FUSTEL DE COULANGES

 

CHAPITRE IX. — Les idées de Fustel de Coulanges sur la philosophie de l’histoire.

 

 

M. Fustel de Coulanges se montrait volontiers sévère pour les systèmes qu’a enfantés la philosophie de l’histoire. Alors qu’on est souvent tenté d’en admirer la profondeur, l’originalité et la finesse, lui ne cessait de s’en plaindre et s’en irriter, Il avait pour eux à même aversion que les positivistes pour les concepts purement métaphysiques. L’influence de la race, l’action du milieu géographique, l’idée du progrès, le fatalisme, l’intervention de la Providence dans les affaires humaines entendue à la façon de Bossuet, tout cela était pour lui sans grande portée. Dans la rivalité d’Athènes et de Sparte, il voyait autre chose qu’une lutte entre l’esprit ionien et l’esprit dorien. Les efforts de Taine pour expliquer le caractère anglais par le climat et le mode d’alimentation le faisaient sourire. Il décrit à merveille l’évolution des idées et des sentiments qui animent les sociétés, mais nulle part il ne se demande si leur histoire suppose une amélioration graduelle de l’âme humaine. Son intelligence était libre de toute croyance au surnaturel, et il n’interrogeait jamais que la raison pour rendre compte des événements. Il n’admettait pas que les destinées d’une nation fussent irrévocablement fixées à l’avance ; il pensait, au contraire, que le sort d’un peuple dépend’ surtout de lui-même, et il dit en propres termes que le régime féodal ne se serait pas établi à la majorité des hommes avait voulu qu’il ne s’établît pas.

On ne saurait blâmer une tentative aussi méritoire pour bannir du domaine de l’histoire toute opinion a priori. Il semble pourtant que M. Fustel a été trop prompt à condamner ces systèmes. S’il en est dans le nombre qui sont des œuvres d’imagination, à plupart se fondent, sur une connaissance, incomplète, il est vrai, mais enfin réelle, des faits, et il y a. quelque injustice à les englober tous dans le même mépris. Même s’ils n’étaient que de simples hypothèses, ils seraient dignes souvent d’attention, car on sait la place que l’hypothèse occupe dans les sciences. Or, chacune de ces théories renferme une part indiscutable de vérité ; chacune d’elles n’est que l’expression plus ou moins outrée d’une loi eXpérimentale. Ceux qui les formulent en exagèrent presque toujours la valeur, mais il ne s’ensuit pas qu’elles soient absolument sans profit pour nous, L’ethnographie et la géographie ne nous livrent pas à elles seules tout le secret de l’histoire de l’humanité ; mais, si peu que ce soit, elles contribuent pourtant a y jeter quelques lueurs. Le fatalisme nous avertit que notre liberté morale a des limites ; il éveille notre esprit sur ce qu’il y a d’inconscient et d’irréfléchi dans nos actes, et il nous invite à mieux marquer la suite et le lien des faits. Il peut être périlleux de se préoccuper incessamment de l’idée de progrès ; mais il ne l’est pas moins de n’y jamais songer, car il est impossible de décider s’il y a eu progrès d’un siècle à l’autre sans une étude sérieuse des deux époques. Ainsi ces’ systèmes, pour lesquels M. Fustel professait tant de dédain, offrent néanmoins quelque utilité, lorsque au lieu de leur demander la solution définitive des graves problèmes qu’ils agitent, on n’y cherche qu’un ensemble de vues tantôt exactes, tantôt conjecturales, niais généralement très suggestives, sur l’histoire.

