FUSTEL DE COULANGES

 

CHAPITRE II. — Le séjour à Strasbourg (1860-1870).

 

 

M. Fustel arriva à Strasbourg avec le projet d’embrasser toute l’histoire[1]. D’abord la loi lui en imposait l’obligation, puisqu’en vertu de l’arrêté ministériel du 7 mars 1853 il devait distribuer ses leçons de telle sorte que, tout en variant le choix du sujet, il pût parcourir en trois années le cercle entier de son enseignement. Il était de plus convaincu qu’il n’était, pas bon de trop se spécialiser, surtout au début. Il me disait un jour : Tandis que la plupart se cantonnent dans une petite partie de l’histoire, notre avantage, à nous autres professeurs, est que nous avons dû préalablement faire des études d’ensemble. Aussi arrive-t-il que, lors même que nous étudions un détail, nous ne pouvons faire que toute l’histoire ne soit en quelque manière sous nos yeux, et c’est notre supériorité[2].

On a la preuve qu’il exécuta de point en point le vaste programme qu’il s’était tracé, Parmi les questions qu’il traita dans son cours je note particulièrement les suivantes lés origines de la nation gauloise, ses migrations, ses luttes, ses institutions ; les conquêtes et l’organisation de la république romaine ; le principe monarchique en France jusqu’à la fin du règne de Louis XIV ; les relations de la France avec les puissances européennes depuis le commencement des temps modernes jusqu’à la révolution de 1789 ; la constitution anglaise jusqu’à Élisabeth. Tous les peuples et toutes les époques entraient ainsi à tour de rôle dans le champ de ses investigations.

Les facultés des lettres étaient alors tombées en province dans un tel discrédit que M. Fustel trouva celle de Strasbourg aux trois quarts morte. Dans le principe il ne compta autour de lui qu’une douzaine d’auditeurs. Pour en augmenter le nombre, il n’eut recours à aucun artifice ; son talent lui suffit. La vraie science, écrivait-il à un ami, n’est jamais ennuyeuse. Je me garde de vouloir amuser ; le plus sûr moyen d’être fastidieux, c’est de laisser voir au publie qu’on se préoccupe de lui plaire[3]. Il ne se croyait pas tenu d’étaler son érudition ; mais il était évident que chacune de ses paroles reposait sur un fond de solides connaissances. Il ne se souciait pas davantage d’encombrer ses leçons d’une foule de détails secondaires et de curiosités insignifiantes. Il estimait qu’en histoire le difficile est de choisir, et il possédait lui-même un flair merveilleux pour discerner les points saillants d’une question, si bien qu’après l’avoir écouté on emportait une notion précise et durable du sujet. Les menus faits n’avaient de valeur à ses yeux que par les idées générales qui s’en dégageaient naturellement. S’il rappelait une anecdote piquante, un trait de mœurs original, ce n’était pas pour divertir l’assistance, c’était pour peindre un homme ou une société.

Une fois, il définit en ces termes le caractère romain :

Ce qu’il y a de plus beau chez le Romain, c’est l’attachement à la cité. Jamais il n’agit contre les intérêts de l’État. Dépositaire des fonds publics, il se garde de s’en approprier un sesterce. On ne le soit pas, même en temps de guerre civile, faire, comme le Grec, alliance avec l’étranger. Qu’Hannibal se présente aux portes de Rome déchirée par les discordes intestines : aussitôt les dissensions cessent et tous se tournent contre l’ennemi commun. Devant l’étranger, le Romain ne montre ni bassesse ni corruption. Scipion vient de prendre en Espagne une ville carthaginoise. Ses soldats lui amènent la plus belle des captives. Ils savent ce qu’ils font ; mais le général voit les Espagnols qui le regardent ; il la renvoie pour faire dire que les Romains sont vertueux.

Voici encore de quelle façon il entama la description de la conquête de l’Angleterre par les Normands :

Je m’arrête à cet événement parce qu’il caractérise le mieux l’état moral et social d’alors. Il permet de toucher du doigt les motifs des actions des hommes de ce temps ; en voit en jeu leurs pensées, leurs sentiments, leurs passions, leurs convoitises, en un mot les vrais ressorts qui donnaient l’impulsion à leur cœur. Tout est triste, petit, odieux, chez les vaincus aussi bien que chez les vainqueurs. Il n’y a de grand que les souffrances. Augustin Thierry a fait son récit en artiste ; il nous intéresse aux victimes ; il répand des fleurs sur leurs tombes. Je ne l’imiterai pas. En consultant les documents authentiques, je ne trouve rien à louer, même chez les Saxons. Il faut les plaindre, mais non les absoudre.

