FUSTEL DE COULANGES

 

CHAPITRE VII. — Les polémiques de M. Fustel de Coulanges.

 

 

En publiant ces volumes, M. Fustel de Coulanges se rendait bien compte qu’il soulèverait d’ardentes polémiques. Il le déclare en toute franchise dans une de ces notes où il fixait au jour le jour, et pour lui seul, ses impressions. Je m’attendais à de vives attaques, ou plutôt, car c’était moi qui attaquais les systèmes en vogue, je m’attendais à de vives répliques.

S’il faut tout dire, je n’aurais été nullement surpris d’être vaincu dans la bataille, et j’avais de grandes inquiétudes sur l’issue du conflit. Je ne dissimulais même pas mes craintes, et je disais dans ma préface que les recherches les plus laborieuses ne garantissent pas toujours de l’erreur. Aussi appelais-je les objections, et je crois qu’aucun de ceux qui me connaissent ne doutait qu’en parlant ainsi je ne fusse tout à fait sincère. Comme je m’écartais des opinions courantes, je redoutais d’être dans le faux ; comme je voyais les faits autrement que beau coup d’érudits, je pensais que peut-être je les voyais niai. J’espérais donc que ceux dont je combattais les théories les défendraient. Une réfutation en règle ne m’aurait pas étonné. Elle ne m’aurait même affligé que dans une certaine mesure. Quand on a consacré sa vie et son âme à l’étude d’une science, les petites piqûres de l’amour-propre d’auteur sont bien peu de chose à côté de l’intime jouissance que j’aurais éprouvée à ce qu’on me montrât la vérité. Cette réfutation n’est pas venue.

Ce n’est point là un cri de triomphe qu’il pousse ; c’est plutôt un regret qu’il exprime. Il avait dés devoirs de la critique une idée très élevée, et il craignait qu’elle ne s’en acquittât pas toujours avec assez de scrupules. Ceux qui s’attribuent le choix d’apprécier les travaux d’autrui sont pour la plupart des hommes qui ne savent rien du sujet ou qui s’imaginent le connaître parce qu’ils ont consulté quelque ouvrage de seconde main. Il est si commode de se traîner à la remorque d’un érudit en renom et de lui emprunter ses solutions, que beaucoup érigent ce procédé en système. Chercher par soi-même est une tâche pénible, tandis qu’il est aisé de feuilleter les écrits de Waitz ou de Mommsen, et, lorsqu’à leur contact on s’est frotté d’un léger vernis de science frelatée, on se croit autorisé à citer devant son tribunal et à condamner sans appel quiconque s’écarte des opinions communes. Si par hasard le critique est un spécialiste qui ait étudié personnellement la question, il tombe volontiers dans un autre travers. Quand il juge un livre, soyez sûr qu’il songe à lui-même bien plus qu’au livre. Il fait une comparaison perpétuelle entre chaque page qu’il lit et l’idée qu’il a dans l’esprit. Si la page contredit son idée, naturellement il donne raison à son idée, et il lui paraît évident que c’est l’auteur du livre qui s’est trompé. Il semble n’avoir qu’une préoccupation, c’est de montrer que, si savant que puisse être l’auteur, il est, lui critique, plus savant que lui ; il serait perdu d’honneur, s’il ne le démontrait pas[1].

M. Fustel entendait tout autrement cette délicate fonction. Quel avantage y a-t-il à ce qu’on vous reproche d’être téméraire et systématique, de vous trouver en désaccord avec tel historien allemand, de négliger telle brochure, de ne pas mentionner telle hypothèse A quoi sert l’énoncé de pareils griefs et quel profit la science en retire-t-elle ? Ne vaut-il pas mieux cent fois saisir son adversaire corps à corps, peser l’une après l’autre toutes ses preuves, lui objecter des documents plus certains, combattre ses arguments par des arguments meilleurs ? C’est par là seulement qu’on risque d’atteindre la vérité, qui est apparemment le but suprême du critique comme de l’auteur. Le critique, en un mot, devrait être, dans l’intérêt supérieur du progrès historique, non pas l’ennemi, mais l’auxiliaire et le collaborateur du travailleur qui produit.