Il était loin d’ailleurs d’être aussi étranger qu’il le prétendait parfois à l’esprit de synthèse. S’il avait eu ce défaut, il aurait été assurément un grand érudit ; il n’aurait pas été un grand historien. Son mérite vient justement de ce qu’il réunit en lui le goût des menues recherches et l’aptitude à tirer de ces patientes analyses une conception systématique. L’attrait de ses ouvrages n’a pas d’autre cause ; même quand il paraît s’égarer dans l’infiniment petit, on sent qu’il est sur la piste de quelque importante vérité. S’il creuse le sol, c’est pour y poser les fondements d’une vaste construction, et lorsqu’il a exécuté de son mieux ce travail préliminaire, l’édifice s’élève ensuite très haut et sans effort.

II avait sur le développement de l’humanité un ensemble d’opinions bien liées. D’ordinaire, il préférait les garder pour lui seul, peut-être afin d’éviter à censure de ceux qui affectaient de le considérer comme un fantaisiste. Mais, malgré lui, il en laissait par moments échapper quelque chose. Il avait beau se confiner dans l’observation du détail ; souvent il brisait d’un mouvement brusque le cadre étroit où il s’était emprisonné, et, jetant ses regards sur un horizon plus étendu, il ouvrait au lecteur de larges perspectives sur l’avenir comme sur le passé. Il y avait en lui un philosophe, j’entends un homme à idées générales, qui, pour n’être pas toujours en vedette dans ses écrits, y était partout présent et partout visible. Il ne se défendait pas d’ailleurs contre cette propension de son intelligence ; car tout en déclarant que l’histoire ne consiste pas à disserter avec profondeur, mais plutôt à constater les faits, à les analyser, à les rapprocher, à en marquer le lien, il avouait qu’une certaine philosophie pouvait s’en dégager, à condition qu’elle s’en dégageât d’elle-même, presque en dehors de à volonté de l’historien[1].

L’objet d’étude qu’il assignait à l’historien, c’était l’âme de l’homme, non pas de l’homme isolé, mais de l’homme en société. L’histoire n’est pas l’accumulation des événements de toute nature qui se sont produits. Elle est la science des sociétés humaines. Elle cherche comment ces sociétés ont été constituées, quelles forces ont maintenu la cohésion et, l’unité de chacune d’elles. Elle étudie les organes dont elles ont vécu, leur droit, leur économie publique, leurs habitudes d’esprit, leurs habitudes matérielles, toute leur conception de l’existence[2]. Elle doit aspirer à déterminer ce que les groupes sociaux ont cru, pensé, senti à travers les âges[3]. Elle est la sociologie même.

Il semble par conséquent, que la qualité la plus indispensable de l’historien soit la perspicacité du sens psychologique. M. Fustel sou tient pourtant qu’il peut aisément s’en passer ; il trouve même qu’il est dangereux de travailler à démêler les replis cachés du cœur humain ; car on s’expose par là à de graves méprises sur les raisons des faits ; on risque surtout d’attribuer une influence excessive aux calculs et aux caprices individuels. Il estime, quant à lui, que l’évolution, des sociétés échappe presque totalement à l’action des grands hommes et que ceux-ci ont dans l’histoire un rôle à peu près nul.

On est étonné de voir combien peu il s’occupe des personnages qui ont brillé dans le cours des siècles. Dans la Cité antique, il en mentionne à peine quelques-uns, et simplement comme points de repère chronologique. Dans les Institutions, il en signale un plus grand nombre, mais il se tait sur leurs qualités ou sur leurs défauts ; on ferme son livre sans savoir ce qu’étaient Brunehaut, Dagobert, Charlemagne, Charles le Chauve ; il nous les représente comme des êtres abstraits, qui ne se distinguent les uns des autres que par leurs noms, et il est indubitable qu’à ses yeux leur apparition sur la scène du inonde est un détail assez secondaire.

