FUSTEL DE COULANGES

 

CHAPITRE XII. — Les dernières années (1880-1889).

 

 

Quand la mort de M. Bersot laissa vacante la direction de l’École normale, on fut très embarrassé pour lui découvrir un successeur. Quelques candidats se mirent ou furent mis en avant ; mais les uns se dérobèrent, les autres furent écartés, et finalement on s’adressa à M. Fustel. Il en fut lui-même tout étonné, et son premier mouvement fut de refuser une fonction pour laquelle il ne se sentait aucun goût[1]. Mais on insista tellement auprès de lui qu’à la longue il céda. Sa nomination parut le 17 février 1880. Vous savez mieux que personne, me disait-il, quel sacrifice je fais. Je renonce au calme et à l’égoïsme de la vie. Il est vrai que je dois tant à l’École que je puis bien lui donner quelques années ; c’est à peine si je m’acquitterai.

Dès le début, il annonça qu’il la dirigerait comme M. Bersot ; en réalité il la dirigea d’une façon un peu différente. M. Bersot s’efforçait d’agir sur l’âme autant que sur l’esprit des élèves ; il causait volontiers avec nous de politique, de religion, de musique ; il s’intéressait à notre vie privée, à nos familles, et il ne lui déplaisait pas de recevoir à confidence de nos pensées les plus intimes. M. Fustel ne voyait à l’École que des intelligences à former ; mais, si sa tâche était plus restreinte, il la remplissait en conscience. Il apportait un soin scrupuleux dans le choix des nouveaux maîtres de conférences, n’ayant jamais égard qu’au mérite et non à la personne. Il lisait presque tous les travaux des élèves ; il aimait à avoir des conversations fréquentes avec eux, même avec les scientifiques, à deviner leur tour d’esprit, à se faire sur eux une opinion réfléchie. Il repoussait énergiquement l’avis de ceux qui prétendaient réduire le rôle de l’École normale à fabriquer tous les ans une quarantaine de professeurs pour les lycées. Il voulait qu’elle fût une maison de haute culture, un foyer de fortes et libres études[2].

C’était une de ses idées favorites que les institutions humaines doivent se modifier peu à peu sous l’action des événements, et non en vertu du caprice d’un individu. Il appliquait ce principe à l’École comme à tout le reste. Dans la notice qu’il lui a consacrée[3], il constate qu’elle a toujours suivi la même voie et que les administrations les plus tyranniques n’ont jamais pu l’asservir à leurs desseins particuliers. Les gouvernements ont changé sans qu’elle changeât, ou plutôt elle n’a changé que par un progrès spontané et naturel. Très vivace à travers tous les régimes, très indépendante d’esprit, très obstinée au travail ; elle s’est créé sa méthode philosophique, éloignée des chimères et un peu rebelle aux systèmes, sa méthode historique, aussi contraire aux généralités vagues qu’aux minuties, même son style, dont la marque est la simplicité, et qui ne souffre ni le déclamatoire, ni le vulgaire.

M. Fustel aimait tout en elle, à commencer par l’internat, qui est, pensait-il, une grande force quand on le comprend non comme moyen de compression, mais comme moyen de développement des esprits et des caractères. Il voulait qu’on en respectât l’organisation dans ses traits essentiels, qu’on se défendit surtout de toucher à ce qui en fait la vitalité, c’est-à-dire à la conférence. Il l’a plus d’une fois comparée à un séminaire allemand, ou mieux à un faisceau de séminaires qui, au lieu d’être juxtaposés et isolés, se pénétreraient incessamment. L’élève qui fait partie de l’un d’eux, écrivait-il en 1884, ne peut pas rester étranger à ce qui se passe dans les autres. Il n’est pas permis, par exemple, à l’élève de philosophie de se tenir tout à fait en dehors des études historiques, ni au naturaliste de n’être pas un peu mathématicien et chimiste. La spécialité hâtive est heureusement interdite à l’École normale.

Comme il était convaincu qu’elle fonctionnait bien, il n’était guère enclin à innover[4]. Ainsi, quand la licence ès lettres fut scindée, il se refusa à diviser la première année en autant de sections qu’il y avait de licences nouvelles ; les élèves continuèrent d’avoir un cours d’études commun et de se présenter tous à l’ancienne licence littéraire. Toutefois l’esprit de tradition ne se confondait pas chez lui avec l’esprit de routine. Qu’un grave intérêt scientifique lui parût être en jeu, il était aussitôt capable des résolutions les plus hardies. Par une anomalie singulière, il manquait encore à l’École un séminaire de sciences naturelles ; M. Fustel le lui procura, non sans peine. Vigoureuse ment combattu par le Muséum, mollement soutenu par quelques-uns de ceux qui auraient dû le seconder, il rencontra devant lui des obstacles de tout genre ; mais il eut le bonheur d’en triompher[5].