Une lettre de M. Fustel, provoquée par un article qui rendait compte de ses Institutions, résume toute sa doctrine sur ce point[2]. Si M. X.... écrivait, je jugerais peut-être son livre, disait-il ; mais comme c’est moi qui écris, c’est lui qui juge. Je ne m’en plaindrais pas et j’accepterais de grand cœur ses remarques. La science est si difficile et j’ai le sentiment si profond de cette difficulté que je demande qu’on m’aide. Mais le critique doit présenter la même rigueur de méthode que le livre lui-même. Il n’y a pas une de mes assertions qui ne soit appuyée sur une série de textes cités au bas des pages ou au moins indiqués. Pour qu’un critique soit en droit de rejeter une de ces assertions, il faut préalablement qu’il ait discuté les textes que j’invoque à l’appui et qu’il leur en ait opposé d’autres. C’est ce que M. X... ne fait pas une seule fois. Il m’oppose simplement ses propres opinions ; il se contente de dire qu’il pense autrement que moi. Cette manière de prouver ne peut convaincre ni moi ni aucun de vos lecteurs.

Ce fut en partie pour apprendre aux critiques leur métier qu’il s’engagea à son tour dans de multiples controverses. Vainement ses amis s’efforçaient de le détourner de ces polémiques, qui avaient le double inconvénient de nuire sa santé et d’interrompre ses travaux ; il ne tenait aucun compte de leurs avis. Peu de temps avant sa mort, il se persuada qu’un de ses confrères de l’Institut avait récemment développé une thèse erronée, et il m’annonça l’intention de à réfuter point par point, Je l’en dissuadai dans la mesure où le permettait le respect. Il demeura inébranlable et me répondit : C’est pour moi un devoir de conscience. A ses yeux, l’emploi d’une bonne méthode de critique intéressait autant la morale que la science. Il y voyait presque une affaire de probité, et il estimait que pour l’appliquer une grande sûreté d’érudition ne suffisait pas, qu’il y fallait encore une grande hauteur de caractère[3].

Il a marché en guerre contre une foule d’érudits, soit pour détruire leurs appréciations, soit pour défendre les siennes. Dans l’un et l’autre cas, sa règle inflexible a été de demander la vérité tout entière aux documents originaux.

S’agit-il par exemple du système de M. Viollet, sur l’état primitif de la propriété hellénique ? M. Fustel commence par dresser la liste des textes que ce dernier a réunis ; il tâche d’en démêler la signification ; il la met en regard de celle que M. Viollet leur attribue, et il termine par cette statistique. Voilà les onze textes par lesquels M. Viollet essaie de prouver que les anciennes cités grecques ont pratiqué plus ou moins longtemps l’indivision du sol. Or le premier, le cinquième et le septième sont absolument inexacts ; le deuxième, le troisième et le quatrième sont hors du sujet ; le huitième est compris à faux ; le neuvième et le dixième sont justement l’opposé de la thèse ; le onzième vise la publicité de la vente et non pas la communauté des terres. Ainsi, sur ces onze textes ou arguments, il n’y en a pas un seul qui reste debout[4].

S’agit-il d’une théorie analogue sur la Gaule mérovingienne ? Ce que nous avons de mieux à faire, dit-il, c’est d’observer l’un après l’autre chaque texte cité et de le vérifier. Et alors il passe en revue quarante-cinq textes allégués par M. Glasson ; il les traduit, il les commente à sa manière, et il aboutit à cette conclusion que treize sont étrangers et trente-deux contraires à la théorie[5]. Fastidieux travail, ajoute-t-il ; mais il est bon que le lecteur sache et voie par ses yeux comment on trouve la vérité et comment on ne trouve que l’erreur.

