FUSTEL DE COULANGES

 

CHAPITRE VIII. — Les vues de Fustel de Coulanges sur la méthode historique.

 

 

Il n’est pas douteux que M. Fustel de Coulanges a eu de bonne heure des opinions très nettes sur la méthode historique. Toutefois, s’il a professé à cet égard certains principes immuables dans tout le cours de sa carrière scientifique, il est visible aussi qu’il n’y a pas identité absolue sur ce point entre la Cité antique et les Institutions de la France. J’irai même plus loin : si l’on compare les deux premières éditions du tome I de cet ouvrage avec la troisième, on s’aperçoit que dans l’intervalle sa méthode s’est modifiée avec le temps ; elle a gagné en rigueur, au risque de paraître plus étroite ; elle s’est rapprochée chaque jour davantage des procédés habituels aux sciences de la nature ; elle a acquis par là plus de précision et de sûreté ; mais elle a perdu, en revanche, un peu de souplesse, et elle a fini par imposer aux érudits des conditions si dures qu’un petit nombre d’entre eux se sentent capables de l’employer avec efficacité.

Ces changements sont dus en partie aux critiques qui assaillirent l’Histoire des institutions. Quand M. Fustel vit que de tous côtés on contestait ses conclusions, il s’efforça de prouver qu’il avait pris la voie à meilleure pour arriver à la vérité. C’est alors qu’il réfléchit sur les règles de la méthode et qu’il les coordonna dans son esprit. Jusque-là il n’avait, à ma connaissance, rien écrit là-dessus. Dès lors, au contraire, il ne cessa de développer par la plume comme par la parole ses idées sur la matière. Cette insistance ne trahissait pas seulement chez lui le désir de justifier son œuvre historique par l’éloge de l’outil dont il se servait ; il voulait de plus contribuer par ce moyen aux progrès de la science. Il avait prêché d’exemple ; il lui fallait encore joindre la théorie à la pratique et continuer sous forme de conseils didactiques la propagande que ses livres avaient inaugurée.

La première qualité qu’il demandait à l’historien, c’était la tendance à douter. Il n’entendait pas par là cette sorte d’indifférence ou d’indécision malsaine qui fait qu’on restera toujours dans l’incertitude, mais plutôt un doute provisoire, analogue à celui de Descartes. Rien, écrivait-il, n’est plus contraire à l’esprit scientifique que de croire trop vite aux affirmations, même quand ces affirmations sont en vogue, Il faut, en histoire comme en philosophie, un doute méthodique. Le véritable érudit, comme le philosophe, commence par être un douteur[1].

Il classait les historiens en deux catégories : d’une part, ceux qui pensent que tout a été dit, et qu’à moins de trouver des documents nouveaux, il n’y a plus qu’à s’en tenir aux derniers travaux des modernes ; de l’autre, ceux que les plus beaux travaux de l’érudition ne satisfont pas pleinement, qui doutent de la parole du maître, chez qui la conviction n’entre pas aisément, et qui d’instinct croient qu’il y a toujours à chercher[2].

M. Fustel se rattachait à la seconde de ces écoles. La lecture d’un livre quelconque d’histoire, Loin d’entraîner d’emblée son assentiment, éveillait sa défiance. Il était naturellement enclin à écarter les opinions reçues, même quand elles avaient les avantages d’une longue possession. Toutes d’après lui étaient sujettes à révision, et il n’était pas d’humeur à en accueillir une seule, les yeux fermés. Dans chaque question, il lui paraissait préférable de faire d’abord table rase, de ne rien accepter sur la foi d’autrui, et de tenir en suspicion tout ce qu’on avait publié antérieurement.