Sauf cette grosse reforme, l’École, sous sa direction, vécut ou jour le jour et prospéra paisiblement. Il avait fallu raffermir la discipline, qui avait légèrement faibli pendant la longue maladie de M. Bersot ; mais on ménagea les transitions, et il n’en résulta aucun trouble.

Quand l’aumônier fut supprimé par les Chambres, quelques têtes s’échauffèrent, et il y eut des discussions passionnées entre ces jeunes gens ; M. Fustel eut l’air de ne pas s’en apercevoir. Mais lorsque l’abbé Bernard, qui avait été transféré de l’École à la cure de Saint-Jacques, vint le prier de laisser les catholiques sortir le dimanche avant l’heure ordinaire, pour leur permettre d’assister a sa messe, il refusa net, en lui objectant que les élèves avaient largement le temps, entre huit heures et midi, d’accomplir leurs devoirs religieux, que le règlement devait être le même pour tous, et que le directeur ne pouvait l’adapter à des convenances individuelles, qu’il était censé ignorer. M. Bernard eut beau lui reprocher d’opprimer les consciences ; M. Fustel ne fut nullement ému de cette algarade, et, s’il avança plus tard le moment de la sortie, ce fut par une mesure générale dont tout le monde bénéficia[6].

Quoiqu’il fût moins souple, et aussi moins autoritaire que M. Bersot, il avait pris sur les élèves autant d’empire que lui. Ce qui faisait son prestige, c’était son grand renom scientifique, sa rectitude, l’élévation de son caractère, la dignité de sa vie, et par-dessus tout son dévouement à l’École. Pendant, trois ans il lui sacrifia tout : ses goûts personnels, en poussant la complaisance jusqu’à donner le premier un bal où il se sentait comme dépaysé, ses joies les plus douces, en renonçant presque entièrement à ses travaux, historiques[7], sa santé même, qui reçut alors une sérieuse atteinte. Il lui eût été facile de rejeter sur ses collaborateurs une partie considérable de sa besogne, surtout depuis qu’on lui avait adjoint un second sous-directeur qu’il avait librement choisi et en qui il avait pleine confiance ; mais il lui fut impossible de s’y résigner. Soit amour de la précision, suit souci de sa responsabilité, il s’occupait des plus petits détails, et s’obstinait à examiner, à décider à peu près tout par lui-même. Il y avait dans son administration une espèce de gaucherie qui aggravait son labeur et lui suscitait mille embarras, Son prédécesseur avait été tout-puissant ; quelques-uns s’en plaignaient, mais nul n’avait osé s’attaquer à lui, M. Fustel ne prétendait pas s’imposer : comme M. Bersot, disait-il, avait le droit de le faire ; il se bornait à revendiquer sa part légitime d’influence, sachant d’ailleurs que toutes ses demandes étaient inspirées par un sentiment profond de l’équité et par l’amour du bien public. Or, il n’était pas toujours écouté en haut lieu, et il en avait un grand ennui. Par désir de restreindre la prépondérance du directeur de l’École normale plus encore que par hostilité contre sa personne, on se gênait peu dans certains bureaux du ministère et dans certaines commissions pour lui infliger des échecs que rien ne justifiait ; il se trouvait même des sots pour le tourner en ridicule et le traiter comme une quantité négligeable. Malheureusement il n’était pas de ceux qu’une indifférence hautaine protège contre ces sortes de blessures ; il y était, au contraire, fort sensible, et le trait qui percé demeurait enfoncé dans la plaie.

Combien de fois ne dut-il pas regretter, au milieu de tous ces tracas, son tranquille cabinet de la rue de Tournon, ses livres qu’il n’ouvrait presque plus, et sa douce existence de savant[8]. Il avait quitté tout cela malgré lui ; mais il s’était bien promis d’y revenir tôt ou tard. A la suite d’une maladie qu’il fit, il offrit sa démission, au mois d’octobre 1882. On le supplia de la reprendre ; il y consentit, mais il la renouvela un an après, et cette fois titre définitif[9]. Le nom de son successeur désigné, M. Perrot, lui était connu ; il était assuré, m’écrivait-il, qu’après lui l’École ne courrait aucun risque ; il n’éprouvait donc aucun scrupule à se retirer. Dans une lettre qu’il lui envoya à cette occasion, M. Jules Ferry, alors ministre de l’instruction publique, lui exprima sa haute estime pour les éminents services qu’il avait rendus à cette maison, et ses regrets très vifs de ne pouvoir empêcher son départ.