S’agit-il enfin d’une conjecture de M. d’Arbois de Jubainville sur la disparition du druidisme M. Fustel examine sur quels textes elle se fonde, et il en compte au total quatre, deux de César, un de Pomponius Méla, et un de Lucain. Il s’attache à chacun de ces textes, il en fixe le sens de son mieux, et comme son interprétation diffère sensiblement de celle de M. d’Arbois, il déclare qu’il ne peut adhérer à sou hypothèse, et qu’il garde ses doutes jusqu’à ce qu’il se découvre un texte qui l’autorise[6].

Voilà de quelle façon M. Fustel remplissait son rôle de critique. Il aurait bien voulu qu’on usât envers lui des armes mêmes qu’il employait contre autrui. Mais il recevait rarement satisfaction. On évitait d’ordinaire toute lutte sérieuse avec lui, et on se bornait habituelle ment à blâmer sa prédilection pour le paradoxe, pour les conceptions a priori, pour les déductions logiques, ou à louer son talent d’écrivain et ses qualités d’artiste. S’il n’avait consulté que son amour-propre, il aurait été enchanté qu’on n’osât pas toucher à son argumentation. Mais l’intérêt personnel était le dernier de ses soucis, et il rut de beaucoup préféré qu’on lui démontrât nettement ses erreurs. Les traits inoffensifs qu’on lui décochait à la hâte lui causaient une vive irritation, précisément parce qu’ils ne l’entamaient pas. Il avait beau inviter ses adversaires à pousser plus hardiment leur pointe ; la plupart se dérobaient à cet appel. Il était comme un général d’armée qu’un ennemi insaisissable harcèle par de perpétuelles escarmouches, et qui voit toujours fuir l’occasion de livrer une bataille décisive.

Cette tactique, incompréhensible pour lui parce qu’elle était en dehors de ses habitudes, l’amena à penser qu’on s’était donné le mot pour méconnaître et rabaisser la valeur de ses ouvrages. Divers indices, soigneusement recueillis dans sa mémoire, fortifiaient en lui cette conviction. Tantôt il’ était averti que le directeur d’un grand établissement scientifique avait fermé l’entrée de la bibliothèque à son Histoire des institutions ; tantôt on lui racontait  que telles personnes, nommément désignées, s’étaient concertées pour mettre en pièces dans les revues spéciales son plus récent volume ; tantôt on lui répétait, en les exagérant, quelques-uns de ces propos qui échappent parfois dans la conversation, et qui sont bien plutôt des boutades que des jugements réfléchi : M. Fustel en ressentait un profond chagrin, qu’aggravaient de jour en jour les progrès de la maladie. Ce fut là un des tourments qui empoisonnèrent la fin de son existence.

On s’est figuré que nourrissant en lui-même une secrète prétention ïi l’infaillibilité, il en était arrivé à ne pouvoir tolérer la plus légère critique, Un pareil état d’esprit supposerait chez lui une outrecuidance qu’il est injurieux de lui imputer. Il avait certes conscience de son mérite ; mais il savait également combien l’étude de l’histoire est chose ardue et il était loin d’avoir une confiance illimitée dans ses propres ressources Il n’avait guère la sérénité de l’homme qui compte aveuglément sur le succès ; On l’a sottement appelé un grand seigneur de la science. Lui, se regardait comme un chercheur qui interroge, qui scrute, qui peine et qui souffre. Il parlait constamment de ses labeurs et de ses luttes. Sa vie n’a été qu’un long effort intellectuel, mêlé de vives jouissances et de poignantes angoisses. Même quand il se croyait en possession de la vérité, il se demandait encore avec anxiété s’il ne s’était pas trompé au moins sur quelques détails. Aussi, sans pousser le détachement de soi-même jusqu’au point de souhaiter qu’on le convainquît d’erreur, il était exempt de rancune envers ceux qui le surprenaient en faute. Loin d’écarter ses élèves de son champ d’études, il les engageait à l’y suivre, au risque de se préparer ainsi des contradicteurs, et il avait soin de leur dire : Si vous rencontrez chez moi quelque affirmation fausse, ne manquez pas de la signaler ; l’essentiel est que le vrai soit établi.