Dans une ville aussi sérieuse que l’était Strasbourg, cette élévation de jugement et de langage attira vite l’attention. Bien que le Faculté fût logée dans un quartier peu accessible, on se pressa de plus en plus aux leçons de M. Fustel, et il eut assez promptement un auditoire régulier de trois cents personnes, Son succès ne fut pas une simple affaire de mode. On accourait vers lui pour s’instruire autant que pour se distraire, et le professeur eut la satisfaction de parler devant des élèves à barbes grises qui prenaient des notes avec tout le zèle de la vingtième année. Puis, à la sortie du cours, c’étaient dans la longue rue Saint-Guillaume des conversations interminables où chacun trahissait par la vivacité de ses gestes et de ses paroles le plaisir qu’il venait d’éprouver et l’impression qu’il venait de recevoir.

Si flatteuse que fût pour lui cette agitation intellectuelle, M. Fustel nourrissait encore une autre ambition. Il aurait voulu créer auprès de sa chaire un laboratoire de recherches historiques, analogue à ces séminaires d’Allemagne dont la légitime réputation humiliait son patriotisme. Mais ce qui manquait alors le plus à notre enseignement supérieur, c’étaient les étudiants assidus.

M. Duruy essaya de lui en procurer par le décret du 11 janvier 186S, qui instituait dans certains lycées des emplois de maîtres auxiliaires astreints à suivre les conférences des facultés préparatoires à la licence ; c’est ce qu’on appela assez improprement des écoles normales secondaires. M. Fustel applaudit à cette innovation ; mais, au lieu de s’enfermer dans les étroites limites des programmes d’examen, il prétendit dresser les jeunes gens qu’on lui confiait au travail libre et désintéressé. Dans ces entretiens familiers où il se faisait leur collaborateur, les exercices étaient très variés. Tantôt on commentait un document tel que la Germanie de Tacite, le De republica de Cicéron, l’Histoire des Goths de Jordanès. Tantôt on discutait les théories d’un ouvrage moderne, comme l’Esprit des lois, les Chevaliers romains de Belot, ou la Politique de Bossuet. Tantôt on exposait, autant que possible d’après les textes, une question d’histoire générale, et c’était avec une incomparable sûreté de méthode que M. Fustel rectifiait les opinions formulées devant lui.

Un de ceux qui travaillèrent sous sa direction a publié un spécimen des observations critiques du professeur. Il s’agissait ce jour-là du traité de Bossuet.

Il donne à la loi, disait M. Fustel de Coulanges, une origine divine, et, en attendant, il l’appelle un pacte solennel par lequel les hommes conviennent ensemble de ce qui est nécessaire pour former leur société. Il fait des rois les ministres de Dieu, les lieutenants de Dieu, même des dieux sur la terre, et pourtant il ne les affranchit pas de la loi, œuvre de l’homme. Les sujets, d’après lui, doivent au prince une entière obéissance ; mais la révolte est ordonnée contre le roi, quand il commande contre Dieu.... Ce livre, en somme, est singulièrement pauvre d’idées et de vérités. Bossuet était, en matière de gouvernement, plein d’inexpérience. Cela n’est pas étonnant chez un prélat du temps de Louis XIV : le clergé d’alors vivait trop séparé de la société laïque. Au moyen âge, beaucoup d’évêques et d’abbés étaient des seigneurs féodaux et connaissaient les affaires. Il s’en trouve jusque dans les temps modernes qu’on voit s’initier de bonne heure à la politique et à la diplomatie. Richelieu s’était destiné au gouvernement avant d’être évêque. Bossuet appartient à une génération où le haut clergé ne portait plus son attention de ce côté[4].

Dans les premières années, M. Fustel se plut beaucoup à Strasbourg. J’aurais grand tort de me plaindre, écrivait-il le 13 juin 1862. Je suis heureux, j’ai reçu bon accueil, je travaille, et j’ai une liberté complète. Mais bientôt l’humidité du climat amena des maux de gorge, des rhumes, des migraines, qui le condamnèrent à se ménager, qui même l’obligèrent en 1866 à aller chercher dans le Midi de la France un ciel plus clément. On lui conseillait de demander son changement. Il s’y refusa ; il lui en coûtait trop de quitter une ville où il était entouré des plus ardentes sympathies[5] et où il sentait que son enseignement portait quelques fruits.