On ne saurait nier qu’il n’y ait là quelque exagération. Si l’histoire est une science, il faut qu’elle procède comme toutes les sciences, sous peine de n’avancer jamais d’un pas. Or, le mathématicien, le physicien, le naturaliste, se défendent bien de bannir de leur pensée l’œuvre entière de leurs prédécesseurs ; ils la départ prennent au contraire pour point de départ de leurs recherches, et ils ne vont eux-mêmes plus loin qu’en s’appuyant sur elle. Ce serait folie de la part du chimiste que de rejeter systématiquement toutes les lois énoncées avant lui, et d’attendre pour les admettre qu’il en ait vérifié l’exactitude par ses expériences personnelles. Loin de là ; son premier soin est de les admettre toutes, tant qu’il ne les a pas reconnues fausses, et de débuter non par un acte de doute, comme le recommande M. Fustel, mais par un acte de foi. Pourquoi n’y aurait-il pas aussi dans cette science un fonds de vérités définitivement acquises, que chacun enrichirait par ses découvertes, et qui serait placé hors de toute discussion ? Quel dommage notamment si les futurs historiens de la société mérovingienne, s’inspirant des préceptes de M. Fustel de Coulanges, faisaient leur tour abstraction de tout ce qu’il a écrit, et affectaient de dédaigner ses travaux ! Quand on publie un livre, c’est toujours avec l’espoir de démontrer la justesse d’une idée nouvelle. Or, à quoi bon nous donner tant de peine, si notre parole devait forcément se perdre dans le vide et se heurter à l’indifférence des gens dont l’adhésion nous est la plus précieuse, — c’est-à-dire de nos compagnons d’étude ?

La doctrine de M. Fustel sur ce point offre donc de graves inconvénients ; mais elle n’est pas non plus sans présenter quelques avantages. Le vrai se laisse moins facilement saisir en histoire que dans toute autre science ; d’abord parce que nous n’avons pas sur toutes les époques une quantité de documents suffisante, et en second lieu parce que les croyances, les sentiments, les passions de l’historien tendent souvent à l’égarer. J’ajoute qu’une vérité historique n’a presque jamais à certitude d’une loi physique la nature morale de l’homme, surtout de l’homme social, échappe beaucoup plus à nos investigations que la matière, et personne apparemment ne s’aviserait d’attribuer à un excellent ouvrage d’histoire la même valeur dogmatique qu’à un traité de chimie, Ainsi s’explique le scepticisme de M. Fustel l’égard de ses devanciers. Si dans cet ordre d’études on est plus particulièrement sujet à l’erreur, si par suite dans les meilleurs travaux d’érudition le faux se mêle perpétuellement au vrai, il importe de les soumettre à une critique minutieuse et d’examiner par soi-même dans quelle mesure ils ont pour eux l’autorité des documents.

Ces travaux ne dispensent pas de recourir aux textes, car c’est par les textes que nous sommes obligés de les contrôler. Mais alors, se disait M. Fustel de Coulanges, pourquoi ne point commencer par interroger les originaux ? Puisqu’on ne peut se passer des sources, vaut-il pas mieux s’adresser directement à elles quand on a encore l’esprit libre et qu’on n’a pas eu le temps de se faire une opinion d’emprunt ? Ce n’est pas un bon moyen de comprendre un texte que de le lire à travers l’interprétation d’autrui. Entre le texte et l’esprit prévenu qui le lit, il s’établit une sorte de conflit inavoué ; l’esprit se refuse à saisir ce qui est contraire à son idée, et le résultat ordinaire de ce conflit n’est pas que l’esprit se rende à l’évidence du texte, mais plutôt que le texte cède, plie, s’accommode à l’opinion préconçue par l’esprit[3]. Un pareil danger n’est pas à craindre lorsqu’on entre en contact avec le document sans intermédiaire, et qu’on ne s’est pas habitué auparavant à le considérer sous un jour spécial. Outre qu’on en reçoit dans ce cas une impression plus vive, il semble que Ce texte directement consulté nous procure une vision plus juste de la réalité. Si habile qu’il soit, Augustin Thierry est un peintre moins fidèle des mœurs mérovingiennes que Grégoire de Tours.

Au surplus, M. Fustel n’allait pas jusqu’à prohiber l’usage des livres de seconde main. Il avouait lui-même qu’il avait en des maîtres parmi les érudits des trois derniers siècles, et qu’il devait beaucoup à Guérard, à Pardessus, Waitz. Il n’avait certes pas dépouillé tout ce qu’on a écrit avant lui sur l’antiquité et sur le haut moyen âge ; mais aucun ouvrage sérieux ne lui avait échappé, et il connaissait au moins en gros la plupart des théories exprimées par ses prédécesseurs.

On ne saurait évidemment exiger davantage d’un historien, à moins de vouloir le réduire au rôle peu enviable de compilateur. Il n’est pas indispensable, pour être au courant, de posséder à fond toute la bibliographie de la question que l’on traite. Combien n’y a t-il pas de volumes dans la littérature historique qui ne méritent que le dédain et l’oubli ! Les seules opinions qui comptent sont celles qui pré tendent s’appuyer sur les textes. C’étaient aussi les seules auxquelles M. Fustel accordât son attention, sans jamais aliéner son indépendance d’esprit. Partant de ce double principe que l’historien le mieux doué a pu se tromper et qu’il n’y a de vrai que ce qui est démontré par les documents, il ne voyait dans les assertions d’autrui qu’une invitation à étudier personnellement le sujet. Souvent il avait déjà résolu le problème à sa manière ; il comparait alors sa solution à celle qu’on en proposait, ou plutôt il les rapprochait toutes les deux des textes, et c’est aux textes que restait le dernier mot.

