peu x ramener ton fils à la raison. Tu ne peux enseigner la doctrine à tout le peuple, mais tu peux rendre ton esclave meilleur. Ce petit cercle n'excède pas tes forces : ce mode de prédication n'est pas au-dessus de ta science : et vous êtes mieux placés que nous-mêmes pour faire du bien à tous ceux-ci. Moi, une ou deux Ibis par semaine, je me trouve au milieu de vous ; toi, tu as perpétuellement des disciples assemblés dans ta maison, ta lemme, tes enfants, tes esclaves : tu peux le soir, à table, et pendant tout le jour, les corriger[30].

Je veux donc, dit-il ailleurs (car on peut suivre, à travers tous ses discours, le développement d'une même pensée), que dans la maison, et pendant le repas, les hommes et les femmes, les esclaves et les hommes libres, luttent à l'envi à qui observera le mieux le précepte divin : je proclame bienheureux ceux qui célébreront ainsi leurs festins. Quoi de plus saint qu'une table d'où sont bannies l'ivresse, et la gloutonnerie, et toute prodigalité, et où, au lieu de ces vices, règne une sainte émulation dans l'accomplissement des commandements divins ? car pendant que le mari observe sa femme, que la femme observe le mari, afin que ni l'un ni l'autre ne tombe dans le pêché, ne serait-il pas honteux que le maître s'exposât aux reproches de ses esclaves, et les esclaves aux corrections du maître ? Vraiment, une maison ordonnée comme je viens de dire mérite le nom d'église de Dieu[31].

Pour maintenir dans sa maison une telle discipline, saint Jean Chrysostome ne veut pas que le maître demeure désarmé. Il prêche la douceur envers les esclaves, et adresse à ceux qui les châtient avec cruauté les plus sanglantes réprimandes : quand il traite ce sujet, on croit entendre parfois dans sa parole un écho de Juvénal[32]. Mais, de même qu'Origène[33] et tous les Pères de l'Église, saint Jean Chrysostome ne permet pas que la douceur devienne de la faiblesse. Tant que dure l'esclavage, le maître est responsable des mœurs de son esclave, et obligé de réprimer ses écarts, même par la force. Saint Augustin compare à une aumône le châtiment corporel infligé à un esclave par un maître qui, au fond du cœur, lui a pardonné[34]. Il faut que nulle colère n'empoisonne l'âme du maître. Saint Ambroise va jusqu'à conseiller à celui-ci de souffrir en silence les injures non-seulement de sa femme, de ses enfants, de ses amis, mais encore de ses serviteurs, de ses affranchis, de ses esclaves[35]. Mais si la gloire de Dieu ou l'intérêt de l'esclave sont en jeu, le maître ne doit point reculer devant le châtiment. Il faut, dit saint Jean Chrysostome, être sévère pour la gloire de Dieu. Comment cela ? nous sommes souvent irrités contre nos esclaves, mais comment s'indigner pour Dieu ? Voici comment. Si tu vois ton esclave ivre, furieux, ou courant au théâtre, ou négligeant le salut de son âme, ou jurant, ou se parjurant, ou mentant, indigne-toi, punis, réprimande, corrige : tu as agi, en cela, dans l'intérêt de Dieu. Mais si tu le vois commettant quelque manquement à ton égard, négligeant quelqu'un des services qu'il te doit, pardonne-lui : tu as pardonné, ainsi, au nom de Dieu[36].

Un singulier cas de conscience posé et discuté par saint Augustin montre avec quel scrupule les chrétiens de la fin du IVe siècle comprenaient leurs devoirs envers les esclaves. Le grand docteur vient de commenter le conseil évangélique : Si quelqu'un veut plaider contre toi, et t'enlever ta tunique, abandonne-lui encore ton manteau[37] : il continue : Ceci doit être compris des choses qui peuvent être l'objet d'un procès, et pour lesquelles nous pouvons transmettre notre droit à un autre, comme un vêtement, une maison, un champ, un animal, et en général tout ce qui constitue notre fortune. Faut-il entendre ce conseil même des esclaves ? C'est une grande question. Car un chrétien ne doit pas posséder un esclave de la même manière qu'un cheval ou de l'argent, bien que la valeur vénale de l'esclave soit souvent moindre que celle du cheval, et, à plus forte raison, de l'or ou de l'argent. Mais si cet esclave est, par toi, mieux dirigé, conduit plus honnêtement, mieux instruit dans le service de Dieu, qu'il le serait par celui qui désire te l'enlever, je ne crois pas que quelqu'un puisse dire : Il faut le délaisser comme on ferait d'un vêtement. Car l'homme doit aimer son prochain comme soi-même[38].

