FUSTEL DE COULANGES

 

CHAPITRE XI. — Fustel de Coulanges écrivain.

 

 

Quelques amis de M. Fustel de Coulanges ayant prononcé son nom pour une candidature à l’Académie française[1], il écrivit à M. Boissier le 28 juin 1881 :

Soyez sûr que je n’ai pas encore cette ambition. Je sais autant que personne que mes deux maigres volumes ne sont pas des titres suffisants. Je n’irai pas au-devant d’un échec certain et mérité. Quand j’aurai publié mes recherches sur la féodalité, si je les publie jamais, je verrai si je puis me mettre sur les rangs. Encore ne devrai-je jamais oublier que je suis un pur savant en us, un simple piocheur de textes. Je me rends bien compte de tout ce qu’il me manque pour être jamais un écrivain.

Ce langage était véritablement trop modeste ; car, comme l’a dit M. Albert Sorel, aucun écrivain d’histoire n’est supérieur à M. Fustel. A cet égard pourtant, il n’est pas toujours demeuré identique à lui-même, et il est facile de noter plus que des nuances entre ses différents ouvrages.

Si l’on en juge par sa thèse de doctorat sur Polybe, il subit dans le principe l’influence de Montesquieu. Presque à chaque page, on y sent l’imitation directe du modèle, Le style est limpide, sobre et précis, mais, par contre, un peu grêle et un peu haché. On y voudrait plus de naturel et d’aisance. Il est raide, tendu, sentencieux, et l’apprêt y est trop visible, La pensée, forte et pleine, semble gênée par le vêtement rigide qui l’emprisonne. Dans le mémoire sur Chio, antérieur de deux années, il y avait peut-être moins de vigueur, mais en revanche plus d’ampleur et d’abandon.

La Cité antique montra bientôt M. Fustel en possession de toute son originalité. Nous ne sommes plus ici en présence d’un débutant qui tâtonne et cherche sa voie. L’auteur est passé maître à son tour, et il peut lui-même servir de guide. Tout a été dit sur la valeur littéraire de ce petit chef-d’œuvre qui durera autant que la langue française[2]. On a loué dignement ce style d’une trame nerveuse et polie à la fois, cette propriété de l’expression qui est comme la couleur naturelle et la vie des mots, la fermeté de cette phrase qui a la cohérence, la transparence et les arêtes aiguës du cristal[3]. Il semble que les Grecs et les Romains, avec lesquels M. Fustel entretint un si long commerce, lui aient légué leurs qualités de mesure et de simplicité, de netteté et de rigueur. Au reste il n’avait eu nullement le dessein de faire acte de littérateur dans ce livre rapidement rédigé en six mois. Rien n’y trahit le souci de bien dire. On n’y trouve ni développements brillants, ni morceaux à effet, ni fleurs de rhétorique. C’est d’un bout à l’autre le langage du savant, adouci par une sorte d’élégance discrète qui répand partout la fraîcheur et le charme.

Le procédé de M. Fustel rappelle celui de l’école réaliste. Loin de se jeter perpétuellement en scène et de détourner sur lui-même l’attention du lecteur, il s’efface derrière les documents, et c’est à eux qu’il laisse la parole. Il ne demande rien à l’imagination ni à la sensibilité ; son unique ambition est de bien voir et de rapporter fidèlement ce qu’il voit. Dans ses peintures, il ne vise qu’a la ressemblance, et ne poursuit que l’exactitude, Mais, de même que l’énumération toute nue des détails d’un événement finit souvent par exciter en nous une émotion pareille à celles des hommes qui en furent témoins, de même M. Fustel, par la simple analyse des conceptions religieuses et morales des anciens, en arrive à nous détacher complètement du présent, et à nous faire sur le moment une âme toute grecque et toute romaine. A travers chacune de ses phrases d’apparence si correcte et si impassible vit et palpite l’humanité. Quelques textes mis bout à bout suffisent pour évoquer des millions d’êtres humains avec tout le cortège des idées et des passions variables qui les agitaient, et ce spectacle, malgré tout ce qu’il a d’étrange pour nous, nous offre autant d’intérêt qu’une étude de mœurs contemporaines.