Il est possible assurément que, sur bien des points où il a cru triompher de ses adversaires, ils aient eu raison contre lui ; il n’avait pas plus qu’eux le don de l’infaillibilité. Je constate simplement, et c’est ici l’essentiel, que pour lui toute la science historique se réduisait à la saine interprétation des documents, qu’en dehors d’elle il n’apercevait qu’erreurs, fantaisies et hypothèses creuses, que l’opinion d’un moderne, fut-elle d’un homme de génie, était à ses yeux négligeable si elle n’était point, conforme aux sources, et qu’un aveu sincère d’ignorance lui semblait préférable à une affirmation en l’air.

Il remarquait que le champ de l’histoire était encombré d’une foule de théories et de synthèses, qui tirent tout leur mérite de la réputation du savant qui les a le premier formulées. Il est des choses qui courent de bouche en bouche, de livre en livre, uniquement parce que MM. Mommsen, Waitz ou Sohm les ont lancées dans la circulation. Chacun les répète par respect pour ces noms, célèbres, par routine, par paresse, et à la longue elles acquièrent la valeur d’un axiome. M. Fustel a toujours eu la curiosité d’examiner ce que cachaient ces belles apparences. Il a détruit plusieurs des systèmes à la mode ; il en a ébranlé d’autres, et il exhortait ses élèves à poursuivre énergiquement la même besogne après lui. Il les avertissait que, pour chercher quelque grande vérité, on avait presque toujours à réfuter préalablement quelque grosse erreur ; il leur conseillait de ne s’incliner devant aucun dogmatisme, de n’asservir leur pensée à aucun individu, mais plutôt « de voir tout par eux-mêmes et de marcher seuls » hardiment. La science telle qu’il la concevait était une école de dignité morale autant que d’émancipation intellectuelle.

Il ne voulait pas seulement que l’historien secouât le joug de toute autorité extérieure ; il voulait encore qu’il tâchât de s’affranchir de lui-même et de se soustraire à l’empire de ses idées les plus intimes. Je lui demande, disait-il, l’indépendance de soi, la liberté à l’égard de ses propres opinions, une sorte de détachement du présent, et un oubli aussi complet que possible des questions qui s’agitent autour de lui... Il peut avoir au fond du cœur des convictions très arrêtées ; mais il faut que, dans le moment de son travail, il soit comme s’il n’avait ni préférences politiques ni convictions personnelles[4]. Volontiers il eût écrit avec Fénelon que l’historien ne doit être d’aucun temps ni d’aucun pays ; non qu’il lui défendît d’aimer sa patrie ou de s’intéresser aux événements du jour il n’a ait pas la prétention d’en faire un être abstrait, confiné dans une tour d’ivoire et étranger à tout sentiment humain ; mais il lui défendait d’obéir, en tant qu’historien, a ses passions de citoyen ou de patriote.

Il est dangereux, d’après lui, de confondre le patriotisme, qui est une vertu, et l’histoire, qui est une science[5]. Comme on lui reprochait d’avoir dit que la Gaule avait été aisément conquise par César, il répondait sèchement qu’il l’avait dit parce que c’était la vérité. Alléguer que les Gaulois ont dû lutter longtemps et s’insurger nécessairement contre la domination romaine, c’est peut-être agir en bon Français ; mais c’est oublier que l’histoire est une science, et non pas un art où chacun s’abandonne à l’inspiration du moment[6]. Il considérait le chauvinisme des Allemands comme l’origine d’une infinité d’erreurs. Je ne sais, dit-il, s’il y en a parmi eux qui soient capables de parler avec calme des batailles de Bouvines ou d’Iéna, d’Arminius ou de Conradin, des vertus des Germains de Tacite ou de l’essence germanique de certains radicaux... Ils connaissent les textes, et analysent dans la perfection tous ceux qui n’ont aucun rapport avec l’histoire de leur patrie ; mais ici l’analyse prend un caractère particulier ; leur texte se prête à toutes les idées qu’ils ont d’avance en l’esprit, à tous les sentiments qui bouillonnent clans leur cœur, Ils l’interprètent, ils le modifient, ils en font ce que leur sentiment veut qu’il soit. Ils ont toujours, même en érudition, l’humeur guerroyante. Ils entrent dans un document comme dans un pays conquis, et bien vite ils en font une terre d’Empire[7].