Je ne m’attarderai pas à combattre une théorie dont l’étroitesse est manifeste. Je noterai simplement que M. Fustel lui-même semble parfois la mettre en oubli. Dans son sixième volume il montre que si la royauté mérovingienne tomba en décadence, la faute en fut d’abord à la famille régnante, que la plupart de ces princes furent cupides, violents et immoraux, qu’ils n’eurent aucun esprit politique, que la possession du pouvoir ne fut pour eux qu’un moyen de satisfaire leurs passions, et que par suite l’autorité publique perdit tout prestige, Il suppose donc implicitement que les choses auraient pu tourner autrement, si ces souverains avaient été meilleurs ; ce qui revient a dire que l’histoire d’un peuple s’explique, au moins en partie, par les vertus et les vices de ceux qui le gouvernent. J’accorde volontiers que la Révolution française devait tôt ou tard aboutir à une dictature militaire ; mais il n’en résulte pas que la constitution intime de Napoléon n’a été pour rien dans nos destinées.

Pour M. Fustel, le seul agent des phénomènes sociaux, c’est la foule. Il est assez indifférent de connaître les pensées personnelles de César, d’Auguste ou de Richelieu ; il vaut bien mieux comprendre les passions et les idées des hommes de leur temps, non des plus éminents, mais de la multitude anonyme et confuse. Il lui est parfois arrivé d’esquisser des portraits ; sauf de rares exceptions, ce sont toujours des portraits de quelque être collectif, comme le Grec ou le Romain, ou de quelque type, comme le roi franc, mais jamais des portraits individuels.

Il excellait à dessiner d’un trait rapide ces sortes de physionomies. Il écrivait, par exemple[4], qu’autant le Grec déteste par instinct l’étranger puissant, autant il l’aime par vanité, que, si les Romains ont été une nation conquérante, c’est moins par amour de la gloire que par amour de l’argent[5], que les Grecs du moyen âge, très subtils en matière de controverses théologiques, étaient plus soucieux de philosopher que de croire[6], que plus une religion est grossière, plus elle a d’empire sur la masse du genre humain[7], que le cœur du paysan n’est pas fait de telle manière qu’une loi qui l’attache à son champ lui paraisse d’abord inique et cruelle[8], qu’il est assez ordinaire que les mêmes hommes affaiblissent l’autorité sans s’en douter et lui reprochent ensuite d’être trop faible[9]. Il était surtout très habile à dépeindre l’évolution morale des peuples et la mobilité de leurs opinions, et c’est à cela qu’il apportait tous ses soins, étant persuadé que le fond de la science historique, c’est l’observation de la continuité des choses et de leurs lentes modifications[10].

Il réduisait à rien ou presque rien l’influence de la race, du moins dans l’antiquité et le haut moyen âge. La race, d’après lui, est un produit de l’histoire et non pas un produit de la nature. Les peuples se ressemblent d’autant plus qu’on remonte davantage vers leurs origines ; c’est le temps qui met entre eux des divergences, et leurs qualités ne sont pas innées, mais acquises. Aucun d’eux n’est foncièrement belliqueux ou pacifique : le goût de la paix et celui de la guerre prennent le dessus suivant le tour que le régime politique où l’on vit imprime à l’âme[11]. S’il en est aujourd’hui qui paraissent avoir des aptitudes spéciales pour tel ou tel mode de gouvernement, pour tel ou tel mode d’activité, ils les tiennent de la longue action des siècles qui pèsent sur eux.

Il ne croyait pas non plus à l’efficacité ni même à la réalité des vastes desseins qu’on prête aux grands politiques. Ceux-ci ne songent guère, en général, à violenter les populations qu’ils gouvernent, et, si par hasard ils en conçoivent l’ambition, ils se condamnent à un échec infaillible.