Il est encore un trait qui distingue la Cité antique. Le champ que parcourait M. Fustel ayant été à peu près inexploré jusqu’à lui, il n’apercevait sur sa route ni adversaires à combattre, ni théories à réfuter. Rien n’y entravait sa marche. Il n’avait pas besoin de s’arrêter à chaque pas pour écarter un obstacle imprévu et pour se frayer péniblement un chemin au milieu d’une foule d’opinions erronées et de système encombrants. De là cette allure régulière et assurée, de là cette exposition calme et sereine, où n’apparaît jamais la moindre trace d’irritation ou d’impatience. A mesure qu’on avance, on se sent enveloppé d’une lumière douce qui éclaire sans éblouir ; qui donne a tous les objets leur relief, sans en altérer les proportions. C’est vraiment le ciel de à Grèce qui se déroule ainsi devant les yeux. Si l’atticisme est l’union de la sobriété et de à grâce, nul doute que ce terme ne con, vienne admirablement à ce livre exquis où pas un mot n’est à ajouter ni à retrancher, et où se combinent, avec un art d’autant plus merveilleux qu’il est inconscient, la sévérité du ‘style scientifique et l’agrément du langage de la poésie.

M. Fustel de Coulanges n’était certes pas dédaigneux de la forme ; il déclare même que les qualités du style sont un des éléments du talent de l’historien. Mais la forme n’était pour lui que le vêtement et non pas à parure de la pensée. Il a eu rarement l’occasion de s’ex tiquer sur ce point ; mais chaque fois qu’il est revenu là-dessus, ç’a été pour répéter que si l’on écrit mal, cela prouve qu’on pense mal ; il va jusqu’à soutenir qu’il est difficile qu’une manière d’écrire affectée et déclamatoire se concilie avec la sincérité des recherches et la droiture du jugement[4].

Dans une lettre dont j’ai déjà cité un fragment, il dit à propos d’un de ses contradicteurs : Par quel motif ne me pardonne-t-il pas d’écrire en un français simple et clair ? M. X... n’a aucun intérêt à prétendre que, pour être érudit, il faille nécessairement être un esprit confus. La clarté, tout au contraire, ne jaillit que de la masse énorme des observations ; on ne l’obtient que par une étude longue et sincère des textes. M. X... saura peut-être cela quelque jour, et je le lui souhaite. Il me reproche ce qu’il appelle une forme littéraire. Mais il ne songe pas qu’il peut lui arriver à lui-même, si un jour il saisit une vérité et qu’il la possède pleinement dans toutes ses parties, d’avoir, sans le vouloir, une forme littéraire. Ce jour-là peut-être, un plus jeune que lui le qualifiera d’ignorant et d’artiste. Juste retour, monsieur, des choses d’ici-bas !

Il a porté sur Buffon une appréciation où se reflètent ses idées sur l’art d’écrire. On l’a accusé, dit-il, d’avoir du style. C’est une chose singulière que dans ce pays, qui est si sensible au mérite de la forme, ce soit pourtant une mauvaise fortune, pour un homme de science et d’érudition, de savoir écrire. Puisqu’il sait écrire, on en conclut qu’il n’est pas savant ; puisqu’il donne quelque attention à la manière d’exprimer ses pensées, on en conclut qu’il ne donne aucune attention aux faits et à ce qui constitue la science. Il n’a pas de peine à établir que Buffon a été à la fois un savant et un écrivain de premier ordre, qu’on a tort de lui imputer une préférence invincible pour In majesté et la pompe, et que c’est seulement dans quelques passages isolés qu’il encourt ce reproche. Qu’on remette ces pages à leur place, qu’on le lise d’un bout à l’autre ou du moins par grands morceaux, et l’on reconnaîtra que son style est uni, simple, grave, un peu fier, mais très éloigné de la déclamation et de l’emphase c’est le style d’un homme qui, s’il pense au style, pense encore bien plus à la vérité[5].

M. Fustel de Coulanges, en parlant ainsi de Buffon, songeait évidemment à lui-même. Lui aussi trichait d’écrire le mieux possible, mais a condition que la science n’en souffrît pas. La forme, d’après lui, doit être l’humble servante du fond. Au lieu de se superposer au fond et de le dominer, elle doit s’assujettir à lui et s’employer exclusivement à le faire valoir, ou plutôt à le mettre dans tout son jour. Le style ne doit être que l’interprète et le traducteur de la pensée de l’historien. Il faut éviter que les mots altèrent en rien cette pensée, et ils l’altèrent s’ils y ajoutent quoi que ce soit. En réalité il n’y a qu’une façon d’exprimer une Vérité historique, comme il n’y a qu’une façon d’énoncer un théorème de géométrie ou une loi physique. Tout le travail de l’historien consiste à trouver cette expression nécessaire de la vérité qu’il a dans l’esprit, et il y réussit aisément s’il en a déjà une vue nette et précise.