Dans un bel article où perce par endroits quelque aigreur, mais qui contient beaucoup de vrai, il insiste fortement sur ce point. La plupart des Allemands assujettissent leur science à leur patriotisme ; ils ne voient guère dans le passé que ce qui est favorable à l’intérêt de leur pays ; leurs livres sont autant de panégyriques eu l’honneur de leur race, et autant de pamphlets contre les ennemis qu’elle a eu à combattre. Le culte de la patrie est la fin suprême de leurs travaux. Ce qu’ils condamnent chez les autres, ils l’admirent chez eux. Ils altèrent les faits, non par calcul, mais de très bonne foi et presque à leur insu. Leur érudition marche de concert avec les ambitions nationales et s’évertue à leur créer des titres[8].

Les préjugés politiques et religieux, au sens étymologique du mot, ne sont pas moins, funestes à la vérité. Voyez combien nos meilleurs historiens ont cédé à l’esprit de parti. Augustin Thierry est toujours demeuré à l’écart des affaires publiques, et pourtant il avoue que, s’il aborda l’étude de l’histoire vers 1817, ce fut pour y trouver des arguments à l’appui de ses opinions. Plus tard, cette étude lui plut pour elle-même ; mais il ne cessa pas de subordonner les faits à l’usage qu’il en voulait faire. Il était tellement hanté par la pensée du présent que la catastrophe du 24 février 1848 lui arracha la plume des mains. Par cette révolution, l’histoire de France lui parut bouleversée autant que l’était la France elle-même[9]. Le passé n’avait plus de sens à ses yeux, du moment que la royauté bourgeoise de Louis-Philippe était par terre. Pour Michelet, on sait comment ses idées sur la vieille France se transformèrent à mesure que s’accentua son hostilité contre la religion catholique et contre la monarchie. Quant à Guizot, ses ouvrages sont surtout des leçons de politique rétrospective[10]. Il apprécie les événements plus qu’il ne les raconte, et il les juge d’après les vues quelque peu étroites d’un doctrinaire de 1830. Il a dans sa tête un certain idéal de gouvernement, celui-lui là même qu’il essaya de réaliser, et il distribue l’éloge ou le blâme entre les divers règnes dont il parle, suivant qu’ils s’en rapprochent ou qu’ils s’en éloignent.

M. Fustel de Coulanges a constamment lutté contre cette tendance, et il a prouvé par son propre exemple qu’on pouvait éviter ce travers. Il n’avait pas de croyances religieuses ; personne cependant n’a mieux saisi que lui (esprit des religions antiques, et un écrivain catholique qui lui est peu favorable, M. Kurth, reconnaît qu’il a eu le sentiment très profond de la place qu’avait l’Église dans la vie des hommes de l’époque mérovingienne. Ses papiers inédits nous révèlent qu’il avait, tout comme un autre, ses préférences politiques, mais il n’en laissait rien transpirer dans ses livres, et il serait malaisé de deviner, en le lisant, s’il était monarchiste ou républicain, libéral ou autoritaire.

On objectera peut-être que ses travaux se sont portés sur des siècles fort lointains, pour lesquels l’impartialité est facile, et que sa sérénité aurait sans doute été moindre s’il les avait conduits jusqu’au XVIIIe siècle et à la Révolution. Je suis persuadé, au contraire, qu’il l’aurait gardée tout entière : chez lui, en effet, le souci de la vérité primait tout le reste. En plein siège de Paris, il eut assez d’empire Sur lui-même pour se rendre compte que cette ambition allemande, dont nous souffrions tant alors, avait des précédents dans notre histoire, et que Louvois avait presque excusé Bismarck. Quelques mois après, M. Thiers lui demanda d’écrire le récit de la guerre de 1870. A ce moment, tout le monde répétait en France que la responsabilité de cette guerre retombait exclusivement sur Napoléon III et son entourage ; en tout cas, l’intérêt de parti voulait que cette thèse prévalût. M. Fustel se mit immédiatement à l’œuvre, et, quoiqu’il ne fût pas bonapartiste, il se convainquît que la guerre, obstinément souhaitée et préparée par la Prusse depuis 1815, avait pour auteur véritable M. de Bismarck ; du coup, il dut renoncer à la tâche, dont M. Thiers l’avait chargé dans une tout autre intention.