Dans une discussion mémorable qui eut lieu à l’Institut, M. Fustel prononça une parole qui étonna beaucoup. Ce qui caractérise le véritable homme d’État, dit-il, c’est le succès[12]. Le succès, en effet, est l’indice qu’un homme politique a deviné les besoins réels de ses contemporains, et qu’il leur a accommodé ses plans. S’il eût voulu agir autrement, il n’aurait rencontré qu’hostilité ou indifférence, et son œuvre eût été dès le début frappée de caducité Un homme d’État qui échoue, comme Turgot, est presque toujours victime du désaccord qui existait entre ses propres vues et les vœux de l’opinion publique[13]. On peut poser en règle qu’un événement qui procède exclusivement de la fantaisie d’un individu restera à peu près stérile. Le couronnement de Charlemagne comme empereur a eu peu de portée sur la marche des institutions du pays[14], parce qu’il ne fut ni réclamé ni attendu par les populations, Il est même assez fréquent qu’une réforme produise de tout autres effets que ceux qu’en espérait son auteur. Les Carolingiens imaginèrent de fortifier leur autorité par le sure ; ils comptaient qu’en se présentant à leurs sujets comme les délégués directs de Dieu, ils n’en seraient que mieux obéis. Or il advint que à puissance énorme qu’ils tiraient de là fut pour eux une cause de faiblesse. Commander au nom de Dieu, vouloir régner par lui et pour lui quand on n’est qu’un homme, c’est s’envelopper d’un réseau d’inextricables difficultés. L’idéal en politique est toujours dangereux. Compliquer la gestion des intérêts humains par des théories surhumaines, c’est rendre le gouvernement presque impossible[15].

Ce n’est pas par des principes rationnels qu’on mène le monde, c’est par l’intérêt : tel est l’axiome que répète à satiété M. Fustel de Coulanges, Il n’ignorait pas que dans la Cité antique il avait dit précisément le contraire, qu’il y avait soutenu que les sociétés primitives avaient été régies par leurs croyances, qu’elles ne s’étaient point demandé si les institutions qu’elles se donnaient étaient utiles, que ces institutions s’étaient fondées parce que la religion l’avait ainsi voulu, et que ni l’intérêt ni la convenance n’avaient contribué à les établir[16]. Mais, ajoutait-il, cette réflexion n’est vraie que des âges les plus lointains de l’humanité, et depuis, des idées différentes ont pré, valu. II y a vingt-cinq siècles que les intérêts sont devenus la règle de la politique. Ce sont eux qui élèvent ou qui renversent les régimes successifs des nations. La violence des usurpations, le génie des grands hommes, la volonté même des peuples, tout cela est pour peu de chose dans ces monuments qui ne se construisent que par l’effort continu des générations et qui ne tombent aussi que d’une chute lente et souvent insensible. Si l’on veut expliquer comment ils se sont édifiés, il faut regarder comment les intérêts se sont groupés et assis. Si l’on veut savoir pourquoi ils sont tombés, il faut chercher comment ces mêmes intérêts se sont transformés ou déplacés[17]. On aurait tort d’ailleurs de se figurer qu’un peuple ait toujours l’intuition de ses vrais intérêts, Combien n’en a-t-on pas vus courir à leur perte sous l’empire des plus singulières illusions ! Mais, alors même qu’ils se trompent, c’est leur intérêt que tous croient poursuivre.

Une pareille doctrine appellerait évidemment quelques réserves. Il est faux que l’intérêt soit tout en histoire et que les idées pures n’y jouent aucun rôle. Ce couronnement de Charlemagne, qui paraît à M. Fustel un événement presque insignifiant, a eu de graves conséquences, puisqu’il a suscité, pour une large part, les grandes ambitions dos empereurs allemands, de Charles-Quint et de Napoléon. Les Romains ont conquis l’univers, non seule ment par cupidité, mais encore par orgueil. Je cherche vainement quel était l’intérêt matériel qui arma tant de fois les hommes du, moyeu âge pour la délivrance du Saint-Sépulcre. Et aujourd’hui même, n’est-il pas avéré que si la France s’obstine à faire de la question d’Alsace-Lorraine le pivot de sa politique étrangère, c’est pour une raison bien supérieure à des motifs d’intérêt ? De tout temps, l’intérêt a guidé les sociétés humaines ; mais de tout temps aussi elles ont obéi à des inspirations d’un ordre plus élevé, et ce sont justement ces mobiles que M. Fustel a un peu trop négligés.