Mais s’il lui répugnait de se déplacer en province, il se prenait à désirer de plus en plus quelque chaire parisienne, Il redoutait pour sa santé d’esprit un séjour trop prolongé, même dans la faculté qui lui était échue. La province a du bon, disait-il ; mais encore n’en faut-il pas abuser. Je crains de m’endormir ; je deviens paresseux ; il me semble que mon sang circule moins vite qu’autrefois. Personne avec qui causer. On échange des nouvelles, mais des idées jamais. Pas d’amis, j’entends pas de compagnons d’étude et de pensée. Pour le travail, je suis comme seul au monde, toujours avec moi-même, ne recevant des autres aucune impulsion, aucune chaleur. Quand mes forces seront, épuisées, quand j’aurai attrapé le fond du sac, que deviendrai-je ? Et pourtant je travaille, je travaille même beaucoup ; mais à quoi me sert mon travail ? Quand j’ai employé toute ma semaine à creuser une question, arrive le samedi ; je parle pendant une heure, et puis verba volant, autant en emporte le vent. Il ne me reste de tout cela que des applaudissements, c’est-à-dire un peu moins que rien. Je suis las de travailler pour si peu de chose[6].

Aussi, lorsqu’en 1870 une vacance se produisit à l’Ecole normale, il saisit l’occasion avec joie. II eut plusieurs concurrents, dont un surtout, Taine, était particulièrement redoutable. On ne le vit pas cependant se précipiter vers Paris pour y défendre sa propre candidature. Il laissa ses amis et ses livres agir pour lui[7]. Un de ceux qui le patronnèrent le plus chaudement, ce fut M. Duruy, qui déjà pendant son ministère avait songé à le tirer de Strasbourg. Sa nomination fut signée le 28 février. En apprenant cette nouvelle, il avoua que ce qui le déterminait à s’éloigner de sa Faculté, c’était le succès même qu’il y avait. Je vivais ici dans une atmosphère d’en goûtaient, d’enthousiasme naïf qui m’agaçait et qui aurait fini par nie rendre stupide... A l’École, j’aurai sans doute plus de travail, peut-être moins d’indépendance ; mais je ne serai pas énervé par les fumées de l’encens[8].

Les Strasbourgeois n’oublièrent pas le professeur qu’ils avaient tant goûté. Peu de temps après la guerre, ils le prièrent de leur donner encore une conférence. Quoiqu’il évitât de parler à ses élèves des choses du dehors, il nous communiqua, à son retour, les tristes réflexions que lui avait suggérées ce voyage, et il termina par ces mots : Si jamais Strasbourg nous est rendu et que l’un de vous y occupe mon ancienne chaire, je le prie, le jour où il en prendra possession, d’accorder un souvenir à ma mémoire.

 

 

 



[1] C’est la pensée qu’il exprimait encore dans une lettre du 15 avril 1864.

[2] À en croire certains esprits, il faut borner le travail, à un point particulier, à une ville, à un événement, à un personnage, tout au plus à une génération d’hommes. J’appellerai cette méthode le spécialisme. Elle a ses mérites et son utilité ; elle peut réunir sur chaque point des renseignements nombreux et sûrs. Mais est-ce bien là le tout de la science ? Supposez cent spécialistes se partageant par lots le passé de la France ; croyez-vous qu’à la fin ils auront fait l’histoire de France ? J’en doute beaucoup. Il leur manquera au moins le lien des faits ; or ce lien est aussi une vérité historique. Je ne sais même pas si chacun d’eux aura bien rempli sa partie ; car je ne suis pas bien sûr que l’on puisse connaître exactement une génération d’hommes, si l’on ne connaît pas celle qui précède, ni même une institution, si l’on n’a pas étudié l’institution dont elle dérive. (Note inédite)

[3] Lettre du 4 janvier 1865 à M. Perrot.

[4] J’emprunte tous ces détails à un article de M. J. Parmentier (Revue bleue du 26 octobre 1889).

[5] Au mois d’octobre 1868, son auditoire lui offrit une médaille commémorative en témoignage d’estime.

[6] Lettre du 17 octobre 1862 à M. Perrot.

[7] Il avait publié en 1864 la Cité antique.

[8] Lettre du 3 mars 1870 A M. Perrot.