Pour être un bon historien, ce n’est pas assez de s’abstraire de ses opinions ; il faut encore entrer dans les sentiments des hommes qu’on dépeint et se faire une âme pareille à la leur. Le précepte n’est point nouveau, puisque Tite-Live s’efforçait déjà de l’observer ; mais nul ne lui a donné autant de rigueur que M. Fustel de Coulanges. Rencontre-t-il dans les documents un trait de mœurs singulier, une pratique bizarre, une institution anormale ; il se garde de crier à l’invraisemblance et de se hérisser de scepticisme ; il en conclut uniquement que les idées des anciens sur tous ces points différaient des nôtres. Le tirage au sort n’est pour nous qu’un moyen de remettre une décision au hasard ; pour les Grecs, c’était une manière de pénétrer la volonté des dieux. Le servage de la glèbe nous paraît aujourd’hui une monstruosité, et cependant plusieurs peuples s’en sont fort bien accommodés. Un Romain de la République croyait être le plus libre des hommes, alors qu’il nous semble asservi à l’État ; qu’est-ce que cela prouve, sinon que les Romains envisageaient la liberté autrement que nous ?

M. Fustel note soigneusement toutes ces divergences, parfois en les outrant un peu. Il se montre partout très soucieux de voir les faits comme les contemporains les ont vus, non pas comme l’esprit moderne les imagine[11], et il a un si vif désir de replacer dans leur milieu les hommes et les choses du passé, qu’il en vient par moments à leur attribuer une originalité beaucoup trop grande ; non qu’il oublie ce qu’il y a de permanent dans la nature humaine, mais il est encore plus frappé de tout ce qui nous sépare des anciens que de nos affinités avec eux.

Il engage enfin l’historien à s’interdire toute appréciation subjective, et à expliquer les événements au lieu de les juger, Quel est en effet le critérium qui nous servirait ici de mesure ? Ce serait évidemment l’ensemble de nos idées actuelles. Mais sommes-nous sûrs de n’avoir que des idées justes, et n’est-il pas probable que nous sommes dupes, comme nos aïeux, d’une multitude de notions fausses ? Notre raison, à nous Français de 1896, n’est pas un de ces instruments de précision qui ne trempent jamais ; elle est exposée à l’erreur, comme celle des Grecs, des Romains ou des Francs, et il n’est pas certain que ce qu’elle blâme soit toujours blâmable.

D’ailleurs, il n’y a rien d’absolu en ces matières : une législation n’est pas bonne ou mauvaise en soi ; elle est bonne si elle est en harmonie avec les mœurs et les intérêts des individus qu’elle est appelée à régir, et elle est mauvaise si elle leur fait violence. Le duel judiciaire est à nos yeux une forme de procédure fort défectueuse ; mais l’essentiel est moins de nous demander s’il offrait des garanties suffisantes à l’équité, que de constater s’il était d’accord avec les croyances et les habitudes des populations. Quel rapport y avait-il entre les institutions des peuples et leur état d’esprit, voilà au fond le seul problème que l’historien ait à résoudre.

C’est, je crois, amoindrir un peu trop son rôle que de le réduire à des limites si étroites. Sans doute, il doit dépouiller le plus possible l’homme moderne qui est en lui ; mais s’ensuit-il qu’il doive s’abstenir de tout jugement sur le passé ? N’est-ce pas une obligation pour lui de déterminer le degré de civilisation, que chaque génération humaine a atteint ? Et après qu’il a établi que telle coutume répondait au sentiment général de telle société, pas le droit de rechercher ce qu’elle valait en elle-même ? L’idée de justice n’est pas, quoi qu’on dise, une pure illusion de l’esprit. Si ami que l’on soit du paradoxe, on n’ira pas apparemment contester qu’un peuple qui massacre les prisonniers de guerre ne soit infiniment plus grossier qu’un peuple qui respecté leur vie. Les applaudissements frénétiques qui saluèrent la révocation de l’édit de Nantes — un acte qui aujourd’hui soulèverait chez nous une réprobation presque unanime — donnent à penser que nos ancêtres du XVIIe siècle nous étaient, à quelques égards, inférieurs. Le christianisme, même altéré par les superstitions que le vulgaire y a introduites, laisse bien loin derrière lui le paganisme hellénique. Napoléon était un despote que les scrupules gênaient peu, et pourtant ses pires violences ne sont rien en comparaison de celles que commettaient les empereurs romains ou les princes asiatiques. L’historien ne se contentera pas de faire toutes ces distinctions ; il faudra en outre qu’elles lui apparaissent comme l’indice d’un grand progrès, et, s’il voit par hasard un peuple abolir l’esclavage ou la torture, il n’hésitera pas à proclamer que les idées morales de ce peuple se sont notablement épurées.