Il importe toutefois d’ajouter à sa décharge qu’il n’a prétendu parler que des institutions, et qu’en cette matière c’est vraiment aux intérêts qu’appartient la prépondérance. L’action extérieure d’un peuple n’affecte la masse des citoyens que d’une façon intermittente ; souvent même elle se déroule au-dessus d’eux et en dehors de leur participation. Les institutions, au contraire, agissent à chaque minute sur les individus. Chacun a de perpétuelles occasions d’en ressentir les avantages ou les inconvénients. Quelle que soit notre condition, il n’y a pas, de jour où, elles ne soient pour nous une gêne ou une protection. Elles se mêlent intimement toute notre existence. Ce sont des instruments dont nous sommes obligés constamment de nous servir, et nous exigeons qu’elles s’adaptent le mieux possible à l’usage que nous voulons en faire. Or, qu’attendons-nous d’elles avant tout, si ce n’est la garantie de nos biens et de notre vie ?

Une conception aussi réaliste de l’histoire mène le plus fréquemment au pessimisme. Tel n’est pas le cas de M. Fustel de Coulanges. Si le spectacle de la dépravation d’une société lui arrache par moments un cri de tristesse, presque toujours c’est vers l’optimisme qu’il incline. Il lui répugne d’imputer aux hommes des sentiments malhonnêtes et des passions viles. Il est convaincu qu’Auguste n’a mis aucune hypocrisie dans l’organisation du pouvoir impérial[18], que l’adulation n’a été pour rien dans l’apothéose des empereurs et que ce culte est né d’une explosion spontanée de reconnaissance[19], que les patriciens n’ont jamais formé le projet d’opprimer la plèbe[20], que les privilégiés sont peu soucieux de défendre leurs privilèges, qu’ils les subissent plutôt qu’ils ne les accaparent, et qu’ils s’empressent d’y renoncer dès qu’ils en ont la liberté[21]. Il doute que la force soit capable de créer ou de maintenir un régime quelconque. Si un gouvernement même très imparfait a une certaine durée, cela prouve qu’il est aimé des populations[22]. Si les Gaulois ont changé de mœurs, de religion, de langue, ce n’est pas par contrainte, c’est par goût et par intérêt. Ce parti pris d’indulgence est tel qu’en l’absence de tout renseignement précis sur la lourdeur des impôts vers la fin de l’Empire romain, il conjecture qu’ils devaient être à la richesse publique de ce temps-là ce que les impôts d’aujourd’hui sont à la nôtre[23]. Il n’a garde de passer sous silence les épouvantables fléaux qui accablèrent notre pays du IVe au IXe siècle ; il accorde qu’il y eut alors de grandes iniquités et de grandes souffrances ; il dit que le trait distinctif des quatre-vingts années qui suivirent Charlemagne, c’est que chacun tremblait journellement pour sa moisson, pour son pain, pour sa chaumière, pour sa vie, pour sa femme et ses enfants, que l’âme se trouva alors en proie à une terreur sans trêve ni merci, et que cette absence complète de sécurité engendra un immense besoin d’être sauvé par l’appui des seigneurs féodaux[24]. Malgré tout cependant, il semble qu’il atténue un peu trop la part de la violence dans cette période de cinq siècles et qu’il exagère la régularité du développement de nos primitives institutions.