Ce fut pour lui une véritable délivrance. Il retourna avec bonheur à la Sorbonne, à son enseignement, à ses études. La science, qu’il avait un moment délaissée, semblait avoir pour lui un charme tout nouveau ; il se voua à elle sans ménagement. Les six années qu’il vécut encore furent très fécondes. Tandis que dans la période comprise entre 1870 et 1883 il n’avait publié que le tome I de ses Institutions et divers mémoires ou articles de revue, de 1883 à 1889 il publia les Recherches sur quelques problèmes d’histoire, la Monarchie franque, l’Alleu et le domaine rural. En même temps il écrivait sur le Bénéfice un volume qui parut peu après sa mort, et il recueillait d’abondants matériaux pour la refonte complète de celui qui traitait de l’Empire romain et des invasions[10].

On a attribue cette fougue d’activité à vin motif intéressé. Il voyait, a-t-on dit, investi peu à peu par ses concurrents le terrain où il s’était établi. Tandis qu’il s’attardait à ses opérations de siège et se laissait tenter par les sorties, des œuvres rivales de la sienne s’élevaient aux alentours et à place qu’il disputait si vaillamment était comme entreprise de tous les côtés à la fois[11].

C’est, à mon avis, mal connaître le caractère de M. Fustel que d’expliquer ce redoublement d’ardeur par le désir d’aller plus vite que ses confrères en érudition. Nul n’a été moins jaloux que lui des travaux d’autrui. Loin de vouloir se réserver la possession exclusive da domaine qu’il fouillait avec tant d’acharnement, il conviait à la même tâche tous ceux qui se croyaient de force à s’y associer. Il savait bien qu’il aurait toujours quelque chose à dire après eux, et, quand même il n’aurait pas nourri cet espoir, il aimait trop la science pour s’alarmer du concours que de bons esprits pourraient lui prêter.

S’il parut désormais se hâter davantage, ce fut en réalité parce qu’il bénéficiait maintenant du long et patient labeur des vingt années précédentes. Il commençait, suivant sa propre expression, à avoir beaucoup d’acquis ; son talent était dans toute sa plénitude ; sa méthode était devenue plus exacte et plus rigoureuse ; bref, il se trouvait admirablement préparé pour exploiter le riche fonds de faits et d’idées qui s’était formé en lui.

Le malheur est que sa santé ne répondit pas à son ambition. A dire vrai, elle n’avait jamais été bien solide. Déjà à Strasbourg il se plaignait de ses névralgies, de ses accès de fièvre, de l’extrême fatigue qui l’accablait au mois de juillet, de la dure nécessité qui par moments le condamnait à fermer ses livres. A Paris il y eut d’abord une amélioration sensible ; mais, comme il s’imposait un travail assidu de huit à dix heures par jour, qu’il se refusait tout exercice physique, tout repos ; même pendant les vacances, qu’il ne donnait aucune relâche à son esprit toujours tendu par l’étude, son corps finit par s’user. Étant directeur de l’École normale, il eut une crise assez grave qui inquiéta sérieusement son entourage, Néanmoins il se soutint encore, malgré, une toux opiniâtre qui le lassait et l’énervait de plus en plus. Il aurait dû s’astreindre alors à un régime plus raisonnable et mieux approprié à son état. Jamais, au contraire, il ne fut plus âpre à la besogne. On eût dit qu’un pressentiment secret l’avertissait de sa fin prochaine et l’invitait à produire d’urgence tout ce qu’il avait découvert de vérités. Il alla passer deux hivers consécutifs à Cannes et à Arcachon ; mais il eut soin d’emporter avec lui ses livres et ses notes, pour y achever chaque fois un volume.

Quand il revint du Midi au mois d’avril 1889, il était visible que ses jours étaient comptés, Il s’installa bientôt dans la maison de campagne qu’il possédait à Massy, et dès lors il ne quitta guère son lit, tout en continuant de travailler.

Le hasard m’ayant fixé pour les vacances dans son voisinage, j’ai assisté de près aux progrès de sa maladie. Au commencement d’août, il se faisait encore de grandes illusions ; il craignait seulement de ne plus pouvoir remonter dans sa chaire ; mais quelques semaines après, il se sentit perdu. Il attendit la mort avec résignation. Il tenait pourtant à la vie, non pour lui, mais pour sa famille dont il était l’orgueil, pour la science à laquelle il devait ses joies les plus vives, pour son œuvre qu’il regrettait de laisser interrompue. Il s’intéressait toujours à ses amis ; il songeait à l’École normale, qui n’avait jamais cesse d’avoir ses préférences. Il garda jusqu’au bout tonte sa lucidité d’esprit, et il est doux de penser que cette belle intelligence ne s’est éteinte qu’avec à vie.