Après avoir énuméré les qualités qui rendent un homme apte à découvrir la vérité historique, M. Fustel de Coulanges décrit la méthode qu’il convient d’adopter. Elle consiste simplement à réunir tous les textes que l’on a sur une question, à les étudier à fond, sans en oublier un seul, à n’en tirer que ce qu’ils contiennent, et à ne jamais suppléer à leur silence par de vaines hypothèses.

J’ignore comment il procéda pour la Cité antique. Pour l’époque mérovingienne, il n’est pas douteux qu’il lut d’abord tous les documents, non pas une fois, mais plusieurs fois, non pas par extraits, mais d’une manière continue et d’un bout à l’autre[12]. Il les connaissait assez pour pouvoir dire combien il existait de textes sur un sujet et en combler, de passages tel mot y était employé[13]. Il recommandait d’assigner à chaque terme le sens précis qu’il a non seulement dans la langue ; mais même dans l’auteur et dans l’endroit cités[14]. Il conseillait de ne négliger aucun détail dans la phrase qu’on avait sous les yeux, d’en explorer attentivement tous les recoins, et il était lui-même de ceux à qui rien n’échappe. Enfin, s’il y avait désaccord entre plusieurs témoignages dignes de foi, il recommandait de tout faire pour les concilier avant de se résoudre à en rejeter un seul. Ce sont là des règles que les bons esprits ont toujours suivies ; il est donc inutile de s’y appesantir ; mais je voudrais montrer comment M. Fustel les applique ; on saisira mieux de cette façon quelle était sa manière de travailler.

Il se propose clé réfuter l’opinion de ceux qui placent le régime de la communauté des terres dans la vieille Germanie et qui regardent la marche indivise du XIIe siècle comme le débris d’une mark originelle et primitive. Pour cela, il passe en revue tous les textes où se lit le mot marca, depuis le VIe siècle jusqu’au XIIe ; il les commente, il en fixe la signification exacte, et il aboutit à une théorie qui se résume ainsi : Au VIe et au VIIe siècle, marca a le sens de limite et indique la ligne séparative de deux fonds ou de deux royaumes voisins ; au VIIIe et au IXe, le terme conserve encore ce sens-là, mais il commence déjà à s’étendre des bornes de la propriété à la propriété elle-même. Jamais, en tout cas, la marche ne nous est signalée dans cette longue période comme une terre commune à tous les habitants d’une contrée ; c’est tout au plus si ce mot fait parfois allusion à une sorte d’indivision partielle qui ne ressemble guère à un système de communauté agraire[15]. Ces analyses se comptent par centaines dans les ouvrages de M. Fustel, et presque toujours elles sont très probantes.

Un modèle du genre, c’est le chapitre où il définit ce qu’était l’alleu. On a construit sur ce seul mot, dit-il, tout un système. On a supposé d’abord qu’il désignait une catégorie spéciale de terres qui auraient été tirées au sort. De cette hypothèse on a tiré la conclusion logique que les Francs avaient dû, à leur entrée en Gaule, s’emparer d’une partie des terres et qu’ils se les étaient partagées entre eux par la voie du sort. D’où cette conséquence encore qu’il y aurait eu, à partir de cette opération, une catégorie de terres appelées alleux, lesquelles auraient eu comme caractère distinctif d’appartenir à des Francs, de leur appartenir par droit de conquête, d’être par essence réservées à des guerriers et de posséder certains privilèges, tels que l’exemption d’impôt. Ces déductions aventureuses ne sont pas de la science. Et voici par quoi il les remplace.