Mais s’il laissait aux critiques une complète liberté d’appréciation à son égard, il exigeait qu’on discutât ses ouvrages avec tout le sérieux dont ils étaient dignes. Quand ce vœu légitime était exaucé, il ne s’avouait pas toujours vaincu, mais ses répliques étaient empreintes de la plus parfaite courtoisie. Lisez Or exemple ses polémiques avec M. Julien Havet. Bien que ce dernier se soit attaqué à plusieurs de ses théories, M. Fustel ne cessa de lui témoigner une sympathie voisine de la déférence, parce qu’il approuvait sa méthode de discussion[7]. De même pour M. d’Arbois de Jubainville. M. Fustel a rompu quelques lances avec lui ; mais il ne lui a jamais marchandé les éloges les plus flatteurs, et cela parce qu’il le considérait comme un homme dont l’unique pensée était à travail et la science[8]. Ceux, au contraire, qu’il tenait à tort ou à raison pour de faux savants, qui lui paraissaient avoir plus de surface que de fond, et dont les objections lui semblaient procéder, non de l’examen attentif des faits, mais d’une vue superficielle des choses, d’une opinion préconçue ou d’un sentiment d’hostilité, ceux-là avaient le don de l’agacer prodigieusement, et ses réponses en déversaient souvent plus âpres et plus mordantes.

On s’attendrait à rencontrer dans ses papiers confidentiels d’abondantes récriminations contre ses adversaires. Si quelques-unes de ces pages renferment des plaintes amères, aucune ne porte la trace d’une animosité quelconque contre une personne déterminée ; et même c’est tout au plus si deux ou trois fois un nom propre est prononcé. Ce qui domine, c’est la tristesse, c’est à crainte que l’histoire ne soit égarée par de mauvais conseillers.

Pourtant, comme il y avait, chez M. Fustel, un fond d’optimisme qui survivait aux plus fâcheux pronostics, il se plaisait à espérer que la vérité finirait un jour par avoir le dessus, et il se,consolait des déboires présents en songeant qu’elle lui devrait peut-être une partie de son triomphe. J’arrive, écrivait-il le 24 février 1888 à un de ses amis, j’arrive à l’âge ou l’on ne pense plus à soi, mais où l’on pense beaucoup à l’œuvre pour laquelle on a travaillé et peiné. Mes livres ont été accueillis par trop de clameurs et de haines pour pouvoir produire quelque effet. C’est votre génération qui fera ce que j’avais voulu faire et qui mettra décidé ment l’histoire dans une voie scientifique. Je me suis fait trop d’ennemis en combattant la méthode subjective et toutes ses erreurs. Peut être aurai-je été surtout utile en me faisant le bouc émissaire de tous ceux dont je dérangeais les beaux systèmes et dont je démasquais la fausse érudition. La voie sera plus libre pour vous (entendez : tous ses successeurs). J’ai rempli le rôle d’un humble chasse-pierres j’ai dérangé les cailloux, et ils m’ont lancé leurs malédictions ; mais vous passez, et la science historique, avec vous.

 

 

 



[1] Inédit.

[2] Cette lettre, destinée au directeur de la revue où, avait paru l’article, ne fut pas envoyée ; elle est datée du 3 août 1875.

[3] Cf. ce passage d’un rapport adressé par M. Fustel au ministre le 28 septembre 1880 : Par cela seul que les professeurs enseignent des vérités scientifiques historiques, philosophiques, ils agissent indirectement sur le caractère. Comme ils donnent à l’esprit des habitudes de justesse ils donnent aussi à l’âme le go0t de la droiture.

[4] Questions historiques, p. 78.

[5] L’Alleu, p. 174 et suiv. M. Classon a publié sous ce titre : Les communaux et le domaine rural à l’époque franque, une réponse qui n’a pu voir le jour qu’après la mort de M. Fustel.

[6] Nouvelles recherches, p. 194 et suiv.

[7] Voir notamment Nouvelles recherches, p. 294.

[8] Nouvelles recherches, p.197.