C’est qu’en effet, pour quelqu’un qui examine les choses de haut et dont la vue s’étend sur un long espace d’années, l’histoire offre l’aspect d’un fleuve tranquille dont les eaux poussées les unes par les autres descendent d’un mouvement irrésistible vers un but qu’elles ignorent, mais d’où elles ne dévient jamais, Quand on est mêlé de près aux événements, on s’imagine qu’on peut les modifier à son gré, Or il est bien rare que les contemporains soient en mesure même de comprendre la besogne qu’ils exécutent. Ce qui les frappe le plus d’ordinaire, c’est la surface et les apparences des faits ; mais le fond reste hors de leur portée. Telle génération a cru travailler à l’établissement de la liberté, et c’est en réalité le despotisme qu’elle a préparé, Ces illusions ne sont point particulières à la foule ; elles sont également partagées par les esprits d’élite. Combien d’hommes d’État ont déchaîné, à leur insu, des révolutions dont la seule pensée les eût révoltés !

Pour avoir la pleine intelligence d’une époque, il faut en être éloigné. Les faits accomplis se présentent à nous avec une plus grande netteté que les faits en voie d’accomplissement ; nous en voyons le commencement et la fin, la cause et les effets, les tenants et les aboutissants ; nous y distinguons l’essentiel de l’accessoire ; nous en saisissons la marche, la direction, et le vrai sens[25]. On s’aperçoit alors que le jeu des volontés individuelles contribue médiocrement aux transformations poli- tiques et sociales, que les peuples ne sont pas gouvernés suivant qu’il leur plaît de l’être, mais suivant que l’ensemble de leurs idées et le fond de leurs opinions exigent qu’ils le soient[26], que les grandes révolutions s’opèrent en vertu d’une nécessité naturelle[27], qu’un étroit rapport de causalité unit le passé ail présent, bref, que le déterminisme est la vérité.

Nul n’a été un partisan plus sincère de cette doctrine que M. Fustel de Coulanges ; nul n’a été plus désireux d’éliminer de l’histoire le hasard, le caprice, ou l’accident. Chez lui, les faits se déduisent les uns des autres avec une telle rigueur qu’on en arrive à se persuader qu’ils étaient inévitables. Ce n’était pas là toutefois son sentiment. Il ressort bien de tous ses écrits qu’il n’admettait en histoire l’action d’aucune force supérieure à l’humanité. Il était d’avis, par exemple, que, vu les circonstances, la féodalité devait tôt ou tard apparaître, niais que ces circonstances auraient pu ne pas se produire, et que dès lors la féodalité n’aurait point surgi. Elle était en germe dans la fidélité et dans le patronage, comme l’arbre est en germe dans le noyau que le cultivateur a semé ; niais un germe ne fructifie que sous l’empire de certaines causes qui toutes sont contingentes,

Peut-être M. Fustel n’est-il pas allé assez loin dans cette voie, On a singulièrement abusé du nez de Cléopâtre et du grain de sable de Cromwell ; encore faut-il prêter quelque attention à ce genre d’arguments. Je confesse que Brutus n’a pas empêché la fondation de l’empire romain ; mais il a empêché César de le fonder et il n’était pas indifférent que ce régime fût modelé par César ou par Auguste. Supposez qu’un coup de poignard eût tué Bonaparte le 18 brumaire ; n’y a-t-il pas apparence que notre histoire en eût été changée ? Si Louis XVI avait été plus ferme et plus intelligent, notre révolution aurait eu probablement une autre allure ; or, où était la nécessité que Louis XVI fût exactement ce qu’il a été ?

La nature de l’homme, surtout de l’homme de génie, a quelque chose qui se dérobe à l’analyse et qui déconcerte les prévisions. Qu’est-ce que le génie en politique ? Pourquoi s’est-il rencontré un ministre tel que Richelieu pour gouverner la France sous Louis XIII et un roi tel que Frédéric II pour gouverner la Prusse au XVIIIe siècle ? Toutes ces questions demeurent pour le moment très obscures. On essaie bien parfois d’y répondre ; mais jusqu’ici ces tentatives ont été vaines, et il est clair que la naissance, l’éducation, le milieu ne suffisent pas pour nous donner la clef des talents de Richelieu ou des capacités militaires de Napoléon. Aussi, de guerre lasse, se décide-t-on le plus souvent à nier l’importance historique des individus, l’âme de ceux qui ont une personnalité fortement accusée et qui paraissent avoir été de grands conducteurs de peuples. On prétend que ces hommes viennent et s’en vont toujours à leur heure, qu’ils ne sont que l’incarnation des millions d’âmes qui les entourent et qu’ils se contentent de traduire en actes les aspirations vagues des populations. Mais ces assertions ne sont que des postulats, non des vérités, et, tant qu’elles ne seront pas passées à l’état d’axiomes indiscutables ; il faudra reconnaître qu’il y a des choses inexplicables en histoire.