Il interroge successivement toutes les lois barbares — loi salique, loi des Ripuaires, loi des Thuringiens, loi des Bavarois, — puis les formules, puis les chartes, et il établit par là que le sens du mot alodis à l’époque mérovingienne fut celui d’hérédité, qu’un peu plus tard il a signifié la propriété patrimoniale, que plus tard encore il s’est dit de toute propriété, mais qu’en aucun cas il n’a désigné une classe spéciale de terres. Il remarque que l’alleu existait pour les Romains comme pour les Francs, pour les femmes comme pour les hommes, que la locution alodis était usitée dans toutes les parties de la Gaule, qu’en revanche elle était inconnue des Wisigoths, des Burgondes, des Lombards et des Saxons, qu’il n’est pas sûr dès lors que les différentes branches de la race germanique l’aient emportée de leur commune patrie, que, selon toute apparence, elle était entrée dès les derniers temps de l’Empire dans la langue des praticiens de la Gaule, et qu’ensuite Francs et Romains s’en servirent également, par cette raison que l’héritage était chose également romaine et germanique[16]. Une discussion ainsi conduite peut mener à l’erreur si l’auteur manque de perspicacité ; mais il est clair qu’elle donne peu- de place à la fantaisie et à l’imagination,

Partir des textes et revenir constamment aux textes, tel est le principe fondamental de M. Fustel. Les textes ne sont pas toujours véridiques ; mais l’histoire ne se fait qu’avec les textes, et il ne faut pas leur substituer ses opinions personnelles. Le meilleur historien est celui qui se tient le plus près des textes, qui n’écrit et même ne pense que d’après eux[17]. Ce n’est pas qu’on doive accepter aveuglément tout ce qu’ils disent. M. Fustel savait mieux que personne combien ils abondent en lacunes et en erreurs, et il les maniait avec une extrême prudence. Nos moyens d’information ne sont souvent que de seconde main. Les ouvrages d’Hérodote, de Denys d’Halicarnasse, de Tite-Live, de Plutarque, de Dion Cassius n’ont pas la valeur d’une source originale ; ils nous racontent les événements, non pas comme ils se sont passés, mais comme tous ces auteurs les conçoivent, et il se peut que leurs récits soient parfois infidèles. C’est à l’historien de juger jusqu’à quel point ils méritent créance. Les documents authentiques, inscriptions, textes de lois, chartes, diplômes, monuments figurés, ont en général une plus grande autorité et éveillent moins de défiances, bien que la cri tique ait aussi de fréquentes occasions de s’exercer sur eux. En tout cas, c’est là, c’est dans cette double série de témoignages que gît,’ sinon la vérité historique, du moins la portion de vérité qui nous est accessible pour l’instant.

Si sur une époque nous n’avons point de textes, ou si nous n’en possédons que d’inintelligibles ou d’incomplets, nous n’avons qu’à confesser notre ignorance. Les anciens ne nous apprennent rien de satisfaisant sur les Étrusques ; attendons, pour parler d’eux, qu’on ait réussi à déchiffrer leurs inscriptions. Nous ne sommes pas obligés de croire tout ce que Tite-Live et Polybe nous disent des Carthaginois ; mais nous n’avons pas le droit de les rectifier en traçant de ce peuple un portrait factice. Nous avons peu de renseignements sur les lois, les mœurs, les usages des Gaulois. M. d’Arbois de Jubainville essaie de les reconstituer par l’étude approfondie des documents gallois et irlandais du moyen âge. Malgré la haute estime qu’il avait pour le talent de cet érudit, M. Fustel a toujours désapprouvé son procédé ; il nie que des livres coutumiers, dont le plus ancien n’est pas antérieur au XIVe siècle, et qui de toute manière sont bien postérieurs à l’introduction du christianisme en Irlande, nous révèlent l’état juridique de la Gaule au temps de César[18].

On peut remédier à l’insuffisance des textes par le rapprochement et la comparaison. La Germanie de Tacite est obscure par excès de sobriété ; n’est-il pas naturel de l’élucider et de la contrôler à l’aide des codes barbares ? De même, s’il y a des indices que telle institution a suivi chez la plupart des peuples une marche déterminée, il parait légitime à étendre par voie d’induction’ la même règle à toutes les autres, M. Fustel de Coulanges ne s’est point privé de cette ressource. La Cité antique tend à démontrer, par un perpétuel parallèle entre les Grecs et les Romains, que des principes identiques ont régi le développement de ces deux sociétés, qu’elles ont eu des croyances, des lois, des gouvernements analogues, et qu’elles ont traversé les mêmes révolutions. Dans le volume sur la Monarchie franque, à la fin de chaque chapitre, l’auteur a soin de vérifier si les faits qu’il vient de constater dans l’Etat mérovingien se manifestent aussi dans les royaumes barbares.