Les qualités de la Cité antique passèrent, pour la plupart, dans les volumes qui traitent des Institutions de la France. C’est toujours cette langue robuste et saine[6], d’une pureté toute classique et d’une rigueur mathématique, ces développements drus et compacts, ces réductions serrées qui commandent la conviction, cet art de rendre tout clair et tout intelligible, ce don d’intéresser aux questions les plus arides d’une époque si lointaine, tous les mérites enfin qui assurent à ces deux ouvrages un rang privilégié parmi les modèles du genre. Mais dans le second il y a quelque chose de plus et quelque chose de moins. Ce n’est plus ici une exposition dogmatique présentée par un homme sûr de lui et sûr de ce qu’il dit ; c’est une discussion critique où se manifestent simultanément l’ardeur militante du savant qui lutte contre l’erreur et l’inquiétude que lui cause la crainte de n’en pas triompher. Dans ce domaine nouveau une foule d’historiens avaient précédé M. Fustel, et il en était qui l’y considéraient comme un intrus. Cette circonstance l’obligea à changer de ton et de langage, surtout quand il aborda la période mérovingienne. L’érudition, qui jadis se dissimulait, enfla démesurément les notes et déborda souvent au delà. Il y eut des pages entières consacrées à des définitions de mots, à des énumérations de noms propres, à de menues remarques de détail. Le style garda sa correction, sa tenue, sa distinction ordinaire ; mais il perdit en grande partie son unité. On vit côte à côte des chapitres tout à fait disparates : l’un était un aperçu général où se pressaient les vues d’ensemble ; l’autre était, une dissertation en règle ou une analyse de textes ; un troisième était un simple article de polémique, Sans doute un lien solide réunissait tous les morceaux ; mais l’équilibre et l’harmonie avaient disparu.

Si utile qu’ait été pour le progrès des études historiques cette dérogation à la manière primitive de M. Fustel, il faut avouer qu’en un certain sens elle a été fâcheuse. Ces six volumes sont aussi bien écrits que la Cité antique ; mais l’énorme appareil de documents qu’il traîne avec lui et dont il ne veut à aucun prix se débarrasser, alourdit son allure et retarde sa marche. L’art en souffre, si la science y gagne ; mais aux yeux de M. Fustel, qu’étaient les intérêts de l’art en comparaison des intérêts de à science ? Plus il allait, plus il s’affranchissait de toute préoccupation littéraire. C’est au point que dans ses dernières années il était devenu à peu près indifférent à la forme. A ce moment d’ailleurs, il était tellement maître de son style qu’une fois ses recherches terminées il était capable de rédiger tout un volume au courant de à plume, sans cependant laisser échapper aucune négligence ni aucune impropriété de termes.

Le système inauguré dans l’Histoire des institutions risquait d’engendrer la froideur et ennui ; mais ce danger fut conjuré par la passion latente qui anime tout l’ouvrage, Dans tous ces chapitres circule une chaleur sans cesse alimentée par les difficultés mêmes du sujet. Cette lutte d’une intelligence contre un problème[7] échauffe celui qui à soutient et, par contagion, le lecteur qui en suit les péripéties, alors surtout que le lutteur y déploie tout ce qu’il a de force et d’adresse. Même quand il ne nomme personne, on devine qu’il a quelqu’un en vue et qu’il ne s’escrime pas contre des ombres, Il apporte dans le combat une vaillance si intrépide, une si grande fertilité de ressources, une telle impatience de vaincre, qu’on se prend à souhaiter son succès, et qu’a la fin lorsqu’il croit avoir terrassé son adversaire, on est prêt à partager sa satisfaction. Le plaisir esthétique que cause l’Histoire des institutions est d’un tout autre ordre que celui qui naît de la Cité antique ; mais en somme il n’est pas moins puissant. On avait été séduit ici par le calme et la paix sereine de l’œuvre ; là, on est soulevé et enlevé par le souffle irrésistible qui pousse l’auteur a la conquête de la vérité, et on en éprouve comme une jouissance personnelle.