C’est là le sort commun de toutes les sciences d’observation. Qu’il s’agisse de la vie, de la matière, des forces physiques, ou de l’âme humaine, nous nous heurtons perpétuellement au mystère, Un voile épais nous cache les causes premières des faits, et l’esprit le plus clairvoyant est impuissant des découvrir. M. Fustel ne pouvait évidemment se flatter de l’avoir soulevé ; mais cette pensée ne le plongeait ni dans le découragement ni dans le scepticisme, Il était de ceux, pour qui la conviction qu’un problème est insoluble équivaut presque à la certitude de l’avoir résolu, et je suppose que son esprit, foncièrement hostile aux spéculations oiseuses, se détournait sans peine d’un objet qu’il jugeait impossible d’éclaircir.

 

 

 



[1] La Monarchie franque, p. 32.

[2] L’Alleu, p. IV.

[3] La Cité antique, p. 103.

[4] Questions historiques, p. 301.

[5] L’Invasion germanique, p. 208.

[6] Les Transformations de la royauté, p. 225.

[7] La Monarchie franque, p. 569.

[8] Recherches sur quelques problèmes d’histoire, p. 97.

[9] Les Transformations de la royauté, p. 216.

[10] Le Bénéfice, p. 206.

[11] La Gaule romaine, p. 135.

[12] Ce n’est pas que nous adorions la fortune, mais c’est parce que le gouvernement des peuples n’est pas une spéculation pure. Il ne suffit pas à l’homme d’Etat comme au philosophe que ses vues soient conformes à un idéal de morale et de logique ; ce qui importe avant tout, c’est qu’elles soient applicables. Il faut qu’elles s’adaptent aux intérêts complexes, aux besoins variés, même aux passions et quelquefois aux préjugés ou aux erreurs des hommes. C’est alors seulement qu’il peut exercer une action sur la société, et la rendre ou plus forte, mi plus prospère, ou meilleure. S’il ne réussit pas, si la société sort de ses mains telle qu’il l’avait reçue, on pourra dire de lui qu’il est un penseur profond ou un courageux initiateur ; on ne reconnaîtra pas volontiers qu’il soit un homme d’Etat parfait. (Compte rendu des séances de l’Académie des sciences morales, t. CVII, p. 424.)

[13] L’opinion publique que l’histoire doit observer et constater n’est pas l’opinion du petit nombre d’hommes qui pensent, c’est l’opinion de la foule qui vit. Cette opinion publique n’est pas une idée pure qui parte de l’intelligence des plus éclairés ou de la conscience des meilleurs ; elle sort des intérêts les plus égoïstes et des sentiments les plus étroits. (Compte rendu, p. 470.)

[14] Les Transformations de la royauté, p. 321.

[15] Les Transformations de la royauté, p. 233.

[16] La Cité antique, p. 376.

[17] Revue des Deux Mondes, 15 mai 1873.

[18] La Gaule romaine, p. 150.

[19] Ibid., p, 179.

[20] La cité antique, p. 343.

[21] La Gaule romaine, p. 256.

[22] Ibid. p. 171.

[23] L’Invasion germanique, p. 54.

[24] Les Transformations de la royauté, p. 683.

[25] Questions historiques, p. XV.

[26] La Gaule romaine, p. XII.

[27] Revue des Deux Mondes, 1er août 1871.