Je le vis pour la dernière fois le 9 septembre. Sa langue était épaisse et sa parole confuse ; la mort évidemment planait déjà sur lui. Il souffrait peu, sauf dans ses quintes de toux ; il se plaignait surtout d’être anéanti. Si vous voulez me revoir, me dit-il, ne tardez pas trop. Il mourut le jeudi 12 septembre, à onze heures du matin. Bien qu’on fût au milieu des vacances, plusieurs de ses confrères de l’Institut, de ses collègues de la Sorbonne, de ses anciens camarades et de ses élèves, accoururent autour de son cercueil. Par son ordre exprès, aucun discours ne fut prononcé sur sa tombe.

Dans une note antérieure de quelques années, il avait déterminé lui-même le caractère qu’auraient ses funérailles. Je cite ces lignes, parce qu’il me semble que son âme s’y peint tout entière : Je désire un service conforme à l’usage des Français, c’est-à-dire un service à l’église. Je ne suis, à la vérité, ni pratiquant, ni croyant ; mais je dois me souvenir que je suis ne dans la religion catholique et que ceux qui m’ont précédé dans la vie étaient aussi catholiques. Le patriotisme exige que si l’on ne pense pas comme les ancêtres, on respecte au moins ce qu’ils ont pensé.

 

 

 



[1] En 1878, on avait eu l’idée assez bizarre de lui offrir un rectorat de province. Je me suis bien gardé d’accepter, m’écrivait-il. Il frémissait à la pensée d’avoir à manier des préfets, des maires, des conseils municipaux, des proviseurs. Rien, ajoutait-il, ne vaut l’École, j’entends une conférence, non la direction.

[2] M. Fustel ne se préoccupait pas seulement des élèves actuels de l’École ; il songeait aussi aux élèves futurs. Dans un rapport officiel du 17 novembre 1880, il dit qu’il est très attentif à la manière dont les aspirants se préparent au concours de l’année prochaine, et il propose au ministre la réforme suivante : Il vous appartiendra de voir s’il ne conviendrait pas de créer, comme couronnement des études littéraires, une classe que l’on pourrait appeler rhétorique supérieure ou plutôt philosophie supérieure. On y achèverait l’étude des trois littératures classiques, du grec surtout, et du français du moyen âge ; on, y étudierait les antiquités grecques et romaines, et les institutions de la France ; on prendrait quelques notions du droit, de l’économie politique, de la diplomatie. Les exercices et les travaux seraient de telle nature que les élèves apprendraient à parler avec goût. Cette classe préparerait, non plus au baccalauréat, mais à l’École de droit, à l’École des chartes, aux carrières administratives. Je souhaiterais qu’elle n’existât que dans trois lycées de Paris et dans quatre ou cinq lycées de province.

[3] En m’envoyant cette brochure, M. Fustel m’écrivait : Vous y sentirez quelques-unes des idées qui m’ont guidé pendant mon passage à l’École.

[4] Tout le monde sait au ministère que si l’on faisait quelque chose que je jugerais contraire aux intérêts de l’Ecole, comme l’introduction d’un mauvais maître, l’augmentation démesurée de nos élèves, ou quelque modification funeste dans nos études, je donnerais ma démission. Aussi ne touche-t-on à rien dans l’École, et ce n’est pas la bonne volonté qui manque. Songez que l’Université entière est en ce moment sens dessus dessous, l’École exceptée. (Lettre du 30 janvier 1881.)

[5] Voir, dans le volume du Centenaire, la notice de M. Houssay sur les Débuts de la section des sciences naturelles.

[6] Je tiens ces détails de M. Fustel lui-même, dont je transcris le récit mot pour mot.

[7] L’École me prend tout mon temps. Je me réserve pourtant une heure et demie le matin pour mes études du moyen âge. (Lettre du 22 juin 1880.)

[8] Je lis dans une de ses lettres : J’ai le nostalgie du travail et de l’enseignement. Dans une autre, il explique l’acceptation qu’il a faite de la fonction par cette sorte de soif de sacrifice qui nous saisit une fois ou deux dans notre vie, et il ajoute : Rien ne vaut le plaisir que l’on éprouve à chercher la solution d’un problème.

[9] Quand j’ai accepté ceci, c’était avec la pensée de remplir un devoir, mais non pas avec la pensée d’y rester toujours... ; Je m’étais engagé vis-à-vis de moi-même à ne pas dépasser quatre ans. (Lettre du 22 octobre 1883.)

[10] Il songeait également à remanier la Cité antique. J’ai toujours le désir de refaire une nouvelle édition in-8°, qui soit au courant des travaux récents et où les notes soient plus abondantes. J’espère que ce sera bientôt. (Lettre du 26 octobre 1884.)

[11] Albert Sorel, Notice, p. 31-32.