M. Fustel avait longtemps enfermé en lui un polémiste qui peut-être s’ignorait et qui n’attendait qu’une occasion pour éclater. Cette occasion s’offrit, lorsque assailli de tous côtés par la critique il fut forcé de riposter et de passer à l’offensive. A vrai dire, quiconque avait lu de près la Cité antique pouvait soupçonner qu’il saurait, le cas échéant, montrer bec et ongles ; aussi n’y eut-il pas lieu de s’étonner quand on le vit se hérisser au contact de l’ennemi et frapper hardiment à droite et à gauche. Ce ne furent pas des polémiques à fleur de peau propres à amuser seulement la galerie, Sauf l’invective, la grossièreté et la mauvaise foi, M. Fustel se servit avec une égale supériorité de toutes les armes usitées en pareil cas, même de l’ironie. Son argumentation, souvent acerbe, toujours alerte, brève et incisive, pénétrait comme un trait acéré jusqu’au cœur et y faisait de profondes blessures, Ses jugements étaient durs, sévères et, dans sa pensée du moins, irrévocables, A part quelques rares exceptions, la sentence tombait d’un poids très lourd sur la tète de l’inculpé, et site dernier prétendait en appeler, son audace paraissait presque une impertinence. Aucun amour-propre n’était ménagé, ni aucune situation respectée. Quand M. Fustel protestait de ses sympathies pour l’homme avec qui il se trouvait en discussion, il était parfaitement sincère. Il laissait les personnes en dehors du débat, et ne mettait en cause que les théories.

Il n’avait souci, comme il le proclame lui-même, que de l’exactitude historique[8] et c’est justement pour ce motif qu’il montrait une âpreté si extraordinaire, la vérité étant une de ces choses qui ont droit à tous les dévouements et à tous les sacrifices.

 

 

 



[1] Il était déjà membre de l’Académie des sciences morales où il avait remplacé Guizot le 15 mai 1875, il m’écrivait à propos de cette élection : Vous n’ignorez sans doute pas que je la dois pour la plus grande partie à M. Bersot ; c’est lui qui m’a pris par la main et qui m’a ouvert la porte. Par moi-même, j’étais bien incapable de faire toutes les démarches nécessaires et de mener bien cette affaire. (Lettre du 21 mai 1875.)

[2] L’expression est de M. Monod (Revue des questions historiques, 1er avril 1887).

[3] Albert Sorel, Notice sur les travaux de M. Fustel de Coulanges, p. 41 (Extrait du Compte rendu des séances de l’Académie des sciences morales).

[4] Compte rendu des séances de l’Académie des sciences morales, t. CIV, p. 420.

[5] Compte rendu de l’Acad., t. CX, p. 916-917.

[6] En voici un spécimen inédit : Si l’on se représente tout un peuple s’occupant de politique, et, depuis le premier jusqu’au dernier, depuis le plus éclairé jusqu’au plus ignorant, depuis le plus intéressé au maintien de l’état actuel jusqu’au plus intéressé u son renversement, possédé de la manie de discuter sur les affaires publiques et de mettre la main au gouvernement ; si l’ou observe les effets que cette maladie produit dans l’existence de milliers d’êtres humains ; si l’on calcule le trouble qu’elle apporte dans chaque vie, les idées fausses qu’elle met dans une foule d’esprits, les sentiments pervers et les passions haineuses qu’elle met dans une foule d’élues ; si l’on compte le temps enlevé au travail, les discussions, les pertes de force, la ruine des amitiés ou la création d’amitiés factices et d’affections qui ne sont que haineuses, les délations, la destruction de la loyauté, de la sécurité, de la politesse même, l’introduction du mauvais goût dans le langage, dans le style, dans l’art, la division irrémédiable de la société, la défiance, l’indiscipline, l’énervement et la faiblesse d’un peuple, les défaites qui ut sont l’inévitable conséquence, la disparition du vrai patriotisme et même du vrai courage, les fautes qu’il faut que chaque parti commette tour à tour, à mesure qu il arrive pouvoir dans des conditions toujours les Wales, les désastres, et le prix dont il faut lés payer ; si l’on calcule tout cela, on ne peut manquer de se dire que cette sorte de maladie est la plus funeste et la plus dangereuse épidémie qui puisse s’abattre sur un peuple, qu’il n’y en a pas qui porte de plus cruelles atteintes à la vie privée et à la vie publique, à l’existence matérielle et à l’existence morale, à la conscience et à l’intelligence, et, qu’en un mot il n’y eut jamais de despotisme au monde qui pût faire autant de mal.

[7] L’expression est de M. Fustel.

[8] Réponse à M. Monod dans la Revue des questions historiques, 1er avril 1887.