Il est loin par conséquent de dédaigner la méthode comparative ; il la croit utile, nécessaire même, pourvu qu’elle soit bien pratiquée. Il y a des rapprochements justes, dit-il. On les reconnaît à ces deux conditions : l’une, que les deux textes ou les deux faits qu’on rapproche aient été d’abord analysés isolément et étudiés chacun en soi ; l’autre qu’on puisse montrer entre les deux un rapport certain, un lien visible, un point de jonction[19]. Si dans un récit de Grégoire de Tours il était question d’un jugement rendu en vertu de la loi salique, il serait loisible de le commenter au moyen des articles de cette loi ; mais ce qui est téméraire, c’est de commenter exclusivement d’après à loi salique tous les jugements que raconte Grégoire de Tours. Il est possible que le collectivisme ait été la forme primitive de propriété foncière chez tous les peuples ; mais avant de risquer une pareille affirmation, il faut examiner les divers peuples l’un après l’autre et découvrir dans leur histoire des traces indéniables de l’indivision du sol. Or il est rare que les érudits prennent tant de précautions. Ils prétendent deviner les institutions les plus générales de l’humanité à l’aide de quelques cas particuliers qu’ils vont chercher de droite et de gauche, et qu’ils ne se donnent pas la peine d’observer avec exactitude. Et, ce qui est encore plus grave, ils omettent et laissent de côté les faits constants, normaux, bien avérés, ceux qui sont inscrits dans les législations de tous les peuples et qui ont composé leur vie historique[20].

La méthode tracée par M. Fustel de Coulanges est en somme un merveilleux instrument de travail. J’en ai signalé les imperfections ; mais j’avoue qu’il n’en est pas de plus rigoureuse, Le malheur est que cette méthode n’est pas à l’usage de tout le monde ; elle est faite pour quelques hommes d’élite ; elle n’est pas faite pour tous les érudits, Il faut, pour la pratiquer, plusieurs conditions qui se trouvent rarement réunies dans une même personne une intelligence large, vive, et pénétrante, un esprit net, précis et vigoureux, également propre aux patientes recherches de détail et aux conceptions les plus hautes, une puissance extraordinaire d’application, un amour passionné du vrai, un oubli complet de soi, une vie vouée sans réserve à la science.

M. Fustel a eu toutes ces qualités ; mais il est peu d’historiens qui partagent ce privilège avec lui. Aussi sa méthode ne peut-elle pas être employée par tous indistinctement. Se figure-t-on, par exemple, le premier venu d’entre nous se campant en face des textes et essayant d’y découvrir la vérité à l’aide de ses seules lumières ? Et pour citer les noms les plus grands, imagine-t-on Michelet se résignant à raconter l’histoire de la Révolution d’une façon tout objective, sans y rien mettre de son cœur ni de ses idées ? Au fond, chacun se crée un peu à lui-même sa méthode. Il en est qui ont une sorte de respect instinctif pour les travaux des savants en renom et qui aiment à répéter ce qu’on a dit avant eux. D’autres, plus originaux ou d’humeur plus indépendante, remontent aux sources et s’y plongent hardiment. Ces divergences sont inévitables et jusqu’à un certain point légitimes, parce qu’elles tiennent à la force même des choses. Mais, si l’on se place dans l’absolu, la méthode préconisée par M. Fustel doit avoir toutes les préférences, et celui-la accomplira l’œuvre la meilleure qui sera le plus capable de s’y conformer.

 

 

 



[1] Inédit.

[2] Questions historiques, p. 403.

[3] La Monarchie franque, p. 32.

[4] Revue politique et littéraire, 8 février 1879.

[5] La Monarchie franque, p. 31.

[6] La Gaule romaine, p. 64.

[7] Inédit.

[8] Questions historiques, p. 3 et suiv.

[9] Préface des Lettres sur l’histoire de France. — Préface de l’Essai sur l’histoire du Tiers État.

[10] Émile Faguet, Moralistes du XIXe siècle, p. 328.

[11] La Monarchie franque, p. 303.

[12] L’Alleu, p. 172.

[13] Ibid., p. 269 ; le Bénéfice, p. 318.

[14] L’Alleu, p. 170.

[15] Recherches sur quelques problèmes d’histoire, p. 325 et suiv.

[16] L’Alleu, p. 149 et suiv.

[17] La Monarchie franque, p. 33 et 69.

[18] La Gaule romaine, p. 120 ; Nouvelles recherches, p. 200.

[19] Revue des questions historiques, 1er janvier 1887.

[20] Questions historiques, p. 102.