Il est curieux de voir la délicatesse du sentiment chrétien aux prises avec certaines nécessités extérieures résultant de l'esclavage. Le maître doit être patient envers ses esclaves : il doit, dit saint Jean Chrysostome, les associer à ses bonnes œuvres[39] : il doit souffrir que ceux-ci le reprennent de ses défauts[40] mais, quand lui-même a offensa l'un d'entre eux, est-il obligé de s'humilier devant lui.et de lui demander pardon ? Saint Augustin répond à cette question : Il y a, dit-il, des personnes de basse condition selon le monde, qui s'enfleront d'orgueil si on vient leur demander pardon. Ainsi, quelquefois un maître offense son esclave : car, bien que celui-là soit maitre, et celui-ci esclave, bous deux sont les esclaves d'un autre, puisque tous deux ont été rachetés par le sang du Christ. Cependant, si le maître a péché envers son esclave, en lui faisant des reproches injustes, en le frappant injustement, il me paraît dur de lui ordonner d'aller dire à cet esclave : Pardonnez-moi, accordez-moi ma grâce. Non qu'il n'y soit pas obligé, mais de peur que l'esclave ne s'enorgueillisse. Que doit donc faire le maître ? il doit se repentir devant Dieu, châtier son cœur en la présence de Dieu : et s'il ne peut, par prudence, dire à son esclave : Pardonnez-moi, il doit lui adresser la parole avec douceur : cette parole douce est une manière détournée de demander pardon[41].

 

 

 



[1] Acta S. Alexandri, ap. Acta SS., Maii, t. I, p. 375.

[2] Les Actes le font préfet de Rome, ce qui est peu probable, si l'on considère le nom de ce personnage qui semble plutôt avoir été un affranchi. Rien n'empêche cependant de reconnaître en lui un officier plus ou moins supérieur de l'administration, ces charges ayant été souvent confiées à des affranchis dès les premiers temps de l'Empire. Dom Guéranger, Sainte Cécile, 3e. édit., p. 165. — L'inscription de Proxènes, que nous étudierons plus loin, rend vraisemblable cette conjecture.

[3] Acta S. Fructuosi, 5, ap. Ruinart, Acta sincera, p. 223.

[4] De Rossi, Inscr. christ. urbis Romae, (anno 217), p. 9.

[5] S. Jean Chrysostome, In Genesim, Homilia LXIII, 1.

[6] S. Grégoire de Nazianze, Oratio XVIII, In patrem, 11.

[7] S. Augustin, Confessiones, IX, 8.

[8] S. Paulin de Noles, Ép. 23.

[9] Cicéron, Pro Planco, 25.

[10] Paul, au Dig., X, III, 8, § 2.

[11] Venuleius, Paul, au Dig., XXI, I, 65.

[12] S. Augustin, De vera religione, 46.

[13] S. Augustin, Sermo CLIX, 3.

[14] Code Justinien, IV, XLII, 1.

[15] S. Jérôme, Ép. 130, ad Demetriadem.

[16] Origène, Contra Celsum, II, 79.

[17] S. Jean Chrysostome, In Ep. ad. Tit. Homilia IV. 34

[18] S. Jean Chrysostome, In acta apost. Homilia XXXVI, 2.

[19] Acta SS, Februarii, t. II, p. 645.

[20] Eusèbe, De mart. Palest., II. — Cf. Rome souterraine, 2e éd., p. 392.

[21] Passio S. Afrae, ap. Ruinart, Acta sincera, p. 502.

[22] Acta S. Pionii, ap. Ruinart, p. 129.

[23] S. Jean Chrysostome, In II Thess. Homilia V.

[24] Lactance, Epitome Div. Inst., 64.

[25] S. Augustin, Sermo XCIV.

[26] S. Jean Chrysostome, In Ep. ad Ephes. Hom. XX, 6.

[27] S. Jean Chrysostome, Homilia adv. eos qui ad colli non veniunt, 3.

[28] S. Jean Chrysostome, In Genesim sermo, VI, 2.

[29] S. Jean Chrysostome, In Genesim sermo VII, 1.

[30] S. Jean Chrysostome, In princip. act. Homilia IV, 2.

[31] S. Jean Chrysostome, In parab. debit. Homilia, 2.

[32] S. Jean Chrysostome, In Ep. ad Ephes. Hom. XV, 3, 4.

[33] Origène, Principia, III, 11.

[34] S. Augustin, De fide, spe et charitate, 72.

[35] S. Ambroise, Enarr. in Psalm. XXXVIII, 9.

[36] S. Jean Chrysostome, Homilia In Kalendas, 4.

[37] S. Matthieu, V, 40.

[38] S. Augustin, De sermone Domini in monte, I, 19.

[39] S. Jean Chrysostome, In acta Apost. Hom. XLV, 4.

[40] S. Jean Chrysostome, In acta Apost. Homilia, X, 5.

[41] S. Augustin, Sermo CCXII, 5.